Le Magnétiseur - 3

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secouer joyeusement dans l’espace les ailes rapides dont on se sent pourvu, et de s’élancer vers les régions supérieures, ce sont là, nous dit-on, autant de pièges de Satan contre lesquels ont bien soin de nous prémunir les pédants ascétiques. Nous devons, à les entendre, fermer les yeux comme des enfants crédules, pour éviter d’être aveuglés par les rayons éblouissants de la splendeur du Christ saint, qu’ils nous montrent partout dans la nature, déterminant la borne infranchissable à notre essor. Mais tout penchant qui propose un but supérieur à l’exercice de nos facultés mentales ne saurait être illicite ; il doit au contraire, étant inséparable de la nature humaine d’où il dérive, tendre à l’accomplissement des fins de notre existence, lequel implique nécessairement le développement le plus étendu et le plus parfait possible de nos facultés physiques et intellectuelles.

Je sais, mon cher Bramine (je ne puis vraiment te qualifier autrement d’après ta manière d’envisager la vie), qu’en voilà bien assez pour te provoquer à la controverse, puisque ta conduite est basée sur l’opinion opposée à celle que je viens seulement d’indiquer. Sois persuadé toutefois que j’estime ta vie contemplative et tes efforts pour pénétrer dans les mystères de la nature par une application d’esprit de plus en plus soutenue. Mais pourquoi, bornant timidement tes désirs à jouir, dans une extase inactive, de l’aspect merveilleux de cette clef de diamant étincelante, ne pas la saisir d’une main hardie et ferme, pour t’ouvrir le mystérieux domaine sur le seuil duquel tu resteras autrement livré à un scepticisme éternel ? Tu es armé et équipé pour la lutte : pourquoi languir dans une lâche inertie ?

Toute existence est le prix d’un combat et un combat elle-même. Dans une progression relative, la victoire appartient au plus fort, et le vassal subjugué sert à augmenter la puissance du vainqueur. — Tu sais, mon cher Théobald, comment j’ai toujours envisagé ce combat par rapport à l’action des intelligences, comme j’ai hardiment soutenu que la prépondérance de l’homme favorisé de la nature même dans l’ordre mystérieux des choses spirituelles, la domination qu’il y peut exercer, contribuent à accroître ses forces et doublent son élan pour fournir une carrière plus large encore. Or, nous disposons pour ainsi dire à notre gré, nous du moins en qui résident cette énergie, cette force transcendante, de l’arme, qui nous sert à soumettre, à asservir le principe dépendant. Pourquoi donc avoir appelé magnétisme cette influence souveraine, cette action d’absorber en nous-mêmes et de maîtriser par des moyens qui nous sont personnels le principe spirituel d’un être étranger : dénomination insuffisante, ou plutôt qui ne désigne nullement, par l’idée qu’elle rappelle d’un agent purement physique, ce que nous prétendons exprimer11 ?

Ce devait être un médecin précisément qui révélât au monde ce grand secret, recélé jusqu’ici dans l’ombre d’un temple invisible comme son trésor le plus précieux, et qui posât en principe que le seul but de notre science devait consister dans l’assujettissement moral d’une individualité étrangère. C’est là ce qui, aux yeux des profanes, reste enveloppé sous le voile mystérieux des apparences. Comme s’il n’était pas ridicule de croire que c’est pour guérir un mal de dents, ou une migraine, et que sais-je encore, que la nature nous a confié le talisman merveilleux, grâce auquel l’homme devient roi du monde des esprits.

Non ! c’est la domination absolue sur le principe intelligent que ce talisman puissant nous assure en raison de notre habileté à le faire agir. Subjugué par sa vertu magique, l’intellect d’autrui ne doit plus exister qu’en nous et par nous, et c’est nous seuls qu’il doit alimenter et vivifier de sa substance. — Le centre commun, le focus12 de toute spiritualité, c’est Dieu. Eh bien, au point où convergent le plus grand nombre de rayons en un seul faisceau flamboyant, là est plus restreinte la distance qui nous sépare du focus. — Ces rayons se distribuent inégalement : mais ils embrassent la vie organique de toute la nature, et c’est à cette émanation du principe spirituel qui se manifeste dans les animaux et les plantes mêmes que nous reconnaissons leur commune origine — La tendance vers cette domination spiritualiste est donc la tendance vers la divinité, et le sentiment de la puissance acquise élève en raison de sa force le degré du bonheur, puisque l’idée constitutive du bonheur est aussi dans le focus. Combien, du reste, tout le bavardage provoqué par cette puissance sublime dont sont doués les vrais adeptes me semble pauvre et pitoyable ! Mais il est bien constant que la consécration intérieure, qui seule amène des résultats efficaces, dépend tout entière du point de vue excentrique dont je parle.

