Le Mahâbhârata (traduction Fauche)/Tome 3/voyage d arjouna

La bibliothèque libre.
Traduction par Hippolyte Fauche.
(tome 3p. 85-193).

LE VOYAGE D’ARJOUNA.

Vaîçampâyana dit :

Ayant appris que les fils de Pândou exilés étaient consumés de chagrins, les princes Vrishnides et Andakides vinrent les trouver dans la grande forêt. 461.

Les fils du roi de Pantchâla, Dhritakétou, le roi de Tchédi, les frères Kaîkéyides à la grande vigueur, renommés dans le monde, vinrent aussi voir dans le bois les Pândouides, pleins de ressentiment et de colère. Ils menaçaient les fils de Dhritarâshtra : « Que faisons-nous ? » disaient-ils. 462-463.

Tous, le Vasoudévide à leur tête, ils environnent Youddhishthira, le fils d’Yama, prennent des sièges inférieurs, et Kéçava, l’ayant salué, adresse au plus grand des Kourouides ce langage avec tristesse : 464.

« Douryodhana, Karna, le pervers Çakouni et Douççâsana, en voilà quatre, de qui la terre boira le sang ! 465.

» Une fois tués dans la bataille, eux et leurs suivants, une fois soumis tous les monarques, leurs alliés, hâtons-nous tous de sacrer Youddhishthira-Dharmarâdja. L’homme, qui use de tricherie, mérite la mort : c’est la loi éternelle ! » 466-467.

Arjouna de calmer Djanârdana, irrité de la défaite des Pândouides et qui voulait comme incendier les créatures.

Phâlgoûna, voyant sa colère, se mit à raconter dans ses précédentes naissances la gloire pure de ce magnanime, l’homme sans mesure, véridique, à la splendeur infinie, le maître des Pradjâpatis, le sage Vishnou, le seigneur du monde : 468-460-470.

» Jadis, il y a dix mille années, Krishna, tu errais sur le mont Gândhamâdana sous le nom du solitaire Sayangriha, 471.

» Jadis, il y a dix centaines d’années par-dessus dix mille ans, tu habitais, Krishna, sur le bord des piscines, faisant de l’eau ta nourriture. 472.

» Tu es resté cent années sur un seul pied, meurtrier de Madhou, tes bras levés en haut, n’ayant que l’air pour aliment. 473.

» Dépouillé de ton vêtement supérieur, Krishna, maigre, les veines destinées au-dehors, tu assistas au sacrifice de douze ans, sur le bord de la Sarasvatî. 474.

» Venu sur la rive du tîrtha Prabhâsa, hanté des hommes vertueux, Krishna, tu y restas ferme sur un seul pied un millier d’années divines, plein d’une grande splendeur, inébranlable en ton vœu, pour obtenir la durée du monde. C’est Vyâsa même, qui me l’a dit. Tu es habile, Kéçava ; tu es le commencement et la fin dé tous les êtres. 476-476.

» Tu es le trésor des pénitences, tu es le sacrifice éternel ! Après que tu eus arraché la vie au Démon Naraka et enlevé à ce Bhaâuma ses girandoles de diamant, tu mis en liberté le cheval premier né, convenable au sacrifice. 477,

» Couvert de cet exploit en faveur des mondes, être excellent, qui as la connaissance des mondes, tu as immolé dans une bataille tous les Daîtyas et les Dânavas réunis.

» Ensuite, quand tu eus remis la souveraine puissance à l’épour de Çatchî, tu manifestas ainsi, Dieu chevelu, la force de tes bras au milieu des hommes. 478-479.

» Tu fus d’abord Nârâyana, fléau des ennemis ; tu es maintenant Bari, Brahma, Lunus, Soûrya, Dharma, Dhâtri, Yama, Anala, 480.

» Vâyou, Kouvéra, Roudra, le Temps, l’Air, la Terre, les points cardinaux, Adja, le gourou des êtres immobiles et mobiles, le Créateur, toi, le plus grand des hommes.

» Tu es, meurtrier de Madhou, la route suprême à la tête des Dieux ; tu es né de la bonne fortune ; ta splendeur est immense, Krishna, dans les bosquets du Tchaitraratha. 481-482.

» Cent centaines de mille souvarnas d’or complets, Djanârdana, furent alors distribués l’un à l’autre dans ton sacrifice. 483.

« Tu es descendu, joie des Yadouides, dans la condition de fils d’Aditi ; c’est toi, qu’on appelle Vishnou, le Seigneur, le frère puîné d’Indra. 484.

» Transformé en nain, fléau des ennemis, trois pas t’ont suffi, Krishna, pour traverser avec vigueur la terre, l’atmosphère et le ciel. 485.

» Arrivé dans l’atmosphère et dans les cieux, âme de tous les êtres, placé même dans cette demeure du soleil, tu surpassas l’astre lumineux par ta propre splendeur.

» Ta détruisis par centaines, auguste Krishna, les Asouras aux clartés menteuses par tes mille et mille apparences aux clartés certaines. 486-487,

» Tu rompis les chaînes de Mourou, tu immolas Nisindou et Naraka, et la route à la cité de Pradjyotisha retrouva la paix. 488.

» Tu battis sur les rives de la Djarithî Kratha, Avhriti, Çiçoupâla accompagné de ses gens, Djarâsandha, Çaîvya et Çatadanvat. 489.

» Monté sur ton char, bruyant comme le nuage et brillant comme le soleil, tu domptas Roukmi dans une bataille par le désir de posséder une royale épouse. 490.

» Dans ta colère, tu as tué Indradyoumna et l’Yavana Kaséroumat, tu as tué Çâlva, le souverain de Saâubha, et tu fis crouler des nuages cette ville enchantée. 491.

» Au bord de l’Irâvatî, tu as donné la mort à Bhodja, l’égal de Kartavîrya dans la guerre : Gopati et Tâlakétou ont reçu tous deux la mort de toi. 492.

» Maintenant que tu as réduit sous ta puissance Dwârakâ, ville charmante, sainte, digne des Rishis, rien ne s’oppose, Djanârdana, à tes incursions vers les mers.

» Il n’existe en toi, meurtrier de Madhou, ni colère, ni envie, ni mensonge, ni cruauté ; et comment, Dâçârhain, pourrais-tu manquer de droiture ? 493-494.

» Un jour que tu étais assis au milieu d’un tchaîtya, que tu enflammais de ta propre lumière, tous les rishis sont venus auprès de toi, Atchyouta, et t’ont demandé l’assurance. 495.

» À la fin d’un youga, meurtrier de Madhou, tu retires tous les êtres en toi, et tu es alors ce monde, fléau des ennemis, que tu as fait passer en toi-même. 496.

» Au commencent d’un youga, c’est du lotus de ton nombril que naît Brahma, le père des choses immobiles et mobiles, auquel appartient ce monde entier. 497.

» Deux horribles Dânavas, Madhou et Kaltabha, s’élevèrent pour le tuer ; mais, à la vue de leur abominable crime, Çambhou, sa lance au poing, et Trilotchana jaillirent du front de Hari courroucé. C’est ainsi que de ton corps naquirent ces deux souverains des Dieux. 498-499.

« Ce sont là ses deux trompes, m’a dit Nârada, pour exécuter ses volontés. » Tu fus jadis Nârâyana par des sacrifices aux riches honoraires. 500.

» Tu as offert dans le bois du Tchaîtraratha un grand sacrifice. Ni ceux, qui ont vécu avant, ni ceux, qui vivront après nous, Krishna, n’ont accompli et n’accompliront des œuvres ainsi faites. 501.

» Et ces actions, Dieu aux yeux de nymphéas, tu les as exécutées, n’étant qu’un enfant, déjà doué d’une grande force, avec le secours de Baladéva. 502.

» Tu habitais avec les brahmes dans le palds du Kaîlâsa. » Après ces mots à Krishna, le fils de Pândou garda le silence et Djanârdana de tenir lui-même ce langage an magnanime fils de Prithâ : « Ce qui est à moi est à toi, et les miens sont aussi les tiens. 503-504.

» Tout homme, qui te haît, me hait. Quiconque me suit, te suit. En effet, héros difficile à vaincre, tu es Hari et moi Nârâyana. 505.

» C’est à propos que les deux rishis, Nara et Nârâyana, sont venus dans ce monde : tu n’es pas autre que moi et je ne suis pas autre que toi. 506.

» La distinction, éminent Bharatide, est impossible entre deux nacelles. » À ces paroles dites par le magnanime aime Kéçava, la Pântchâlaine, dans cette assemblée de héros, au milieu de ces rois irrités, environnée de ses vaillants frères, à la tête desquels était Dhristadyoumna, s’approche et dit avec colère ces mots au prince secourable, elle, qui avait besoin de secours, à Poundarîka, assis au milieu des frères, ses cinq époux : 507-508-509.

« On dit que, dans la première création des êtres, tu fus le seul Prajâpati : « Tu fus, m’a dit Asita-Dévala, le créateur de tous les mondes. » 510.

» Tu es Vishnou ! « Tu es le sacrifice, invincible meurtrier de Madhou, le sacrificateur et la victime ! » comme l’a dit le fils d’Yamadagni. 511.

» La patience, la vérité, c’est toi, ont dit les rishis, ô le plus grand des hommes. « Tu es le sacrifiée adéquate à la vérité ! » a dit Kaçyapa lui-même. 512.

» Tu es le souverain de ceux, qui règnent sur les Sâdhyas, les Dieux et les Çivas. « Tu es, suivant la définition de Nârada, le palais des êtres et le seigneur des êtres. » 513.

» Tu joues mainte et mainte fois, tigre des hommes, avec Brahma, Çankara, Çakra et les autres chœurs des Dieux, comme un enfant joue avec des marionnettes.

» Ta tête occupe le ciel, tes pieds sont la terre, ton ventre, seigneur, est ces trois mondes ; tu es l’homme éternel. 514-515.

» Tu es le plus vertueux des rishis, rassasiés par la vue de l’âme universelle, méditants par la pénitence, consumés de mortifications et de science. 516.

» Tu es le chemin, où marchent, ô le plus grand des hommes, les rishis doués de toutes les vertus, qui ne reculent jamais dans les combats des gens de bien ; tu es le seigneur, tu es l’auguste, tu es l’âme des êtres, tu es sans cesse en action. 517.

» Les constellations, les dix points de l’espace, le ciel, la lune, le soleil, les mondes et les gardiens des mondes, tout enfin subsiste en toi. 518.

» La mortalité des êtres et l’immortalité des habitants du ciel, toutes les affaires des mondes, guerrier aux longs bras, subsistent en toi. 519.

» Je te raconterai mon infortune par un sentiment d’affection, meurtrier de Madhou ; tu es le seigneur de tous les êtres et de ceux qui sont les Dieux, et de ceux, qui sont nés de Manou. 520.

» Comment l’épouse des fils de Prithâ ne serait-elle pas ton amie, auguste Krishna ? On a pu traîner en pleine assemblée une femme de ma sorte, la sœur de Dhristadyoumna ! 521.

» Moi, tremblante, remplie de pudeur, affligée, vêtue d’une seule robe, souillée de sang, inondée par mes règles, je fus traînée dans le palais des Kourouides, au milieu des rois, en pleine assemblée ; et les fils de Dhritarâshtra, ces hommes aux pensées criminelles, ont ri à ma vue ! 522-523.

» Ils ont désiré jouir de mes services dans la condition d’une esclave, meurtrier de Madhou, et les fils de Pândou vivaient, et les Pântchâlains, et les enfants de Vrishni !

» N’appartiens-je pas, Krishna, à Bhîshma et à Dhritarâshra, et ne suis-je pas légitimement la bru de ces deux princes, quoiqu’on m’ait réduite de force en esclavage ? 524-525.

» Mais je blâme les fils de Pândou ; car, doués d’une grande force et les meilleurs dans un combat, ils ont pu voir livrée au mépris leur épouse illustre et légitime.

» Honnie soit la force de Bhîmaséna ! Honni soit l’arc Gândîva dans la main d’Arjouna, puisqu’ils ont souffert, Djarnâdana, que je fusse en proie aux vexations des hommes vils ! 526-527.

» Des époux, quelque faibles qu’ils puissent être, doivent protéger leur femme : c’est là le devoir éternel, toujours suivi par les gens de bien. 528.

» Défendre sa femme, c’est défendre son fils, et défendre son fils, c’est se défendre soi-même. 529.

» En effet, un époux renaît, djâyatai, au sein de sa femme, c’est pour cela qu’elle est appelée djâyâ. Une épouse doit sauver son époux : s’il n’en était ainsi comment naîtrait-il dans mon sein ? 530.

