Le Magne et les Mainotes, récits et scènes de mœurs de la Morée

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Le Magne et les Mainotes, récits et scènes de mœurs de la Morée
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 56 (p. 5-44).
LE MAGNE


et


LES MAINOTES


récits et scènes de mœurs de la grèce.




La Grèce est tourmentée aujourd’hui d’une grande ambition, et donne en même temps à ses amis un inquiétant spectacle. Cette grande idée dont elle parle tant, et qui signifie l’affranchissement complet de la race hellénique, elle rêve de la propager par les armes, par les aventures révolutionnaires, et ne s’aperçoit pas qu’il est un moyen bien plus simple et bien plus sûr de la faire triompher : c’est de travailler sérieusement à l’œuvre de sa régénération intérieure, à peine ébauchée pendant le cours des trente dernières années. Ce n’est plus en effet par l’héroïsme ni par la force des armes, mais bien plutôt par la force du progrès moral et de la civilisation, que la Grèce pourra s’emparer du rôle qu’elle ambitionne en Orient. Avant d’élargir ses étroites limites, que de conquêtes n’a-t-elle pas à faire sur elle-même ! Surtout à cette heure où elle commence à s’interroger non plus seulement sur ses forces morales, mais sur ses ressources matérielles, ce n’est pas remplir une tâche inutile que de lui montrer, par quelques exemples significatifs, combien de travaux pacifiques lui sont encore imposés par l’état de plusieurs parties de son territoire. Il est une contrée entre autres que nous visitions il y a quelques années, et qui aujourd’hui encore n’a rien perdu de la physionomie sauvage qui nous frappait alors. C’est le Magne, région inculte, sauvage, inexplorée des voyageurs, redoutée des Grecs eux-mêmes. Nulle part cependant les Grecs n’auraient à employer plus utilement leur énergie renaissante, et les souvenirs que nous recueillons ici serviront peut-être à le prouver.

Le Magne forme l’extrémité la plus méridionale de l’ancienne Eleuthéro-Laconie. Il s’étend au pied de l’imposant et sombre massif du mont Taygète ou Pentedactylon[1], dénomination sous laquelle les Grecs désignent cette grandiose montagne à cause de ses cinq sommets, escarpemens gigantesques dont le plus élevé, le mont Hélias, inaccessible et presque toujours couvert de neiges, est l’objet d’une terreur superstitieuse et de mille croyances légendaires. Borné à l’ouest par le golfe de Coron ou de Messénie, à l’est par celui de Kolokythia ou de Laconie, au nord par la Messénie, le Taygète et la splendide vallée de Lacédémone, le Magne a une étendue de quinze à vingt lieues du nord au sud, sur une largeur de six à huit lieues à sa base. À mesure qu’il s’avance vers la mer, il se rétrécit sensiblement et finit par se plonger dans les flots sous la forme d’une flèche acérée, dont la pointe extrême s’appelle le cap Matapan (ancien Ténare). Les pilotes ont surnommé ce cap « le tueur d’hommes » à cause des fréquens naufrages que causent les tempêtes sur les écueils de cette côte. Du haut du cap Matapan, l’on aperçoit, de l’autre côté du golfe de Laconie, son rival le cap Malée ou Saint-Ange. Ces deux promontoires aigus, environnés de récifs, battus par une mer toujours furieuse, semblent se porter un continuel défi et se disputer, suivant l’expression d’une poésie populaire, « la sinistre gloire de dévorer le plus de navires et de matelots. » Les côtes du Magne, rongées, découpées, fouillées profondément par les flots, trop fameuses dans les annales de la piraterie, offrent un aspect terrible et désolé. Des rochers à pic, complètement arides, torréfiés par un soleil brûlant, semblent interdire aux navigateurs l’abord de ce dangereux pays ; les anfractuosités du roc recèlent çà et là de petits villages, nids d’aigles suspendus sur les précipices, hérissés de forteresses anciennes, les unes démantelées, les autres encore entièrement debout. D’innombrables anses, souvent inabordables ou accessibles seulement à des navires d’un faible tonnage, assuraient un refuge aux écumeurs de mer, qui, du temps de Capodistrias, infestaient encore l’Archipel.

La physionomie de cette contrée n’est pas moins sévère à l’intérieur. Le district qui termine le Magne vers la mer offre une véritable image du chaos. On dirait que la main des cyclopes a bouleversé, ravagé ce coin du monde. De toutes parts, la roche brûlante et nue se dresse sous les formes les plus inattendues et les plus bizarres, revêtue ici des plus vives couleurs, et là des teintes les plus sombres, suivant que sa surface est exposée aux ardeurs torrides du soleil, ou qu’elle plonge dans les ravins obscurs et profonds. Nulle trace de végétation ; quelques maigres troupeaux broutent seulement çà et là, au bord de précipices vertigineux, une mousse rougeâtre pénétrée de saveurs salines. Ce district est désigné sous le nom de Kakovouni (la mauvaise montagne) ou Kakovouli (la terre du mauvais conseil), sinistres appellations que justifient la nature des lieux et les mœurs féroces, les instincts de brigandage des redoutables tribus disséminées sur ces roches incultes. Si l’on remonte vers le nord, la contrée s’élargit et la nature s’adoucit un peu. Le caroubier, le myrte, le laurier-rose commencent à se montrer au fond des ravins, dans le lit desséché des torrens ; plus loin, des bois d’oliviers et de chênes verts reposent le regard fatigué de l’aspect tourmenté du paysage ; enfin, sur les confins de la Messénie, au pied des contre-forts du Taygète, croît une végétation plus abondante et plus variée. Le mûrier apparaît dans les plaines, sur le penchant pierreux des coteaux, quelques alpes verdoyantes naissent au-dessous des cimes accidentées ; mais l’âpreté générale du paysage persiste toujours, et d’étroits défilés, des murailles perpendiculaires, de profonds précipices isolent le sévère pays de Maïna du reste du Péloponèse.

Les Maïnotes occupent une place importante dans les annales de la Grèce moderne. Cette importance tient à l’incontestable antiquité de leur race, aux caractères particuliers qui les distinguent des autres Grecs, à leur indépendance de tout temps reconnue, aux combats sans trêve qu’ils ont livrés pour la conserver jusqu’au jour où ils prirent une part glorieuse à la lutte nationale sous des chefs restés célèbres. Les Maïnotes se regardent comme les descendans directs des Spartiates. Il n’en est pas un, du plus fier au plus humble, qui ne prétende remonter par une filiation directe aux enfans de Lycurgue et de Léonidas. Leur contester cette origine équivaudrait à une mortelle injure qu’il ne serait peut-être pas prudent de leur adresser en face. Une tradition constante dans le pays, avouée de tous les Grecs, confirmée par mille indices, un idiome composé de mots et de tournures antiques, le témoignage enfin des voyageurs qui ont tenté de résoudre les difficiles problèmes de l’ethnographie, justifient en grande partie ces hautes prétentions. Il est certain que, fuyant le déluge de barbares, Slaves, Bulgares, Albanais, qui envahirent la Morée pendant la dernière période de l’empire grec, les habitans de Sparte abandonnèrent leurs foyers et se retirèrent au sein des cavernes et des rochers du Magne. Ils y rencontrèrent, établis là depuis longtemps, d’autres transfuges, les Messéniens, qui avaient, eux aussi, émigré dans ces impénétrables montagnes pour fuir le joug de Lacédémone. Ainsi les Lacédémoniens trouvaient l’asile de leur indépendance dans le pays même qui avait servi de refuge à leurs vaincus ; Spartiates et Messéniens étaient à la fin réunis sous l’empire d’une commune adversité. Bien que le souvenir instinctif de l’ancienne rivalité ne soit pas éteint parmi eux et engendre encore aujourd’hui des haines terribles de famille et d’implacables vengeances, ces deux races néanmoins, fusionnées désormais en un seul peuple, ont repoussé avec fureur et succès l’envahissement des barbares. Tandis que les populations du reste du Péloponèse, bientôt forcées de pactiser et de contracter des alliances avec les colons étrangers, subirent peu à peu ce mélange qui empêche de constater d’une façon précise la filiation du peuple moderne avec le peuple primitif, les guerriers du Maïna, puissamment aidés dans leur lutte par la nature même du pays, se conservèrent purs de tout élément étranger. Ils ont donc le droit de se dire les représentans les plus directs et les plus authentiques de l’antique race hellénique ; leur langage, leur caractère, leurs coutumes, leurs traits même, tout en eux témoigne de l’origine dont ils se vantent. Aussi, depuis les temps les plus reculés jusqu’aux guerres de l’indépendance, les assemblées de leurs vieillards et de leurs chefs ne cessèrent-elles de s’intituler, dans leurs actes politiques et administratifs, « le sénat de Lacédémone. »

Les rochers de Souli, illustrés plus tard par l’héroïsme et les infortunes des Tsavellas et des Botzaris, n’étaient encore qu’un désert, que déjà le Magne, par son indépendance et son existence politique reconnues, protestait contre l’apparent anéantissement de la nationalité grecque. Souli, Sfakia, le Magne, tels sont les trois foyers où, pendant quatre siècles à peu près, couva sous les cendres de la barbarie l’étincelle de vie qui devait plus tard ressusciter un peuple. L’histoire des guerriers de Souli et Sfakia[2] est aujourd’hui connue ; mais que sait-on du Magne ? Des légendes, des traditions populaires, des récits de vieillards, voilà tout ce que l’on possède sur le pays où la cause de l’indépendance hellénique a trouvé ses plus anciens, ses plus énergiques défenseurs[3]. N’importe, il faut se hâter de recueillir ces rares épaves. Si l’on manquait à cette tâche, le passé du Magne s’envelopperait bientôt d’un mystère qu’il ne serait plus possible de sonder.


I

Lorsque, vers la fin de l’année 1856, je partis d’Athènes pour Sparte, le Péloponèse venait d’être mis en émoi par la soudaine apparition d’un moine illuminé, qui était, comme on le sut plus tard, à la solde des téméraires propagateurs de la grande idée. Par l’étrangeté de ses discours et l’allure apocalyptique de son éloquence, ce moine, qui s’appelait Christophore, avait rapidement acquis un énorme ascendant sur la vive imagination des Moréotes ignorans, mais avides de bruit et de nouveauté. Le brigandage, qui accompagne toujours en Grèce les grandes émotions populaires, sévissait dans toutes les provinces. Des troupes furent expédiées pour rétablir l’ordre et s’emparer du fauteur de cette agitation. Par le fait du hasard ou de secrètes connivences, Christophore échappa longtemps à toutes les poursuites, et put continuer impunément pendant plusieurs mois son apostolat incendiaire. Il se vantait d’avoir le don de se rendre invisible et insaisissable, et annonçait que, s’il tombait jamais entre les mains de ses ennemis, l’ange du Seigneur viendrait le délivrer. Il fallut enfin envoyer contre ce dangereux personnage le général Tsavellas, petit-fils du célèbre Photos, et l’un des officiers les plus intègres et les plus énergiques qu’ait possédés la Grèce. Comme Tsavellas ne tolérait pas de compères parmi ses soldats, il. n’eut qu’à se montrer pour se saisir du faux prophète ; il le conduisit à Athènes pieds et poings liés, au grand ébahissement du peuple, qui attendait un miracle, et qui, voyant que nul prodige ne venait opérer la délivrance du captif, rentra momentanément dans le calme habituel.

Au moment où j’arrivai dans le Péloponèse, Christophore était à l’apogée de sa célébrité éphémère ; tout le pays que je parcourus était en proie à une sorte de fièvre. Après avoir visité Nauplie et Palamide, sa forteresse, Tyrinthe, la ville des cyclopes, Mycènes, la ville des Atrides, Argos, et les marais de Lerne, je me dirigeai vers Tripolitza en passant par Mantinée et le champ de bataille témoin de la dernière victoire et du trépas d’Épaminondas. Une rude journée de marche me conduisit de là sur les collines pittoresques et verdoyantes qui bordent à l’est la vallée de Lacédémone, et lui servirent maintes fois de remparts contre l’ennemi. Les chemins, habituellement déserts, étaient cette fois couverts d’allans et de venans, d’hommes armés et de mauvaise mine ; les caravansérails étaient remplis de gens qui répétaient des lambeaux des grossières déclamations de Christophore, et se répandaient en invectives contre le gouvernement et la cour. Plus d’une fois ce jour-là, on eût pu se croire à la veille de quelque sanglante révolution.

J’arrivai sans encombre à Vourlia, et je comptais faire pendant quelques jours le centre de mes excursions de ce délicieux village perdu dans un bouquet de bois, d’où l’on domine tout ensemble la vallée de Sparte et le splendide panorama du Taygète, quand mon guide m’ayant demandé si j’étais curieux de connaître le héros du moment, je résolus de partir avec lui pour Vitulo de Maïna, où Christophore se trouvait alors, disait-on. Il n’y avait pas de temps à perdre, car cet étrange apôtre ne s’arrêtait guère au même endroit, et l’autorité militaire pouvait d’un instant à l’autre le faire disparaître de la scène. Je m’acheminai donc dès le lendemain vers le Taygète, et de là vers le pays des Maïnotes, en passant par Mistra, la Sparte des croisés, la capitale aujourd’hui déserte de l’éphémère principauté d’Achaïe, joyau gothique oublié sur les flancs abrupts du Taygète par les chevaliers qui remplirent un instant la Morée du bruit de leurs combats et de leurs fêtes. Bâtie par Guillaume de Villehardouin, séjour des Paléologues après le départ des Francs, Mistra a été maintes fois prise et reprise par les Vénitiens, les Turcs et les Grecs. Elle tomba définitivement aux mains de ceux-ci vers la fin du siècle dernier. La ville s’échelonne en étages multipliés sur un rocher à pic ; cinq cents pieds plus haut, les créneaux de la citadelle ornent de leur élégante couronne le sommet accidenté d’un piton conique autour duquel serpente un sentier taillé dans le roc. L’art gothique s’est livré, dans la construction de cette petite cité, à tout l’essor de ses inventions les plus capricieuses ; les tourelles des châteaux forts encore debout se dressent hardiment et partout au-dessus des habitations à la façade sculptée à jour, aux fenêtres ogivales, aux murailles revêtues de cette belle couche d’or que les rayons du soleil de Grèce déposent sur tous les monumens comme une indestructible parure. Tout cela se détache admirablement sur le fond sombre que présentent au second plan les forêts et les anfractuosités du Taygète. Mistra, vue de la vallée, semble intacte et offre un coup d’œil féerique. Cette ruine, par le souffle de vie qui circule encore autour d’elle, par les souvenirs chevaleresques qu’elle évoque en foule, par le charme à la fois fantastique et gracieux dont elle est empreinte, forme un saisissant contraste avec la sévère et solennelle beauté des ruines de l’antiquité grecque.