D’après tout cela, tu pourrais croire que je m’abstiens complètement dans l’application de tout intermédiaire physique ; mais il n’en est pas ainsi. C’est ici que nous tâtonnons encore dans les ténèbres, tant que l’union mystérieuse de l’esprit avec le corps ne sera pas parfaitement éclaircie par nous. Toutefois, il semble que les moyens dont nous usons ne soient entre nos mains que les insignes de la souveraine puissance, auxquels se soumettent aveuglément des vassaux inconnus.

Je ne sais moi-même, mon cher Théobald, comment j’en suis venu à te dire tant de choses sur un sujet dont je ne parle pas volontiers ; car je sens que toutes ces paroles doivent paraître dénuées de sens, si la conviction intérieure, produite par une organisation intellectuelle particulière, ne leur donne du poids et de la force. Je voulais répondre à ton reproche d’avoir cédé à l’entraînement d’un mouvement passionné, en violant ce que tu appelles les principes moraux qui te servent de guides, et je ne fais que de m’apercevoir que l’autrefois je t’ai fait part de mes relations dans la maison du baron d’une manière beaucoup trop décousue pour ne pas être mal compris. Or, j’ai pris du temps et de la peine pour me rappeler maintes circonstances de mon séjour ici ; et si mon cher Bramine, dans un moment d’exaltation exceptionnelle, veut consentir à me suivre en quelque sorte sur mon terrain, je serai facilement absous à ses yeux.

Ottmar est un de ces hommes nombreux qui, non dépourvus de raison, et même doués d’une vivacité d’esprit enthousiaste, embrassent aisément ce qu’il y a de nouveau et de progressif dans le domaine de la science ; mais là se bornent leurs prétentions, et ils n’acquièrent ainsi qu’une connaissance superficielle des choses, tout en se félicitant de la puissance de leurs facultés. Car leur esprit ne s’arrête qu’à la forme, sans même se douter des secrets de l’intérieur. Ils ont une intelligence incontestable, mais tout à fait dénuée de profondeur.

Ottmar, je te l’ai déjà dit, s’est amarré à moi ; et, voyant en lui le type d’une classe de jeunes gens extrêmement nombreuse, surtout aujourd’hui, je trouvai plaisant de me divertir à ses dépens. Il a foulé le sol de ma chambre avec la même vénération que si c’eût été le sanctuaire intime et inabordable du temple de Saïs13 ; et en revanche de sa soumission passive et volontaire, digne d’un écolier régi par la férule, j’ai cru devoir le laisser disposer de quelques jouets innocents qu’il eût à montrer tout triomphant aux autres enfants, en faisant glorieusement parade devant eux de la faveur du maître.

Lorsque j’eus cédé à ses prières en l’accompagnant à la terre de son père, je trouvai dans le baron un vieillard capricieux, ayant pour acolyte un vieux peintre original et fantasque, qui s’avise parfois de faire le bouffon moraliste et sentimental.

Je ne sais plus ce que je l’ai dit d’abord sur l’impression que Maria produisit sur moi ; mais je sens en ce moment combien il me sera difficile de te définir ce que j’éprouve, de manière à ce que tu puisses parfaitement me comprendre. — Du reste, je m’en rapporte à la connaissance que tu dois avoir de mon caractère, qui imprime à toutes mes idées et à toutes mes actions une tendance spiritualiste à jamais incompréhensible pour le vulgaire. Tu seras donc bien persuadé que malgré sa taille élancée, telle qu’une plante magnifique qui, dans sa croissance luxuriante, se pare de feuilles et de fleurs aussi riches que délicates, malgré des yeux bleus dirigés vers le ciel comme aspirant à saisir ce que dérobe à nos regards ce voile des nuages lointains, bref, malgré toute son angélique beauté, une jeune fille ne saurait me jeter dans la doucereuse langueur où tombe un ridicule amoroso.