» Jamais on ne verra les Pândouides abandonner le malheureux, qui s’est réfugié sous leur protection ; m’ont-ils aimée, moi, qui avais besoin de leur secours ? 531.

» Des fils, jeunes princes à la grande force, stot nés de moi à mes cinq époux : ne dois-je pas être sauvée par considération pour eux, Djanârdana ? 532.

» J’ai donné Prativindhya à Youddhishthira ; Soutasoma à Vrikaudara ; Çroutakîrti à Arjouma ; mais Çatânîka est le fils de Nakoula, 533.

» Et Çroutakarman est né du plus jeune. Tous ces héros ont un courage, qui ne se dément jamais : ils sont pour moi, Krishna, ce que Pradyoumna est pour toi. 534.

» Ces guerriers n’excellent-ils pas à manier l’arc ? Ne sont-ils pas invincibles aux ennemis dans la guerre ? Pourquoi donc épargneraient-ils les Dhritarâshtrides, beaucoup plus faibles qu’eux ? 536.

» On les a dépouillés injustement de leur royaume : tous, on les a faits esclaves ; et moi, dans l’affliction du mois, on m’a traînée, vêtue d’une seule robe, en pleine assemblée. 536.

» Honnîe soit la force de Bhîmaséna ! Honni soit le courage d’Arjouna ! puisque Douryodhana vit encore, ne fût-ce qu’une heure, Krishna, quand nul autre ne peut mettre sa corde à l’arc Gândîva, si ce n’est Arjouna, Bhima ou toi, meurtrier de Madhou ! 537-538.

» Ce Douryodhana, qui jadis, meurtrier de Madhou, les a chassés du royaume avec leur mère, eux enfants, astreints, à des vœux, étudiants, incapables de nuire ! 539.

» Le scélérat, il jeta dans les aliments de Bhîmaséna un poison nouveau, subtil, bien préparé, l’épouvantable Kâlakoûta. 540.

» Mais Bhîma aux longs bras, Djanârdana, ô te plus grand des hommes, digéra ce poison avec le reste des mets, soutien de la vie commune. 541.

» Ensuite, il attacha Ventre-de-loup, endormi sans défiance au sommet du promontoire, le précipita dans le Gange, Krishna, et s’en revint tranquillement. 542.

» Aussitôt que le fils de Kountî à la grande force, aux longs bras, Bhîmaséna se fut réveillé et qu’il eût rompu ses liens, il revint à la vie. 543.

» Il fit mordre Bhîmaséna par des serpents à la dent venimeuse ; mais, Krishna, quoique entamé à toutes les places du corps, l’immolateur des ennemis n’en mourut pas. 544.

» Il se réveille et il écrase tous les serpents. Vrikaudara chasse encore du siège le cocher favori de Douryodhana. 545.

» Enfin, dans Vâranâvata, il consuma les fils endormis sur une couche avec la Nishadî, leur mère. Qui aurait pu accomplir cette action au temps qu’une noble dame, agitée par la crainte et versant des larmes, tenait ce langage aux fils de Pândou : « Environnée par le feu, je suis tombée dans une grande infortune. 546-547.

» Hélas ! c’en est fait de moi ! Qui pourrait ici me sauver du feu ; je vais périr sans défense avec mes fils enfants dans les flammes ! » 548.

» Alors, Bhîmaséna le Ventre-de-loup, qui avait la vitesse et la force du vent, releva le courage de la noble dame et de ses frères : 549.

« Tel que l’oiseau, fils de Vinatâ, Garouda, le roi des volatiles, tel je m’envolerai d’ici. Rasures-toi ! Il n’y a ici aucun danger pour vous ! » 550.

» Il prit sa mère à son flanc gauche, le roi Youddishthira à son flanc droit ; il fit monter les deux jumeaux sur ses deux épaules et Bîbhatsou sur son dos. 551.

» Quand l’énergique guerrier les eut ainsi enlevés tous promptement, il s’élança rapidement hors du feu, et l’homme fort sauva de l’incendie sa mère et ses frères.

» Partis la nuit avec leur mère, tous ces princes illustres arrivèrent dans une grande forêt, voisine du bois, où demeurait Hidimba. 552-553.

» Accablés de chagrins et de fatigue, ils s’endormirent là en compagnie de Prithâ. Une Rakshasî, nommée Hidimbâ, vint les trouver dans leur sommeil. 554.

» À la vue des fils de Pândou, qui dormaient là avec Kountî, la passion se glissa dans son cœur, et elle s’énamoura de Bhîmaséna. 555.

» Elle prit les pieds de Bhîma, les mit dans son sein, et l’illustre dame joyeuse les massa d’une main douce.

» L’homme fort, au cœur immense, à l’énergie infaillible, s’en aperçut et lui demanda : « Que désires-tu, femme vertueuse ? » 556-557.

» À ces mots du magnanime, la Rakshasî aux formes aimables de lui répondre ainsi : 558.

« Fuyez d’ici promptement : voici mon robuste frère ! il vient vous tuer : allez-vous-en au plus vite ! » 559.

» Bhîmaséna de répondre en ces ternes, à cette femme si pleine d’affection : « Je ne le crains pas ! S’il vient, je le tuerai ! » 560.

» Le vil Rakshasa, qui les entendit parler, poussant de grands cris, les formes épouvantables, horrible à voir :

« Avec qui parles-tu, Hidimbâ ? lui dit-il. Amène-le devant moi ! Mangeons-le, et ne veuille pas tarder ! » 561-562.

» L’intelligente et vertueuse Rakshasî, de qui la pitié avait séduit le cœur, ne voulut point accéder à sa demande par compassion. 563.

» Vomissant d’effrayantes clameurs, le Rakshasa anthropophage courut alors de toute sa vitesse contre Bhîmaséna. 534.

» Le vigoureux Démon, qui, d’une grande rapidité, s’élançait irrité sur lui, saisit de sa main la main de Bhîmaséna. 565.

» À peine eut-il pris à Bhîma cette main puissante, attachée à un corps de diamant, et dont le toucher égalait celui de la foudre, il la rejeta bien vite. 566.

» Ventre-de-loup ne put supporter que le Rakshasa eût saisi de sa main la main de Bhîmaséna, et la colère alors s’empara de lui. 567.

» Le combat de ces deux guerriers, Hidimba et Bhîmaséna, instruits à manier toutes les armes, fut en ce moment tumultueux, épouvantable, tel que celui de Vitra et du fils de Vasou. 568.

» Après que Bhîma, à la grande vigueur, se fut joué bien long-temps avec le Rakshasa, mortel sans péché, l’homme fort ôta la vie au faible Démon. 569.

» Hidimba mort, le vainqueur continua sa route avec ses frères, ayant mis à leur tête Hidimbâ, qui fut la mère de Ghatautkatcha. 570.

» Ensuite, environnés par des foules de brahmes, tous ces héros courent avec leur mère, le visage tourné vers Ékatchakrâ. 571.

» Vyâsa, leur conseiller, qui mettait son plaisir en ce qui leur était agréable ou utile, vint les trouver dans ce voyage, à Ékatchakrâ. Là, ces fils de Pândou, aux vœux inébranlables, attaquèrent un anthropophage terrible, à la grande vigueur, légal même de Hidimba : il se nommait Vaka. 572-573.

» Cet effroyable Rakshasa, tombé sous les coups de Bhîma, le plus fort des combattants, celui-ci, accompagné de tous ses frères, se rendit à la ville de Droupada.

» Comme l’Ambidextre habitait ces lieux, je fus gagnée par lui : tel Krishna, la belle Roukmini, fille de Bhîsmaka, fut conquise par toi. 574-575.

» Le fils de Prithâ s’est ainsi montré digne de ma main dans la joute d’un swayamvara ; mais ce grand exploit, meurtrier de Madhou, ne réjouit pas ses rivaux. 576.

C’est ainsi que j’habite, privée d’une mère, assiégée par mille et mille chagrins. Comment ces héros à la force supérieure, Krishna, qui ont le courage des lions et Dhaâumya à leur tête, n’abaissent-ils pas leurs regards sur moi, opprimée par de vils ennemis. 577-578.

» En but à de tels maux, depuis long-temps je suis consumée par ces méchants aux œuvres coupables, à la force nulle. 579.

» Et cependant, je suis née dans une grande famille, mon destin est céleste ; je suis l’épouse chérie des Pândouides, et la bru de leur magnanime père ! 580.

» Et, toute princesse que je fusse, meurtrier de Madhou, je me suis vue traînée par les cheveux sous les yeux mêmes des cinq fils de Pândou ! » 581.

Disant ces mots, Krishnâ pleurait, couvrant son visage de sa main, elle, qui savait dire les choses douces avec une douceur pareille au bouton des lotus. 582.

Pântchâlî arrosait avec les gouttes des larmes, nées de sa douleur, ses deux seins relevés, potelés, arrondis par la nature et doués des signes de la beauté. 583.

Elle essuya ses yeux, et, poussant maint et maint soupir, elle dit avec colère ces paroles d’un gosier plein de larmes : 584.

« Mes époux ne sont ni des fils, ni des parents, ni des frères, ni des pères, ni même toi, meurtrier de Madhou ;

» Eux, qui ont pu tranquillement me voir en but aux vexations d’hommes vils, et n’ont pas adouci la peine, que j’éprouvais, d’être l’objet des risées de Karna ! 585-586.

» Je mérite d’être, Krishna, défendue par toi sans cesse pour ces quatre causes : la parenté, le rang, l’amitié, la puissance elle-même, Dieu chevelu. » 587.

Le Vasoudévide lui répondit en ces termes dans cette assemblée de héros : « Les femmes des princes, qui ont allumé ainsi ta colère, pleureront un jour, femme illustre, 588.

» À la vue de leurs époux étendus morts sur la &ce de la terre, inondés par des fleuves de sang, ensevelis sous les flèches de Bîbhatsou ! 589.

» Je ferai, ne t’afflige pas, ce qui est convenable aux fils de Pândou ; ce que je te promets est la vérité : tu seras la reine des rois. 590.

» On verrait plutôt le ciel tomber, l’Himalaya se fendre, la terre n’être plus que des fragments et le grand bassin des eaux se dessécher, que ma parole être vaine, Krishna ! »

Quand Pântchâlî entendit ces paroles de promesses tombées de la bouche d’Atchyouta, elle tourna un regard oblique sur le troisième de ses époux. 591-592.

Arjouna dit alors, puissant roi, à belle Draâupadî : « Ne pleure pas, ravissante kokilâ ; il en sera comme te l’a promis le meurtrier de Madhou, et non autrement, reine et femme de la plus haute condition. » Dhrishtadyoumna dit à son tour : « Moi, Çikhandi, je tuerai le vieux Drona. 593-594.

» Bhîmaséna ôtera la vie à Douryodhana, et Dhanandjaya à Karna. Nous sommes invincibles dans les combats, ma sœur, sous la protection de Krishna et de Balarâma. 695.

» Le meurtrier de Vritra lui-même ne pourrait nous vaincre dans la guerre, combien moins les fils de Dhritarâshtra !

» À ces mots, les héros se tiennent la face tournée vers le Vasoudévide ; et Kéçava aux longs bras de prononcer au milieu d’eux les paroles suivantes : 596.

« Ta majesté ne serait pas tombée dans cette calamité, monarque de la terre, si alors j’eusse été à Dwârakâ, non loin de toi, sire. 597.

» Je serais accouru au jeu, sans y être invité même, héros invincible, ni par les enfants de Kourou, ni par le roi fils d’Ambikâ, ni par Douryodhana. 598.

» J’eusse arrêté le jeu en mettant sous vos yeux ses nombreux inconvénients : j’eusse amené là Bhîshma, Drona, Kripa et Vâlhika même. 599.

» J’eusse dit alors, seigneur, au roi fils de Vitchitravîrya : « Loin d’ici ce jeu de tes fils ! Qu’il cesse à cause de toi, Indra des rois ! » 600.

» J^eusse dit là toutes ces fautes, sous le poids desquelles tu es enseveli aujourd’hui, et grâce auxquelles tu fus naguère dépouillé de ton royaume. 601.

» Les femmes, les dés, la chasse et les liqueurs, quatre peines, qui ont leur principe dans l’amour, précipitent les hommes du sommet de leur prospérité. 602-603.

» Les hommes, qui ont la science des Traités, pensent que là il y a partout du mal ; mais c’est dans le jeu principalement que le blâmable existe aux yeux des savants.

» La perte de ses biens dans l’intervalle d’un seul jour est pour sûr une calamité ; et la perte de ces richesses, desquelles on n’a pu jouir, ne peut qu’exciter l’âcreté des paroles. 604-605.

