Le Magasin d’antiquités/Tome 2/71

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Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (2p. 282-290).



CHAPITRE XXXIV.


La sombre et rougeâtre lueur d’un feu de bois, car ni lampe ni chandelle n’éclairaient la chambre, montra à Kit un personnage assis en face du foyer, tournant le dos et penché vers la flamme vacillante. Son attitude était celle d’un homme qui rechercherait la chaleur. C’était cela, et ce n’était pourtant pas tout à fait cela. Sa pose inclinée, sa taille voûtée semblaient indiquer cette intention ; mais ses mains n’étaient pas étendues en avant pour recueillir la chaleur bienfaisante, mais il n’y avait ni mouvement d’épaules ni frémissement du corps qui annonçât qu’il savourait le bien-être du foyer en le comparant avec le froid âpre du dehors. Les membres ramassés, la tête baissée, les bras croisés sur sa poitrine et les doigts étroitement repliés, cette figure se balançait à droite et à gauche sur son siège sans s’arrêter un moment, accompagnant cette oscillation du son lugubre que Kit avait entendu.

Quand le jeune homme était entré, la lourde porte s’était refermée derrière lui avec un fracas qui l’avait fait tressaillir. La figure ne parla ni ne se retourna pour regarder ; elle ne témoigna par aucun signe que ce bruit fût parvenu jusqu’à elle ; c’était la forme d’un vieillard, dont les cheveux blancs se rapprochaient par leur teinte des cendres consumées vers lesquelles il tenait la tête penchée. Lui, et la lueur vacillante, et le feu mourant, et la chambre délabrée, et la solitude, et les débris d’une vie frappée au cœur, et l’obscurité, tout était en harmonie. Cendres, poussière, ruines !

Kit essaya de parler et prononça quelques mots sans savoir ce qu’il disait. Toujours le même gémissement terrible et sourd, toujours le même balancement sur la chaise. La figure restait courbée, dans sa même attitude et sans paraître se douter de la présence d’un étranger.

Kit avait la main sur le loquet pour sortir, quand il crut reconnaître ce personnage mystérieux à la lueur que fit une bûche embrasée en se rompant et roulant par terre. Il retourna plus près, puis il avança d’un pas, d’un autre, d’un autre encore. Un autre pas, et il put voir sa figure. Oh ! oui, toute changée qu’elle était, il la reconnut bien !

« Mon maître ! s’écria-t-il tombant à genoux et lui prenant la main. Mon cher maître ! parlez-moi ! »

Le vieillard se retourna lentement vers lui et murmura d’une voix sourde :

« Encore un !… Combien donc d’esprits y aura-t-il eu cette nuit ?

— Ce n’est pas un esprit, mon bon maître. Ce n’est que votre ancien serviteur. Vous me reconnaissez, n’est-ce pas, j’en suis sûr ? Miss Nell… où est-elle ? Où est-elle ?

— Ils sont tous de même : ils ne savent dire que cela ! s’écria le vieillard. Ils me font tous la même question. C’est encore un esprit.

— Où est-elle ? demanda Kit. Oh ! je ne vous demande que ça !… Où est-elle, mon cher maître ?

— Elle dort là-bas, là.

— Dieu soit loué !

— Oui, Dieu soit loué ! répéta le vieillard. Je l’ai prié bien des fois, bien des fois, bien des fois, tout le long de la nuit, quand elle s’est endormie. Il le sait bien. Écoutez ! n’a-t-elle pas appelé ?

— Je n’ai rien entendu.

— Vous avez entendu. Vous l’entendez maintenant. Me direz-vous que vous n’avez pas entendu ça ? »

Il se leva et écouta de nouveau.

« Ni ça peut-être ? s’écria-t-il avec un sourire triomphant. Ah ! c’est que personne ne peut connaître sa voix aussi bien que moi ?… Chut ! chut ! »

Faisant signe à Kit de garder le silence, le vieillard passa dans une autre chambre.

Après une courte absence, pendant laquelle Kit put l’entendre parler d’une voix douce et caressante, il revint, portant à la main une lampe.