Le chemin qu’il faut suivre pour aller de Mistra à Armyros, le premier port du Magne sur les confins de la Messénie, est sans contredit l’un des plus impraticables de la Grèce. Pendant deux pénibles journées, un étroit sentier vous tient sans cesse sur le bord de sombres abîmes dont la profondeur donne le vertige. Vers le milieu du second jour, du haut des cimes de Kalythia, l’on aperçoit enfin la mer, dont on n’est plus séparé que par une courte distance, que l’on peut franchir, grâce à la nature du pays, avec moins de difficulté.

Le personnage que poursuivait ma curiosité s’offrit à moi plus tôt que je ne m’y attendais. Aux environs mêmes d’Armyros, je le rencontrai prêchant, selon son habitude, du haut d’un rocher qui lui servait de tribune. Un millier d’hommes, de femmes et d’enfans l’écoutaient et lui répondaient par de frénétiques acclamations. Ses traits n’étaient pas sans une sorte de beauté rude et sauvage ; sa physionomie étrange respirait l’exaltation poussée jusqu’à la démence ; son style fortement imagé, ses appels incessans au sentiment national, l’incohérence avec laquelle il faisait intervenir tout ensemble et les Turcs et le roi Othon, tout cela captivait singulièrement l’imagination de ses barbares auditeurs, et je ne trouvai rien d’étonnant à ce que ceux-ci prissent ce fou pour un prophète. Armyros retentissait encore à mon arrivée d’un épisode qui avait marqué le passage de ce moine illuminé. Deux habitans de cette petite bourgade s’étaient voué une haine mortelle à la suite de je ne sais quelles dissensions. Chacun d’eux avait ses partisans, qui, moins animés que leurs chefs, avaient en vain essayé d’opérer entre eux un rapprochement. Afin d’éviter une collision sanglante, et dans l’espoir que le temps amènerait une conciliation, les amis des deux adversaires avaient fini par les emprisonner chacun dans sa maison, et montaient la garde nuit et jour à leur porte, décidés à les empêcher de sortir et de s’entre-tuer. Ainsi parqués dans leurs demeures, situées en face l’une de l’autre, ces deux furieux s’apostrophaient par la fenêtre et s’accablaient d’injures et de menaces. Sur ces entrefaites, Christophore arrive ; on le supplie d’essayer l’effet de son éloquence sur le cœur des deux ennemis. Il accepte la proposition, descend dans la rue, et les sermonne d’une façon si touchante, qu’à la fin de son discours ceux-ci jurent d’oublier leur haine et consentent à boire dans le même verre, à manger le même pain, solennel témoignage de réconciliation consacré par les coutumes maïnotes. Telle fut sans doute la seule bonne action accomplie par Christophore pendant le cours de sa turbulente campagne. Malheureusement cette réconciliation dura peu. Ces intraitables ennemis, s’étant rencontrés par hasard sur un chemin désert du Taygète, s’attaquèrent à coups de carabine. L’un d’eux fut tué, et son corps retrouvé au fond du ravin ; l’autre, criblé lui-même de blessures, ne revint à Armyros que pour se jeter dans une barque et s’expatrier, afin de se soustraire au ressentiment de ses propres partisans, qui ne lui auraient point pardonné d’avoir failli à la foi publiquement jurée.

Armyros n’a rien qui mérite de fixer l’attention du voyageur ; mais si l’on continue à descendre le golfe de Messénie en suivant la haute cime scabreuse des récifs accumulés sur cette côte, on pénètre avec émotion dans une contrée de plus en plus curieuse. Le premier village qu’on rencontre au sortir d’Armyros est celui de Palæokhori[4], dénomination appliquée en Grèce à un grand nombre de lieux où la tradition place une ville de l’ancienne Hellade. Palæokhori s’élève sur les ruines de l’antique Abia ou Iré, l’une des sept villes messéniennes que, suivant Homère, Agamemnon promettait à Achille. Nul vestige de ces beaux temples dédiés, l’un à Hercule, l’autre à Esculape, que l’historien Pausanias y vit encore. En s’éloignant un peu de la mer, on entre dans le canton de Zarnate ou Stavropighi ; quelques blocs cyclopéens indiquent, sur une colline près du village de Varousa, l’emplacement d’Énopé ou Gérénie, d’où Nestor tira son surnom de Gérénien. Ce district est l’un des plus curieux du Magne ; l’olivier, le mûrier et le figuier y croissent plus abondamment que dans les contrées environnantes, et produisent d’assez belles récoltes qu’achète le commerce de Calamata[5]. Cette fertilité, relative d’ailleurs, est le résultat des gigantesques travaux accomplis et continués depuis des siècles pour combattre l’aridité naturelle du sol. L’aspect de la contrée est des plus sauvages, des ravins multipliés se croisent en tous sens au milieu de rochers ingrats et de montagnes d’un périlleux accès ; mais sur toute l’étendue de ce pays si rudement accidenté la terre végétale a été recherchée, amassée précieusement, transportée avec d’incalculables efforts du pied à la cime des monts, déposée comme des oasis aériennes sur chaque pente et sur chaque plate-forme, garantie enfin contre l’action des pluies par une innombrable quantité de murs, dont les plus hauts ne s’élèvent pas au-dessus de 3 mètres, et sans l’appui desquels la première tempête emporterait tout dans le torrent. Cette œuvre de géans est due à la seule main des femmes, car le Maïnote professe pour l’agriculture et les travaux des champs un insurmontable dédain. Ce sont les femmes seules qui ont de temps immémorial, pierre à pierre, de génération en génération, accumulé ces terres et construit cette multitude de degrés protecteurs qu’elles entretiennent et réparent encore tous les jours. Ce genre de culture a reçu dans le canton de Zarnate son plus remarquable développement ; mais on le retrouve çà et là dans quelques autres parties du Magne en proportions moins considérables.

À côté de ces travaux pacifiques des femmes, il en est d’autres qui, accomplis par les hommes et répandus à profusion dans tout le Magne, contribuent pour leur part à donner à cette province une physionomie spéciale. Je veux parler des immenses travaux défensifs derrière lesquels les Maïnotes ont su maintenir leur indépendance, constamment menacée. Les rochers les plus élevés, les escarpemens les plus inaccessibles, les collines et les montagnes, les récifs qui bordent la mer, l’entrée des défilés, tout est couvert de fortifications : les unes, simples pyrgos à deux étages ; les autres, véritables châteaux forts crénelés, garnis de meurtrières ; celles-ci à peu près en ruine, abandonnées aux oiseaux de proie ; celles-là intactes et solides, habitées par quelques descendans rares et appauvris des anciennes familles de la contrée, ou par des chefs de bandes qui se sont installés dans les manoirs restés sans possesseurs depuis les dernières guerres nationales. Des cavernes même ont été de toutes parts creusées dans le roc, pour servir d’observatoires et de postes avancés invisibles à l’ennemi. Aussi les Maïnotes ont-ils donné à leur pays le surnom de Polypyrgos (aux nombreuses tours), épithète expressive, telle que la langue grecque peut seule en fournir et telle qu’Homère savait en trouver. Le peuple de Maïna, qui a vécu pendant des siècles sur ce formidable pied de guerre ; ne peut s’en désaccoutumer. Il erre dans ses retranchemens, autour de ses vieilles forteresses, comme un soldat à qui l’inaction pèse, et qui se croit toujours à la veille d’une nouvelle bataille. Il professe pour ses armes un culte religieux, et met son orgueil à les parer des plus riches ornemens. J’ai vu sur l’épaule de plus d’un paysan des crosses de carabines ornées d’incrustations et de ciselures qui auraient excité l’envie d’un amateur de curiosités. Sous son accoutrement guerrier, mélange de richesse et de misère, le Maïnote ne rit jamais et parle peu : c’est là un des traits qui le distinguent de l’habitant loquace et bruyant de l’Attique et même du Péloponèse. Sa mâle physionomie est pleine de fierté et de vague tristesse ; on lit sur son front l’orgueil légitime que lui inspirent l’antiquité de sa race et la durée ininterrompue de son indépendance, en même temps que le sentiment des souffrances qu’il a supportées pour rester libre. Le district de Zarnate, frontière septentrionale du Magne, a toujours opposé aux Turcs une infranchissable barrière. Chacun de ses châteaux forts et de ses pyrgos a sa légende héroïque. Les Mourzinos, les Troupianos, les Dourakis, les Capètanakis, étaient autrefois les principaux seigneurs du pays de Zarnate. Il n’y a pas longtemps que le dernier des Capètanakis, Anastasouli, vivait encore, près du village de Kambos, dans un castel perché sur l’une des plus hautes cimes de la contrée. Ce personnage, si je m’en rapporte aux détails que me donna un vieux pope de Kambos, était le type exact de ces châtelains indomptables dont les goûts anarchiques et les mœurs barbares ont retardé singulièrement jusqu’à ce jour le progrès de la civilisation dans le Magne. Après s’être distingué par son intrépidité sur les champs de bataille de Indépendance, Anastasouli rentra dans son manoir pour s’y livrer à tous les excès de sa farouche humeur. Il commença par tuer sa femme, qui ne lui avait pas donné d’enfans. Pour justifier ce meurtre, il prétexta de vagues soupçons sur la fidélité de sa victime. Peu de temps après, à la suite d’une futile querelle, il se débarrassa de la même façon d’un malheureux étranger qui avait eu l’imprudence de s’attacher à sa fortune. Dès lors il vécut absolument seul, sans autre compagnie que celle d’un énorme dogue qui faisait la terreur des environs, et dont le féroce appétit ne pouvait s’assouvir, dit-on, à moins d’un mouton entier à chaque repas. On ne pénétrait dans le pyrgos que par la fenêtre du premier étage, au moyen d’une échelle que le maître du logis ne tendait pas indifféremment à tous ceux qui se présentaient à sa porte. Profitant de l’anarchie qui troubla les premières années de la présidence de Capodistrias, Anastasouli se mit à rançonner tous ceux qui traversaient les défilés enclavés dans sa capitainerie. Lorsqu’il méditait un coup de main hors de ses domaines, il arborait un drapeau sur sa tour. À ce signal, tous les gens sans aveu accouraient autour de lui et le suivaient dans son expédition. Au retour, on partageait le butin, et le pyrgos retentissait d’un bruit inaccoutumé ; puis ces farouches commensaux se séparaient, et tout retombait dans la solitude et le silence habituels. Lorsque l’ordre fut rétabli en Grèce, Anastasouli fut contraint de mettre un terme à ses déprédations. Il avait accumulé tant de haines contre lui qu’il osait à peine sortir de son donjon, et qu’il n’en franchissait jamais le seuil sans être armé jusqu’aux dents. « La promenade m’est insupportable, disait-il aux rares visiteurs qui s’aventuraient chez lui, depuis que je suis exposé à rencontrer à chaque pas des ingrats qui ne se souviennent plus des sacrifices que j’ai faits pour la liberté. » Un jour, on le trouva mort dans son pyrgos, sans qu’on ait jamais bien su comment s’était terminée sa vie. Les uns disent qu’il succomba tout simplement à la fièvre ; les autres affirment qu’une vendetta mystérieuse ne fut pas étrangère à sa fin.

Au sortir du canton de Zarnate, je me rapprochai de la mer, à quelques lieues au sud d’Armyros, mon point de départ, et je gagnai Scardamoula, petit port d’un difficile accès. Les deux ou trois cents chaumières dont il se compose sont étagées sur le flanc d’un rocher et protégées par quatre ou cinq grosses tours fortifiées, qui indiquent assez que les pêcheurs d’aujourd’hui ont succédé dans cet imprenable asile à de hardis pirates, souvent forcés, pour échapper à l’ennemi, de quitter leurs frêles embarcations et de se réfugier sous le canon de leurs forteresses. À 1,000 mètres environ, au nord-est, on trouve, les vestiges épars de l’ancienne ville, Kardamyle. Une légende populaire raconte que les Turcs ayant autrefois tenté de s’emparer de ce port par surprise, la Panagia, dont les rustiques oratoires couvrent le sommet des escarpemens accumulés sur ce rivage, les repoussa dans les flots de sa propre main, tandis que les femmes, en l’absence de leurs maris occupés à une expédition lointaine, les écrasaient sous une grêle de pierres. À quelques lieues de Scardamoula, sur un sentier scabreux que nous suivions péniblement entre les récifs, tantôt à une hauteur vertigineuse, tantôt les pieds dans la mer, nous fûmes surpris par un orage épouvantable. Heureusement l’un de ces pyrgos semés à chaque pas dans le pays nous offrit un abri précieux, bien que ces murailles lézardées, branlantes, ne fussent pas de mine à nous rassurer contre les efforts croissans de la tempête. À l’étage supérieur, un vieux matelot était en train d’observer la mer, afin de signaler les sinistres au bourg voisin. Cet homme nous reçut avec empressement dans ce misérable gîte. Il nous apprit que le pyrgos prélevait jadis un droit d’ancrage sur les navires qui venaient mouiller dans l’anse étroite qu’il domine. Deux villages, à égale distance desquels il s’élève, s’en disputaient autrefois la possession. Un seul homme, relevé tous les deux jours de sa garde, était chargé de défendre la tour contre ses agresseurs. Il avait, il est vrai, à sa disposition vingt ou trente carabines toujours chargées. Quand il était attaqué, il faisait feu successivement de toutes les armes rangées à portée de sa main. Les guerriers de l’un ou l’autre village, attirés par le bruit de la fusillade, avaient le temps d’accourir pour lui prêter main-forte et faire lever le siège. Il faut aller dans le Magne pour rencontrer une forteresse défendue par un seul homme.