» Telle chose et telle autre, qui sortent d’une source désagréable au goût, voilà, Kourouide aux longs bras, aurais-je dit au fils d’Ambikâ, ce que tu peux recueillir du jeu. 606.

» Si, d’après mon discours, il avait accepté ma parole, il aurait sauvé les Kourouides et accompli le devoir, rejeton de Kourou ; 607.

» Et, s’il n’eût pas reçu ma parole douce et convenable, Indra des rois, je l’y eusse contraint par la force, ô le plus grand des Bharatides. 608.

» J’eusse conduit ici une année pour contraindre à le suivre ses ennemis déguisés sous le nom d’amis, et j’eusse immolé ces joueurs. 609.

» Mais alors, descendant de Kourou, j’étais éloigné chez les Anartas, et mon absence fit tomber vos altesses dans cette infortune causée par le jeu. 610.

» À peine étais-je arrivé à Dwârakâ, éminent Bharatide, que j’appris là d’un Youyoudhâna suivant la vérité, fils de Pândou, quel malheur t’avait frappé. 611.

» À cette nouvelle, Indra des rois, l’âme troublée au plus haut degré, je suis accouru bien vite, amené ici, monarque des hommes, par le désir de te voir. 612.

» Hélas ! nous tous, nous t’avons suivi dans la peine, ô le plus vertueux des Bharatides ; car je te vois plongé dans l’infortune avec mes parents. » 613.

» Pourquoi t’éloignas-tu ? lui répondit Youddhishthira. En quel pays étranger demeuras-tu, Krishna, rejeton de Vrishni ? et que fis-tu dans ton absence ? » 614.

Krishna lui dit alors :

« J’étais allé à Sâaubha, la ville de Çâlva, éminent Bharatide. Écoute ici quelle raison, puissant Kourouide, j’avais pour lui donner la mort. 615.

» J’avais tué le héros Çiçoupâla, fils de Damaghosha ; ce fut un roi à la grande splendeur, aux longs bras, à la grande renommée. 616.

» Dans ton sacrifice du Râdjasoûya, invincible Bharatide, ce prince à l’âme criminelle, tombé sous le pouvoir de la colère, n’avait pu souffrir l’hommage, qui me fut rendu.

» Le vaillant Çâlva, ayant appris que je l’avais tué, vint, pénétré d’une bouillante colère, à Dwârakâ, où je n’étais pas, car je me trouvais ici, Bharatide. 617-618.

» Il vint donc, grâce à Saâubha, qui allait où il voulait ; il combattit, sire, avec de jeunes princes nés de Vrishni ; et, comme un barbare, il leur ôta la vie. 619.

» L’insensé alors immola une foule d’enfants, les plus distingués de Vrishni, et ravagea tous les jardins publics de la ville. 620.

» Où est, dit le guerrier aux longs bras, ce Vasoudévîde, cet homme stupide, qui est né fils de Vasoudéva, mais qui est le dernier dans la race de Vrishni. 621.

» C’est moi, qui rabattrai son orgueil dans une bataille, s’il veut un combat. Les Anartas m’ont dit la vérité, je suis venu où il est. 622.

» Je m’en retournerai après que j’aurai tué ce meurtrier de Kéçi et de Ransa : je ne m’en irai pas sans l’avoir tué ; je ne m’en irai pas que je n’aie obtenu, en vérité ! un combat avec lui. 623.

» Où est-il ? où est-il ? répétait Çâlva. Le roi de Saâubha doit-il courir çà et là, quand Mâdhava désire engager un combat avec moi ? 624.

» Dès aujourd’hui, par la colère, que m’inspire la mort de Çiçoupâla, j’enverrai dans les demeures d’Yama, cet homme vil, aux œuvres criminelles, le meurtrier de la confiance ! 625.

» Je tuerai sur la face de la terre celui, de qui la nature vicieuse y renversa mort Çiçoupâla, ce roi, mon frère. 626.

» Je le tuerai, ce Djanârdana, par qui mon héroïque frère, ce monarque adolescent, fut tué, quand il n’était, ni sur ses gardes, ni sur un champ de bataille. » 627.

» Dès qu’il eut articulé ces menaces et d’autres semblables, rejeton de Kourou, il me chargea d’invectives et s’éleva dans le ciel avec le secours de Saâubha, douée d’un mouvement spontané. 628.

» J’appris à mon retour les choses exactement, et je sus que le monarque insensé à l’âme méchante avait l’intention de m’ôter la vie. 629.

» Ensuite moi, petit fils de Kourou, moi, de qui la pensée était troublée par la colère, j’arrêtai ma résolution dans mon âme et je tournai mon esprit à la mort de cet homme aux actions criminelles, pour empêcher la ruine des Anartains, le mépris de moi-même et son extrême arrogance. 630-631.

» Quand je fus arrivé à la pensée de porter la ruine à Saâubha, je l’aperçus, monarque de la terre, dans un tourbillon de la mer, au moment que je désirais le rencontrer. 632.

» Mon souffle ensuite donna une voix à Pântchadjanya, ma conque, née au sein des eaux ; je provoquai Çâlva et je l’attendis de pied ferme au combat. 633.

» Il ne dura qu’un instant. J’eus une autre bataille à soutenir avec les Dânavas : ils furent bientôt réduits sous ma puissance et tombèrent tous sur le sol de la terre. 634.

» Voilà pour quelle affaire, guerrier aux longs bras, je ne suis pas venu alors. Dès que j’eus appris qu’un jeu sans pitié se livrait à Hastinapoura, je suis promptement accouru, plein du désir de vous voir ; et je vous vis, plongés dans la plus grande affliction. » 635.

Youddhishthira lui dit :

« Vasoudévide aux longs bras, à la grande sagesse, raconte-moi avec détail comment périt cette ville de Saâubha ; car je ne puis me rassasier de t’entendre parler. » 636.

Le Vasoudévide répondit :

« À la nouvelle que j’avais tué Çraâutaçrava, vertueux Bharatide aux longs bras, Çâlva se rendit à la ville de Dwâravatî. 637.

» Ce prince à l’âme très-méchante l’assiégea, fils de Pândou, et demeura là, ayant disposé des troupes tout à l’entour de sa ville aérienne. 638.

» Tandis que le monarque se tenait là, il fit la guerre à cette capitale ; et des combats y furent livrés avec toute la vigueur. 639

» Autour de la ville, disposée de tous les côtés avec ses drapeaux, ses portes arcadées, ses tchacras, ses moyens d’appels, ses machines et ses pionniers, 640.

» Ses places devant elle, ses grandes rues, ses belvédères, ses hautes portes, ses arsenaux et même ses tisons de feux pour détruire, 641.

» Avec ses aiguillons, ses tambourins, ses panavas, ses tambours, sire, avec ses leviers de fer et ses crocs, ses çataghnîs et ses kalângoulas, 642.

» Avec ses bhouçoundîs, ses pierres, ses balles, avec ses armes, avec ses haches, avec ses cuirasses de fer, avec ses feux allumés, avec ses cimes de coupole, 643.

» Munie de règles enseignées par les Castras, abritée, éminent Bharatide, par une foule de chars divers, par Gada, Çâmba, Ouddhava et les autres, 644.

» Par des hommes, tigre de Kourou, capables dans la défense, par des héros d’une vigueur démontrée dans la guerre et de familles illustres, 645.

» Bien protégée par des gardes, par un corps de troupes mis au centre de la ville, par un corps d’armée jeté en avant et par des coursiers, ornés de leurs étendards. 646.

» Ougraséna, Ouddhava et les autres, chargés de veiller sur l’inobservatioa de la loi, firent proclamer dans la ville : « Il est défendu de boire la sourâ ! 647.

» Car le roi Çalvâ n’épargnerait pas ceux, qui négligeraient cette défense ! » Cela dit, tous les Vrishnides et les Andhakas se tinrent sur leurs gardes. 648.

» Et tous les Anartains, danseurs, histrions et chanteurs, furent bientôt forcés d’habiter au-dehors par ceux, qui gardaient leurs richesses amassées. 649.

» Tous les défilés furent coupés, les barques écartées, fils de Kourou, et les fossés bien couverts d’estacades. 650.

» On creusa des puits grands comme le ciel même, et, de tous les côtés, la terre fut rendue inégale à la distance d’un kroça. 651.

» La citadelle, escarpée de sa nature, fut bien défendue par les sept parties nécessaires de l’administration royale, et surtout, mortel sans péché, bien munie d’armes par elles. 652.

» La ville enfin était bien abritée, bien protégée, bien pourvue de toutes les armes, comme le palais d’Indra. 653.

» Nul convoi n’entre alors, sire, dans la ville des Vrishnides et des Andhakains, nul convoi n’en sort en présence de Saâubha. 654.

» Sur le bord de toutes les rues et dans tous ses carrefours était, Indra des rois, une armée remplie de nombreux coursiers et d’éléphants. 655.

» Cette armée eut alors, guerrier aux longs bras, ses oreillers faits, ses armes et ses valets assignés ; elle était dévouée aux ordres, qu’on lui donnait. 656.

» Personne n’y reçut la solde en un vil métal, ou ne vit négliger la solde ; personne ne s’éleva par la faveur, ou n’eut pas un témoin de sa vaillance. 657.

» C’est ainsi, monarque aux yeux de lotus, que DwÂrakâ, bien connue et pourvue d’une solde opulente, fut bien défendue parle roi Ahouka. 658.

» Çâlva, le souverain de Saâubha, arrivé devant cette ville, Indra des rois, l’assiégea avec une armée, remplie d’hommes et de nombreux éléphants. 659.

» Composée de quatre corps, cette armée, campée en plaine, auprès de la mer intarissable, avait pour défense le courage du roi Çâlva. 660.

» L’armée de camper là partout, à l’exception des cimetières, des temples, consacrés aux Dieux, des arbres tchaîtyas et des boulevards. 661.

» Le chemin était couvert par les divisions des armées ; mais il n’y en avait pas, sire, dans le camp même de Çâlva à cause de sa déclivité. 662.

» Elles étaient douées de toutes les armes, habiles à manier tous les traits, encombrées de chevaux, d’éléphants, de chars, ombragées d’étendards et de drapeaux : 663.

» Armée grasse et joyeuse, qui se montrait avec les caractères de l’héroïsme, pourvue de cuirasses et de drapeaux aux couleurs variées, avec des arcs et des chars différemment peints. 664.

» Installées dans Dwârakâ, éminent Kourouide, il étendit promptement ses divisions, comme le roi des oiseaux étend ses ailes. 665.

» Alors qu’ils eurent vu accourir l’armée du roi Ç&Iva, les jeunes princes, fils de Vrishni, sortirent aussitôt pour combattre. 666.

» Tchâroudéshna, Çâmba et le héros Pradyoumna ne supportèrent pas cette incursion du roi Çâlva. 667.

» Tous revêtus de cuirasses, montés sur des chars, ornés de drapeaux et de parures diverses, ils s’attachèrent à de nombreux et vaillants guerriers du roi Çâlva. 668.

» Armé de son arc, Çâmba combattit avec ardeur Kshémavriddhi, le général des armées et le compagnon de Çâlva, dans les combats. 669.

» Tel que le Dieu aux mille regards déverse la pluie, tel, ô le plus vertueux des Bharatides, le fils de la Djâmbavatide l’inonda avec une averse de flèches. 070..

» Le général de l’armée assiégeante, Kshémavriddhi, endura cette effrayante pluie de traits, puissant monarque, comme le mont Himalaya. 671.

» Ensuite, Indra des rois, Kshémavriddhi envoya lui-même à Çâlva une plus grande quantité de flèches, à la création desquelles avait présidé la magie. 672.

» Çâmba rompit avec la magie même ce nombreux ouvrage de magie et fit tomber sur le char de l’ennemi une grêle de mille dards. 673.

» Blessé par cet ouragan, le général des armées, Kshémavriddhi, de s’enfuir sur ses rapides coursiers, accablé par les flèches de Çâmba. 674.

» Tandis que ce général des armées de Çâlva se retirait courroucé, un vigoureux Daîtya, nommé Végavat, de fondre sur mon fils. 675.

Çâmba, le propagateur des enfants de Vrishni, sur lequel, sire, il courait, tint bon et soutint héroïquement, Indra des rois, le choc impétueux de Végavat. 676.

» Le robuste Çâmba au courage infaillible brandit une rapide massue, fils de Kountî, et l’adressa vigoureusement à Végavat. 677.

» Sous le coup de cette arme, Végavat tomba sur la terre, sire, comme un arbre, le roi des forêts, aux racines vieillies, tombe vaincu, brisé par le vent. 678.