« Elle dort toujours, murmura-t-il. Vous aviez raison. Elle n’a pas appelé, à moins que ce ne soit dans son sommeil. Ce ne serait pas la première fois, monsieur, qu’elle m’aurait appelé dans son sommeil, et qu’assis près d’elle à la veiller, j’aurais vu ses lèvres remuer ; et que j’aurais bien reconnu, quoiqu’il n’en sortit pas de son, qu’elle parlait de moi. J’ai craint que la lumière n’éblouît ses yeux et ne l’éveillât ; aussi je l’ai apportée ici. »

Il se parlait ainsi à lui-même, plutôt qu’il ne s’adressait au visiteur ; mais lorsqu’il eut posé la lampe sur la table, il la leva, comme s’il était frappé d’un souvenir momentané ou d’un sentiment de curiosité, et la porta au visage de Kit. Puis, ayant l’air d’oublier à l’instant même ce qu’il voulait faire, il se retourna et remit la lampe sur la table.

« Elle dort tranquillement, dit-il, mais ce n’est pas étonnant. Les mains des anges ont semé la neige à flots épais sur la terre pour que le pas le plus léger semble plus léger encore ; les oiseaux eux-mêmes sont morts pour que leurs chants ne puissent l’éveiller. Elle avait l’habitude de leur donner à manger, monsieur. Quelque froid qu’il fasse et quelques affamés qu’ils soient, les timides oiseaux nous fuient ; mais elle, ils ne la fuyaient jamais. »

Il s’arrêta encore pour écouter, et, osant à peine respirer, il écouta longtemps, longtemps. Passant de cette idée à une autre, il ouvrit un vieux coffre, en retira quelques vêtements avec la même précaution que si c’eussent été autant de créatures vivantes, et se mit à les caresser avec sa main et à les plier soigneusement.

« Pourquoi perdre ton temps au lit comme ça, chère Nell ? murmura-t-il, lorsqu’il y a dehors de jolies baies rouges qui t’attendent pour les cueillir ? Pourquoi perdre ton temps au lit comme ça, lorsque tes petits amis se glissent près de la porte en criant : « Où est Nell ! la douce Nell ? » et pleurent et sanglotent, parce qu’ils ne te voient pas ! … Elle était toujours mignonne avec les enfants. Le plus farouche était docile avec elle. Elle était si gentille pour eux, si gentille et si bonne ! »

Kit n’avait pas la force de parler. Ses yeux étaient remplis de larmes.

« Son petit vêtement de la maison, son vêtement favori ! … s’écria le vieillard en le pressant contre son cœur et le caressant de sa main ridée. Elle le cherchera à son réveil. On l’avait caché ici pour rire, mais elle l’aura, elle l’aura. Je ne voudrais point contrarier ma bien-aimée, pour tous les biens du monde entier, je ne le voudrais point. Voyez ces souliers, comme ils sont usés ! Elle les a gardés pour se rappeler notre long voyage. Comme ses petits pieds étaient à nu sur le sol ! J’ai su depuis que les pierres les avaient blessés et meurtris. Mais elle, elle ne me l’aurait jamais dit. Non, non, elle s’en serait bien gardée ! et depuis, je me suis souvenu qu’elle marchait derrière moi, monsieur, afin que je ne visse pas comme elle boitait. Et cependant elle tenait ma main dans les siennes, et cherchait encore à me soutenir ! »

Il pressa les souliers contre ses lèvres, et les ayant posés avec soin, il recommença son dialogue intérieur. De temps en temps il regardait d’un œil inquiet et ardent du côté de la chambre qu’il venait de visiter tout à l’heure.

« Elle n’avait pas l’habitude autrefois de rester ainsi au lit ; mais c’est qu’alors elle se portait bien. Prenons patience. Quand elle se portera bien, elle se lèvera de bonne heure, comme autrefois ; elle ira dehors respirer la fraîcheur salutaire du matin. Souvent, j’ai essayé de reconnaître le chemin qu’elle avait suivi ; mais ses petits pieds de fée ne laissaient pas d’empreinte pour me guider sur la terre humide de rosée. — Qui est là ? … Fermez la porte… Vite ! … N’avons-nous pas déjà assez de mal à la défendre contre ce froid de marbre et à la tenir chaudement ? »

La porte s’était ouverte en effet. M. Garland et son ami entrèrent, accompagnés de deux autres personnes. C’était le maître d’école et le vieux bachelier. Le maître d’école tenait à la main une lumière : selon toute apparence, il était allé chez lui nourrir sa lampe épuisée par une longue veillée, au moment où Kit était arrivé. C’est ce qui fait qu’il avait trouvé le vieillard seul.

