Le Magicien
LE MAGICIEN
Si Abd-es-Sélèm habitait une petite maison caduque, en pierre brute grossièrement blanchie à la chaux, sur le toit de laquelle venait s’appuyer le tronc recourbé d’un vieux figuier aux larges feuilles épaisses.
Deux pièces de ce refuge étaient en ruines. Les deux autres, un peu surélevées, renfermaient la pauvreté fière et les étranges méditations de Si Abd-es-Sélèm, le Marocain.
Dans l’une, il y avait plusieurs coffres renfermant des livres et des manuscrits du Magh’reb et de l’Orient.
Dans l’autre, sur une natte blanche, un tapis marocain avec quelques coussins. Une petite table basse en bois blanc, un réchaud en terre cuite avec de la braise saupoudrée de benjoin, quelques tasses à café et autres humbles ustensiles d’un ménage de pauvre, et encore des livres, composaient tout l’ameublement.
Dans la cour délabrée, autour du grand figuier abritant le puits et le dallage disjoint, il y avait quelques pieds de jasmin, seul luxe de cette singulière demeure.
Alentour c’était le prestigieux décor de collines et de vallons verdoyants sertissant, comme un joyau, la blanche Annéba[1]. Autour de la maison de Si Abd-es-Sélèm, les koubbas bleuâtres et les blancs tombeaux du cimetière de Sid-el-Ouchouech se détachaient en nuances pâles sur le vert sombre des figuiers.
… Le soleil s’était couché derrière le grand Idou’ morose, et l’incendie pourpre de tous les soirs d’été s’était éteint sur la campagne alanguie.
Si Abd-es-Sélèm se leva.
C’était un homme d’une trentaine d’années, de haute taille, svelte, sous des vêtements larges dont la blancheur s’éteignait sous un burnous noir.
Un voile blanc encadrait son visage bronzé, émacié par les veilles, mais dont les traits et l’expression étaient d’une grande beauté. Le regard de ses longs yeux noirs était grave et triste.
Il sortit dans la cour pour les ablutions et la prière du Magh’reb.
— La nuit sera sereine et belle, et j’irai réfléchir sous les eucalyptus de l’oued Dheheb, pensa-t-il.
Quand il eut achevé la prière et le dikr du bienheureux cheikh Sidi Abd-el-Kader Djilani de Bagdad, Si Abd-es-Sélèm sortit de sa maison. La pleine lune se levait là-bas, au-dessus de la haute mer calme, à l’horizon à peine embruni de vapeurs légères d’un gris de lin.
Les féroces petits chiens des demeures bédouines proches du cimetière grondèrent, sourdement d’abord, puis coururent, hurlant, vers la route de Sidi-Brahim.
Alors, Si Abd-es-Sélèm perçut un appel effrayé, une voix de femme. Surpris, quoique sans hâte, le solitaire traversa la prairie et arrivant vers la route, il vit une femme, une Juive richement parée qui, tremblante, s’appuyait contre le tronc d’un arbre.
— Que fais-tu ici la nuit ? dit-il.
— Je cherche le sahâr (sorcier) Si Abd-es-Sélèm le Marocain. J’ai peur des chiens et des tombeaux… Protège-moi.
— C’est donc moi que tu cherches… à cette heure tardive, et seule. Viens. Les chiens me connaissent et les esprits ne s’approchent pas de celui qui marche dans le sentier de Dieu.
La Juive le suivit en silence.
Abd-es-Sélèm entendait le claquement des dents de la jeune femme et se demandait comment cette créature parée et timide avait pu venir là, seule après la tombée de la nuit.
Ils entrèrent dans la cour et Si Abd-es-Sélèm alluma une vieille petite lampe bédouine, fumeuse.
Alors, s’arrêtant, il considéra son étrange visiteuse. Svelte et élancée, la Juive, sous sa robe de brocart bleu pâle, avec sa gracieuse coiffure mauresque, était belle, d’une troublante et étrange beauté.
Elle était très jeune.
— Que veux-tu ?
— On m’a dit que tu sais prédire l’avenir… J’ai du chagrin et je suis venue…
— Pourquoi n’es-tu pas venue de jour, comme les autres ?