Ce fut uniquement la découverte instantanée d’une secrète relation spirituelle entre Maria et moi qui me pénétra d’une sensation vraiment extraordinaire. À la volupté la plus intime se joignit l’aiguillon irritant d’une rage secrète, née de la résistance que je rencontrai dans Maria. Une force étrangère et hostile retenait son esprit captif et contrariait mon influence. Par une puissante contention d’esprit, je parvins à connaître mon ennemi, et je m’appliquai alors, dans une lutte opiniâtre, à concentrer sur moi, comme dans un miroir ardent, tous les rayons qui s’élançaient de l’âme de Maria.

Le vieux peintre m’observait avec une attention toute particulière, et paraissait se douter de l’effet produit sur moi par la jeune fille. Ce fut peut-être mon regard qui me trahit ; car l’esprit est tellement contraint par le corps, que le moindre de ses mouvements, en oscillant dans les nerfs, agit en dehors et modifie les traits du visage, du moins le regard de nos yeux. — Mais combien la manière triviale dont il prit la chose eut lieu de me divertir. Il parlait à tout propos devant moi du comte Hypolite, le futur époux de Maria ; et plus il développait à plaisir le programme pompeux de toutes ses vertus, plus il me donnait à rire en dedans de moi-même des affections pitoyables que les hommes embrassent avec une passion si sotte et si puérile ; plus je me réjouissais d’être initié à ces unions autrement profondes nouées par la seule nature, et de posséder assez de puissance pour les vivifier et les féconder.

Absorber l’esprit de Maria en moi-même, assimiler pour ainsi dire tellement tout son être au mien que la rupture de cet enlacement intime dût causer son propre anéantissement, telle était la pensée qui, en me procurant un bonheur suprême, ne tendait qu’à accomplir les volontés préexistantes de la nature.

Cette étroite conjonction spirituelle avec la femme, qui surpasse de toute la hauteur du ciel en sentiment de béatitude, toute jouissance animale, même la plus délectable et la plus vantée, convient à un prêtre d’Isis, et tu connais d’ailleurs mon système sur ce point : je ne peux t’en dire davantage. — La femme a reçu de la nature une organisation passive dans toutes ses tendances. C’est dans l’abandon volontaire de sa personnalité, dans sa facilité, son empressement pour ainsi dire à se laisser imposer par un être étranger différent de soi la vénération et le dévouement dus à un principe supérieur, que consiste la véritable ingénuité qui caractérise la femme, et dont la conquête et l’absorption en soi procurent une volupté sans égale. —

Depuis lors, malgré mon départ de la terre du baron, je restai spirituellement auprès de Maria ; et quant aux moyens dont je me servis pour me rapprocher d’elle matériellement en secret, afin d’agir plus efficacement sur sa volonté, je les passerai sous silence : ce sont des détails qui paraîtraient mesquins, quoiqu’ils dussent atteindre le but proposé. Bientôt après, par suite de mes manœuvres, Maria tomba dans un état fantastique qu’Ottmar dut naturellement considérer comme une maladie de nerfs, et, ainsi que je l’avais prévu, je revins dans la maison à titre de médecin.

Maria reconnut en moi celui qui déjà lui était souvent apparu dans ses rêves comme son souverain dans tout l’éclat de la puissance ; et ce qui n’avait été jusque-là pour elle qu’une illusion vague et confuse, vint frapper alors son esprit comme une réalité palpable. Il a suffi de mon regard, de ma ferme volonté pour la mettre dans l’état de somnambulisme, c’est-à-dire pour déterminer en elle la déchéance complète du moi, et transporter l’essence de sa vie dans la sphère supérieure du maître. Mon esprit l’accueillit donc et lui imprima l’élan nécessaire pour s’envoler de la prison matérielle qui la retenait captive. — Ce n’est plus que dans cette absolue dépendance de moi que Maria peut continuer à vivre : et elle est heureuse et tranquille. L’image d’Hypolite ne doit plus se présenter à elle que sous des contours indécis, qui bientôt s’évanouiront eux-mêmes en fumée…

Le baron et le vieux peintre me voient d’un œil méfiant ; mais j’admire encore en cela le haut degré de la puissance dont m’a doué la nature, et qui leur impose la pénible obligation de reconnaître ma supériorité tout en me résistant. — Tu sais de quelle étrange manière j’ai fait la conquête d’un trésor de connaissances secrètes. Jamais tu n’as voulu lire ce livre, et tu aurais été surpris cependant d’y voir développées, bien mieux que dans aucun traité de physique, les rares propriétés de quelques forces de la nature et les magnifiques résultats de leur emploi. Je ne dédaigne pas de préparer avec soin certaines choses fort utiles comme accessoires. Et peut-on bien crier à la fraude, parce que le badaud vulgaire s’étonne et s’effraye de ce qu’il regarde à juste titre comme surnaturel ?… Car la connaissance des véritables causes détruit seulement la surprise et non le phénomène.