Celui-ci se calma à la vue de ses deux amis, et perdant tout à coup l’irritation, si l’on peut donner ce nom à une agitation si faible et si triste, avec laquelle il avait parlé quand la porte s’était ouverte, il reprit sa première position, et peu à peu retomba dans son balancement monotone et dans sa lugubre et vague lamentation.

Quant aux étrangers, il n’y fit seulement pas attention. Il les avait bien aperçus, mais il semblait incapable d’éprouver de l’intérêt ou de la curiosité. Le plus jeune frère se tint debout de côté. Le vieux bachelier prit une chaise et s’assit près du grand-père. Après un long silence, il se hasarda à parler.

« Comment ! lui dit-il avec douceur, encore une nuit où vous ne vous êtes pas couché ! J’espérais que vous me tiendriez mieux votre promesse. Pourquoi ne prenez-vous pas un peu de repos ?

— Il ne me reste plus de sommeil, répondit le vieillard. Elle a tout pris pour elle.

— Ça lui ferait bien de la peine si elle savait que vous veillez ainsi, dit le vieux garçon. Vous ne voudriez pas lui causer du chagrin ?

— Ce n’est pas sûr, si je croyais que ça dût la réveiller ! … Voilà si longtemps qu’elle dort ! … Et cependant j’ai tort. C’est un bon et heureux sommeil, n’est-ce pas, hein ?

— Oui, oui, répondit le vieux garçon. Oh ! oui, un bienheureux sommeil.

— Bien ! … Et le réveil ? demanda le vieillard d’une voix tremblante.

— Il sera heureux aussi. Plus heureux que ne peut le dire aucune langue, que ne peut le concevoir aucun cœur. »

En le voyant se lever pour aller sur la pointe du pied dans la chambre voisine, où la lampe avait été replacée, en l’entendant parler encore dans cette chambre muette, ils s’entre-regardèrent, et pas un d’eux dont la joue ne fût humide de larmes. Le vieillard revint ; il dit à demi-voix qu’elle était encore endormie, mais qu’il croyait l’avoir vue remuer. « C’est sa main, dit-il, … un peu, un tout petit peu ; » mais il était bien sûr qu’elle l’avait remuée, peut-être en cherchant la sienne. Ce n’était pas la première fois qu’il le lui avait vu faire, et dans son plus profond sommeil encore. À ces mots, il retomba sur sa chaise, et, frappant sa tête de ses mains, il poussa un de ces gémissements qu’on ne saurait oublier.

Le bon maître d’école fit signe au vieux bachelier de s’approcher de l’autre côté et de lui adresser la parole. Tous deux lui retirèrent doucement ses doigts qu’il avait enroulés dans ses cheveux gris, et les pressèrent entre leurs mains.

« Il m’écoutera, j’en suis sûr, dit le maître d’école. Il écoutera l’un de nous, vous ou moi, si nous l’en supplions. Elle nous écoutait toujours.

— Je veux bien écouter toute voix qu’elle se plaisait à entendre, dit le vieillard. J’aime tout ce qu’elle aimait !

— Je le sais, répliqua le maître d’école, j’en suis certain. Songez à elle ; songez à tous les chagrins, à toutes les épreuves que vous avez partagés ; à toutes les fatigues et à toutes les paisibles jouissances que vous avez connues ensemble.

— J’y songe, j’y songe bien. Je ne songe à rien autre.

— Je désire que cette nuit vous ne songiez pas à autre chose, mon cher ami, que vous songiez uniquement à ces sujets qui peuvent calmer votre cœur et l’ouvrir aux impressions d’autrefois, aux souvenirs du temps passé. C’est ainsi qu’elle vous parlerait elle-même, et c’est en son nom que je vous parle.

— Vous faites bien de parler à voix basse, dit le vieillard. Cela fait que nous ne l’éveillerons pas. Oh ! que je serais content de revoir ses yeux, de revoir son sourire. En ce moment, il y a bien encore un sourire sur son jeune visage ; mais il est fixe et immobile. Je voudrais le voir aller et venir. Cela arrivera au temps du bon Dieu. Ne l’éveillons pas.