» Une fois ce héros mort, une fois ce grand Asoura écarté par la massue, mon fils pénétra dans la grande armée et y livra des combats. 679.

» À Tcharoudéshna s’attacha, grand roi, un Dânava, nommé Vivindhya, au grand char, au grand arc et parfaitement connu. 680.

» Alors il s’éleva entre Tcharoudéshna et Vivindhya une bataille bien remplie de tumulte : telle fut jadis celle, que se livrèrent le fils de Vasou et Vritra. 681.

» Irrités l’un contre l’autre et poussant de grands cris, comme deux lions en fureur, ils se frappèrent mutuellement à coups de flèches. 682.

» Ensuite, le fils de Roukminî enchanta avec un puissant astra un dard, qui avait la splendeur du soleil ou du feu, et l’encocha pour la mort de l’ennemi. 683.

» Le héros, mon fils, provoque Vivindhya, lui envoie sa flèche avec colère, et le Dânava, sire, tombe sans vie. 684.

» À la vue de Vivindhya tué et de son armée dans le trouble, Çâlva de se retirer avec Saâubha à la marche spontanée. 685.

» La tireur saisit toute son armée campée à Dwàrakâ, guerrier aux longs bras, quand elle vit Çâlva rester dans Saàubha. 686.

» Alors, grand roi de Kourou, sorti de la ville, Pradyoumna, ayant raffermi son armée, adresse aux Anartains ce discours : 687.

« Que toutes vos excellences tiennent ferme et qu’elles me voient toutes dans la bataille arrêter de force en plein combat Saâubha avec son roi. 688.

» Enfants d’Yadhou, je vais détruire aujourd’hui cette armée du monarque de Saâubha, comme avec des serpents de fer, envoyés par les bras de mon arc. 689.

» Prenez confiance ! Il ne faut pas concevoir de crainte ici : le roi de Saâubha va périr ! Atteinte par moi, il faut que cette âme méchante expire ici avec Saâubha. » 690.

» Tandis que Pradyoumna parlait wisi transporté, héroïque fils de Pândou, son armée, tenant pied, combattait à plaisir ; 691.

» Et, quand il eut dit ces mots aux rejetons d’Yadou, le fils de Roukminî monta dans un char d’or, attelé de chevaux cuirassés. 692.

» Il arbora le Makara, son étendard, qui était comme la mort, la bouche ouverte, et poursuivit les ennemis avec ces coursiers à la grande force, qui semblaient voler au sein de l’atmosphère. Héros, portant le cimeterre et le carquois, la manique attachée, défense de ses doigts, il faisait vibrer le plus excellent des arcs et poussait des cris. 693-694.

» Frappant tour à tour son arc peint des couleurs de l’éclair et l’une de ses paumes avec l’autre paume, il fit tomber en pâmoison tous les Daîtyas, qui habitaient à Saâubha. 695.

» Qui que ce fût ne pouvait dans ce combat distinguer un intervalle entre décharger son arc, l’encocher et frapper ses ennemis. 696.

» La couleur de son visage resta la même, ses membres ne tremblèrent pas : le monde vit en lui une fermeté supérieure et prodigieuse à menacer avec le cri du lion. 697.

» Son poisson d’or, qui se tenait la gueule ouverte, fléau de toutes les baleines, au bout de la verge, resplendissait, éminent drapeau, à son excellent char, en face de l’armée de Çâlva. 698.

» Ensuite Pradjoumna, qui traîne les ennemis, sorti précipitamment, sire, et désireux d’engager un combat, fondit sur Çâlva. 699.

» Celui-ci irrité ne put endurer, incrément du sang de Kourou, cette incursion du héros Pradyoumna dans la grande bataille. 700.

» Enivré d’orgueil et de colère, il descendit de sa ville à la marche spontanée et Çâlva, le conquérant des cités ennemies, combattit Pradyoumna. 701.

» Les mondes réunis virent alors s’élever une bataille, d’un effrayant tumulte, entre Çâlva et ce héros des Vrishnides : telle était celle, qui jadis partagea Bali et le fils de Vasou. 702.

» L’ennemi possédait un char d’or, avec des ornements d’or, des drapeaux, des étendards, des incantations et des carquois. Le fortuné seigneur à la grande force, monté dans le plus riche des chars, envoya donc, héroïque enfant de Kourou, ses flèches à Pradyoumna. 703-704.

» Celui-ci fait tomber rapide au milieu du combat une pluie de traits et ravit, pour ainsi dire, l’esprit à Çâlva par la vitesse de son bras. 706.

» Le roi de Saâubha n’endura point de se laisser frapper dans la bataille par ces dards ; et il renvoya à mon fils des flèches semblables à des feux embrasés. 706.

» Le puissant héros de trancher dans leur chute cette averse de traits ; mais l’autre décocha à mon fils de nouveaux dards flamboyants. 707.

» Blessé dans ce combat par les flèches de Çâlva, le fils de Roukminî lui adresse, Indra des rois, un dard, qui tranche les articulations. 708.

» Le trait, lancé par mon fils, eut bientôt produit son effet : sa flèche le frappe au cœur ; il perd connaissance, et tombe. 700.

» L’héroïque monarque Çâlva renversé » hors de sens, les rois des Dânavas s’enfuirent, ouvrant la terre, pour s’y cacher. 710.

 » Le roi, maître de Saâubha, abattu sans connaissance, son armée, souverain de la terre, se mit à pousser des cris plaintifs. 711.

» Mais, revenu à lui-même, ce puissant héros se relève et fait pleuvoir aussitôt une grêle de traits sur Pradyoumna. 712.

» Blessé grièvement par eux à la clavicule, le guerrier aux longs bras, ferme dans le combat, s’affaisse alors dans son char. 713.

» À peine eut-il vu qu’il avait frappé le fils de Roukminî, le grand roi Çâlva de pousser un cri de victoire, et il remplit de ce bruit toute la terre. 714.

» Quand mon fils, Bharatide, fut tombé dans l’évanouissement, le cruel, il se hâta de lui envoyer d’autres flèches insurmontables. 716.

» Blessé par elles et la connaissance enlevée par lui, ô le plus vertueux des Bharatides, Pradyoumna était en ce moment privé de sentiment sur le champ de bataille. 716.

» Tandis que ce prince, le plus excellent des combattants, gisait sous l’oppression des flèches de Çâlva, les Vrishnides, membres de l’armée, s’abandonnaient à la terreur, la pensée toute brisée. 717.

» Dans le temps où Pradyoumna était privé de sentiment, toute son armée jetait de tristes hélas 1 et les ennemis étaient dans les transports de la joie. 718.

» Instruit des règles de la guerre, le fils de Dârouka, son cocher, le voyant évanoui, retira promptement du combat Pradyoumna, à l’aide de ses coursiers rapides.

» Le char, ce meilleur des chars, ne s’était pas encore écarté bien loin, quand le maître, revenu à la connaissance et saisissant son arc, adressa à son cocher ces paroles : 719-720.

« À quoi penses-tu, fils du cocher ? Pourquoi tournes-tu le dos au combat ? Ce n’est point là ce qu’on appelle le devoir des héros Vrishnides dans la bataille. 721.

» La vue de Çâlva dans ce grand combat n’aurait-elle pas troublé ton esprit ? ou la vue seule de cette bataille ne t’inspire-t-elle pas de la crainte ? Parle-moi avec sincérité. »

« DjanÂrdanide, répondit le fils du cocher, ni le trouble, ni la crainte n’ont pénétré dans mon esprit ; mais Çâlva est pour toi, je pense, une charge trop pesante dans un combat, fils de Kéçava. 722-723.

» Ce scélérat est fort ; aussi t’éloigné-je, héros, peu à peu du combat ; car le devoir du cocher est de sauver le héros, maître du char, qui s’évanouit dans la bataille. 721.

» C’est à moi de te sauver, seigneur, et mon salut est dans tes mains. On doit toujours sauver le maître d’un char ! me suis-je dit, et je t’ai éloigné du combat. 725.

» Tu es seul, fils de Roukminî, mais les Dânavâs sont en grand nombre ; j’ai pensé, guerrier aux longs bras, que c’était un combat inégal, et je me suis retiré. » 726.

» Tandis que le cocher parlait ainsi, rejeton de Kourou, le héros, qui a pour enseigne le makara, lui dit : « Retourne au combat. 727.

» Fils de Dârouka, ne recommence aucunement à faire cela ; je ne dois jamais, fils du cocher, sortir vivant de la bataille. 728.

» Le guerrier, né dans la famille de Vrishni, n’abandonne jamais le champ de bataille ; il ne frappe pas un homme renversé à terre, ou qui dit : « Je me rends à toi ! » ni une femme, un enfant ou un vieillard, ni un guerrier sans char, et qui fuît, ses armes et ses dards brisés. 729-730.

» Toi, qui, né dans la race d’un cocher, y fus instruit des choses de ta profession, tu connais les devoirs des Vrishnides dans les combats, fiLs de Dàrouka. 731.

» Puisque tu connais toute la conduite des Vrishnides, ne fais donc jamais ainsi, fils du cocher, ta retraite à la tête des armées. 732.

» Que dira le meurtrier de Madhou, cet invincible frère de Gada, quand il me verra fuyant, retiré du combat, blessé par derrière ? 733.

» Que dira même, quand il me verra, le frère aîné de Kéçava, ce Baladéva aux longs bras, au manteau noir, à l’ivresse furieuse ? 734.

» Que me dira, au retour de la bataille, le petit-fils de Çivi, ce tigre des hommes au grand arc ? Et Çâmba, victorieux dans les combats ? 736.

» Que me diront, cocher, l’inaffrontable Tcharoudéshna, et Gada, et Sârana, et Akroûra aux longs bras ?

» Moi, qu’on estime un héros, toujours calme, toujours plein de la fierté humaine ! Que vont me dire de concert les épouses des guerriers Vrishnides ? 736-737.

« Le voilà, qui se retire, ce Pradyoumna, effrayé d’une grande bataille, diront-elles ! Honte à lui ! » mais elles ne diront pas : « C’est un brave ! » 738.

» Fi donc ! cette parole de moquerie, elle est pire que la mort à mes yeux ou devant un homme tel que moi ; cocher, ne t’en va pas ! 739.

» Maintenant que Hari, le meurtrier de Madhou, est venu déposer entre mes mains cette charge, je ne puis endurer le sacrifice du lion des Bharatides. 740.

» J’ai arrêté le héros Kritavarman au moment qu’il sortait, j’arrêterai de même Çâlva ; tiens bon, fils du cocher.

» Le fils de Bridika a cessé de m* honorer : que dirai-je à ce héros, quand je le reverrai, ayant déserté le combat ? 741-742.

» Que dirai-je à Pourousha aux longs bras, aux yeux de poundarîka, quand il viendra cet inaffrontable, armé de la massue, du tchakra et de la conque ? 743.

» Que dirai-je à Sâtyaki, à Baladéva et à ces autres Andhakas et Vrishnides, que l’émulation met sans cesse en rivalité avec moi ? 744.

» Déserteur de ce combat, emmené par toi, n’ayant plus de volonté, frappé au dos par des flèches, il est impossible que je vive. 745.

» Ramène donc promptement ton char au combat, fils de Dârouka ! il ne faut agir ainsi d’aucune manière, fût-ce dans les malheurs mêmes. 746.

» Ma vie ne sera pas longue, je pense, fils du cocher, emmené tremblant hors du combat, le dos exposé aux flèches, 747.

» Et quand m’as-tu vu en but à la crainte pour me conduire ainsi, désertant la bataille, comme un lâche ! 748.

» Il ne sied pas à ton excellence d’abandonner cette lutte. Tandis que je brûle ardemment de combattre, retourne sur le théâtre de la bataille ! » 749.

» À ces mots, fils de Kountî, le fils du cocher se hâta de répondre en ces termes d’une voix harmonieuse et douce à Pradyouoma, le plus fort des forts : 750.

« Je n’ai pas de crainte, fils de Roukminî, quand je modère mes coursiers dans la bataille ; je connais la manière de combattre des Vrishnides : il n’y a donc ici rien, qui vienne d’une autre cause. 751.

» Mais, seigneur, celui, qui tient les rênes du char, n’avait pas oublié cette leçon : « Il faut sauver le maître du char dans toutes les circonstances ! » Et je t’ai vu cruellement accablé. 752.

» Tu fus douloureusement blessé d’un trait lancé par Çâlva ; ce coup amena un évanouissement, et c’est alors que je t’ai retiré du combat. 753.

» Maintenant que te voilà revenu de toi-même à la connaissance, ô le plus grand des Sâtwatides, vois quelle est mon adresse à conduire mes coursiers, rejeton de Kéçava. 754.