Hypolite est colonel en activité, par conséquent en campagne. Je ne désire pas sa mort : il peut revenir, et mon triomphe en sera plus magnifique ; car la victoire est certaine. L’adversaire dût-il être plus redoutable que je ne l’imagine, tu peux croire avec confiance que le sentiment de ma force, etc., etc…

٭
Le château désert

L’orage était passé, et, resplendissant de feux pourprès, le soleil couchant perçait les sombres nuages qui, chassés vers l’horizon, se dissipaient en blanches vapeurs. Le vent du soir agitait ses ailes, et les flots de parfums exhalés des arbres, des herbes et des fleurs s’épanchaient dans l’air tiède et pur. À l’issue de la forêt, je vis étendu devant moi, au sein des près fleuris de la vallée, le village dont le postillon m’avait signale l’approche ; et le paysage était dominé par les tours gothiques du château, dont les croisées étincelaient aux rayons du soleil comme si des flammes allaient s’échapper de l’intérieur.

Un son de cloches et de chants d’église parvint à mes oreilles, et j’aperçus dans le lointain un cortège lugubre qui s’avançait sur la route du château au cimetière. Lorsque j’arrivai à cette place, les chants avaient cessé ; suivant l’usage du pays, on avait découvert le cercueil déposé près de la fosse, et le pasteur prononçait un discours funèbre. Comme ils se préparaient à refermer la bière, je m’approchai et je regardai le mort : c’était un homme fort âgé, et, à son visage serein et nullement décomposé, on aurait pu croire qu’il sommeillait paisiblement. « Voyez de quel doux repos jouit notre vieil ami Franz, s’écria avec une émotion profonde un vieux paysan, que Dieu m’accorde une fin aussi pieuse ! Oui, bienheureux ceux qui s’endorment ainsi dans le Seigneur. » — Ce dernier adieu me sembla valoir toute la cérémonie consacrée au défunt ; et je vis dans les simples paroles du paysan la plus sublime oraison funèbre. On descendit le cercueil, et lorsque les mottes de terre commencèrent à le recouvrir en rendant un son sourd, la plus amère tristesse s’empara de moi, comme si l’ami de mon cœur fût couché sous cette terre froide et insensible.

Je me disposais à gravir la colline sur laquelle le château était situé, lorsque le pasteur vint se joindre à moi, et je m’enquis auprès de lui du mort qu’on venait d’ensevelir. C’était le vieux peintre Franz Bickert, qui, depuis trois ans, habitait le manoir désert dont il était devenu le châtelain. L’ecclésiastique s’était chargé des clefs du château jusqu’à l’arrivée du fondé de pouvoirs du possesseur actuel, et j’entrai, non sans une angoisse pénible, dans les vastes salles où avaient autrefois vécu des hôtes joyeux, et maintenant vides et silencieuses comme la mort.

Bickert, durant les trois dernières années qu’il passa dans le château comme un ermite, s’était occupé de son art avec une singulière activité. Sans la moindre assistance, pas même pour les préparatifs mécaniques nécessités par ses travaux, il entreprit de peindre dans le style gothique tout le premier étage, dont il habitait lui-même une chambre : et du premier regard on devinait d’étranges allégories dans l’assemblage fantastique qu’il avait fait des objets hétérogènes dont les ornements gothiques motivent l’emploi. Une laide figure de diable guettant une jeune fille endormie se trouvait surtout reproduite très fréquemment.

Je courus dans la chambre de Bickert. Son fauteuil était encore à deux pas de la table sur laquelle on voyait un dessin commencé, comme si le peintre venait de quitter à l’instant son travail ; sur le dossier du fauteuil pendait sa redingote grise, et un petit bonnet gris était à côté du dessin. Il me semblait que j’allais voir entrer le vieillard avec ce visage affable et bon, où les souffrances mêmes de la mort n’avaient point laissé de traces, et prêt à accueillir dans son atelier le visiteur étranger avec une cordiale franchise.