— Ne parlons point de ce qu’elle est dans son sommeil, mais de ce qu’elle était habituellement quand vous voyagiez ensemble, bien loin ; de ce qu’elle était au logis, dans la vieille maison d’où vous avez fui ensemble ; de ce qu’elle était dans votre bon temps d’autrefois.

— Elle était toujours joyeuse, bien joyeuse, s’écria le vieillard en regardant fixement le maître d’école. D’ailleurs, du plus loin que je me souvienne, je lui ai toujours vu quelque chose de doux et de tranquille ; mais aussi c’est qu’elle était d’un bien heureux naturel.

— Nous vous avons entendu dire, ajouta le maître d’école, qu’en cela, comme en toutes ses qualités, elle était l’image de sa mère. Ne pouvez-vous y songer et vous rappeler sa mère ? »

Le vieillard continua de le regarder fixement, mais sans rien répondre.

« Ou même, dit à son tour le vieux garçon, vous rappeler celle qui l’avait précédée ? Il y a bien des années de cela, et l’affliction allonge la durée du temps ; mais vous n’avez pas oublié celle dont la mort contribua à vous rendre si chère cette enfant, avant même que vous pussiez savoir si elle était digne de votre affection, ni lire dans son cœur ? Vous pourriez, par exemple, ramener vos pensées sur les jours les plus éloignés, sur la première partie de votre existence, sur votre jeunesse, que vous n’avez point passée tout seul comme cette charmante fleur. Voyons ! ne pouvez-vous pas vous rappeler, à une longue distance, un autre enfant qui vous aimait tendrement, quand vous n’étiez vous-même encore qu’un enfant ? N’aviez-vous pas un frère depuis longtemps oublié, depuis longtemps absent, dont vous êtes séparé depuis longtemps, et qui enfin, au moment critique où vous avez besoin de lui, pourrait revenir vous soutenir et vous consoler ?…

— Être enfin pour vous ce que vous fûtes autrefois pour lui ! s’écria le plus jeune frère en mettant un genou en terre devant le vieillard. Oui, un frère qui revient, ô frère chéri, payer votre ancienne affection par ses soins constants, son dévouement et son amour ; être à vos côtés ce qu’il n’a jamais cessé d’être quand les océans s’étendaient entre nous ; invoquer, attester sa fidélité invariable et le souvenir des jours passés, des années de douleur et de misère. Mon frère, témoignez par un mot, un seul, que vous me reconnaissez ; et jamais, non jamais, dans les plus beaux moments de nos plus jeunes années, quand, pauvres petits êtres innocents, nous espérions passer notre vie ensemble, jamais nous n’aurons été à moitié aussi précieux l’un à l’autre que nous allons l’être désormais. »

Le vieillard promena successivement son regard sur les assistants et remua les lèvres ; mais il ne s’en échappa aucun son, aucun mot de réponse.

« Si nous étions si unis alors, continua le plus jeune frère, quel lien plus étroit encore pour nous unir désormais ! Notre amour, notre intimité, ont commencé dans l’enfance, quand la vie tout entière était devant nous ; ils seront renoués maintenant que nous avons éprouvé la vie et que nous voilà redevenus enfants. Il y a des esprits inquiets qui ont poursuivi à travers le monde la fortune, la renommée ou le plaisir, et qui aiment à se retirer après, sur le déclin de l’âge, là où fut leur berceau, pour s’efforcer vainement de revenir à l’enfance avant de mourir ; nous, au contraire, moins heureux qu’eux au commencement de la vie, mais plus heureux à la fin, nous nous reposerons au sein des lieux et des souvenirs de notre jeune âge ; et, retournant chez nous sans avoir réalisé une espérance qui se rattachât à ce bas monde ; ne rapportant rien de ce que nous avions emporté, si ce n’est une compassion mutuelle ; n’ayant sauvé d’autre fragment des débris de la vie que ce qui nous l’avait d’abord rendue chère, qui donc nous empêcherait de redevenir enfants comme autrefois ? Et même, ajouta-t-il d’une voix altérée, et même si ce que je n’ose dire était arrivé, oui, même si cela était… ou devait être, puisse le ciel l’empêcher et nous épargner cette douleur ! cher frère, ne nous séparons pas, ce sera toujours une grande consolation pour nous dans notre affliction profonde. »

Peu à peu le vieillard s’était glissé vers la chambre intérieure, tandis que ces paroles lui étaient adressées. Il y jeta un regard tout en répondant d’une voix tremblante :