En descendant toujours le long du golfe de Messénie, on entre, à deux journées de marche de Scardamoula, sur le territoire qui formait la riche capitainerie des Koutoupharis, famille éteinte aujourd’hui, mais qui jouit pendant longtemps d’une grande influence. Le pope de Kambos m’avait muni d’une lettre de recommandation pour le seigneur Spiros, vieux capitaine fixé à Prastia, l’un des sites les plus pittoresques du district de Koutoupharis. Spiros habitait une sorte de château flanqué de deux tourelles, dont l’une était fort bien conservée, et l’autre à peu près en ruine. C’était là un des nombreux manoirs élevés dans ce pays par les Koutoupharis. Comment et de quel droit Spiros s’y était-il installé ? Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’après avoir vaillamment combattu pendant les guerres de l’indépendance, il était rentré dans son obscure patrie avec une grande réputation de bravoure et la bonne conscience d’avoir immolé autant de Turcs qu’il avait été en son pouvoir de le faire. À ce moment, la tribu qui se groupait autrefois autour des Koutoupharis reconnut avec empressement pour son chef le guerrier qui revenait du combat avec beaucoup de blessures et une belle gloire, car il est à remarquer que le Magne, divisé comme le reste de la Grèce en éparchies, nomarchies et dèmes, a conservé au fond de ses habitudes et de ses mœurs, à côté de cette organisation nouvelle, son ancienne organisation guerrière et féodale. Le peuple est resté réparti en tribus ou capitaineries que séparent non-seulement les divisions du territoire, mais encore les anciennes haines et les traditions populaires. Chacune de ces capitaineries se rallie, comme un véritable clan, autour d’une famille ou d’un chef. Le Maïnote est singulièrement attaché à cet état de choses, qui favorise son culte pour le passé, pour ses vieilles coutumes, pour ses annales militaires, en même temps que son peu de goût pour la civilisation. La régence qui inaugura le règne du roi Othon, voulant mettre un terme à cette situation, envoya des troupes dans le Magne avec ordre de raser sur toute la surface du pays les tours et les châteaux forts. Les Maïnotes exaspérés coururent aux armes, se retranchèrent dans leurs vieux postes de guerre, et accueillirent les soldats bavarois à coups de fusil. Il fallut rappeler les troupes et retirer le décret, pour éviter une guerre qui aurait pu durer longtemps et coûter beaucoup de sang.

Tout en lisant la lettre de son ami de Karabos, Spiros m’offrit la pipe, le glyko et le café, suivant l’usage oriental. Il était gravement assis sur des coussins, et portait avec une mâle coquetterie la veste brodée, la fustanelle blanche, le large bonnet de feutre rouge rejeté en arrière. Ses jambes étaient enveloppées d’une ample fourrure. Ses armes, d’une extrême richesse, étaient accrochées au-dessus de sa tête à la muraille blanchie à la chaux. À droite de ce trophée, je remarquai une image grossière représentant Bonaparte, premier consul, à cheval ; à gauche, une autre image plus grossière encore figurait une nymphe fantastique à moitié hors de l’eau et portant je ne sais trop pourquoi un énorme vaisseau dans sa main. Pendant toute la soirée, l’échelle qui servait de moyen de communication entre le rez-de-chaussée et le premier étage fut assiégée par les visiteurs qui venaient, armés de pied en cap, rendre leurs devoirs au seigneur Spiros. Le repas du soir nous fut servi à la klephte ; nous mangeâmes, accroupis autour d’une table basse couverte d’une nappe où chacun s’essuyait la bouche et les doigts tour à tour, et nous bûmes dans le même verre, qui circulait à la ronde et sans relâche. Spiros était intelligent, et j’obtins de lui de précieux renseignemens sur l’histoire et les mœurs de son pays, ainsi que sur quelques-unes des anciennes et nobles familles maïnotes, dont un petit nombre seulement a survécu aux dernières guerres contre les Turcs.

Les environs de Prastia étaient, au moment de mon passage, ravagés par la fièvre, fléau qui parcourt incessamment la Grèce des bords de la mer à la cime des montagnes, et qui sévit dans les lieux même les plus salubres et les moins accessibles en apparence aux exhalaisons méphitiques des plaines. Contre ce fléau, le paysan de l’intérieur est désarmé. William Leake assure avoir rencontré dans le Magne un aventurier français qui s’était fait la réputation d’un éminent docteur ; toute sa science consistait à administrer à ses malades de petites doses de tabac à priser qu’il puisait dans une superbe tabatière d’or. Cette tabatière d’or lui devint funeste ; des Kakovouniotes tuèrent un jour le pauvre docteur pour s’emparer, non de la précieuse panacée, mais du riche bijou qui la contenait. Les Maïnotes n’en sont plus à croire à l’efficacité médicale d’une prise de tabac ; mais ils ne connaissent guère d’autres remèdes que les simples cueillis sur les montagnes, ou les formules magiques destinées à conjurer le mal. Lorsque ces deux moyens sont impuissans, ils ont recours au prêtre. Celui-ci s’assied au chevet du malade, impose les mains sur son front, quelquefois pendant une nuit entière, et récite à haute voix certains versets des livres sacrés auxquels les croyances populaires attribuent la vertu précieuse d’exorciser la fièvre. Il arrive parfois que le fluide magnétique qui, par le fait de l’imposition des mains, se dégage à l’insu même de l’ignorant opérateur procure quelque soulagement ou termine une crise ; mais le plus souvent le malade expire entre les mains du prêtre, qui peut ainsi passer sans transition de ses exorcismes aux prières des trépassés. Pour dernier acte de son ministère, il bénit le clou que le superstitieux paysan enfonce à la porte de la chambre du mort, afin d’empêcher que celui-ci ne sorte la nuit de sa tombe et ne revienne effrayer les vivans par de redoutables apparitions.

De Prastia, une demi-journée de marche conduit à Vitulo, l’ancienne OEtylos. Vitulo, l’une des plus anciennes villes du Magne, possède une population d’environ deux mille âmes, plusieurs monastères et un évêché dont l’établissement remonte aux premiers temps du christianisme. Elle est construite, à une lieue de la mer, sur un rocher menaçant que dominent cinq grosses tours, et dont l’abord est en outre protégé par l’acropole fortifiée de Kélapha, située à deux ou trois cents mètres en avant. Vitulo fut longtemps un repaire de pirates. Un dicton populaire, qui trouvait encore son application il y a quelque vingt ans, prétend que, lorsque les hommes de Vitulo sont restés huit jours sans faire en mer quelque capture, toute la population prend le deuil, se croit abandonnée de Dieu, et adresse au ciel des prières comme pour une calamité publique. À Vitulo commence le pays nommé Kakovouni, sombre domaine de la puissante famille Mavromichalis. Cette contrée est restée en proie aux discordes intestines, aux éternelles guerres de village à village et de tribu à tribu. Le poignard, le mousquet, le poison, la vendetta, sous ses formes les plus terribles et dans toute son implacable rigueur, remplissent l’histoire locale de cette province.

Un fait peut donner une idée de l’anarchie qui la trouble encore. Peu de jours avant mon arrivée, des klephtes s’étaient jetés sur le petit hameau de Vraza, et avaient enlevé, non sans coup férir, une dizaine de femmes et d’enfans, pour la rançon desquels ils demandaient une somme exorbitante. Un détachement de troupes fut envoyé de Vitulo à leur poursuite. Cette circonstance décida mon guide, qui s’y était jusqu’alors refusé, à franchir les limites trop justement redoutées du Kakovouni. Je me joignis donc, avec mes deux hommes et mes trois chevaux, à cette petite troupe, composée de cinq ou six gendarmes réguliers et d’une dizaine d’orophylakes[6] qui ne valaient guère mieux, je crois, que ceux qu’ils étaient chargés de poursuivre. Orophylakes et gendarmes ne cessèrent en effet de s’accabler de défis et de menaces, et je ne sais trop à quel hasard je dus de ne pas les voir s’entre-tuer en route. Après deux jours d’une marche pleine de fatigues à traversées rochers abrupts brûlés par le soleil et par le vent de la mer, j’achevai de traverser l’étroit espace qui sépare au midi les golfes de Messénie et de Laconie. À l’extrémité de ce dernier, accueilli dans un monastère situé sur une haute cime qui domine le petit port de Portoquaglio (Port-aux-Cailles), je me séparai sans regrets de ma turbulente escorte, qui poursuivit son expédition vers le cap Ténare, où elle supposait que les klephtes s’étaient réfugiés avec leur proie. J’appris bientôt que ces derniers, cernés par la troupe, s’étaient défendus pendant toute une semaine, et qu’ayant épuisé leurs vivres et leurs munitions, ils avaient enfin capitulé, rendu leurs otages et livré deux de leurs chefs. Les femmes et les enfans furent réintégrés dans leurs foyers, mais les deux chefs réussirent à s’échapper et à regagner leurs repaires. Le monastère où je fus reçu était resté longtemps inhabité. L’évêque d’OEtylos venait d’y installer récemment quelques moines et un hégoumène, pour tenter d’instruire et de moraliser les barbares peuplades disséminées sur ce promontoire. L’hégoumène, jeune encore, intelligent, énergique, me manifesta cependant peu d’espoir de réussir dans la difficile mission qui lui était confiée ; il me parut plus préoccupé de se garantir contre les attaques de ses féroces ouailles que de porter dans leurs villages les lumières de l’enseignement religieux. Les Kakovouniotes, autrefois les pirates les plus acharnés de l’Archipel, aujourd’hui encore en permanente insurrection contre les lois du pays et les principes de la civilisation, sont un objet de terreur, même pour les habitans des autres parties du Magne. Ils n’ont fait aucun pas hors de la barbarie et de l’ignorance profondes où ils sont plongés depuis plusieurs siècles, et qui cependant n’ont pas effacé de leurs traditions le nom de Lacédémone ; ils se disent Spartiates et prétendent même que Lycurgue, ou Kyr Lykourgo, le seigneur Lycurgue, vint terminer sa vie sur les sauvages rochers du Ténare, où ils montrent encore son pyrgos. Cette légende, qui donne au sombre législateur de Sparte une tombe si bien appropriée à son âpre génie, mérite d’être ajoutée à celles qui le font mourir, les unes aux environs de Delphes, les autres en Élide ou dans l’île de Crète. La passion des habitans du Ténare, autrement dit de la Mauvaise-Montagne, pour le vol et le meurtre était telle qu’ils affrontaient avec une inconcevable audace les plus affreuses tempêtes pour se jeter sur les navires en détresse et les piller au milieu même du naufrage. Aujourd’hui qu’ils ne peuvent plus se livrer à la piraterie, ils exercent le brigandage en Messénie, dans les gorges du Taygète, jusque sur les plateaux de l’Arcadie, chaque fois que l’ordre est troublé dans le royaume par quelque révolution ou quelque agitation populaire. Le reste du temps, ils se battent entre eux avec fureur, soit pour se venger d’une injure récente. soit pour reprendre des hostilités qui n’ont jamais pu s’éteindre entre certaines familles, et dont la première cause se perd quelquefois dans la nuit des temps. L’hégoumène du monastère de Portoquaglio me disait que l’écho de ces batailles arrivait souvent à ses oreilles ; il ajoutait que ces gens intraitables observaient scrupuleusement chaque semaine, même dans leurs plus sanglantes querelles, une sorte de trêve du Seigneur qui les oblige du moins à déposer les armes depuis le samedi soir, après le coucher du soleil, jusqu’au lundi matin. Ces hommes font le dénombrement de leur population non par âmes, mais par fusils ; Lagia, par exemple, leur village le plus considérable, est de quatre cents fusils, et ce calcul comprend non-seulement les individus mâles, mais les femmes et les enfans, car les femmes se battent et possèdent leur carabine comme les hommes, et les enfans sont, dès l’âge de six à sept ans, armés de longs pistolets. Les Kakovouniotes ont cependant exercé de tout temps une industrie qui constitue encore aujourd’hui leur principale ressource : la préparation des cailles desséchées et marinées. L’extrémité du Magne est en effet un lieu de halte pour ce gibier, qui s’abat, vers la fin de l’automne, sur les rochers du Ténare, épuisé de fatigue et par volées innombrables. Le sol en est alors tellement couvert, disent les habitans, qu’on y distingue à peine la moindre pierre. Les chefs de famille ont soin de marquer d’avance, les armes à la main, les emplacemens qu’ils se réservent pour y ramasser les cailles dans d’immenses filets. Tandis que les hommes traitent de ces démarcations, grosse affaire qui se termine rarement sans entraîner quelque rixe sanglante, et qui est toujours le prétexte d’interminables guerres entre les tribus, les femmes emploient le mois d’août à puiser l’eau de mer, dont elles remplissent les moindres trous de la côte ; la chaleur extrême du soleil opère promptement l’évaporation, qui laisse après elle un dépôt de sel gris très amer et très parfumé. Les cailles une fois recueillies par les hommes dans les filets, les femmes leur coupent la tête et les pattes, les plument avec soin, et les saupoudrent abondamment de ce sel ; puis elles les aplatissent entre deux planches chargées de grosses pierres. Ainsi préparées, les cailles sont un mets fort goûté des Kakovouniotes, qui, après en avoir conservé la quantité nécessaire à leur consommation, peuvent encore en vendre dans tout le reste du Magne.

