Le Mahâbhârata (traduction Fauche)/Tome 3/mort de kirmira

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Traduction par Hippolyte Fauche.
(tome 3p. 77-84).

LA MORT DE KIRMIRA

Dhritarâshtra dit alors :

« Kshattri, je veux entendre la mort de Kirmira. Raconte ! Comment eut lieu cette rencontre de Bhîmaséna avec le Rakshasa ? » 385.

« Écoute, répondit Vidoura, cette aventure de Bhtma aux actions plus qu’humaines ; je l’ai entendue mainte et mainte fois déjà racontée à la fin de leurs récits. 386.

» Partis de ces lieux, puissant roi, les fils de Pândou, vaincus au jeu, arrivèrent au bout de trois jours et de trois nuits vers le bois appelé Kâmyaka. 387.

» C’était la nuit ; on touchait au milieu de sa carrière ; il était minuit, heure épouvantable par les incursions des Rakshasas anthropophages, aux actions féroces, 388.

» Les habitants des forêts, pâtres et pénitents, évitaient ce bois par un grand détour, sans doute, dans la crainte des monstres anthropophages. 389.

» À peine y entraient-ils, le Rakshasa, leur ayant fermé la sortie, se montra, la torche à sa main, avec ses yeux enflammés et sa mine épouvantable. 390.

» S’étant fait deux longs bras et un aspect horrible, il se tenait, ayant fermé la route, par où s’avançaient les descendants de Kourou. 391.

» Rakshasa aux dix dents jointes, à la tête enflammée, à la chevelure à moitié rasée, tel qu’un nuage environné de grues, ou tel que le tchakra de la foudre, entouré par les rayons du soleil, il produisait un vaste bruit, comme une nuée pluvieuse, qui vomit un immense fracas ; et il avait donné le jour à la Rakshasî Mâyâ. 392-393.

» Épouvantés à cette clameur, on voyait tomber à tous les points des cieux les oiseaux sans voix, comme des lotus dans une terre sèche. 394.

» Rempli d’ours, de buffles, d’éléphants et de gazelles, courant effrayées, le bois semblât n’être composé que de ce bruit. 395.

» Les lianes, avec leurs bras de pousses vermeilles, agitées par le grand vent, sorti de sa bouche, s’en allaient embrasser les arbres, quoique nés cependant loin d’elles. 396.

» Tristement épouvantable, un vent soufflait en ce moment, et le ciel, couvert par ce Rakshasa, avait perdu sa clarté. 397.

» Le grand ennemi des hommes, sans distinguer les cinq fils de Pândou, comme un malade gravement plcngé dans l’indifférence des choses, qui concernent les cinq sens, ayant vu de loin ces Pândouides, revêtus de la peau d’antilope noire, leur ferma, comme le mont MaSnaka, la porte de la forêt. 398-399.

» Krishna effrayée, aux yeux, de lotus bleu, rencontrant dors ce monstre qu’elle n’avait pas encore vu, en ferma ses regards d’épouvante. 400.

» Les cheveux épars sur ses épaules dans l’état où les avait tirés la main du cruel Douççâsana, elle se troubla soudain, comme une rivière, placée au milieu de cinq montagnes. 401.

» Les cinq fils de Pândou la reçurent, elle vivement émue, au milieu d’eux : tels les cinq organes des sens reçoivent la volupté attachée à un objet sensuel. 402.

» Ensuite le vigoureux Dhaâumya avec des mantras divers, destructeurs des Démons, sagement employés, fit périr, à la vue des Pândouides, la Rakshasî Mâyâ, qui s’était élevée d’une forme épouvantable. Vainqueur de Maya et doué d’une force immense, les yeux enflammés de colère, cruel, et porteur d’une forme, qu’il pouvait changer à son gré, il paraissait semblable au temps. Le roi à la grande science, Youddhîshthira lui dit alors : 403-404-405.

« Qui est ta majesté ? De qui sort-elle ? Que veut-elle qui soit fait ? » Le Bakshasa répondit alors à Youddhîshthira, le roi de la justice : 406.

« Je suis le frère de Vaka, on m’appelle Kirmîra ; j’habite, exempt de maladie, dans Kâmyaka, cette forêt solitaire. 407.

» Je me repais continuellement des hommes, que j’ai vaincus dans un combat. Qui êtes-vous donc, vous, qui venez près de moi, destinés à me servir d’aliments ? 408.