« Vous complotez entre vous pour lui ravir mon cœur. Vous n’y réussirez jamais ; jamais, tant que je serai vivant. Je n’ai pas d’autre parent, pas d’autre ami qu’elle ; je n’en ai jamais eu d’autre ; je n’en aurai jamais d’autre. Elle est tout pour moi. Il est trop tard pour nous séparer maintenant. »

Il les écarta du geste, et, appelant doucement Nelly tout en marchant, il s’insinua dans la chambre. Ceux qu’il avait laissés en arrière se réunirent, et, après avoir échangé quelques mots brisés par l’émotion, ils se déterminèrent à le suivre. Ils marchèrent avec assez de précaution pour ne faire aucun bruit ; mais du sein de ce groupe s’échappaient des sanglots, des gémissements douloureux, et le deuil était sur tous les visages.

Car elle était morte ! Elle reposait sur son petit lit. Le calme solennel de sa chambre n’avait plus rien d’étonnant. Tout s’expliquait.

Elle était morte. Pas de sommeil aussi beau, aussi calme, aussi dégagé de toute trace de douleur, aussi ravissant à contempler. On aurait dit une créature sortie à peine de la maison de Dieu et n’attendant que le souffle vital pour naître, plutôt qu’une créature qui eût déjà connu la vie et la mort.

Son lit était parsemé de baies d’hiver et de feuilles vertes recueillies dans un endroit qu’elle préférait.

« Quand je mourrai, mettez auprès de moi quelque chose qui ait aimé la lumière du jour et qui ait eu toujours le ciel au-dessus de soi, » telles avaient été ses paroles.

Elle était morte ! Chère, charmante, courageuse, noble Nelly ! elle était morte. Son petit oiseau, un pauvre être chétif qu’un coup de pouce eût étouffé, sautait vivement dans sa cage ; et le cœur puissant de l’enfant, sa maîtresse, était pour jamais muet et immobile.

Où étaient les traces de ses soucis prématurés, de ses souffrances, de ses fatigues ? Tout avait disparu. Le chagrin était mort en elle ; mais la paix et le bonheur parfait venaient de naître à la place et se reflétaient dans sa beauté tranquille, dans son repos inaltérable.

Et pourtant toute sa personne d’autrefois subsistait encore sans que ce changement l’eût en rien altérée. Le vieil air de famille, le même calme du coin du feu souriait encore sur ce doux visage ; il avait traversé comme un rêve les phases de la misère et de l’angoisse. Ce même air de douceur, de bonté affectueuse, il survivait, tel qu’il était par un soir d’été, à la porte du pauvre maître d’école ; par une froide nuit pluvieuse, devant le feu de la fournaise, ou bien au chevet du petit écolier mourant ; tels nous verrons les anges dans toute leur majesté… après la mort.

Le vieillard saisit un des bras inertes de Nell et appuya fortement, pour la réchauffer, la petite main contre sa poitrine. C’était la main qu’elle lui avait tendue en lui adressant son dernier sourire, la main avec laquelle elle le conduisait dans toutes leurs excursions. De temps en temps il la portait à ses lèvres, puis il la pressait de nouveau sur sa poitrine en disant à demi-voix qu’elle devenait plus chaude ; et tout en parlant ainsi il regardait avec désespoir ceux qui l’entouraient, comme pour implorer leur assistance en faveur de Nelly.

Elle était morte, elle n’avait plus besoin d’assistance. Les chambres d’autrefois qu’elle remplissait de vie même alors que sa vie allait déclinant si rapidement ; le jardin dont elle avait pris soin ; les yeux qu’elle avait charmés ; ses promenades silencieuses qu’elle avait visitées à plus d’une heure de rêverie ; les sentiers qu’elle semblait avoir foulés la veille encore ; rien de tout cela ne la reverrait plus.

Le maître d’école se baissa pour l’embrasser sur la joue, et donnant un libre cours à ses larmes :

« Ce n’est pas, dit-il, sur la terre que finit la justice du ciel. Pensez à ce que c’est que la terre, comparée au monde vers lequel cette jeune âme vient de prendre sitôt son essor ; et dites-nous ensuite, quand nous pourrions, par l’ardeur d’un vœu solennel prononcé près de ce lit, la rappeler à la vie, dites si quelqu’un de nous oserait le faire entendre ? »