À Portoquaglio, je louai une barque pour remonter le golfe de Laconie jusqu’à Marathonisi, car les renseignemens que je reçus me démontrèrent l’impossibilité de pénétrer plus avant dans le Kakovouni, désolé alors par une sorte de guerre civile. Favorisé par un calme inaccoutumé dans ces parages, après une navigation de deux jours à travers un dédale de récifs terribles, de roches menaçantes, de petits ports cachés derrière de sombres écueils, je débarquai à Marathonisi, chef-lieu du Magne oriental et dernière étape de mon excursion dans cette partie de la Grèce. Marathonisi ou plutôt Gythium, que les Grecs appellent ainsi du nom de la ville antique dont les vestiges épars s’étalent à quelques centaines de mètres de la ville moderne, Gythium est construite au fond d’une baie sur un rocher imprenable. Comme dans toutes les villes du Magne, une forteresse domine et protège les habitations groupées autour d’elle ; de plus, l’entrée de la baie est défendue par un îlot fortifié[7], où Leake et plus tard Bory de Saint-Vincent furent accueillis avec une hospitalité tout homérique par la noble et puissante famille Djanetakis[8]. Leake trouva le capitaine Antonio Djanetakis en guerre avec tous ses voisins et sur un bon pied de défense, entouré qu’il était de ses cinq neveux et lieutenans, Démétrius, Katzanos, Ghiorghio, Lampro et Tzingurio. Ce dernier surtout était célèbre par ses faits d’armes et réputé pour le plus redoutable guerrier du pays. D’une beauté farouche, que rehaussaient encore une longue cicatrice qui lui sillonnait le visage et une paire d’énormes moustaches qui tombaient jusque sur ses épaules, Tzingurio offrait l’image la plus terrible et la plus accomplie du héros maïnote.

La province de Gythium est celle de tout le Magne où l’on constate aujourd’hui le plus de progrès. C’est assurément par ce chemin que la civilisation s’introduira dans le pays, trop négligé jusqu’à ce jour par les divers gouvernemens qui se sont succédé en Grèce. Ce progrès, il est vrai, ne dépasse guère l’enceinte des villes ni la limite des campagnes les plus rapprochées. Dès que l’on pénètre dans l’intérieur du Maïna et que l’on séjourne dans les villages semés sur les flancs abrupts du rocher, on y retrouve les mœurs, les usages et les préjugés d’autrefois. En allant de Gythium à Sparte, je m’arrêtai un soir dans le village de Levitzova, au milieu de l’une des plus sauvages solitudes du Taygète. Vers le milieu de la nuit, je fus éveillé par une détonation, bientôt suivie d’une fusillade, qui partait à la fois de tous les côtés du hameau. Je me crus en pleine bataille : c’était une réjouissance publique. Un enfant mâle venait de naître au village. Or, lorsqu’un enfant vient au monde, si c’est un garçon, le père descend dans la rue et décharge sa carabine pour annoncer l’événement à ses proches et à ses amis ; ceux-ci répondent à ce signal de la même façon, et ce feu roulant dure quelquefois des journées entières, tant ces hommes aiment à s’enivrer de l’odeur de la poudre. Le nouveau-né est lavé avec une décoction de plantes aromatiques et saupoudré de la tête aux pieds de sel, de poivre et de myrte broyés ensemble. Au baptême, le prêtre détache un morceau de cire des cierges de l’autel, coupe quelques cheveux sur la tête de l’enfant, les fixe à cette cire et les jette dans l’eau baptismale ; il passe ensuite au cou de l’enfant cette amulette destinée à le protéger contre les maléfices, dont la crainte invincible hante à tout propos la superstitieuse imagination des Grecs. Le berceau où repose l’enfant maïnote est fait d’une peau de mouton ; deux cordes fixées à ses deux extrémités servent à le pendre à la muraille, à côté des armes du chef de famille ; quand la mère sort, elle passe ce berceau sur son dos en bandoulière. J’ai vu plus d’une jeune femme du Magne revenir des champs portant tout ensemble sur ses épaules et ce précieux fardeau et un fagot de bois ou de bruyères, le tout si bien et si solidement arrangé qu’elle conserve les bras complètement libres pour filer en cheminant en temps de paix, pour faire le coup de feu en temps de guerre. Que de klephtes portés de la sorte d’étape, en étape à travers les montagnes ont été défendus et sauvés par le mousquet maternel ! Comme à Souli, comme à Sfakia, l’enfant est bercé par le récit des aventures et des exploits de ses aïeux. Plus tard, il aide à fabriquer la poudre grossière que chaque famille maïnote prépare pour son usage. À l’âge de douze ou quinze ans, il prenait autrefois la carabine et se mêlait aux défenseurs du pays. Tirer d’une main sûre en appuyant le canon de son fusil sur une pierre ou sur une branche d’arbre, ne jamais compter l’ennemi, se défendre jusqu’à la mort dans les pyrgos, derrière les retranchemens, au sein des excavations pratiquées dans le roc, telle était la tactique très simple que l’on apprenait au jeune guerrier. Un usage immémorial et conforme à certaines lois militaires des anciens Spartiates interdisait aux Maïnotes de poursuivre l’ennemi après l’avoir vaincu : sage prescription qui convenait à une peuplade trop peu nombreuse pour prendre jamais l’offensive, et qui a toujours préservé les défenseurs du Magne des embuscades où les Turcs cherchèrent maintes fois à les faire tomber en les provoquant à sortir de leurs impénétrables retraites. La morale du Maïnote se réduit à quelques formules toutes primitives. Un Grec, Stephanopoli, dont les pères ont joué un grand rôle dans l’histoire de ce pays, en a donné, sous forme de dialogue, un curieux échantillon. « Qu’es-tu ? demande-t-on au jeune Maïnote. — Un homme libre. — Sur quoi se fonde ta liberté ? — Sur le souvenir de mes ancêtres. — Quels étaient-ils ? — Les Spartiates. — Quels sont les devoirs d’un Maïnote ? — Respecter les vieillards et les femmes, secourir ses père et mère, être lent à promettre et fidèle à tenir, venger son injure, aimer jusqu’à la mort la liberté, le premier des biens. » Tels sont encore les seuls principes sur lesquels le Maïnote règle sa conduite. Tout acte de lâcheté est puni d’une réprobation universelle. L’héroïsme des mères Spartiates revit dans une des coutumes locales. En temps de guerre, après une bataille, les vêtemens de ceux qui sont morts dans le combat sont apportés sur la place publique et présentés à leurs mères ; si celles-ci reconnaissent qu’ils ont été blessés glorieusement à la poitrine, elles pleurent, prennent le deuil, recueillent les armes du défunt, et s’abandonnent à toute leur douleur ; si elles reconnaissent au contraire qu’ils ont été blessés par derrière, tournant le dos à l’ennemi, elles brûlent aussitôt les habits et les armes du lâche, et ne versent pas une larme. Le vol, lorsqu’il est opéré avec adresse, courage et succès, tourne à la gloire plutôt qu’à la honte de celui qui l’a commis ; la plus forte peine qui lui soit appliquée est l’excommunication lancée pendant l’office divin par le prêtre contre le voleur à la requête du volé. Il arrive souvent, m’a-t-on assuré, que le coupable, effrayé de cette excommunication, restitue de lui-même le fruit de son larcin. Le meurtre était autrefois puni d’un exil perpétuel, lorsqu’il n’était pas le dénoûment d’une vendetta publiquement déclarée. Il arrivait aussi que, par une générosité étrange, les pa-rens consentaient à rappeler l’assassin, lorsque le père de famille, devenu vieux, avait besoin d’un bras jeune et vigoureux pour défendre son domaine, soutenir l’honneur militaire de son nom et conduire ses hommes d’armes au combat. En ce cas, le père cherchait à découvrir la retraite du meurtrier de son fils, le faisait venir, l’invitait à un banquet où les membres des deux familles étaient conviés, et lui disait : « Tu m’as privé de mon fils, je t’appelle à le remplacer ; dès ce moment, je t’adopte. » Adoption qui nous semble révolter la nature, mais qui est après tout conforme au caractère farouche et dur de ce peuple, qui tient peu de compte de la vie humaine, et dont le sentiment est avant tout guerrier et patriotique.

La vendetta est la passion dominante du Maïnote ; elle absout chez lui tous les crimes, et a fait couler dans le Magne autant de sang que la guerre contre les Turcs. Celui qui épouse une femme qui a du sang, c’est-à-dire dont la famille a un devoir de vengeance à accomplir, épouse en même temps ce devoir, et la vendetta se transmet ainsi de génération en génération. Outrager l’honneur des femmes, les maltraiter, les séduire, ce sont des crimes que le code maïnote ne pardonne pas, et qu’il poursuit encore aujourd’hui de sa plus implacable rigueur. Tout séducteur est considéré comme un ennemi public ; la fuite peut seule le soustraire à une mort certaine. Quant à la femme séduite, son mari la met à mort ; si le mari est absent, le père ou le frère use impitoyablement de ce droit. Si la coupable est une jeune fille, un axiome populaire dit que le séducteur ne peut racheter sa faute qu’en donnant au père un taureau assez grand pour boire dans la mer du haut de la cime du mont Saint-Hélie. En réalité, les coutumes maïnotes admettent un moyen bien plus simple de réparer le mal, un prompt mariage. Si le jeune homme est trop pauvre pour se marier, il n’a plus qu’une ressource pour désarmer la main prête à le frapper, lui et sa victime : il va trouver le père, lui déclare qu’il s’expatrie pour faire fortune au loin, et indique en même temps l’époque précise de son retour. À partir de ce moment, la jeune fille n’entend plus un seul reproche sortir de la bouche des siens. Si son amant tient parole et revient à l’époque fixée par lui, il est reçu avec joie, et les noces ont lieu. S’il ne revient pas, les parens de la malheureuse s’assemblent pour prier et pleurer sur elle pendant trois jours ; à l’expiration de ce dernier délai, le père ou le frère aîné lui brûle la cervelle pour éteindre le déshonneur attiré sur la maison. L’infortunée laisse-t-elle un enfant, celui-ci est considéré comme non responsable du crime de sa mère et admis comme membre légitime de la famille. Ces lois draconiennes subsistent toujours ; il suffit d’avoir vu ces hommes de près pour ne point douter que, le cas échéant, elles ne soient encore inexorablement appliquées en dépit du code qui régit la Grèce civilisée, mais dont l’action se fait à peine sentir sur les mœurs à la fois austères et barbares de cette sauvage province. La femme maïnote, d’une beauté correcte et classique, mais trop mâle, sait d’ailleurs se faire respecter elle-même. Je me souviens que, bivouaquant un matin près d’un village où j’avais envoyé mon agoïate pour faire provision de vivres, je vis celui-ci revenir tout à coup éploré, essoufflé et se plaignant au guide de ce que, faute d’entente, une femme l’avait fortement battu. « Que ne le lui as-tu rendu ? lui dis-je en riant de sa piteuse mine. — Je m’en serais bien gardé ! s’écria-t-il ; c’est une Maïnote : elle m’aurait tué. » Tandis que la femme est, dans le reste de la Grèce, réduite à la condition la plus servile, parmi les Maïnotes elle tient le rang qui convient à la mère de famille. Condamnée, il est vrai, par de barbares préjugés aux plus pénibles corvées du ménage et aux rudes labeurs des champs, elle retrouve du moins à son foyer les égards qui lui sont dus, le respect du mari, des enfans et des hôtes. Les annales militaires du Magne ont, comme celles de Souli, leurs héroïnes, dont les exploits remplissent les récits populaires. L’une d’elles, Théocharis, dans un combat livré à Prastia, voit son fils tomber mortellement frappé ; elle saisit les armes du moribond, et se penchant à son oreille : « Dors, dit-elle, enfant, je suis à ton poste. » Elle se fit tuer sur le corps de son fils. — Irène, blessée par une balle turque, apostrophe l’ennemi en ces termes : « Ne te réjouis pas trop, car si je ne puis plus combattre ni travailler, je suis jeune et capable de faire des enfans qui me vengeront. »

C’est un vétéran des guerres de l’indépendance qui me racontait l’histoire de ces héroïnes populaires. Un hasard de voyage m’avait fait connaître pendant mon séjour à Gythium, ce vieux soldat, devenu démarque ou maire de son village, aux environs de Sparte, et j’avais pris en sa compagnie la route qui conduit de Gythium à Lacédémone. Le dernier jour de notre course, nous nous arrêtâmes sur un plateau qui dominait une immense étendue de pays. À ma gauche, j’avais la spacieuse vallée de Sparte, à mes pieds le Magne, qui se déroulait jusqu’aux plus lointaines limites de l’horizon. Je contemplais avec admiration tout cet ensemble merveilleusement pittoresque de montagnes, de rochers, de vieux châteaux, dont les silhouettes, brusquement accidentées, se dessinaient à mes yeux avec cette magie de couleurs et cette netteté de contours que la limpidité et la transparence extrêmes du ciel de Grèce prêtent au paysage. Mon compagnon continuait à m’entretenir des traits les plus saillans de l’histoire moderne du pays que je venais de parcourir. Il me faisait pour ainsi dire toucher du doigt chaque épisode de cette histoire, en me montrant, du site élevé où nous nous trouvions ici le pyrgos incendié, là le village détruit, plus loin la forteresse éventrée par les bombes turques, ailleurs l’étroit défilé héroïquement défendu à plusieurs reprises par quelques centaines d’hommes contre les nombreux soldats d’Ibrahim. Comme je déplorais devant lui les ravages causés par tant de guerres sur la population ainsi que sur les anciennes et nobles familles du Magne : « Qu’importe ? me répondit-il avec une fierté vraiment Spartiate ; ceux qui restent sont libres. »


II

Un petit nombre de traditions confuses, quelques passages d’un chroniqueur franc où sont mentionnés les efforts des croisés pour subjuguer les in domptables tribus du Magne, tels sont les seuls documens que l’on possède sur la première époque de l’histoire des Maïnotes. Séparées du monde d’un côté par la mer, de l’autre par les rochers et les abîmes qui leur servaient de rempart, ces tribus ne conservèrent des Spartiates que les coutumes barbares et les aptitudes guerrières. Ce n’est même que fort tard, sous l’empereur Basile Ier (867), qu’elles renoncèrent définitivement au culte des idoles et qu’elles reçurent le baptême[9]. S’il faut en croire les Maïnotes, le nom que porte leur pays[10] vient de la fureur avec laquelle ils ont constamment défendu leur liberté et leur autonomie contre toute invasion étrangère. C’est parmi eux que les croisés rencontrèrent leurs plus redoutables adversaires, lorsqu’ils se répandirent en Grèce et qu’ils la partagèrent en deux grandes souverainetés, le duché d’Athènes et la principauté d’Achaïe. Guillaume de Villehardouin, la grande figure de cette époque, le héros de cette passagère conquête, construisit deux imposantes forteresses, l’une à Maïna, l’autre à Passava[11], afin de tenir en respect les Maïnotes indomptés. En outre diverses baronnies furent érigées dans l’intérieur du Magne, que les compagnons de Villehardouin couvrirent de châteaux fortifiés. De son côté, en face de chaque manoir, le Maïnote éleva son pyrgos lourd, massif, informe, mais capable de soutenir de longs sièges. Pyrgos et donjons se livrèrent ainsi d’incessans combats. Il est à remarquer que les efforts des croisés pour soumettre au joug les belliqueuses peuplades du Magne tournèrent au plus grand avantage de celles-ci. En effet, les capitaines maïnotes, après le départ des Francs, héritèrent des citadelles, donjons et forteresses, dont l’occupation étrangère avait hérissé leur pays, qui se trouva ainsi doté à peu de frais d’un formidable système de défense, et en état de se soustraire à toutes les conquêtes par lesquelles passa successivement la Morée. Un autre trait particulier au Magne, c’est que les institutions féodales importées par les croisés s’y implantèrent profondément, tandis qu’elles ne laissèrent de traces nulle part ailleurs sur le sol de la Grèce. Les seigneurs indigènes qui succédèrent aux barons francs dans les demeures élevées par ceux-ci s’assimilèrent leurs institutions et devinrent à leur tour de vrais barons levant la dîme, portant écussons et bannières, entourés de feudataires et de vassaux. Le régime féodal convenait tout à fait à la nature de leur génie. Ainsi dans la province la plus reculée de la Grèce, pays si éminemment démocratique, s’éleva, dès la fin du XIIIe siècle, une aristocratie barbare, mais fortement constituée, qui s’est maintenue jusqu’à nos jours dans toute sa sauvage vigueur.