» Je vous vaincrai tous dans une bataille, et je vous mangerai de bon appétit. » À ces paroles du monstre, Youddhishthîra de lui exposer tocs les noms de sa famille et le reste, fils de Bharata : « Je suis Dharmarâdja, le fils de Pândou, lui dit-il, si mon nom est venu à tes oreilles. 409-410.

» Accompagné de tous mes frères, Bhîmaséna, Arjouna et les deux jumeaux, dépouillé de mon royaume, j’al l’intention de mettre mon habitation dans ces forêts. 411.

» C’est pour cela que je suis venu dans ce bois épouvantable, qui t’est soumis. » Kirmîra lui répondit : « Quel bonheur ! Ce sont les Dieux, qui ont fait naître ici maintenant pour moi cette aventure, qui était dans mon cœur depuis long-temps ; car, si je tiens mes armes continuellement levées, c’est pour ôter la vie à Bhîmaséna.

» J’ai parcouru toute la terre, où je n’ai pu le rencontrer jamais ; mais, ô bonheur ! le voici arrivé, ce meurtrier de mon frère, si long-temps désiré 412-413-414.

» En effet, revêtu de la forme empruntée d’un brahme, il a tué dans les bois de Vétrakya, sire, Vaka, mon frère bien-aimé » 415.

» La force ne lui était pas naturelle, il devait sa force à la science. Hidimba, le rôdeur des bois, était aussi mon cher ami. 416.

» Ce pervers jadis l’a tué et il a ravi sa sœur ; mais le voici arrivé, cet insensé, dans ma forêt inextricable, 417.

» Dans le temps de nos excursions, à l’heure de minuit, ce moment, où nous sommes égaux à nous-même, j’abattrai soudain son inimitié, qui aurait dû mourir, il y a longtemps. 418,

» Je rassasierai Vakra de son sang, répandu à torrents, et j’acquitterai ma dette à mon frère et à mon ami. 419.

» Après que j’aurai tué cet ennemi des Rakshasas, je jouirai d’une paix suprême, si Bhîmaséna commence par s’acquitter à l’égard de Vaka. 420.

» Je le dévorerai sous tes yeux aujourd’hui même, Youddhishthira, car je vais tuer ce Vrikaudara au grand souffle de vie. 421.

» Je le mangerai et je le digérerai comme Agastya jadis a digéré le grand Asoura Vilâpi. » À ces mots, Dharmarâdja-Youddhishthira, fidèle à la vérité, s’écria : « Il n’en sera point ainsi ! » et il menaça le Démon avec colère. Ensuite Bhîma aux longs bras de casser un arbre avec force. 422-428.

Il dépouilla de ses feuilles le végétal rompu, qui mesurait dix brasses ; mais, dans l’intervalle d’un clin-d’œil, le victorieux Arjouna avait déjà passé la corde à son arc Gândiva, qui frappait d’un coup pesant comme la chute de la foudre. Bhîma d’arrêter Djishnou et de courir sur le Rahshasa, bruyant comme un nuage, en criant : « Tiens ferme ! tiens ferme ! » À peine eut-il articulé ces mots, fils de Bharata, le Pândouide, bouillant de colère, arrêta dans la ceinture l’extrémité de son vêtement supérieur. 424-425-426.

Broyant ses mains l’une contre l’autre, mordant la coupe de ses lèvres, armé de son arbre, le vigoureux Bhîma courut sur lui précipitamment ; 427.

Et fit tomber rapidement sur sa tête, comme un nuage, cette foudre pareille au bâton d’Yama. 428.

Le Rakshasa ne parut pas ému du coup dans le combat, et lui jeta sa torche ardente comme un tonnerre enflammé. Bhîma soudain évita cette torche par un écart du pied gauche, et le Rakshasa de nouveau s’avança. 429-430.

Kirmîra, irrité dans ce combat, arrachant vite un arbre, de s’élancer, semblable à Yama, sur le fils de Pândou. 431.

Ce combat, où l’on se servait d’arbres en guise d’armes, était la destruction des arbres, comme celui, où jadis Sougrîva et Bâli se disputaient une femme [1]. 432.

Ils brisdaient en plusieurs morceaux les arbres abattus sur leurs têtes, comme deux éléphants, ivres d’amour, brisent des guirlandes de lotus bleus. 433.

Devenus faibles comme des moundjas [2], beaucoup d’arbres ne se montraient plus alors dans le grand bois, revêtus de leurs écorces enlevées. 434.