» Enfant de Dârouka, instruit suivant les règles, je vais entrer sans crainte au milieu de cette fameuse armée de Çâlva. » 755.

» Ce disant, héros, aiguillonnant ses chevaux, mais les retenant avec les rênes, il courut au combat rapidement. 756.

» Il traça des cercles et divers autres, deux par deux, il décrivit partout différentes circonvolutions, tantôt à gauche, tantôt à droite. 757.

» Stimulés par l’aiguillon et retenus par les rênes, sire, les rapides chevaux couraient et semblaient voler dans l’atmosphère. 768.

» Discernant la légèreté de main, dont le Daroukide était doué, ils paraissaient brûler la terre, qu’ils effleuraient du pied. 759.

» Il mit à sa gauche l’armée de Çâlva, et ce fait, éminent Bharatide, qui ne lui coûta pas une grande peine, fut regardé comme une merveille. 760.

» Mais, le roi de Saâubha, ne pouvant supporter que Pradyoumna eut pris la droite, blessa d’une main agile son cocher avec trois flèches. 761.

» Cependant le fils de Dârouka, sans penser à sa légèrté de main, continua, guerrier aux longs bras, à courir même sur la gauche. 762.

» Le roi de Saâubha alors de lancer, héros, sur le Roukminide, mon fils, des traits nouveaux de multiple sorte. 763.

» Déployant la prestesse de sa main, le meurtrier des héros ennemis, Pradyoumna, en souriant, les trancha avec des flèches acérées avant qu’ils n’arrivâssent à leur but. 764.

» Quand il vit ses dards mutilés par ceux de son rival, le roi de Saâubha eut recours à une effroyable magie Asourique et lança de nouveaux traits. 765.

» À peine eut-il vu employer le puissant astra des Daîtyas, mon fils envoya d’autres flèches pour les trancher par le milieu avec l’astra brahmique. 766.

» Paralysant la vertu ennemie, ces dards, qui buvaient le sang, blessèrent Çâlva à la tête, à la poitrine, au visage ; il perdit le sentiment et tomba. 767.

» Ce vil prince abattu, accablé sous les flèches, le Roukminide encocha un nouveau trait, destructeur des ennemis, honoré en foule par tous les Dâçârhains et semblable à la flamme, au feu, au serpent. Aussitôt qu’ils virent la flèche mise à la corde, toute l’atmosphère fol remplie de tristes hélas. 768-769.

» Alors, tous les chœurs des Dieux avec Indra, avec le Dieu, qui préside aux richesees, envoyèrent Nârada et le Vent, rapide comme la pensée. 770.

» Ils s’avancent vers le fils de Roukminî et lui répètent ces paroles des habitants du ciel : « Héros, la mort de Çâlva ne t’appartient d’aucune manière. 771.

» Retire ta flèche ! Ce n’est pas à toi de lui donner la mort dans le combat. Cette flèche doit arracher la vie à cet homme ailleurs, sur le champ de bataille. 772.

» C’est Krishna, le fils de Dévakî, que le Destin a choisi pour sa mort dans le combat, guerrier aux longs bras, et cette parole ne sera pas vaine ! » 773.

» À ces mots, Pradyoumna, transporté au plus haut point, retira sa grande flèche du meilleur des arcs, et la fit rentrer dans le carquois. 774.

» Çâlva à la force immense, à l’âme intraitable dans les combats, se leva aussitôt, Indra des rois, et se retira à la hâte, percé des flèches de Pradyoumna. 775.

» Refoulé par les Vrishnides, le cruel, abandonnant Dwârakâ, de monter alors sur Saâubha et de s’élever, roi des rois, jusqu’au ciel. 776.

» La ville des Anartains fut donc alors délivrée ; ensuite, j’allai au grand sacrifice du râdjasoûya, qui fut célébré par toi, sire. 777.

» Je retrouvai Dwârakâ avec sa splendeur effacée, sans dilations au feu, sans lectui*e des Védas, avec ses femmes dépouillées de parures. 778.

» Quand je vis les bosquets de Dwârakâ sous des formes impossibles à reconnaître, il me vint un soupçon et j’interrogeai le fils de Hridika : 779.

» Cette famille de Vrishni a beaucoup d’hommes et de femmes affligées : que veut dire cela, tigre des hommes. Je désire rapprendre suivant la vérité. » 780.

» À ces paroles de moi, ô le plus vertueux des rois, le fils de Hridika me raconte avec détail et le siège et la délivrance de Çâhra. 781.

» Quand j’eus alors appris tout entièrement, ô le plus vertueux des Bharatides, je tournai ma pensée, vers la mort du roi Çâlva. 782.

» Après que j’eus rendu le courage au peuple dans la ville, au roi Abouka et à Anaka-Doundoubhi, je dis, versant la joie au cœur de tous les héros Vrishnides : « Étendez toujours la vigilance sur la cité, nobles fils d’Yadou. 783-784.

» Apprenez que je marche à la mort du roi Çâlva, je ne reviendrai pas, sans l’avoir tué, dans la ville de Dwâravati. 785.

» Une fois détruite avec Çâlva la ville de Saâubhai j’aurai le plaisir de vous revoir. Que Doundoubhi, ici présent, la terreur des ennemis, frappe donc trois fois le Sâma. » 786.

» Exactement encouragés par moi, ces héros joyeux me répondent tous : « Va ! et triomphe des ennemis ! » 787.

» Comblé de bénédictions par les guerriers, l’âme dans la joie, je fis prononcer les paroles de bonne fortune aux brahmes, devant lesquels je me tins, baissant la tête. 788.

» Et, monté sur mon char, attelé de Çaîvya et de Sougrîva, j’embouchai, sire, Pântchadjanya, la meilleure des conques, et je remplis de mes sqùq tous les points de l’espace. 789.

» Je m’avançai, tigre des hommes, environné d’une grande armée, bien équipée, composée de quatre corps, ardente et victorieuse. 790.

» Après que j’eus parcouru beaucoup de lieux, des montagnes aux arbres nombreux, des lacs et des fleuves, j’arrivai à Mârttikâvata. 791.

» Là, j’appris que Çâlva, monté sur Saâubha, était arrivé en face de la mer, et, tigre des hommes, je suivis ses pas. 792.

» Parvenu à la mer, Çâlva, le meurtrier des ennemis, se plaça, grâce à Saâubha, sur laquelle il était monté, dans le sein du bassin aux grands flots et dans l’ombilic même de l’océan. 793.

» L’ayant aperçu de loin, où il semblait se moquer de moi, Youddhishthira, je le défiai, d’une âme méchante, mainte et mainte fois au combat. 794.

» Il ne pouvait plus attaquer ma ville avec les flèches nombreuses, que son arc envoyait trancher les articulations, et la colère s’empara de moi. 795.

» Ce vil, mais inaffrontable Rakshasa à la nature vicieuse fit pleuvoir sur moi par milliers le tranchant des flèches. 796.

» Il couvrit de ses dards mes chevaux, mon cocher, mes guerriers ; mais nous combattîmes, fils de Bharata, sans songer à ses traits. 797.

» Alors les héros, qui suivaient les pas de Çâlva, firent pleuvoir sur moi dans ce combat une centaine de mille flèches aux nœuds inclinés. 798.

» Les Asouras couvrirent les chevaux, le char même et Dârouka de ces dards, qui tranchaient les articulations. 799.

» On ne voyait plus, héros, ni mes coursiers, ni mon char, ni mon cocher Dârouka, ni mes guerriers, ni moi-même, tant nous étions couverts de ces flèches ! 800. » Moi, alors, j’envoyai avec un arc divin et d’une manière céleste plusieurs myriades de traits charmés, fils de Kountî. 801.

» Mon armée ne trouvait point là de terre, puissant Bharatide, car cette Saâubha était suspendue en Tair, pour ainsi dire, dans le périmètre d’un kroça. 802.

» Les spectateurs, placés comme dans l’enceinte d’un théâtre, m’excitaient avec de grands cris de guerre et avec le bruit des paumes battues par les paumes des mains. 803.

» Envoyées par mes doigts, les flèches aux jolis angles extérieurs des yeux entraient, comme des sauterelles, dans les membres des Dânavas. 804.

» Ensuite éclata et grandit au milieu de Saâubha un bruit confus d’hommes, frappés de ces traits aigus et tombant dans la grande mer. 806.

» Les bras coupés des épaules et n’offrant plus aux regards que les formes d’un buste, les Dânavas étaient précipités, en poussant des cris épouvantables. 806.

» Tombés, ils servaient de pâture aux habitants de l’onde marine. Je remplis alors de mon souffle Pântchadjanya, née dans les eaux et semblable à l’argent, aux fibres du lotus, à la lune, au lait et au jasmin grandiflore. À la vue de ses guerriers abattus, Çâlva, le roi de Saâubha, me livra un grand combat par la magie. Aussitôt de pleuvoir continuellement sur moi dards, socs de charrue, tridents, lances de fer, traits barbelés, haches, massues, épées, lacets, rishtas, kanapas, bhousoundîs et pattiças. 807-808-809-810.

» Je reçus l’averse et la neutralisai bien vite avec la magie. Elle détruite, il me combattit avec des cîmes de montagnes. 811.

» On vit ensuite régner à la fois, Bhâratide, la nuit et le jour, la tempête et le beau temps, le froid et le chaud,

» Une pluie de poussière de charbon et une pluie de fléchés. Voilà de quelle magie secondé, l’ennemi me fit la guerre. 812-813.

» Quand j’eus distingué toutes ces choses, je les détruisis par la magie et je les dissipai, suivant les temps, par mes flèches de tous les côtés dans la bataille. 814.

» Le ciel parut alors, grand roi, fils de Kountî, posséder cent soleils, cent lunes, et des étoiles en myriades de milliers. 815.

» On ne distingua plus ni le jour, ni la nuit, ni les points cardinaux ; je tombai dans l’égarement et j’eus recours à l’astra de la science. 816.

» Cet astra fut agité comme l’atmosphère par les vents ; il naquit une bataille tumultueuse, épouvantable, et, quand la vue, Indra des rois, me fut rendue, je combattis de nouveau l’ennemi. 817.

» Tandis que le roi Çâlva, le tigre des hommes, le grand ennemi, combattait de cette manière avec moi dans la guerre, il s’éleva de rechef au sein des airs. 818.

» Çâlva à l’intelligence étroite, désireux de vaincre, envoya contre moi avec colère, noble sire, des çatignis, de grandes massues, des épieux enflammés, des maillets d’armes et des épées. 819.

» Je me hâtai d’empêcher que ces traits volants ne frappassent, les coupant en deux ou en trois au sein de l’air avec mes dards lancés. Ensuite un grand bruit s’éleva dans l’atmosphère. 820.

» Il couvrit mes coursiers, mon char et Dârouka avec une centaine de mille flèches aux nœuds inclinés. 821.

» Dârouka me dît ensuite, héros, avec un air troublé ! « Il faut s’arrêter ! Je m’arrête, accablé par les flèches de Çâlva. 822.

» Je ne puis tenir davantage ; mon corps s’affaisse. » À ces lamentables paroles de mon cocher, je tournai mes yeux vers Dârouka, et je le vis en proie aux dards. Il n’y avait pas un endroit, ni dans sa poitrine, ni dans sa tête, ni dans son corps, ni dans ses bras, vertueux fils de Pândou, qui ne fût couvert de flèches. Sous l’oppression de ces traits excellents, il répandait le sang à grands flots, comme une montagne au métal d’or est inondée par les pluies torrentielles d’un nuage. Je vis mon cocher défaillir dans ce combat, les rênes à sa main ; 823-824-825-826.

» Non abandonné par le courage, guerrier aux longs bras, mais accablé par les traits de Çâlva. Alors un certain homme, qui avait son habitation à Dwârakâ, qui était le domestique d’Ahouka et que je fis monter par amitié dans mon char, s’empressa de me dire, Bharatide, ces paroles de son maître avec trouble et d’un gosier suflbqué ; écoute-les, Youddhisfathira : « Ahouka, le souverain de Dwârakâ, t’adresse, héros, ces paroles : 827-828-829.

« Viens, Kéçava ! apprends ce que te dit l’ami de ton père. Viens aujourd’hui même, rejeton de Vrishnî, à Dwârakâ, et laisse-là Çâlva. 830.

» Acharné contre lui, guerrier inaffrontable, le fils de Çoûra doit périr, victime de sa force. C’est assez de ce vaillant combat ; reviens, Djanârdana. 831.

» Sauve Dwârakâ elle-même : c’est là ta grande affaire ! » À ces paroles, mon âme fut pénétrée du plus grand déplaisir. 832.