Cette aristocratie farouche, turbulente, avide de rapines, mais douée d’une valeur et d’un patriotisme à toute épreuve, eut pour chefs, pendant deux siècles à peu près, de 1472 à 1675, les descendans de la famille impériale des Comnènes. Nicéphore Comnène, dernier fils de l’empereur David II, ayant, après la chute de Trébizonde (1443), erré longtemps en Perse, chercha un refuge dans le Magne, qui était réputé déjà comme un inviolable asile de la liberté, et où l’attirait en outre le souvenir des Cantacuzènes et des Paléologues, qui avaient été à plusieurs reprises despotes de Mistra. Nicéphore aborda au port de Vitulo, où le prestige de son nom et de ses infortunes lui valut un accueil enthousiaste. Cette assemblée de chefs qui continuait, on l’a dit, à s’intituler fièrement le sénat de Lacédémone, lui décerna le titre de protogéros ou premier sénateur, titre qui entraînait avec lui une sorte de pouvoir suprême, et qui se transmit héréditairement à partir de ce jour dans la famille de Comnène. De nombreuses traditions locales ont perpétué la mémoire de cette période parmi les habitans du Magne. Le troisième protogéros, Étienne Ier, est celui dont les chroniques populaires ont gardé le plus de souvenirs. Ces chroniques le représentent comme doué d’une bravoure surprenante, d’une remarquable beauté, d’une force exceptionnelle, passionné pour la guerre, avide de gloire. Sous son règne (1537), les Turcs parvinrent jusqu’aux portes de Vitulo ; une mêlée terrible s’engagea et dura, dit-on, deux jours et deux nuits. Malgré des prodiges de valeur, la bataille restait indécise. Étienne, voyant les siens faiblir et commençant à craindre une défaite, fit vœu d’élever à ses frais un monastère dédié à la Vierge, s’il triomphait de l’ennemi. À ce moment même, un secours inopiné lui survint. Gerakari, fille d’un archonte, qui ouvre la série des héroïnes populaires dans le Magne, se précipite à grands cris sur le champ de bataille, à la tête des femmes de Vitulo ; elle ranime par ses paroles et son exemple le courage chancelant de ses compatriotes, et contribue vaillamment à rejeter les Turcs à la mer. Étienne Ier ne manqua pas d’accomplir son vœu, et fit construire à une petite distance au nord de Vitulo un monastère dont la majeure partie est aujourd’hui en ruine. Un membre de sa famille, du nom d’Alexis, entra dans les ordres et se retira dans ce cloître. Il se fit remarquer par sa piété et acquit une grande réputation de sainteté. On raconte qu’après sa mort des miracles eurent lieu sur sa tombe, et c’est en invoquant son nom que le superstitieux paysan vient encore, pour se guérir de quelque maladie ou se soustraire à quelque sortilège, boire l’eau glaciale de l’agiasa, ou source sacrée qui coule au pied du monastère. Lorsqu’une contagion sévit dans cette partie du Magne, les habitans prétendent que le bon moine, comme ils l’appellent, apparaît dans le ciel une torche à la main et dissipe le fléau.

À la suite de nouvelles victoires, Étienne Ier acquit une renommée qui lui suscita d’implacables jalousies. Il périt sous le poignard d’un assassin payé par ses rivaux (1545). Les annales populaires du Magne, qui se plaisent, pour grandir ce héros, à rapporter à lui tous les souvenirs qu’elles ont conservés de l’ère des Comnènes, donnent une autre version au sujet de sa mort. Un village des environs du Ténare s’étant révolté, Étienne partit avec un petit nombre de ses partisans pour faire rentrer les rebelles dans le devoir. Trahi par son guide, il fut attiré dans une embuscade ; ses compagnons furent tous tués après une lutte acharnée. Lui seul, grâce à son audace et à sa vigueur, parvint à s’échapper, et reprit à la course le chemin de Vitulo. Vers le soir, épuisé de fatigue, affaibli par ses blessures, il tomba demi-mort au bord d’une fontaine vers laquelle il avait dirigé ses pas. Une femme y puisait de l’eau ; sans le connaître, elle s’empresse auprès du guerrier mourant et le rappelle à la vie. Étienne lui apprend son nom et lui raconte son aventure. Par malheur, cette femme était du village même contre lequel Étienne venait de porter les armes. Celui-ci lui demande à boire ; elle lui fait signe qu’elle ne peut atteindre jusqu’à la source, et au moment où l’infortuné se penche pour remplir d’eau l’amphore qu’elle avait remise entre ses mains, elle le tue par derrière d’un coup de poignard. Je me souviens qu’un paysan me montrait auprès de Vitulo l’emplacement de ce mémorable combat. « Les Turcs, me disait-il, étaient sur le point de pénétrer dans la ville, lorsqu’au milieu de la nuit un géant d’une force surhumaine apparut à la tête des Grecs, rétablit le combat et repoussa les Turcs, à la fois écrasés de ses coups et confondus du prodige. » Ne doit-on pas reconnaître dans cette fiction légendaire le chef même qui, par sa force et sa beauté proverbiales comme par ses nombreuses victoires, est resté la figure héroïque et prédominante de la dynastie des Comnènes du Magne[12] ?

Contraints de lutter à la fois contre les Turcs à la frontière et contre leurs rivaux à l’intérieur, les Comnènes, à travers de perpétuelles guerres, maintinrent leur suprématie jusqu’en 1675, époque à laquelle une insurrection formidable, dirigée par le primat Liberaki, força le dernier des protogéros, George, à s’expatrier. Suivi de l’évêque Parthénios, de quelques moines de l’ordre de Saint-Basile et de sept cents hommes, ses proches ou ses partisans, George sortit de Vitulo et mit à la voile pour Gênes, où il fut chaleureusement accueilli. La république génoise concéda aux Stephanopoli Comnène le territoire de Paomia, en Corse.

Le génie colonisateur de l’ancienne Grèce se réveilla comme par enchantement chez les transfuges maïnotes. À peine débarqués en Corse, ces hommes, qui, chez eux, professaient un insurmontable dédain pour la culture du sol, s’y adonnèrent avec tant de zèle et d’intelligence que le territoire de Paomia devint rapidement entre leurs mains un des plus fertiles de cette île. Pendant cinquante ans, la colonie, gouvernée souverainement par les Stephanopoli, jouit d’une remarquable prospérité, et excita bientôt la jalousie des insulaires. Ceux-ci, lorsqu’ils s’insurgèrent contre la république de Gênes (1729), se jetèrent en masse sur les domaines des Grecs et les ravagèrent. Les Grecs cherchèrent un refuge à Ajaccio, où leur chef, Jean VI Stephanopoli, organisa un bataillon de trois cents hommes avec lesquels il accomplit en faveur de la république de Gênes des faits d’armes qui ont fait de lui le héros des traditions historiques de la colonie. Un jour entre autres, le gouverneur d’Ajaccio confia aux Maïnotes la périlleuse mission de dégager de poste de Génois cerné par les rebelles dans le fort de Corte, près de Bastia. Aussitôt Jean Stephanopoli réunit toute la colonie sur la place publique, annonce l’expédition, en explique les terribles dangers, et ordonne aux prêtres de dire les prières des morts pour ceux qui vont combattre. Un autel tendu de noir est dressé en plein air, et les trois cents guerriers, rangés en bataille et en armes, assistent avec une mâle et religieuse émotion à la cérémonie de leurs funérailles anticipées. Ils partent ensuite, pénètrent jusqu’à Corte après des prodiges de valeur, et reviennent décimés, mais couverts de gloire. Lorsque la Corse fut cédée à la France, sous le règne de Louis XV, les Grecs contribuèrent puissamment à la soumission de l’île. Après la pacification du pays, ils obtinrent de nouvelles concessions de terre à Cargèse, déposèrent les armes, et s’adonnèrent de nouveau à l’agriculture et au commerce avec le même succès qu’à Paomia[13]. Cette colonie subsiste et prospère encore avec ses traditions, dont elle est justement fière, sa langue, ses coutumes, ses prêtres et les cérémonies religieuses particulières au rite oriental, enfin avec tous les caractères de son antique nationalité.

Tandis que les Comnènes s’éloignaient du Magne, l’anarchie la plus complète s’emparait du pays. Le Bas-Magne, qui s’étend de Vitulo à l’extrémité du cap Ténare, était alors, comme aujourd’hui, en proie à une sorte de barbarie, et formait le domaine des redoutables Mavromichalis. Le Haut-Magne était divisé entre sept seigneurs principaux[14], au-dessous desquels s’agitaient une foule de petits hobereaux de pyrgos, turbulens, intrépides, avides de rapines et d’aventures, klephtes ou corsaires déterminés, capables de tout entreprendre pour satisfaire leurs passions et pour soutenir l’ambition et les querelles de leurs suzerains. À la tête de cette sauvage aristocratie, il faut placer les Mourzinos de Zarnate. Pendant plus d’un siècle, les Mourzinos et les Mavromichalis se disputèrent avec acharnement la suprématie. La lutte qui s’établit entre ces deux puissantes familles jette sur cette période à moitié légendaire un sanglant éclat ; elle a fourni de nombreux épisodes aux chroniques du peuple, qui la représentent comme un sombre mélange d’embûches, de meurtres, d’empoisonnemens, de romanesques incidens, à travers lesquels les Maïnotes n’en continuèrent pas moins, par de brillans faits d’armes chaque jour renouvelés, à maintenir leur indépendance et à répandre la terreur parmi les oppresseurs déjà Grèce. Il est à regretter que la poésie populaire ne se soit pas emparée d’un sujet qui eût été pour elle si fécond en inspirations. Malheureusement la poésie n’existe pas dans le Magne ; elle n’a pu éclore sur ces rochers où la guerre nationale et la guerre civile apparaissent simultanément et sans trêve dans toute leur âpreté. Ce silence à peu près complet de la poésie forme l’un des traits les plus caractéristiques parmi ceux qui distinguent les Maïnotes des autres Grecs, en même temps qu’il crée un lien de plus entre ces modernes Spartiates et leurs aïeux. Les traditions répandues par tout le Magne témoignent du reste suffisamment de l’impression profonde qu’y a laissée cette époque singulière, à laquelle il faut faire remonter l’origine des implacables rivalités qui divisent encore aujourd’hui les principales familles du pays. Ainsi l’on m’a raconté à Scardamoula qu’un jour Mavromichalis et Mourzinos se rencontrèrent sur la haute plate-forme d’un rocher qui domine la mer, et où s’élève à présent une petite chapelle dédiée à la Vierge. Les deux ennemis se défient et s’attaquent avec fureur. Le combat dure deux jours, les coups qu’ils se portent ébranlent la terre, le sang qui coule de leurs blessures rougit la mer ; mais ni l’un ni l’autre n’est atteint mortellement. Le soleil va se coucher pour la seconde fois depuis le commencement de ce duel gigantesque, lorsqu’une femme apparaît aux yeux des deux antagonistes, et leur dit : « Mes enfans, cessez votre combat ; sus aux Turcs : ils brûlent vos villages ! » À ces mots, elle disparaît. C’était la Panagia elle-même. De lointains incendies s’allument à l’horizon et confirment le divin avertissement, Mavromichalis et Mourzinos font le signe de la croix, appellent à grands cris leurs partisans, et se précipitent ensemble contre l’ennemi de la nation. Cette légende, reproduite par une fresque naïve et grossière à l’intérieur de l’oratoire dédié à la Vierge sur ce rocher, repose sans doute sur quelque épisode réel, transformé ainsi par la superstitieuse imagination des habitans de la contrée. Elle peint du reste fidèlement le double caractère qui se révèle à toutes les périodes de l’histoire du Magne, ensanglanté à l’intérieur par les rivalités des familles, sauvé en même temps par le patriotisme qui, à la première apparition des Turcs, fait taire toutes les querelles et réunit pour un moment en un seul faisceau les ennemis les plus acharnés.