— Que t’importe ? Écoute-moi et dis-moi quel sera mon sort.
— Le feu de l’enfer, comme celui de ta race infidèle ! — Mais Si Abd-es-Sélèm dit cela sans dureté, presque souriant.
Cette apparition charmante rompait la monotonie de son existence et secouait un peu le lourd ennui dont il souffrait en silence.
— Assieds-toi, dit-il, l’ayant fait entrer dans sa chambre.
Alors la Juive parla.
— J’aime, dit-elle, un homme qui a été cruel envers moi et qui m’a quittée. Je suis restée seule et je souffre. Dis-moi s’il reviendra.
— C’est un juif ?
— Non… un musulman.
— Donne-moi son nom et celui de sa mère et laisse-moi faire le calcul que m’ont appris les sages du Mogh’reb, ma patrie.
— El Moustansar, fils de Fathima.
Sur une planchette Si Abd-es-Sélèm traça des chiffres et des lettres, puis, avec un sourire, il dit :
— Juive, ce musulman qui s’est laissé prendre à ton charme trompeur et qui a eu le courage louable de le fuir, reviendra.
La Juive eut une exclamation de joie.
— Oh, dit-elle, je te récompenserai généreusement.
— Toutes les richesses mal acquises de ta race ne récompenseraient point dignement le trésor inestimable et amer que je t’ai donné : la connaissance de l’avenir…
— À présent, Sidi, j’ai quelque chose encore à demander à ta science. Je suis Rahil, fille de Ben-Ami1.
Et elle prit le roseau qui servait de plume au taleb et l’appuya contre son cœur tandis que ses lèvres murmuraient des paroles rapides, indistinctes.
— Il vaudrait mieux ne pas tenter de savoir plus entièrement ce qui t’attend.
— Pourquoi ? Oh, réponds, réponds !
— Soit.
Et Si Abd-es-Sélèm reprit son grimoire mystérieux. Tout à coup un violent étonnement se peignit sur ses traits et il considéra attentivement la Juive. Si Abd-es-Sélèm était poète et il se réjouissait du hasard étrange qui mettait en contact avec son existence, celle de cette Juive qui, selon son calcul, devait être tourmentée et singulière, et finir tragiquement.
— Écoute, dit-il, et n’accuse que toi-même de ta curiosité. Tu as causé l’infortune de celui que tu aimes. Il l’ignore, mais, d’instinct, peut-être, il a fui. Mais il reviendra et il saura… Ô Rahil, Rahil ! En voilà-t-il assez, ou faut-il tout te dire ?
Tremblante, livide, la Juive fit un signe de tête affirmatif.
— Tu auras encore avec celui qui doit venir une heure de joie et d’espérance. Puis, tu périras dans le sang.
Ces paroles tombèrent dans le grand silence de la nuit, sans écho.
La Juive cacha son visage dans les coussins, anéantie.
— C’est donc vrai ! Tout à l’heure, au Mogh’reb, j’ai interrogé la vieille Tyrsa, la gitane de la Porte du Jeudi… et je ne l’ai pas crue… Je l’ai insultée… Et toi, toi, tu me répètes plus horriblement encore sa sentence… Mourir ? Pourquoi ? Je suis jeune… Je veux vivre.
— Voilà… C’est ta faute ! Tu étais le papillon éphémère dont les ailes reluisent des couleurs les plus brillantes et qui voltige sur les fleurs, ignorant de son heure… Tu as voulu savoir et te voilà devenue semblable au héron mélancolique qui rêve dans les marécages enfiévrés…
La Juive, affalée sur le tapis, sanglotait.
Si Abd-es-Sélèm la regardait et réfléchissait avec la curiosité profonde de son esprit scrutateur, affiné dans la solitude. Il n’y avait pas de pitié dans son regard. Pourquoi plaindre cette Rahil ? Tout ce qui allait lui arriver n’était-il pas écrit, inéluctable ? Et ne prouvait-elle pas la vulgarité et l’ignorance de son esprit, en se lamentant de ce que la Destinée lui avait donné en partage, un sort moins banal que celui des autres… plus de passion, plus de vicissitudes en moins d’années, la sauvant du dégoût et de l’ennui ?