» Je ne trouvais pas à résoudre ce qui était à faire ou non. Et, ces mots, bien désagréables pour Dwârakâ et mon bisaïeul, à peine entendus, héros, je blâmai dans mon âme Sâtyaki, Baladéva même et l’héroîque Pradyoumna.

« Est-ce que Baladéva aux longs bras, le meurtrier des ennemis, ne vit plus, me dis-je, lui, qui veille à la conservation de cette ville et qui marche à[la ruine de Saâiibba. 833-834.

» En est-il ainsi de Sâtyaki, du Roukminide, du vaillant Tcharoudéshna, de Çâmba et des autres ! » Et mon âme en ressentit la plus grande peine. 835.

» Car tant qu’ils vivront, tigre des hommes, il est tout-à-fait impossible au Dieu même, qui porte le tonnerre, de tuer le fils de Çoûra. 836.

» Si le fils de Çoûra périssait en vérité, tous en vérité périraient, Baladéva à leur tête : telle est mon opinion bien arrêtée. 838.

» Roulant mainte et mainte fois cette perte de tous dans mon esprit, je combattis de nouveau Çâlva, grand roi, le trouble dans le cœur. 839.

» Je vis alors, puissant héros, le fils de Çoûra, qui tombait de Saâubha, et je fus le jouet d’une hallucination. 840.

» Car il me sembla voir mon père sous la forme d’Yayâti, qui descendait du ciel sur la face de la terre, ayant épuisé la récompense due à ses mérites. 841.

» Il m’apparut tomber comme une étoile filante[1], son diadème souillé, vieilli, ses cheveux épars, ses vêtements détachés. 842.

» À cette vue Çârnga, le meilleur des arcs, échappe à ma main, et, frappé de vertige, fils de Kouatî, je m’asseois sur le banc du char. 843.

» Aussitôt, toute mon armée en délire, m’ayant vu placé comme un corps sans vie sur le sein du char, se mit, Bharatide, à pousser de plaintifs hélas ! 844.

» Cette forme de mon père tombant, les bras étendus, les pieds allongés, me parut comme la forme d’un oiseau tombant. 845.

» Des guerriers, les mains armées de lances et de pattiças, le frappaient cruellement, héros aux longs bras, dans sa chute ; et mon âme en fut toute ébranlée. 846.

« Aussitôt que j’eus recouvré dans ce grand carnage la connaissance, après un instant, je ne vis plus là, héros, ni Saâubha, ni Çâlva, mon ennemi, ni mon vieux père lui-même. 847.

» J’arrêtai dans mon esprit que c’était de la magie et, revenu à moi, je dispersai de nouveau mes flèches par centaines. 848.

» Je pris mon arc resplendissant et j’abattis de Saâubha sous mes flèches, éminent Bharatide, les têtes de ces ennemis des Dieux. 849.

» J’envoyai au roi Çâlva, lancés par mon arc Çârnga, des traits bien empennés, aériens, à la splendeur brûlante et sous la forme de serpents. 850.

» Je ne vis point alors Saâubha, incrément de la famille Kourouide ; elle avait disparu, grâce à la magie, et je demeurai stupéfait. 851.

» Les troupes des Dânavas aux têtes et aux cheveux difformes de pousser des cris, puissant Bharatide, tandis que je poursuivais mon triomphe. 852.

» Je décochai à la hâte dans ce grand combat une flèche accompagnée de bruit pour sa mort : ensuite, ce bruit expira ! 853.

» Mais ils furent tués tous ces Dânavas, auxquels ces traits sonores, enflammés et semblables au soleil, en portèrent le bruit. 854.

» Quand il eut cessé, un nouveau bruit naquit d’un autre côté, grand roi, que j’attaquai avec mes flèches. 856.

» Malgré qu’ils fissent ainsi résonner en haut et de travers les dix points de l’espace, tous les Asouras, Bharatide, succombèrent sous mon bras. 856.

» De retour à Prâgdjyotisha, je revis de nouveau Saâubha au mouvement spontané, qui frappa, héros, mes yeux de vertige. 857.

» Ce fut alors qu’un Danava de forme épouvantable, Lokântakarana, me couvrit lestement d’une immense averse de rochers. 858.

» Frappé mainte et mainte fois de ces montagnes, je restai enseveli, Indra des rois, sous des montagnes, comme une fourmilière. 859.

» Je fus couvert de ces roches avec mes chevaux, avec mon cocher, sire, et caché entièrement sous la masse de ces montagnes, je cessai d’être visible aux yeux. 860.

» Les héros Vrishnides, mes guerriers, de s’enfuir tous rapidement à tous les points du ciel, talonnés par la crainte. 861.

» Quand ils eurent cessé de me voir, monarque des hommes, ils remplirent tout, atmosphère, ciel et terre, de plaintifs hélas ! 862.

» Mes amis, l’âme dans le trouble, remplis de douleur et de chagrin éclatèrent, sire, en pleurs ou en cris. 863.

» Ce fut la joie de mes ennemis, le désespoir de ceux.

qui ne l’êtaient pas. C’est ainsi qu’il triompha. Ensuite, je repris mes sens, héros auguste ; 864.

» Et, levant ma foudre qui divise tous les rochers et que chérit Indra, je renversai toutes ces montagnes, 865.

» Alors mes chevaux, accablés sous la masse de ces montagnes, et ne se mouvant plus que d’une respiration suffoquée, étaient, grand roi, tremblants, pour ainsi dire. 866.

» Quand mes parents me revirent comme un soleil, qui se lève dans un ciel chargé de nuages, fendus par ses rayons, ils revinrent tous à des sentiments de joie. 867.

» À peine mon cocher eut-il vu ses chevaux, écrasés par cette masse de montagnes, se mouvoir avec un peu de souffle, qu’il m’adressa ce langage assorti à la circonstance : 868.

» Allons ! maintenant que tu as vu Çâlva, le roi de Saâubha, tenir pied devant toi, c’est assez le mépriser, Krishna. Allons ! déploie tes efforts. 869.

» Retire aujourd’hui à Çâlva la douceur et l’amitié ! Triomphe de lui, Kéçava aux longs bras ; et ne lui permets plus de vivre davantage ! 870.

» Il faut tuer un ennemi par tous les moyens, destructeur des ennemis. Quelque faible qu’il soit, le fort ne doit pas mépriser un ennemi. 871.

» Non ! fût-il un boiteux ; combien plus un homme ferme dans la guerre ! Consacre donc tous tes efforts à vaincre celui-ci, tigre auguste des hommes ! Ne laisse pas t’échapper ce moment, ô le meilleur de la race de Kourou ! Je ne crois pas que ce soit ici le temps de signaler ta douceur ; cet homme n’est pas ton ami. 872-873.

» Lui, qui t’a fait la guerre, héros, et par qui Dwârakâ, fut écrasée ! » Quand j’eus entendu ce langage de mon cocher et d’autres semblables paroles, fils de Kountî : 874.

« Agis donc ainsi ! lui dis-je ; et, quand j’eus connu sa pensée, j’attachai la mienne à la guerre, à la mort du roi Çâlva et à la chute de Saâubha. 875.

» Je dis à Dârouka : « Héros, tiens ferme un instant ! » Et, d’une force extrême, je décochai de mon arc dans ce combat un trait de feu, d’une grande splendeur, céleste, imbrisable, qu’on ne pouvait éluder, chéri du guerrier, capable de rompre tout et de porter la mort aux Dânavas ; 876-877.

» Et, quand je l’eus charmé, un tchakra hostile dans la guerre aux Yakshas, aux Rakshasas, aux Dânavas et aux rois, éblouissant, incomparable, grande cause de cendres, au tranchant de rasoir, le meurtrier des ennemis et semblable à Yama, le destructeur du temps. 878-879.

» Triomphe par ta vigueur de Saâubha et de ceux, qui sont ici mes ennemis ! » Ce disant, je l’envoyai avec colère à Çâlva de toute la force de mon bras. 880.

» Et la forme de Soudarçana en tombant parut alors celle d’un second soleil, qui va brûler tout l’univers à la fin d’un youga. 881.

» L’arme s’approche de Saâubha, qui avait perdu sa splendeur, et coupe la ville par le milieu, comme une scie tranche un grand pin. 882.

» Saâubha fut mise en deux, immolée par la force de Soudarçana, et tomba, comme Tripoura, secouée par la flèche de Mahéçwara. 883.

» Cette ville abattue, le tchakra céleste retourna de lui-même dans ma main ; et, l’ayant pris avec vitesse, je lui dis : « Maintenant, c’est pour Çâlva ! » 884.

» Il coupa en deux rapidement Çâlva au moment qu’il envoyait dans ce grand combat une pesante massue, et s’enflamma de splendeur. 885.

» Ce héros tombé, les Dânavas, l’esprit égaré, criant : « Hélas ! hélas ! » s’enfuient à tous les points du ciel, poursuivis par mes flèches. 886.

» Ensuite je fis arrêter près de Saâubba, et, donnant par mon souffle une voix à ma conque, mes accents d’allégresse remplirent de joie mes amis. 887.

» Les femmes de s’enfuir à la vue de cette ville incendiée, dont les formes ressemblaient aux cimes du Mérou, écroulée maintenant avec ses grandes portes arcadées et ses chambres sur le haut des maisons. 888.

» Après que j’eus ainsi détruit Saâubha et renversé Çâlva, je retournai chez les Anartains, apportant la joie à mes amis. 889.

» Voilà pour quelle raison je ne suis pas venu, are, à la ville, qui prit son nom des éléphants. Si je l’avais pu, Douryodhana eût cessé de vivre, meurtrier des héros ennemis. 890.

» Si j’étais venu, le jeu, certainement I héros, n’aurait pas eu lieu. Que puis-je faire maintenant ? Que sert un pont brisé pour traverser un fleuve ! » 891.

Quand le plus grand des hommes, le héros aux longs bras eut parlé de cette manière au rejeton de Kourou et l’eut salué, le meurtrier fortuné de Madhou s’approcha des autres fils de Pândou. 892.

Après que le puissant guerrier se fut incliné devant Youddhishthira, le roi de la justice, il fut baisé sur la tête par le roi Bhîmaséna. 893.

Embrassé par Arjouna, salué respectueusement par les deux jumeaux, honoré par Dhaâumya, et Draâupadî lui offrant l’hommage de ses larmes, 894.

Krishna fit monter sur son char d’or Abimanyou et Soubadhrâ ; il y monta enfin lui-même avec les révérences des fils de Pândou. 895.

Et, après qu’il eût relevé le courage d’Youddhishthira, il s’avança vers Dwârakà sur ce char, attelé de Çalvya et de Sougrîva, aussi resplendissant que le soleil. 896.

Quand le Dâçârhain fut parti, Dhristadyoumna, le petit-fils de Prishat, prit les enfants de Draâupadî et s’achemina lui-même vers sa ville. 897.

Ayant fait une visite à sa sœur, Dhristakétou, le roi de Tchédi, revint, aussitôt qu’il eut vu les Pândouides, à la charmante ville de Çouktimatî. 898.

Les Kaîkéyains à la force sans mesure, congédiés par le fils de Kountî, dirent adieu à tous les fils de Pândou, et s’en allèrent eux-mêmes, rejeton de Bharata. 899.

Les brahmes, les vaîçyas et les habitants du pays, renvoyés avec de vives instances, abandonnèrent aussi les Pândouides. 900.

L’assemblée de ces magnanimes, Indra des rois, offrit dans le Kâmyaka un aspect des phis admirables. 901.

Dès qu’Youddhishthira, au grand cœur, eut honoré les brahmes, il dit aux serviteurs à propos : « Attelés les coursiers aux chars ! » 902.

Le roi des Dâçârhains parti, Youddhisdithira, Bhîmaséna, Arjouna et les jumeaux, Krishnâ et l’archi-brahme domestique, étant montés sur de nobles chars, attelés des meilleurs chevaux, tous ces héros de compagnie partirent, semblables au souverain des êtres, pour la fi)rêt. Aussitôt qu’ils eurent distribué des nishkas d’or, des vêtements et des vaches, aux brabmes, qui répandent les eaux de l’instruction. 903-904.

Des serviteurs, au nombre de vingt et plus, ayant rassemblé et pris toutes les armes, les arcs, les traits, les dards enflammés, les cordes d’arc, les machines, enfin toutes les flèches, se mirent en route. 905.

Indraséna recueillit, à la hâte, les nourrices, les servantes, les vêtements et les parures de la fille du roi, et partit le dernier sur son char. 906.