J’exprimai au pasteur mon désir de demeurer plusieurs jours, plusieurs semaines peut-être, dans le château. Il parut surpris, et me dit qu’il était bien fâché de ne pouvoir souscrire à mon envie, attendu qu’on devait apposer les scellés judiciaires, en attendant l’arrivée du fondé de pouvoirs, et qu’aucun étranger ne pourrait même entrer dans le château. « Et moi ! si j’étais le fondé de pouvoirs lui-même, » lui dis-je en lui présentant une procuration fort explicite du propriétaire actuel, le baron de F***. Il ne fut pas médiocrement étonné, et il me combla de marques de politesse ; et pensant qu’il ne conviendrait pas de demeurer dans le château désert, il m’offrit une chambre au presbytère.

Je refusai, je restai dans le château, et c’est là que les papiers laissés par Bickert me fournirent de quoi occuper mes loisirs de la manière la plus intéressante. Je ne tardai pas à découvrir deux feuilles détachées, où, dans des notes brèves et jetées au hasard, comme celles d’un agenda de poche, je trouvai la clef de la catastrophe qui anéantit une branche entière d’une famille importante. Tout s’expliquait par le rapprochement des détails contenus dans un manuscrit passablement fantasque, précédé des mots : Songes, mensonges, et dans deux fragments de lettres qu’un accident particulier dut faire tomber entre les mains du peintre.

٭
Extraits de l’album de Bickert

« Ne me suis-je pas, en dépit de saint Antoine, chamaillé aussi avec trois mille diables ? Et je n’ai pas fait moins bonne contenance. —

» Il suffit de regarder audacieusement le vulgaire en face : aussitôt il s’évapore spontanément en poussière et fumée. —

» Si Alban pouvait lire dans mon âme, il y verrait une réparation d’honneur et mes excuses formelles pour lui avoir impute la sorcellerie maudite que mon imagination trop exaltée avait seule empreinte de si sombres couleurs, afin de servir sans doute à mon instruction ou à ma mortification.

» Il est arrivé ! — frais, — vaillant, — brillant d’un ardeur juvéline, — la chevelure d’Apollon, le front superbe de Jupiter, l’œil de Mars, le port du messager des dieux, — oui, tout à fait le héros dont Hamlet trace le portrait ! Maria n’est plus sur la terre, elle plane dans un ciel de félicité : — Hypolite et Maria, — quel couple !

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» Mais je ne puis cependant me fier en lui. — Pourquoi s’enferme-t-il ainsi dans sa chambre ? — Pourquoi rôde-t-il la nuit sur la pointe des pieds comme le démon du meurtre aux aguets ? Je ne puis me fier en lui ! — Il me semble parfois que je devrais sans nul délai ni autre forme de procès lui passer au travers du corps la lame de ma canne à épée, sauf à lui dire ensuite poliment : Mille pardons ! —

» Je me méfie de lui.

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» Singulier événement ! — Comme j’accompagnais dans le corridor jusqu’à sa chambre mon vieil ami, après une causerie à cœur ouvert qui s’était prolongée entre nous un peu avant dans la nuit, une figure décharnée, dans une robe de chambre blanche et une lumière à la main, passa subitement devant nous à petits pas. — Le baron s’est écrié : « Le major ! — Franz ! — le major ! » — C’était incontestablement Alban, et sans doute la lumière projetée sur ses traits de bas en haut les faisait paraître ainsi contractés, vieux et laids. — Il venait du côté de l’appartement de Maria. — Le baron insista pour se rendre chez elle. Elle dormait paisiblement comme uu ange pur des cieux… C’est enfin demain le jour désiré depuis si longtemps. — Heureux Hypolite ! — Mais quelle terreur m’inspire cette apparition, malgré tous mes efforts pour me persuader que c’était Alban ? — Se pourrait-il que le démon funeste qui se révéla au baron dès sa plus tendre jeunesse, rappelé aujourd’hui à l’existence, vint, comme son génie fatal, le menacer d’une manière visible de quelque catastrophe ? Mais éloignons ces sombres pressentiments ! — Persuade-toi, Franz, que ce tissu de rêves effrayants n’est souvent dû qu’au trouble des fonctions de l’estomac. — Ne devrait-on pas avaler des diavolini14 pour se préserver du désagrément des mauvais rêves ?