— Rahil, dit-il, Rahil ! Écoute… Je suis celui qui blesse et qui guérit, celui qui réveille et qui endort… Écoute, Rahil.
Elle releva la tête. Sur ses joues pâlies, des larmes coulaient.
— Cesse de pleurer et attends-moi. Il est l’heure de la prière.
Si Abd-es-Sélèm prit dans une niche élevée un livre relié en soie brodée d’or, et l’ayant pieusement baisé, l’emporta dans une autre pièce. Puis dans la cour, il pria l’âcha[2].
Rahil, seule, s’était relevée et, accroupie, elle songeait et sa pensée était lugubre… Elle regrettait amèrement d’avoir voulu tenter le sort et savoir ce qui devait lui arriver…
Si Abd-es-Sélèm rentra avec un sourire.
— Eh bien, dit-il, ne savais-tu pas que, tôt ou tard, tu allais mourir ?
— J’espérais vivre, être heureuse encore et mourir en paix…
Si Abd-es-Sélèm haussa les épaules dédaigneusement.
Rahil se leva.
— Que veux-tu comme salaire ? La voix de la Juive était devenue dure.
Il resta silencieux, la regardant. Puis, après un instant, il répondit :
— Me donneras-tu ce que je te demanderai ?
— Oui, si ce n’est pas trop.
— Je prendrai comme salaire ce que je voudrai.
Il lui prit les poignets.
Elle fut insolente.
— Laisse-moi partir ! Je ne suis pas pour toi. Lâche-moi.
— Tu es comme la grenade mûre tombée de l’arbre : pour celui qui la ramasse ; le bien trouvé est le bien de Dieu.
— Non, laisse-moi partir… Et elle se débattit, cherchant à se dégager, à le griffer.
Irrésistiblement, il l’inclinait vers le tapis.
La beauté de Rahil charma les heures d’une courte nuit d’été, pour le magicien mélancolique…
Et le matin, quand Rahil eut connu l’enchantement presque douloureux tant il était intense, de l’amour du magicien, quand, indifférent et songeur, il lui dit qu’elle pouvait partir, elle se laissa choir à ses pieds qu’elle baisa, l’implorant :
— Oh ! laisse-moi revenir ! Auprès de toi j’oublierai El Moustansar le soldat, et j’éviterai peut-être la perte que son amour me réserve !
Si Abd-es-Sélèm hocha la tête.
— Non. Ne reviens pas. La griserie d’une heure charmante ne renaîtrait plus… Non, ne reviens pas… Va à ton destin, j’irai au mien.
Rouge et ardent, baigné d’or pourpré, le soleil se levait au-dessus de la mer, d’une nuance lilacée, nacrée, où de légers serpents d’argent couraient, rapides, fugitifs.
Le long de l’oued Dheheb limpide et tranquille, sous les eucalyptus bleuâtres, Si Abd-es-Sélèm s’avançait lentement, rêveur.
Souvent, après la première prière du jour, Si Abd-es-Sélèm aimait promener son rêve triste, communier au sourire des choses…
Tout à coup, sur la plage déserte, parmi les herbes longues et verdâtres, les coquillages blancs et les galets noirs, Si Abd-es-Sélèm aperçut un corps de femme couchée sur le dos, vêtue d’une robe de brocart rose, et enveloppée d’un grand châle de cachemire.
Il s’approcha et se pencha, soulevant le châle.
Il reconnut la Juive, jeune et belle, les yeux clos, les lèvres retirées dans un sourire douloureux.
Deux coups de baïonnette avaient transpercé son corps et le sang inondait sa poitrine.
Si Abd-es-Sélèm se redressa.
Il regarda le cadavre pendant un instant et, dans sa pensée, il détailla les souvenirs de la nuit d’amour que, trois années auparavant, il avait prise à la belle Rahil, puis, du même pas tranquille, il reprit sa promenade, dans la splendeur plus ardente du jour éblouissant.