Ensuite, les citadins s’approchèrent du plus vertueux des Kourouides, et décrivirent, d’une âme joyeuse, un pradakshina ; les brahmes et tous les principaux des Kouroudjangalains s’inclinèrent d’un esprit serein. 907.

Dharmarâdja les salua d’une ame paisible avec ses frères, et le magnanime souverain de la terre se tint, les yeux fixés sur la foule des Kouroudjangalains. 908.

Le sublime enfant de Rourou de leur témoigner les sentiments d’un père à l’égard de ses fils, et ceux-ci de se montrer pour le chef des Bharatides comme des fils à l’égard de leur père. 909.

Alors, ces foules d’hommes distingués s’approchent du héros des Kourouides, l’environnent, et tous, remplis de confusion, sire, et la face baignée de larmes, ils disent : « Hélas ! notre protecteur ! hélas ! le devoir, qui s’en va !

» Tu es le plus excellent des Kourouides, le seigneur, et comme le père des créatures, où vas-tu, Dharmarâdja, quand tu auras abandonné ces habitants de la ville et des campagnes, quand tu nous auras délaissés, nous, tes fils ? 910-911.

» Honte au fils de Dhritarâshtra, à l’âme bien cruelle ! Honte au fils de Soubala ! Honte à Karna, aux pensées coupables ! Les scélérats, qui ont agi de cette manière à ton égard, prince vertueux et sans cesse dans le devoir, ne désirent que l’infortune ! 912.

» Où vas-tu, quand tu nous abandonnes, magnanime Dharmarâdja aux œuvres infinies, après nous avoir toi-même établis dans la ville incomparable de Çatakratou-Prastha, semblable à la ville du Grand-Dieu ? 913.

» Où vas-tu, Dhamarâdja, quand tu abandonnes ces palais, construits avec une magie divine et comme gardés par les Dieux, que le magnanime Maya fit sur le modèle du palais des Dieux ? » 914.

Bibhatsou, qui savait le juste. Futile et l’amour, dit à haute voix pour tous ces hommes réunis d’une force supérieure : « Le roi Youddhishthira accepte, pour flétrir les renommées de ses ennemis, cette habitation dans la forêt.

» C’est à toutes vos saintetés, isolément ou de concert, principaux brahmes, qui pratiquez la pénitence et connaissez les choses du devoir, à les aller trouver et à leur inspirer des paroles telles qu’il en sorte pour nous la perfection désirée de nos affaires. » 916-916.

À ces mots d’Arjouna, les brahmes et toutes les castes, sire, le saluent avec joie et décrivent ensemble un pradakshina autour du plus excellent des hommes, qui soutiennent le devoir. 917.

Ils font leurs adieux au roi, filsdePrithâ, à Vrikaudara, à Dhanandjaya, à Yajnasénî et aux deux jumeaux, et, privés de joie, ils partent, avec le congé d’Youddhishthira, chacun pour son royaume. 918.

Valçampâyana dit, continuant le fil de sa narration : Après le départ de ces brahmes, le vertueux Youddhishthira, fils de Kountî, qu’un pacte liait, pour ainsi dire, à la vérité, adresse à tous ses frères ce langage :

« Il nous faut habiter douze années dans un bois solitaire : cherchez dans la grande forêt un lieu bien peuplé d’oiseaux et de gazelles, 919-920.

» Doué richement de fleurs et de fruits, délicieux, fortuné, couvert d’un peuple saint : c’est là que nous passerons doucement ces douze années. » 921.

À ces mots, Dhanandjaya répondit à Dharmarâdja, comme Vrihaspati à l’intelligent gourou des hommes, qu’il a commencé par honorer : 922.

« Ta majesté peut consulter de vieux maharshis : il n’est rien dans le monde humain, que ta majesté ne connaisse. » En eflet, tu sers continuellement des brahmes, éminent Bharatide, Dwaîpâyana et les autres, et Nârada aux grandes pénitences, 923-924.

» Qui, domptant ses passions, va continuellement aux portes de tous les mondes et dirige sa course du monde des Dieux au monde de Brahma, des Gandharvas et des Apsaras mêmes. 925.

» Tu sais l’autorité et tu connais la puissance de tous les brahmes, prince : il n’y a pas de doute. 926.

» Tu connais ce qui est pour le mieux, sire, et même sa cause : nous mettrons notre habitation là, grand roi, où tu le désireras. 927.

» Il est un lac, nommé le Dwaîtavana, où stagnent des eaux pures ; il est riche en fleurs et en fruits, charmant, habité par une foule de brahmes. 928.

» C’est là qu’il nous faut demeurer ces douze années. Telle est, sire, mon opinion, si tu l’approuves. Quelle autre chose pense ta majesté ? » 929.

« Ce que tu dis, fils de Prithâ, est aussi ce que je pense, répondit Youddhishthira. Allons donc à ce grand lac Dwaîtavana, renommé pour ses eaux pures. » 930.

Ensuite, tous les vertueux fils de Pândou s’acheminèrent, accompagnés de brahmes nombreux, vers le saint lac Dwaîtavana. 931.

Il y avait des brahmes, qui portaient le feu sacré ; d’autres, qui étaient sans feu ; les uns s’adonnaient à la lecture des Védas, ceux-ci étaient mendiants, ceux-là habitants des forêts. 932.

Des brahmes en grand nombre, par centaines, environnèrent Youddhishthira : ils étaient parfaits dans leur pénitence, magnanimes, inébranlables dans leurs vœux. 933.

Arrivés là avec cette foule de brahmes, les Pândouides, éminents rejetons de Bharata, habitèrent le charmant et saint Dwaltavana. 934.

L’auguste monarque vit dans la saison pluvieuse cette grande forêt, ombragée de palmiers, de xanthocymes, de manguiers, de bassias aux larges feuilles, de nipas, d’arjounas et de kaniyars, tous chargés de fleurs. 935.

Disséminant leurs mélodieux ramages, des troupes de paons aux longues queues, de tchakoras, de gallinules et de kokilas se tenaient dans ce bois sur la cîme de ses arbres sourcilleux. 936.

L’auguste monarque vit dans ce bois de grands troupeaux de grands éléphants, entourés par des troupes d’éléphantes, chefs de troupeaux sauvages, hauts comme des montagnes et dans l’ivresse du rut. 937.

S’étant approché de la ravissante Bhogavatî, il vit dans ce bois plusieurs troupes de Siddhavashis, vertueux, aux âmes pures, qui demeuraient là, portant les cheveux en djatâ et l’habit d’écorce. 938.

Il descendit de son char, et ce roi, le meilleur de ceux, qui soutiennent le devoir, entra dans cette forêt, accompagné de ses frères, escorté de ses gens, comme Indra à la force sans mesure entre dans le Trivishtapa. 939.

Les Siddhas et les Tchâranas, qui avaient le désir de voir ce prince fidèle au devoir de la vérité, s’approchèrent tous de lui, et les habitants du bois se mirent à ses côtés, environnant ce lion intelligent des rois. 940.

Il s’inclina devant tous les Siddhas et honoré de leurs hommages comme un roi ou comme un Dieu, le plus vertueux des hommes vertueux entra, accompagné de tous les principaux brahmes, et tenant les paumes de ses deux mains jointes à ses tempes. 941.

Ce roi magnanime, au saint caractère, s’approcha d’eux comme un père, et, recevant, en échange des siens, les hommages de ces pénitents, adonnés au devoir, il vint s’asseoir au pied d’un grand arbre, couvert de fleurs. 942.

Bhîma, Krishna, Dhanandjaya, les deux jumeaux et les suivants du roi donnèrent la liberté à leurs chevaux, et tous ces chefs des Bharatides restèrent là sans contrainte.

Telle qu’une grande montagne brille par un troupeau d’éléphants, ainsi les cinq magnanimes archers, fils de Pândou, rassemblés en ce lieu, faisaient alors briller cette habitation aux grands arbres, qui tenait inclinées ses lianes étendues. 943-944.

Arrivés dans cette forêt, les fils du roi des hommes, parvenus avec peine dans ce bois, y demeurèrent paisiblement et passèrent le temps, semblables à Indra, dans ces heureuses forêts, composées des shorées de la Saraswatî.

Le monarque, chef des Rourouides, à la haute dignité, rassasia dans ce bois tous les principaux brahmes, Yatis et anachorttes, des fruits les plus exquis et des plus succulentes racines. 945-946.

Là, comme le père de ces rois Pândouides, établis dans cette grande forêt, Dhaâumya, l’archi-brahme domestique, à la vaste splendeur, célébra les sacrifices, les oblations aux Mânes et les autres cérémonies. 947.

Or, le rishi Markandéya, à la vive et brûlante lumière, l’hôte des Pourânas, vint à cet hermitage, où habitaient les heureux fils de Pândou, depuis qu’ils avaient quitté le royaume. 948.

Le puissant Youddhishthira, le chef des Kourouides, au grand cœur, à l’âme incomparable, honora l’arrivée chez lui de l’illustre anachorète, flamboyant tel qu’un feu allumé, en honneur chez les hommes, les rishis et les Dieux. 949.

Quand le magnanime solitaire, à la splendeur sans mesure, vit la noire Draâupadî, Youddhishthira, Bhîma et Arjouna, il se mit à rire au milieu des pénitents, lui, qui savait tout, lui, à qui sa pensée offrait le souvenir de Râma.

Dharmarâdja lui dit avec un air incertain : « Tous ces ascètes sont pleins de gravité. Pourquoi ta sainteté rit-elle ainsi en me regardant, à la vue des pénitents, comme si elle était joyeuse ? » 960-961.

Markandéya lui répondit :

« Mon enfant, je ne suis pas joyeux et je ne ris pas. L’impertinence, fille de la joie, ne s’est pas glissée dans mon cœur ; mais, il n’y a qu’un instant, à la vue de ton infortune, je me suis souvenu de Râma le Daçarathide, fidèle à sa parole. 962.

» Ce fut un roi, qui habita dans les bois avec Lakshmana, pour obéir à l’ordre de son père. Je l’ai vu jadis. marchant avec un arc, fils de Prithâ, sur un plateau du mont Rishyamoukha. 968.

» Semblable au Dieu, qui regarde avec mille yeux, le conducteur de la mort et le meurtrier de Namoutchi, ce magnanime Daçarathide sans péché se fit un devoir de mettre son habitation dans les bois, pour suivre l’ordre, que lui avait donné son père. 964.

» Ce prince aux longs bras, à la haute dignité, de qui la puissance égalait celle de Çakra et qui était invincible dans les combats, renonça aux jouissances de la vie, et s’achemina vers les forêts. Ne fut-il pas maître de sa force et commit-il ainsi l’injustice ? 965.

» Les rois Nâbhâga, Bhagîrata et les autres, ayant vaincu cette terre jusqu’aux mers, ses limites, ont conquis les mondes par la vérité : ne furent-ils pas maîtres de la force et commirent-ils ainsi l’injustice ? 966.

» Alarka, dit-on, le roi de Kâçi et des Karoûshains, dévoué à la vérité, abandonna, chef des hommes, ses royaumes et ses richesses. Ne fut-il pas maître de sa force et commit-il ainsi l’injustice ? 967.

» Le Créateur a disposé ainsi de Vidhirya, suivant les Pourânas : les sept vertueux rishis lui rendent hommage et resplendissent dans les cieux. Ne fut-il pas maître de la force, roi des hommes, et commit-il ainsi l’injustice ? 958.

» Vois ces éléphants à la grande force, aux longues défenses, qui égalent par la taille les cîmes de montagnes ; ils se tiennent soumis à l’ordre du créateur : ne sont-ils pas maîtres de leur force, sire, et commettent-ils ainsi l’injustice ? 969.

» Vois tous les êtres ! Ils se tiennent exactement dans les prescriptions du créateur et font sans dévier les œuvres propres à leur nature : ne sont-ils pas maîtres de leur force, roi des hommes, et commettent-ils ainsi l’injustice ?

» Ta renommée et ta splendeur enflammée comme celle du soleil lumineux ont surpassé tous les êtres, fils de Prithâ, autant par une conduite propre et la pudeur que par le devoir et la vérité. 960-961.

» Quand tu auras accompli avec peine, suivant ta promesse, cette habitation dans les bois, prince à la haute dignité, tu devras aux enfants de Kourou, grâce à ton énergie, une gloire éclatante. » 962.

Après que le grand saint eut prononcé au milieu des pénitents ces paroles, il prit congé de Dhaâumya, accompagné de ses amis, fit ses adieux à tous les fils de Pândou et s’en alla dans la région septentrionale. 963.

Tandis que les magnanimes Pândouides habitaient à Dwattavana, ces grands bois devinrent tous remplis de brahmes. 964.