Dans cette lutte, dont on ne peut guère suivre les péripéties qu’à l’aide de quelques chroniques populaires, les Mavromichalis l’emportèrent définitivement sur leurs rivaux, et lors du funeste soulèvement excité par les Russes en 1770 c’est un membre de cette famille, Giovanni, qui reçoit ceux-ci à Vitulo, qui traite avec eux en chef de la nation, les détourne par de sages avis d’une entreprise jugée par lui prématurée, et enfin appelle aux armes les Maïnotes après avoir reconnu l’impossibilité de reculer devant les promesses d’Orlof et l’agitation du pays[15]. Une romanesque aventure signale, au dire des Maïnotes, la jeunesse de Giovanni. Les Mavromichalis étant allés fêter la pâque dans un de leurs manoirs dont on ne rencontre plus que de méconnaissables vestiges à quelques lieues au nord de Vitulo, les Mourzinos profitèrent de l’heure du jeûne et de la prière pour escalader les murailles du château et surprendre leurs ennemis désarmés. Ils enlevèrent Giovanni, alors âgé de douze ans, et le livrèrent aux Turcs. Ceux-ci jetèrent l’enfant dans les cachots des Sept-Tours, comptant qu’un jour ou l’autre l’espoir de racheter ce précieux otage rendrait les Mavromichalis plus traitables. Quelques années après cet événement, Iatrakis, capitaine de Bardounia, se rendait à Zanthe avec sa fille, qui était d’une remarquable beauté. Pris en mer par un corsaire maltais, le père fut tué et la jeune fille vendue au sérail. Les Iatrakis possédaient de temps immémorial certaines recettes médicales dont ils se transmettaient le secret de génération en génération[16]. Au moment où la fille des Iatrakis fut introduite au sérail, le sultan était en proie à une fièvre que la science d’aucun de ses médecins n’avait pu vaincre. La jeune fille s’offrit à le guérir à la condition qu’on lui accorderait, en cas de succès, la grâce qu’elle demanderait. Sa proposition est acceptée ; elle compose un breuvage suivant les formules médicales qu’elle avait apprises dans sa famille, et réussit à sauver l’auguste malade. Comme prix de ce bienfait, elle demande la liberté pour elle-même et pour celui des captifs grecs qu’elle choisira pour époux. On la conduit dans les prisons où gémissaient bon nombre de ses compatriotes ; elle reconnaît tout de suite à sa haute stature, à la noblesse et à la fierté de ses traits, le fils des Mavromichalis, dont elle fait tomber les chaînes, et tous deux, sur l’ordre du sultan, sont reconduits avec honneur dans leur patrie.

Giovanni tient une place considérable non-seulement dans la légende, mais aussi dans l’histoire de son pays. Lorsque les Russes débarquèrent à Vitulo, il était âgé de plus de soixante ans, et portait sur la figure les traces de trois coups de feu reçus dans ses combats contre les Turcs. C’est lui qui conduisit les Maïnotes au siège de Coron conjointement avec Dolgorouki et quatre cents Russes. L’entreprise, mal secondée par la flotte moscovite, entravée par la mésintelligence qui se glissa bien vite entre les Maïnotes et les étrangers, échoua, malgré la molle défense des Turcs. Irrité de cet échec, Dolgorouki reprocha aux Grecs de n’avoir pas emporté la ville d’assaut. « Eh quoi ! lui répondit Mavromichalis avec hauteur, tu oses parler ici en maître, et tu n’es que l’esclave d’une femme. Tu nous fais massacrer, et tu t’abrites derrière nos rangs. Moi, je suis le chef d’un peuple libre, et fussé-je le dernier des citoyens du Magne, ma tête aurait encore plus de prix que la tienne. » Lorsque les Russes reprirent le chemin du Magne pour regagner leurs vaisseaux, Mavromichalis eut la générosité de sacrifier sa troupe pour protéger leur retraite. Pendant trois jours, il eut à faire face à un ennemi dix fois supérieur en nombre. Chaque combat éclaircissait ses rangs ; enfin, sur les frontières du Magne, à l’entrée d’une gorge étroite, talonné par deux mille Turcs, il s’enferma dans le pyrgos de Mili avec vingt-deux hommes, les seuls valides qui lui restassent. Il s’y défendit pendant dix jours. Les Turcs renoncèrent à s’emparer de cette masure, et n’osèrent pas s’aventurer dans le redoutable pays. de Maïna. Avant de rebrousser chemin, ils lancèrent contre le pyrgos une dernière bombe si bien dirigée par le hasard qu’elle en éventra la façade. De ces ruines fumantes, on ne vit sortir que deux êtres vivans, méconnaissables, noircis de poudre, couverts de sang et de blessures ; c’étaient un vieillard, Giovanni Mavromichalis, et un tout jeune enfant. Cet enfant fut plus tard le célèbre Pétro-bey, que le peuple du Péloponèse appelait et qu’il appelle encore dans ses récits le « roi du Magne. »


III

Après le départ des Russes, qui ne rougirent pas d’abandonner à la vindicte musulmane la Grèce qu’ils avaient soulevée, cent cinquante mille Albanais se ruèrent sur le Péloponèse qu’ils mirent à feu et à sang. Le Magne fut respecté parce qu’il était inexpugnable. Renonçant à vaincre les Maïnotes, le gouvernement de la Sublime-Porte essaya de les réduire au silence en entrant en arrangement avec eux. Par un firman solennel (1777), le sultan reconnut la vieille autonomie du Magne, et détacha cette province du sandgiac de Morée. Il fut arrêté par ce même firman que les Maïnotes nommeraient, pour les gouverner selon leurs lois et leurs coutumes, un chef indépendant qui porterait le titre de bey, à la condition qu’ils ne commettraient aucune déprédation sur le territoire turc, et qu’ils paieraient au trésor impérial un tribut annuel de 17,000 piastres, On ne se souvient pas qu’aucun bey se soit jamais acquitté de ce tribut, qui, suivant l’expression des Maïnotes, valut au sultan plus de balles que de piastres. Jean Koutoupharis ouvre la liste de ces princes qui semblèrent tous marqués du sceau de la fatalité, et ne purent, à l’exception de deux seulement, échapper à une tragique fin. Si les Mavromichalis, puissans, redoutés, populaires, ne profitèrent pas de la nouvelle organisation du Magne pour s’emparer du pouvoir qu’ils rêvaient depuis si longtemps, c’est que la dignité de bey, de création nouvelle, convoitée par de nombreux rivaux, n’offrait pas encore à leur ambition de suffisantes garanties. Retranchés dans leurs sauvages domaines de Vitulo, de Tzimovo et du Kakovouni, ils prirent vis-à-vis des beys une attitude silencieuse, pleine de menaces, épiant leur conduite, minant le terrain sous leurs pas, entretenant à Constantinople des agens dévoués à leur sombre et machiavélique politique, enfin n’apparaissant ouvertement sur la scène que lorsque la présence des Turcs les appelait à la remplir du bruit de quelque glorieux fait d’armes.

Koutoupharis gouverna le pays pendant sept ans. Il n’a laissé d’autre souvenir que celui- de quelques tentatives infructueuses pour s’emparer de la plaine d’Hélos, « sur laquelle, disait-il, les Maïnotes, en leur qualité de Spartiates, tenaient de leurs ancêtres d’incontestables droits. » Appelé à Constantinople sous le prétexte d’y exposer ses prétentions, il eut, sans doute sur de perfides conseils, l’imprudence de se rendre à cette invitation, et fut étranglé peu d’heures après son arrivée. À défaut d’héritier mâle et suivant la loi maïnote, sa veuve hérita, non de son titre de bey, mais de sa capitainerie. Elle s’est rendue célèbre par la façon terrible dont elle vengea la mort de son mari, les armes à la main. Afin de guerroyer plus librement à la tête de ses partisans, elle quitta les vêtemens de son sexe. Quelques vieillards se souviennent encore de l’avoir vue traverser le Magne à cheval, sous le brillant costume des nobles maïnotes d’alors, suivie de sa troupe, à laquelle des femmes intrépides comme elle s’étaient réunies. Un turban vert lui servait de coiffure ; ses cheveux tombaient en deux longues tresses, garnies de sequins, sur un dolman noir brodé d’or, doublé de fourrures, qui recouvrait une veste écarlate à manches ouvertes. Une ceinture formée d’un châle rouge portait son poignard et ses pistolets. Ses larges culottés noires étaient serrées au-dessus du genou ; des guêtres bleues, rehaussées de plaques d’or, complétaient ce riche et martial accoutrement. Elle portait en outre en bandoulière une carabine dont elle se servait avec une merveilleuse adresse. Pendant deux ans, elle fit, dit-on, plus de mal aux Turcs que les klephtes les plus fameux. Poussée par son insatiable ardeur de vengeance, elle osa même tourner ses armes contre ceux qu’elle soupçonnait d’avoir pris une part active à la mort tragique de son mari, et résolut de porter le ravage sur les domaines des seigneurs de Vitulo ; mais elle sortait à peine avec sa troupe du canton de Zarnate qu’une balle dirigée par une main invisible, sans doute amie des Mavromichalis, l’atteignit mortellement et mit fin à son aventureuse carrière.

Michaïl Troupianos, allié des Mourzinos, succéda à Koutoupharis. Traîtreusement attiré à Constantinople par la promesse d’un cafetan d’honneur, il fut étranglé comme son prédécesseur. Djanetakis Glygorakis, vulgairement connu en Grèce sous le nom de Djanim-Bey, parvint alors au commandement (1789)[17]. Ce fut

pour les Mavromichalis un rude adversaire à combattre. En effet, Djanetakis, seigneur de Gythium et de Mavrouni, était assez riche pour entretenir, lui aussi, auprès du divan, des agens destinés à déjouer les intrigues de ses adversaires. Il était généreux, populaire, doué d’une haute intelligence, d’une sagesse consommée. Il fallut aux Mavromichalis quinze années de constans efforts pour faire tomber Djanim-Bey, dont la mémoire est encore bénie dans le Magne. Son règne fut une. sorte d’âge d’or pour cette province, et son nom appartiendrait depuis longtemps à l’histoire, s’il eût été appelé à révéler ses grandes qualités sur un théâtre plus vaste.

Après s’être signalé par quelques expéditions heureuses contre les Turcs, Djanim essaya de donner au Magne une impulsion civilisatrice que cette province n’avait jamais reçue, et qui malheureusement ne survécut pas à son règne. Il traça des routes qui, très imparfaites, privées depuis de tout entretien, sont cependant encore les seules à peu près praticables de la contrée ; il répara les pyrgos et les châteaux démantelés dans les précédentes guerres ; il fonda des écoles, et fit renaître dans le district de Gythium la culture du coton, qui avait disparu, et qui, abandonnée de nouveau à l’époque des guerres de l’indépendance, n’a pas encore été activement reprise. Son règne offre l’exemple de ce que pourrait et devrait faire un gouvernement éclairé pour relever ce pays et le lancer dans la voie de la civilisation. Les muses elles-mêmes, qui jusqu’alors n’avaient osé s’aventurer dans ce farouche asile de la liberté, y tentèrent en ce temps-là une timide apparition. La cour de Djanim eut son poète, Nicolas Niphakis, qui consacra huit cents vers à la louange du prince et à la description du pays. Ce poème a été écrit sous l’impression profonde produite dans tout le Magne par deux grandes victoires que Djanim remporta presque simultanément, l’une sur les Turcs, qui, ayant tenté une descente près de Scardamoula, furent rejetés à la mer après avoir subi de grandes pertes, l’autre sur Koumoundourakis, capitaine de Zarnate, qui, secrètement animé par les Mavromichalis, prit les armes, fût atteint près d’Androuvitza et taillé en pièces. Bien que ce poème ne se fasse pas remarquer par les qualités originales qui distinguent la poésie populaire de la Grèce moderne, nous en citerons quelques passages qui sont la peinture très énergique du genre de vie que mènent encore aujourd’hui les Maïnotes. Après un coup d’œil rapidement jeté sur le Taygète, « où les infortunés Spartiates, maintenant appelés Maïnotes, cherchèrent un refuge pour sauver leur vie et leur liberté, » le poète passe à l’éloge du prince auquel son œuvre est dédiée :


« Djanim, la ferme colonne de la contrée, le père des orphelins, magnifique, hospitalier, grand patriote, a fait pour le Magne ce que nul avant lui n’avait fait. Dans son palais, une cloche sonne l’heure des repas. Tous ceux qui passent et entendent ce signal entrent hardiment, s’assoient à la table du bey, et s’en vont contens et rassasiés. Il aime le pauvre et l’étranger ; il persécute les méchans, qu’il broie comme du sel. Aussi tous, jeunes gens et vieillards, le chérissent, tous, excepté le seul Dourakis, qui vit comme un sanglier, opprimant et volant le faible, ne songeant qu’à festoyer avec sa maîtresse, tandis que le peuple murmure. Dourakis voulut s’emparer de Milia et de Marathonisi et soumettre tout le pays à sa loi. Il appelle les Turcs, lève une armée sur terre, une escadre sur mer, puis il s’avance vers Androuvitza ; mais les valeureux jeunes gens et les terribles capitaines s’opposent à sa marche, un seul en chasse cent devant lui, cent en chassent mille. »


Niphakis poursuit par la nomenclature des quarante-sept villes ou villages disséminés sur la surface du Magne ; il réserve au Kakovouni cette mention toute spéciale :


« Là, pas une goutte d’eau, point de moissons, si ce n’est un peu d’orge que les femmes sèment, cultivent et récoltent. Ce sont elles qui assemblent les maigres tiges et en forment des gerbes. Avec leurs mains, elles les étendent au soleil ; avec leurs pieds, elles les foulent sur l’aire. Aussi leurs mains et leurs pieds sont-ils couverts d’une peau sèche, duré, épaisse comme l’écaille des tortues. Pas un arbre, pas un buisson, pas une branche qui permette aux malheureuses de se reposer à l’ombre ou de rafraîchir leur vue. Le soir, elles tournent la meule à bras en se lamentant et en chantant de tristes myriologues. Pendant ce temps, les hommes rôdent au dehors, pillent, volent et méditent des trahisons les uns contre les autres. Celui-ci défend sa tour ou attaque celle de son voisin ; celui-là exerce le droit du sang sur un frère, un père, un neveu, et roule dans sa tête des projets de vengeance. S’il arrive qu’un navire, pour ses péchés, échoue sur la côte, tous se jettent sur lui et se disputent les moindres planches du naufrage. Quand un étranger s’aventure dans leur pays, ils l’invitent à manger avec eux, et lorsqu’il va partir, ils lui disent : « Compère[18], réfléchis à ce que nous allons te dire, c’est pour ton bien. Quitte cette tunique, ce manteau, cette ceinture, de peur qu’un de nos ennemis ne te les enlève pour te punir de l’hospitalité que nous t’avons donnée. Ah ! si les ennemis de notre village venaient à te dépouiller, ce serait pour nous une grande honte et un grand dommage. Et puis, mon petit compère, nous te le demandons, laisse-nous aussi ton chapeau, ta chemise, tes souliers ; à quoi tout cela peut-il te servir ? C’est bien ; maintenant tu peux être tranquille, tu n’as plus à craindre personne. » Tels sont les hommes qui ont fait au Magne un mauvais renom. Méprisez-les et fuyez-les comme des serpens. Quant aux Tzimovites[19], voilà de braves gens ! Leurs coutumes en font foi : marchands en apparence, au fond ce sont de vrais pirates. Que la faim et la soif, que le vent et la tempête les emportent tous ensemble ! »


Après cette malédiction lancée contre les Kakovouniotes, le poème finit par de légitimes louanges accordées aux efforts accomplis par le bey pour moraliser, instruire et discipliner le peuple[20].