» Juste Dieu ! — Morte ! — Elle est morte ! — Je dois faire part à votre seigneurie, à cause des archives de la famille, de quelle manière est morte la charmante baronne Maria. — Je ne suis décidément pas fait pour traiter les affaires diplomatiques… et si Dieu ne m’avait gratifié d’un peu de force dans le poignet pour manier le pinceau… — Ce qu’il y a de certain, c’est qu’au moment où Hypolite ouvrait les bras pour l’y presser devant l’autel, elle tomba… morte… morte ! — Le reste je le recommande à la justice divine !

» Oui, c’était toi ! — Alban ! — pernicieux démon ! — tu l’as tuée avec tes manœuvres sataniques… Quel dieu l’a révélé à Hypolite ? — Tu t’es enfui, mais va, lâche ! cache-toi, si tu peux, dans les entrailles de la terre : la vengeance du ciel t’y découvrira pour te pulvériser !

— » Non ! je ne puis t’excuser, Ottmar ! — Ce fut toi qui te laissas séduire par ce monstre : c’est à toi qu’Hypolite réclame la bien-aimée de son âme…

» Ils ont échangé aujourd’hui des paroles trop acerbes : le duel est inévitable.

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» Hypolite a succombé. — Tant mieux pour lui ! il va la revoir. — Malheureux Ottmar ! Malheureux père !

» Exeunt omnes.15 — Paix et repos éternels aux trépassés ! — Aujourd’hui, le neuf septembre, à l’heure de minuit, mon ami est mort dans mes bras… Et je me sens miraculeusement consolé ; car je sais que j’irai bientôt le rejoindre. — La nouvelle de la sublime expiation d’Ottmar, qui a trouvé au fort de la mêlée la mort des héros, brise le dernier fil qui rattachait encore mon âme aux choses terrestres. — C’est ici, dans ce château, que je veux rester. Je vivrai dans la chambre où ils ont vécu, où ils m’ont aimé ! — Souvent j’entendrai leurs voix amicales… Mainte parole gracieuse de la bonne et douce Maria, mainte plaisanterie joyeuse de mon vieil et constant ami retentiront dans mon cœur comme un appel lointain de leurs esprits, et me donneront la force et le courage de supporter patiemment jusqu’au bout le fardeau de la vie ! — Il n’y a plus de présent pour moi. Les jours heureux du passé seuls se rattachent à mon espoir d’une vie future, qui remplit souvent de ses brillantes images mes rêves fantastiques, dans lesquels je vois mes amis chéris m’appeler à eux en souriant. — Quand donc…, quand m’en irai-je auprès de vous ? »

Et il s’en est allé.

fort savant, et doué d’un excellent caractère. Il s’était formé plusieurs magnifiques collections d’objets d’art, de science et de curiosité, qui auraient suffi pour illustrer sa mémoire, à défaut de la célébrité qu’il acquit en Allemagne par la singularité de sa vie et le mystérieux qu’il cherchait à répandre sur toutes ses actions. Il assurait avoir trouvé le secret de faire de l’or, et racontait naïvement l’histoire de ses voyages à Paris, à Rome, etc., bien que, de notoriété publique, il n’eût jamais quitté les provinces germaniques. Il n’a laissé aucun ouvrage digne d’intérêt.

Quant au fameux Cagliostro, cité plus bas, né, dit-on, à Palerme, au milieu du XVIIIe siècle, les traditions les plus contradictoires circulent encore sur sa véritable origine, ses prétendus talents, et ses friponneries contestées ; il passa sa vie à courir l’Europe, jouant partout, avec un rare succès, le rôle d’un thaumaturge inspiré, d’un prophète et d’un opérateur infaillible. Impliqué dans le célèbre procès du collier, il fut mis à la Bastille, et exilé ensuite par l’arrêt qui le déchargeait de l’accusation de compticité. Trois ans plus tard, l’inquisition de Rome le fit arrêter comme propagateur sacrilège de la franc-maçonnerie, et sa condamnation à mort fut commuée en une réclusion perpétuelle. On croit qu’il mourut en 1795.

10. Célèbre opéra de Mozart, imité, en France, sous le titre des Mystères d’Isis.


13. Ancienne ville de la Basse-Égypte, célèbre par le culte qu’on y rendait à Minerve et les initiations mystiques dont il était l’objet.

14. Diavolini, petites dragées digestives en usage en Italie.

15. C’est-à-dire : Ils s’en vont tous.



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