Cette guerre à coups d’arbres, éminent Bharatide, dura une heure pour le chef des Rakshasas et le plus grand des hommes. 435.

Ensuite le Démon, ayant levé un rocher, l’envoya tomber sur Bhîma, ferme dans le combat ; mais celui-ci en colère reçut le coup et ne broncha pas. 436.

Le Rakshasa courut autour du héros, étourdi par la chute du roc, cherchant à le prendre dans ses bras, comme Râhou, qui veut embrasser les rayons du soleil. Tous deux, enlacés d’une étreinte mutuelle et s’entre-tirant l’un l’autre, ils ressemblaient à deux taureaux vigoureux. 437-438.

Le combat de ces guerriers fut très-épouvantable et bien tumultueux, comme celui de deux tigres fiers, munis d’ongles, armés de dents. 439.

Aigri par les vexations de Douryodhana, enorgueilli de la force de ses bras, encouragé par les regards de Krishna, Bhîma se surpassa lui-même. 440.

Il fond sur son adversaire et le reçoit irrité dans VjOOQIC bras, comme un éléphant reçoit un éléphant, de qui la face et les joues ruissellent de mada. 441.

Le vigoureux Rakshasa le prit même dans s^ deux bras ouverts, et Bhîmaséna, le plus fort des hommes forts, l’étreignit fortement. 442.

Alors ce couple de robustes guerriers se livra un épouvantable combat, où le broyement des bras imitait le fracas du brisement des bambous. 443.

Puis, Vrikaudara l’étreignit fortement, l’éleva au milieu de son corps et l’agita rapidement, tel qu’un vent furieux secoue un arbre, 444.

Le faible Démon enlevé ainsi dans le combat par le vigoureux Bhîma, résistait de toutes ses forces ; il entraînait çà et là ce fils de Pândou. 445.

Quand Vrikaudara le vit fatigué, il enchaîna le Rakshasa avec ses bras, comme on lie un bétail avec une corde.

L’homme fort le fit tourner bien long-temps, la pensées perdue, tremblant, poussant de vastes clameurs, semblables au son d’un tambour double. 446-447.

À peine le fils de Pândou eut-il senti le Rakshasa évanoui, il le prit avec force dans ses bras et le fit périr de la mort des bestiaux. 448.

Vrikaudara de poser un genou sur les reins du vil Démon et de lui serrer le cou avec ses deux mains. 449.

Il retourna sur le sol de la terre son ennemi, tous les membres rompus, le ciel des yeux déchiré et lui jeta ces mots : 450.

« Maintenant que tu es parti, scélérat, pour habiter chez Yama, ce n’est pas toi, qui essuiera les pleurs de Vaka et de Hidimba ! » 451.

À ces mots, le héros des hommes, l’âme enveloppée de colère, abandonna le corps du Rakshasa, les parures de ses vêtements tombées, la pensée éteinte, palpitant, mais privé de vie. 452.

Après qu’il eut tué ce monstre aux formes semblables à celles d’un nuage, les fils de l’Indra des hommes mirent Krishna à leur tête, louèrent Bhîma et, joyeux de ses nombreuses qualités, reprirent leur chemin vers le Dwaîtavana. 453.

C’est ainsi, roi, qui descends de Kourou, c’est ainsi que Bhîmaséna a tué dans un combat Kirmîra sur la parole de Dharmarâdja. 454.

Quand l’invaincu eut dépeuplé d’ennemis cette forêt, le vertueux Youddhishthira y mit son habitation avec Draâupadî. 455.

Les princes, ayant rassuré celle-ci, louèrent tous Ventre-de-Loup avec affection et l’âme joyeuse. 456.

Le Rakshasa mort, broyé sous la force des bras de Bhîma, les héros habitèrent paisiblement ces bois, purgés d’ennemis. 457.

Je l’ai rencontré dans la route, où je marchais, ce Démon pervers, épouvantable, étendu dans la grande forêt, tué sous la force de Bhîma. 458.

C’est là que j’entendis raconter aux brahmes, qui s’étaient réunis en ce lieu, fils de Bharata, ce grand exploit de Bhîmaséna. 459.

Aussitôt qu’il eut appris que le roi même des Rakshasas, Kirmîra, avait succombé dans le combat, le roi soupira, plongé dans la rêverie et livré à la douleur. 460.


  1. Voyez ma traduction du Râmâyana, tome V, pages 73 et suivantes.
  2. Saccharmn muifa.