Djanim (et ce fut l’honneur de son règne en même temps que la cause de sa chute) avait songé à l’émancipation générale de la Grèce. Le bruit des victoires de Bonaparte, général en chef de l’armée d’Italie, retentit dans le Magne, jusqu’alors étranger aux événemens qui se passaient en Europe. Djanim envoya en 1796 son fils aîné auprès du général pour lui soumettre un plan d’insurrection et lui demander des secours. Le jeune Maïnote fut bien accueilli, mais congédié sans promesses positives. Un an plus tard, peu de temps avant l’expédition d’Égypte, Bonaparte se souvint de son entrevue avec le fils du bey du Magne. Il confia à deux Grecs de Cargèse, à deux Stephanopoli, la mission de se rendre auprès du bey, d’étudier la disposition des esprits, la topographie et les ressources militaires du pays, puis de parcourir la Grèce pour y faire revivre l’espoir de la délivrance. Sans entrer dans le détail des péripéties nombreuses de leur voyage, il suffira de dire qu’après avoir couru de graves dangers, ils sortirent de Zante cachés au fond d’une barque, afin d’échapper à la surveillance de l’escadre ottomane. Ils prirent terre aux environs de Marathonisi à la faveur d’une nuit obscure et d’une bourrasque terrible qui faillit les submerger. Le fils du bey, averti de leur prochaine arrivée, les attendait nuit et jour, depuis une semaine, avec des troupes échelonnées sur divers points de la côte. Djanim les reçut à Gythium, et ouvrit avec un légitime orgueil la lettre que Bonaparte lui adressait, et qui portait cette suscription : le général en chef de l’armée d’Italie au chef du peuple libre de Maïna. — Accompagné de la fleur des guerriers du Magne, le bey se fit le guide des émissaires français à travers toute la contrée ; il les introduisit dans les forteresses, leur indiqua l’importance de chaque défilé, les questionna sur la tactique et la discipline européennes, fêta enfin leur présence tantôt par les jeux héroïques familiers à la jeunesse grecque, tantôt par des simulacres de combats. Le projet des Stephanopoli était de continuer leur mission dans le reste du Péloponèse ; mais Djanim leur fit comprendre qu’ils n’en sortiraient pas vivans, leur signalement ayant été donné à toutes les autorités turques. D’ailleurs il avait secrètement invité les principaux primats de la Morée à se rendre à Gythium pour y conférer des intérêts de la nation. La Livadie, l’Attique, l’Epire, la Crète même furent représentées à cette assemblée. « Que Bonaparte apparaisse à Corfou avec six mille Français seulement, s’écria l’un de ces primats, et nous répondons de la Grèce. » Mais l’heure de l’indépendance hellénique n’avait pas encore sonné ; Bonaparte avait ajourné ce projet lorsque ses envoyés lui adressèrent leurs rapports, dont on trouve un abrégé à la suite de la relation qu’ils ont publiée de leur voyage.

Cet épisode termine dignement le long règne de Djanim. La mission des Stephanopoli auprès de lui, ses aspirations bien connues à la complète indépendance de la nation, le congrès patriotique tenu à sa cour, fournirent de puissantes armes à ses ennemis. Il fut dénoncé au divan comme partisan des Français et fauteur des troubles qui commençaient à se manifester en Grèce. Heureusement les agens qu’il entretenait à Constantinople purent l’avertir à temps ; il parvint à se retirer à Zante, où il vécut longtemps encore entouré de la vénération publique.

Koumoundourakis, son adversaire, lui succéda en1805. Pris en mer par les Turcs, il fut pendu comme pirate. Antonio Glygorakis, plus connu sous le nom d’Anton-Bey, vint ensuite, et fut presque aussitôt dépossédé de sa dignité à la suite d’intrigues dont il est difficile de pénétrer le mystère. Zervakis et Théodoros apparaissent sur la scène et ne font que la traverser pour tomber, l’un dans les prisons des Sept-Tours, l’autre sous la balle d’un assassin. Désormais les seigneurs de Vitulo et Tziraovo n’avaient plus de rivaux sérieux ; le pouvoir passa naturellement entre leurs mains, et rien ne semblait devoir désormais le faire sortir de leur famille.

Pierre Mavromichalis, autrement dit Pétro-Bey, fut enfin proclamé en 1811. C’était alors un homme de cinquante ans, actif, orgueilleux, ambitieux, aimant le luxe, avide d’argent parce qu’il en était prodigue, particulièrement fier de la petitesse et de la beauté de sa main, signe de vieille race. Il aimait à rappeler en toute occasion la noblesse antique de sa famille. On nous a cité de lui cette hautaine réponse, faite à un capitaine qui, dans un conseil de guerre, se permettait d’émettre un avis contraire au sien : « Oses-tu bien, lui dit-il, homme né d’hier, te mesurer avec moi, dont le nom est aussi vieux que les cinq sommets du Taygète ! » L’influence de Pierre Mavromichalis, soutenue par une famille aussi nombreuse qu’intrépide, était telle dans tout le Péloponèse que son avènement fut regardé par les Turcs comme un défi, par les Grecs comme un présage d’indépendance. Aussi le capitan-pacha, étant venu à Vitulo sous prétexte de complimenter le nouveau bey, l’exhorta à livrer un de ses fils au sultan pour gage de sa fidélité. On nous a raconté qu’à ce moment Pétro-Bey fit venir ses six fils et leur dit : « Je dois obéir, car il faut pendant quelque temps encore endormir les craintes et la malveillance de l’ennemi. L’un de vous doit se sacrifier. » Tous s’offrirent en otages. Il y avait dans la maison de Mavromichalis un vieux prêtre aveugle. « Qu’on fasse venir le vieillard, » dit Pétro-Bey, et il donna l’ordre à ses enfans de faire silence, afin qu’aucun d’eux ne pût être reconnu au son de sa voix. « Je laisserai partir, ajouta-t-il, celui d’entre vous que sa main désignera. » La main de l’aveugle se porta sur Constantin. « Va sans crainte, mon enfant, lui dit Pétro-Bey ; Dieu me prive aujourd’hui de toi, mais il te rendra demain à la patrie. » En effet Constantin, après quelques années de captivité, réussit à s’échapper de Constantinople, et reparut dans le Magne au moment même où éclatait la guerre de l’indépendance.

La main de fer que Pétro-Bey appesantit sur le Magne et les actes de sévérité par lesquels il voulut dès le début consolider son autorité démentent le caractère de douceur que quelques philihellènes[21] lui ont attribué. En sortant de Portoquaglio, nous avons rencontré un haut récif témoin d’une de ses exécutions. Ayant appris qu’un prêtre de cette ville avait séduit une jeune fille, Pétro-Bey prétendit que l’antique austérité des mœurs se relâchait et résolut de faire un exemple. Il arrive, saisit le coupable, le livre aux deux frères de sa complice, et leur ordonne de le jeter pieds et poings liés sur ce rocher, qu’on appelle Karavopétra. Le malheureux y mourut de faim. Aussi les matelots n’aiment pas à doubler cet écueil, qu’ils croient hanté par de sinistres apparitions. En sa qualité de bey, Pierre Mavromichalis prélevait certains droits sur les navires et les marchandises qui entraient dans les ports du Magne, ou qui en sortaient, ainsi que sur les transactions commerciales peu nombreuses des Maïnotes. Un capitaine du nom de Tsouklas, possesseur du château de Vathya, étant informé qu’un convoi d’argent allait traverser sa capitainerie pour se rendre de Gythium à Vitulo, se crut en droit de prélever, lui aussi, une dîme sur le trésor qu’on faisait passer par ses domaines. Il s’embusque dans un défilé, arrête le convoi et s’empare d’une partie de la somme. Pétro-Bey n’était pas homme à laisser cette injure impunie ; il accourut avec une nombreuse troupe et une pièce de canon, et mit le siège devant le château de Vathya. Tsouklas se défendit en désespéré pendant douze jours. Au bout de ce temps, le canon fit une brèche par laquelle les assaillans pénétrèrent dans la place ; mais ils furent arrêtés par une seconde muraille que Tsouklas avait construite pour prolonger sa défense. Il fallut faire sauter encore cet obstacle, derrière lequel les vainqueurs ne trouvèrent que des cadavres. Tous les assiégés qu’avaient épargnés les balles ennemies s’étaient laissés mourir de faim et de soif plutôt que de se rendre. Tsouklas seul, encore vivant, s’échappa au dernier moment, en descendant au moyen d’une corde au fond d’un précipice béant derrière son pyrgos. Pétro-Bey fit raser le château de fond en comble. Tsouklas put se soustraire à toutes les poursuites, grâce à sa parfaite connaissance des moindres sentiers du Taygète. Quelques années plus tard, il rentra dans le Magne, errant et demandant l’hospitalité d’un monastère à l’autre, vivant d’aumônes, psalmodiant une complainte qu’il avait composée sur sa propre infortune, et dont nous n’avons pu apprendre que le refrain :


« Les vautours se sont abattus sur le nid du corbeau ; qu’est devenu le pyrgos de Vathya ? Les noirs Mavromichalis l’ont détruit. »


L’infortuné vécut fort longtemps encore, et revint tristement mourir sur les ruines mêmes de son ancienne demeure. Pétro-Bey, débarrassé de tous ses rivaux, très populaire dans tout le Magne, put à bon droit se regarder comme le fondateur de sa dynastie, et décora son fils aîné du titre de beyzadé, c’est-à-dire fils du bey, héritier présomptif ; mais l’affranchissement de la Grèce allait renverser cette espérance. Pétro-Bey n’en fut pas moins le premier à lever l’étendard de l’insurrection (1821), conjointement avec le célèbre Colocotronis. À ce moment, le Magne cesse d’avoir des annales et une existence particulières ; son histoire entre à partir de cette époque dans le domaine de l’histoire générale de la Grèce. Pendant tout le temps de la lutte nationale, les Mavromichalis montrèrent un courage héroïque ; quarante-neuf d’entre eux, fils, frères, neveux ou cousins de Pétro-Bey, tombèrent glorieusement les armes à la main, dans cette attitude tragique qui fut de tout temps particulière aux héros grecs. Il est à remarquer en effet que, depuis Marathon et les Thermopyles, tout Grec, capitaine, archonte ou simple klephte, qu’une halle vient frapper derrière quelque rocher, meurt d’une façon fière et superbe, avec un mot à l’adresse de la postérité, et convaincu que le monde a les yeux sur lui et va retentir du bruit de son trépas. Le beyzadé, par exemple, le plus beau des Grecs au dire de tous ceux qui l’ont connu, ayant été surpris dans un moulin à vent à Karystos en Eubée, et restant seul survivant de sa troupe après une magnifique défense, monte sur le toit de cette masure, fait signe aux assaillans de cesser le feu, et se passe son sabre au travers du corps en s’écriant : « Chiens de Turcs, vous n’aurez pas en vie le fils de Pétro-Bey ! » Un autre fils du bey, Kyriakoulis, que les conteurs populaires ne nomment jamais sans rappeler ses étonnantes moustaches, qu’il se nouait derrière la tête, Kyriakoulis fréta un navire et conduisit plusieurs centaines de Maïnotes au secours de Souli. Après la fatale bataille de Péta, il fut refoulé jusque sur les bords du golfe d’Ambracie à Phanari, près de Parga. Il se défendit plusieurs jours, retranché dans les maisons du village. À la fin, criblé de blessures et se sentant mourir, il distribua ses armes à ses compagnons, et confia sa ceinture à son protopallikare ou écuyer, en lui recommandant de la rapporter dans le Magne pour la suspendre dans la demeure de ses pères. Avant de rendre le dernier soupir, il donna l’ordre à ses soldats de lui trancher la tête pour ne pas la laisser tomber entre les mains des Turcs ; mais on n’eut pas à exaucer ce vœu, digne d’un Spartiate : les Turcs furent détournés de Phanari par l’approche de Marc Botzaris ; trente Maïnotes, derniers débris de cette valeureuse troupe, rapportèrent à Vitulo la dépouille mortelle de leur chef. À la suite de cent autres traits de ce genre, les Mavromichalis acquirent, pendant les guerres de l’indépendance, une célébrité que ne leur aurait sans doute pas value l’exercice du pouvoir dans leur obscure et sauvage principauté du Magne. Pétro-Bey fut tour à tour généralissime, président du congrès d’Astros, chef du pouvoir exécutif. Son nom apparaît au premier rang sur tous les champs de bataille et dans toutes les assemblées ; mais, une fois la Grèce pacifiée, les rêves ambitieux que les Mavromichalis avaient caressés dans l’ombre pendant deux siècles, et qu’ils avaient enfin réalisés après tant d’années de patience et d’efforts, furent détruits par l’émancipation même de la patrie. Le Magne devenait une simple province du nouvel état, et Pétro-Bey n’était plus le roi du Magne que dans les récits héroïques et les chants populaires. On sait quel rôle jouèrent les Mavromichalis sous la présidence du comte Capodistrias, qui tomba victime des rancunes de leur ambition irritée.

Pendant tout le reste de sa vie, Pétro-Bey ne cessa de se regarder comme un souverain dépossédé et d’attendre une occasion de manifester hautement ses prétentions. Il fut néanmoins créé sénateur, ainsi que son fils le général Anastase. Son dernier fils, le colonel Démétrius, figura parmi les aides de camp du roi Othon jusqu’au jour où un ministre de l’instruction publique, Korphiotakis, originaire du Magne, fut assassiné dans les rues d’Athènes. Le meurtrier, qui parvint à s’échapper, était un Dourakis, famille de tout temps inféodée à celle des Mavromichalis, qui avaient toujours compté les Korphiotakis parmi leurs adversaires. Ce meurtre était-il un nouvel exemple de la vendetta maïnote ? Rien ne l’a prouvé ; mais la cour se refroidit tellement à l’égard des Mavromichalis que ceux-ci durent se démettre de leurs charges. L’influence de cette antique et puissante maison, dont les annales offrent un sombre mélange d’héroïsme et de barbarie, de vertus patriotiques et de crimes, a survécu dans le Magne à tous les événemens, et c’est encore un de ses membres qui représente aujourd’hui cette province à l’assemblée nationale d’Athènes.

Trois foyers, nous l’avons dit, ont conservé, pendant la longue durée de l’oppression musulmane, une sorte d’indépendance parmi les populations grecques. De ces trois foyers, il n’en reste plus qu’un, et c’est le Magne. Souli, dont le nom est demeuré en Grèce comme un symbole d’héroïsme, Souli, la patrie des Tsavellas et de Marc Botzaris, est retombé sous le joug ottoman et n’est plus qu’un désert habité par les aigles ; Sfakia, dont les montagnes ont été l’asile de la liberté dans l’île de Crète, est aussi rentré dans le domaine des Turcs, et sa vaillante population a presque entièrement disparu. Le Magne, qui a survécu, se trouve incorporé à la Grèce libre ; mais il semble frappé lui-même d’une sorte de fatalité commune aux trois sanctuaires de l’indépendance hellénique, et destiné à rappeler, au sein de la nation affranchie, le triste souvenir de la servitude contre laquelle il a si énergiquement combattu. Ainsi qu’on a pu le voir, le Magne n’a rien perdu de sa farouche et barbare physionomie ; les passions, l’ignorance, les préjugés, les sauvages coutumes d’autrefois, y dominent encore ; les inimitiés de famille et de tribu, les guerres intestines continuent à désoler le pays ; le brigandage y recrute ses plus audacieuses bandes. Le peuple, regrettant son autonomie séculaire, ne peut se résoudre à la perte des institutions féodales et militaires qui ont, il est vrai, puissamment contribué à la conservation de son indépendance, qui ont fait sans doute sa gloire et sa force en face d’un implacable ennemi, mais qui n’ont plus de raison d’être depuis qu’il n’a plus d’ennemis à combattre. Le Maïnote, toujours en armes, retranché dans ses inabordables solitudes, derrière ses pyrgos fortifiés, préférerait de nouvelles guerres à la paix, où il se consume, et dont la Grèce civilisée n’a pas encore tenté sérieusement de lui faire apprécier les bienfaits. Peu s’en fallut que la dernière révolution ne procurât aux Maïnotes l’occasion d’entrer en campagne. Trois cents hommes, sous les ordres du colonel Pétropoulakos, se dirigèrent vers la Messénie pour y opérer une réaction en faveur de l’autorité royale ; mais la fuite précipitée du roi Othon ne leur permit pas de pousser plus loin l’aventure. Si le Magne faillit être la Vendée de la Grèce, il fut assurément inspiré plutôt par sa passion pour la guerre que par son attachement à la dynastie déchue. Il est temps que la Grèce accorde à cette province l’intérêt tout spécial dont elle est digne par les glorieux services qu’elle a rendus à la nationalité hellénique ; c’est en quelque sorte une dette anciennement contractée que la nation doit acquitter sans retard.

Fonder des écoles, favoriser l’agriculture, sillonner le pays de routes et de faciles voies de communication, pour l’arracher à son isolement par la circulation des individus, qui entraînera vite celle des idées ; le doter d’une administration et d’une magistrature autant que possible indigènes, en recrutant ce personnel parmi les seigneurs ou capitaines autour desquels le peuple se groupe encore, et qui, partisans aujourd’hui de l’anarchie, favorable à leur influence, seraient, une fois investis de la confiance du gouvernement, les défenseurs les plus intéressés et les plus actifs de l’ordre et du progrès : voilà les moyens par lesquels la Grèce doit s’attacher à civiliser cette province, dont elle peut tirer de nombreux éléments de prospérité. Et d’abord, la population du Magne, douée d’une vigueur et d’une énergie exceptionnelles, est appelée à devenir une pépinière de soldats et de marins incomparables le jour où elle saura comprendre la liberté sous d’autres formes que celles du brigandage et de la piraterie, Les écumeurs de mer qui sortent des côtes inabordables du Magne fourniront alors à la Grèce les plus hardis et les plus habiles navigateurs de sa marine marchande, et formeront le noyau d’une redoutable marine militaire ; l’armée recrutera à l’intérieur des hommes sobres, déterminés, habitués à toutes les privations et à toutes les fatigues. Ce pays d’ailleurs, malgré son âpre physionomie, est loin d’être une terre misérable et infertile : le figuier, l’olivier, le cotonnier même, abondent dans le Haut-Magne, et ne réclament qu’une culture plus intelligente. La production de la soie surtout doit intéresser le gouvernement. Le sol du Magne, où les céréales ne viennent pas, nourrit en revanche des mûriers d’une fécondité merveilleuse. Tempéré par les brises qui soufflent des deux golfes de Messénie et de Laconie, préservé des brusques variations de la température par le voisinage du Taygète, qui accumule et retient les orages sur ses hauts sommets, le climat y est éminemment propice à l’éducation des vers à soie, pratiquée d’ailleurs à toutes les époques dans le pays, mais avec des moyens grossiers et primitifs, et par la seule main des femmes. Cette source de richesse, d’autant plus certaine et précieuse que la consommation de la soie augmente chaque jour davantage sur tous les marchés de l’Europe, se développerait vite dans le Magne, si le gouvernement grec y introduisait les procédés et les instrumens perfectionnés de l’industrie moderne. Enfin le Kakovouni, rebelle à toute espèce de culture, forme à lui seul une immense carrière de marbres divers, et principalement de porphyre. L’exploitation de ces carrières conviendrait plus particulièrement au génie farouche des habitans de ce district, qui, tout déshérité qu’il est de la nature, apporterait ainsi lui-même son contingent à la richesse nationale.

On voit, par l’exemple du Magne, quel est le caractère des transformations intérieures auxquelles la Grèce doit consacrer jusqu’à nouvel ordre son activité. Outre ce pays trop négligé, d’autres provinces encore réclament la prompte intervention d’une sollicitude administrative éclairée. Au-delà du golfe de Lépante, dans l’Étolie et l’Acarnanie, des populations entières sont encore à l’état demi-barbare où les a laissées la domination musulmane. Il y a là aussi toute une métamorphose à opérer, toute une conquête matérielle et morale à poursuivre. Une pareille œuvre n’est certes pas de celles qui s’accomplissent en un jour, entre deux révolutions, par un subit accès de passagère sagesse ; la Grèce a besoin de s’armer de patience, de s’imposer la ténacité, de s’arracher au charme décevant et aventureux de la grande idée, pour embrasser le système plus pratique des améliorations et des travaux de l’ordre social et pacifique. C’est à ce prix seulement qu’elle obtiendra les sympathies et le secours de l’Europe, qui n’aurait nul intérêt à seconder le triomphe définitif de la nationalité grecque en Orient, si ce triomphe ne devait aboutir qu’à remplacer la barbarie des Turcs par celle des klephtes. Que la Grèce se hâte donc d’effacer les derniers vestiges de cette barbarie ; elle n’a pas de meilleur usage à faire de son indépendance et de sa nouvelle constitution, elle n’a pas de plus sûre garantie de force à donner à l’Occident.


E. YEMENIZ.

  1. Cinq doigts.
  2. Voyez sur les Sfakiotes les souvenirs de voyage de M. George Perrot, — Revue du 15 février et du 15 mars 1864.
  3. À la fin du siècle dernier, un savant anglais, William Leake, explora une partie du Magne ; plus tard Bory de Saint-Vincent y conduisit la mission scientifique chargée alors d’explorer la Morée. Les notes qu’ils ont recueillies méritent encore d’être consultées, mais ne peuvent remplacer les renseignemens qu’on obtient sur les lieux mêmes et en interrogeant, comme nous l’avons fait, les populations.
  4. De παλαιόν, ancien, et Χωρίον, village.
  5. Chef-lieu de la Messénie.
  6. Gardes-montagnes, troupe irrégulière aujourd’hui licenciée.
  7. L’île de Cranaé, où Pâris passa la première nuit de sa fuite avec celle qu’il venait de ravir au roi de Lacédémone.
  8. Le dernier représentant de cette ancienne famille est aujourd’hui général et aide de camp du roi.
  9. Constantin Porphyrogénète, de Adm. Imperii, part, IV, p. 135.
  10. ) Malna, du mot grec μανία, fureur, démence. Rulhière, lui, pense que le nom de Magne ou Maïna, inconnu dans l’antiquité, dérive du nom de l’ancienne Messénie ou Messania, défiguré par les syncopes barbares qui ont altéré la plupart des anciennes dénominations (Histoire de l’Anarchie de Pologne, t. III, p. 329).
  11. Trois lieues sud-ouest de Gythium.
  12. Constantin, son fils, lui succéda et prit le surnom de Stephanopoli, fils d’Étienne. Le surnom ne tarda pas à prendre la place du nom patronymique, suivant un usage fort répandu en Grèce. C’est sous le nom de Stephanopoli que les Comnène sont le plus souvent désignés dans les traditions locales.
  13. Les Stephanopoli continuèrent à gouverner la colonie avec le titre de chefs privilégiés des Grecs et à jouir de toutes les prérogatives de la souveraineté. Ils avaient seuls le droit de porter sur leurs vêtemens certaines couleurs telles que l’écarlate et le violet ; le clergé les recevait à la porte de l’église avec la croix et l’encens, et le jour de Pâques la colonie leur offrait le gâteau appelé vloyia. La haute noblesse et les droits des Stephanopoli Comnène, comme descendans directs et authentiques des empereurs de Byzance et de Trébizonde, furent officiellement reconnus par lettres patentes du roi Louis XVI, en date du mois de juin 1778. Il existe encore aujourd’hui plusieurs membres de l’antique famille des Comnènes. Il est à remarquer que tous les Grecs de Cargèse ajoutent à leur nom de famille le nom de Stephanopoli, pour témoigner qu’ils descendent des anciens partisans des Comnènes.
  14. Les Mourzinos de Zarnate, les Glygorakis de Gythium et de Mavrouni, les Iatrakis de Scardamoula, les Troupianos d’Androuvitza, les Christéos de Leftro, les Kyvélakis de Miléa, et les Nikolakis de Kastania.
  15. Rulhière, Anarchie de Pologne, t. III, p. 341.
  16. Iatrakis est un diminutif du mot ίατρός, médecin. Il existe aussi dans le Magne une famille Iatros, qui prétend descendre des Médicis, dont le nom d’Iatros est la traduction littérale. Une tradition répandue dans le Magne assure que ce sont les Médicis qui descendent des Iatros, dont ils ont italianisé le nom. Les renseignemens que nous avons reçus de la famille Iatros elle-même fournissent une version plus vraie. Les Iatros de Vitulo possèdent un manuscrit et des titres généalogiques dont nous avons obtenu un extrait suivant lequel, à une époque fort reculée, un Médicis, voyageant en Grèce, aurait été jeté par la tempête dans le port de Vitulo. Il y devint amoureux d’une jeune fille qu’il épousa, et dont il eut un fils. À la suite d’une circonstance ignorée, il fut tué par les Vituliotes ; sa veuve s’enfuit à Florence, emportant son enfant. Au bout de quelques années, elle revint dans le Magne avec son fils. Celui-ci se maria et eut quatre enfans mâles. Trois d’entre eux restèrent à Vitulo, où leurs descendans subsistent encore et jouissent d’une grande considération. Le quatrième, Jean, alla s’établir près de Sparte, dans le village de Lagonika, où l’on voit une vieille église construite par lui, comme l’indique une inscription qui se lit encore à la base d’une colonne du sanctuaire : ’Iωάννης Mέδιχος άνήειρς, élevée par Jean de Médicis. Les Iatros ou Médicis de Lagonika sont aujourd’hui établis dans la ville de Nauplie, où ils exercent une influence considérable, qu’ils doivent à l’estime publique encore plus qu’à leur grande fortune.
  17. Aux renseignemens pris sur les lieux s’ajoutent ici ceux que nous tirons d’un opuscule intitulé Quelques Faits historiques concernant le Magne, par Carabini et Vafa ; Athènes 1859.
  18. Kουμπάρη, compère, terme familier qu’emploient les Grecs pour désigner ceux qui ont tenu soit un enfant sur les fonts baptismaux, soit les couronnes qui, dans la cérémonie du mariage grec, sont posées sur la tête des deux époux. Par extension, ce terme est aussi appliqué aux hôtes.
  19. Habitans de Tzimovo.
  20. C’est le seul monument littéraire qui reste de ce pays et de cette époque. Il n’a pas été publié ; mais il en existe plusieurs exemplaires manuscrits en divers lieux de la Grèce. Il fut communiqué par l’évêque de Mistra à Leake, qui en cite quelques fragmens (Travels in thé Morea, t. Ier, p. 333). Quant à nous, nous l’avons trouvé bien loin de là, dans la cellule d’un moine de Mégaspileon, grand monastère situé près du golfe de Lépante, à une journée de Vostitza (ancienne Ægium). Ce moine, originaire du Magne, avait combattu pour l’indépendance, et portait au front une large cicatrice. Il était venu se reposer des agitations de sa carrière dans la nonchalante et paisible existence des religieux de l’ordre de Saint-Basile.
  21. Gordon’s History of the greek révolution, 3 vol. ; Mémoires sur la Grèce en 1825, par le colonel Raybaud.