Le lac du Dwattavana était pur, et la récitation continuelle des Védas, faite à Tenvi les uns des autres, le rendait tout semblable au monde de Brahma. 965.

Ce n’était partout qu’un bruit ravissant d’Yadjour, de Rig et de Sâma, dits et récités. 966.

Le bruit de la corde à l’arc des sages Pândouides, mêlé au bruit de la récitation des Védas, ajoutait une nouvelle splendeur à la caste des kshatryas, la création de Brahma.

Il arriva alors que Vaka, fils de Dalmi, dit ces mots à Youddhishthira-Dharmarâdja, fils de Kountî, un soir, qu’il était assis au milieu des rishis, qui l’environnaient : 967-968.

« Voici, fils de Prithâ, le plus vertueux des enfants de Kourou, l’heure où les brahmes pénitents offrent le beurre clarifié et renouvellent la flamme du feu sacré. Défendus par toi dans le saint Dwaîtavana, les Bhrigouides, les Angirasides, les Vaçishthides, les vertueux Agastyades et les Atrides aux vœux sublimes, les plus illustres brahmes du monde entier, réunis avec toi, pratiquent le devoir et persévèrent dans leurs vœux. 969-970-971.

» Écoute donc avec tes frères ces paroles, fils de Kountî, que ma bouche va te dire. 972.

» Le brahme fut créé avec le kshatrya, et le kshatrya avec le brahme. Ils brûlent les ennemis dans leur colère, comme le feu et le vent consument les forêts. 973.

» Un prince, qui désire ce monde et qui aspire à le soumettre, n’aime pas être long-temps sans brahme : une fois qu’il a obtenu un brahme, dégagé d’ignorance, à qui furent enseignés les axiomes du devoir, il disperse bientôt ses ennemis. 974..

» Occupé du devoir, qui a pour objet l’émancipation finale et qu’impose la conservation des créatures, il n’arrive point au sacrifice d’une autre manière que par le brahme. 975.

» L’Asoura Virotchanide acquit une éminente propérité au gré de ses désirs ; elle était même impérissable : il posséda toute la terre, grâce à sa parenté avec les brahmes ; ensuite, pour châtiment de sa mauvaise conduite envers eux, il périt. 976.

» Cette terre avec toutes ses splendeurs n’appartient pas long-temps à la seconde caste, si elle n’a pas de brahme ; mais le cercle des mers s’incline devant l’homme, que dirige un brahme avec les règles de la science. 977.

» Est-il dépourvu de brahmes, la force du kshatrya languit ; telle, dans un combat d’éléphants, une fois pris l’éléphant conducteur. 978.

» L’œil incomparable du brahme et la force nompareille du kshatrya : le monde prospère, quand ces deux choses marchent réunies. 979.

» Le kshatrya, secondé par le brahme, consume l’ennemi, comme un vaste feu, aidé par le vent, brûle une forêt. 980.

» Que le prince intelligent poursuive chez les brahmes la recherche de la pensée pour le gain de celui, qui n’a pas, et l’accroissement de celui, qui possède. 981.

» Accueille sous ton hospitalité, pour le gain de l’homme, qui n’a pas, l’accroissement de celui, qui possède, et la célébration des sacrifices, suivant leur mérite, un brahme illustre, docte, qui a beaucoup écouté et qui sait les Védas. 982.

» Observe toujours avec les brahmes, Youddhishthira, une conduite des plus nobles ; c’est par là qu’une brillante renommée resplendit au milieu de tous les mondes. »

Après ce discours, tous les brahmes d’honorer Vaka, fils de Dalmi, et, voyant louer de nouveau Youddhishthira, ils en eurent l’âme satisfaite. 983-984.

Dwalpayana, Nârada, le Djamadagnide, Prithouçravas, Indradyoumna, Bhâlouki, Kritatchétas et Sahasrapad,

Kamaçravas, Moundjaet Lavanàçva, le Kaçyapide, Harlta, Sthoûlakarna, Agnivéçya et Çaâunaka, 985-986.

Kritavâk et Souvâk, Vrihadaçva, Vibhâvasou, Oûrddwarétas, Vrishâmitra, Souhotra et Hotravâhana ; 987.

Ces brahmes et d’autres en grand nombre honorèrent Adjàtaçatrou, comme les rishis honorent Pourandara.

Ensuite, étant venus dans le bois au temps du soir, les fils de Prithâ s’assirent, et, livrés au chagrin et à la don* leur, ils se mirent à raconter des histoires. 988-989.

Alors Krishna aimée, admirable, instruite, fidèle à son époux, tint ce langage à Dharmarâdja : 990.

« Assurément, il n’existe en nous rien de coupable à l’égard de ce méchant, stupide et cruel fils de Dhritarâshtra, qui ait pu le forcer à te revêtir d’une peau d’antilope, sire, et à t’envoyer exilé dans les forêts avec moi, sans qu’il n’en éprouve du regret, malgré son ignorance et sa folie. 991-992.

» Il a sans doute un cœur de fer, cet homme aux actions criminelles, pour qu’il t’ait adressé, à toi, dévoué au devoir et l’aîné de la famille ces paroles outrageantes. 993.

» Il se réjouit, cet homme vicieux à l’âme criminelle, avec la foule de ses amis, quand il a porté une douleur telle à ce prince accoutumé au plaisir et qui n’a point mérite la douleur ! 994.

» Et l’on a pas vu couler le sang de ces quatre scélérats, alors que tu es sorti, revêtu d’une peau d’antilope, fils de Bharata, pour habiter la forêt ! 995.

» On n’a pas vu le sang de Douryodhana, sire, de Kama, du pervers Çakouni et du cruel Douççâsana, le plus méchant des frères ! 996.

» Et tous les autres Kourouides, ô le plus grand des enfants de Kourou, n’ont pas répandu l’eau des yeux, enveloppés dans la douleur ! 997.

» J’ai vu cette couche, qui jadis fut la tienne, et je te plains, seigneur, accoutumé au plaisir et qui n’as point mérité la douleur. 998.

» J’ai vu au milieu du palais ce trône d’ivoire, orné de pierreries et je vois maintenant ce siège d’herbes Kouças : aussi suis-je assiégée par le chagrin ! 999.

» Après que je t’ai vu, sire, environné des rois dans ton palais, quelle tranquillité peut être à mon cœur maintenant, que je ne les vois plus autour de toi ! 1000.

» Après que je t’ai vu frotté de sandal et brillant comme le soleil, je tombe en défaillance, Bharatide, à la vue de ces taches de boue, dont tu es souillé maintenant ! 1001.

» Toi, que j’ai vu jadis revêtu d’habits de soie éblouissants, je te vois à cette heure, Indra des rois, couvert d’une vile écorce ! 1002.

» Toi, du palais de qui étaient apportés et servis sur des plats d’or à des brahmes, par milliers, des aliments préparés suivant toutes les saisons ; toi, qui distribuais, auguste roi, une nourriture infiniment exquise à des Yatis sans maisons et maîtres de maisons ; toi, dans le palais de qui étaient hospitalièrement traités des milliers d’hôtes avec tous les biens désirés ; la paix ne rentre pas dans mon cœur, ne voyant plus, bien disposées toutes ces choses, dont j’honorais les brahmes au gré de tous les désirs.

» Tes frères, que de jeunes cuisiniers aux pendeloques étincelantes, grand roi, nourrissaient de mets exquis, supérieurement apprêtés, je les vois tous, indignes de la peine, vivre dans ce bois d’aliments sauvages, Indra des hommes, et mon âme n’arrive point à se calmer ! Pourquoi, le temps en est arrivé, la colère ne se gonfle-t-elle pas en toi à la pensée de ce Bhîmaséna, malheureux et vivant au milieu des bois ? Pourquoi ta colère ne se gonfle-t-elle pas à la vue de cet auguste Bhîmaséna, réduit à se servir lui-même, affligé et digne néanmoins du plaisir ? Pourquoi ta colère ne se gonfle-t-elle pas, en le voyant aujourd’hui confiné dans un bois cet homme vénéré, accoutumé à des chars divers et des habits variés ? Ce seigneur, il peut tuer dans un combat tous les Kourouides ! ( De la stance 1003 à la stance 1011.)

» Mais Vrikaudara supporte ces maux, il attend la fin de ta promesse. Et cet Arjouna, qui, par ses deux bras, est l’égal d’un Arjouna aux mille branches ! 1012.

» Lui, qui, dans la destruction, que font ses dards, ressemble par sa rapidité à Yama, le destructeur du temps ! Sous la puissance de ses flèches, grand roi, tous les princes inclinés ont servi les brahmes dans ton sacrifice. Pourquoi, sire, ne te courrouces-tu pas en voyant ce tigre des hommes, honoré par les Démons et les Dieux, cet Arjouna plongé dans la rêverie ? Quoi ! la vue de ce fils de Prithâ, qui est accoutumé aux plaisirs et ne mérite pas la douleur, elle ne fait pas se gonfler ta colère ! Cette idée, Bharatide, me fait tomber en défaillance. Lui, qui, monté sur un seul char, a vaincu, et les serpents, et les hommes, et les Dieux ! 1013-1014-1016-1016.

» Comment ta colère ne se gonfle-t-elle pas, en le voyant exilé dans les bois cet homme, qui, environné de serpents, de chevaux et de chars aux formes merveilleuses, arracha violemment aux rois toutes leurs richesses ; ce fléau des ennemis, qui, d’un seul coup, peut envoyer cinq cents flèches ! 1017-1018.

» Pourquoi ta colère ne se gonfle-t-elle pas, en le voyant relégué dans les bois, ce jeune homme azuré, grand, couvert d’un habit d’écorce, lui, qui tient le plus haut rang dans les combats ? 1019.

» Pourquoi, Youddhishthira, quand tu vois dans le bois Nakoula, ce fils de Mâdrî, héroïque et admirable, ne sens-tu pas se gonfler ta colère ? 1020.

» Pourquoi supportes-tu de voir Sahadéva dans le bois ? Pourquoi ta colère ne se gonfle-t-elle pas, en voyant Nakoula et Sahadéva, plongés dans la douleur, Indra des hommes, eux, si dignes du plaisir ? Comment, sire, peux-tu supporter de me voir tombée dans les forêts, moi, la fille de Droupada, la bru du magnanime Pândou, la sœur de Dhrishtadyoumna et la fidèle épouse d’un héros ? 1021-1022-1023.

» Pour sûr, il n’existe pas de colère en toi, ô le plus vertueux des Bharatides, puisque ton âme n’est pas agitée, en voyant, et mon sort, et celui de tes frères. 1024.

« Il n’y a point de kshatrya sans colère ! » C’est un mot cité dans le monde. Mais tu fais mentir aujourd’hui ce mot à mes yeux, toi, kshatrya ! 1025.

» Le kshatrya, s’il ne montre pas son énergie, quand l’heure en est arrivée, est sans cesse en but au mépris de tous les êtres. 1026.

» Tu n’as d’aucune manière à montrer de la patience à l’égard des ennemis, car il t’est possible de les immoler par ton énergie : il n’y a là-dessus aucun doute. 1027.

» Le kshatrya, qui, à l’heure où il faut pardonner, ne désarme pas sa colère, est haï de tous les êtres : il périt dans ce monde et dans l’autre vie. 1028,

» Je vais te raconter ici même un antique Itihasa, la conversation de Prâhlâda et de Bali, fils de Virotchana.

» Bali interrogea Prâhlâda, le père de son père, le roi des Asouras, l’Indra des Daîtyas, sur la doctrine de la récompense des vertus. 1029-1030.

« La patience est-elle préférable, mon père ? lui dit Bali ; ou bien est-ce la rigueur ? Réponds, exactement, mon père, à ma question sur ce doute. 1031.

» Dis-moi, ô toi, qui sais le devoir, ce qui est pour le mieux. Qu’il ne me reste aucun doute, et j’exécuterai exactement tout ce que tu m’auras enseigné. » 1032.

» Son ayeul à la grande science, qui savait résoudre toutes les incertitudes, répondit de cette manière à son petit-fils, qui demandait l’éclaircissement de ce doute :

« La rigueur n’est pas toujours le meilleur parti à suivre ; ce qui est le mieux à faire n’est pas toujours la patience. Sache-le, mon fils : ces deux choses sont indubitables. 1033-1034.

» L’homme, qui toujours pardonne, tombe en beaucoup de fautes : il est méprisé de ses familiers, de ses ennemis et des neutres. 1035.

» Tous les êtres ne se courbent jamais sous sa volonté : donc, la patience de tous les instants, mon fils, est blâmée par les gens éclairés. 1036.

» Ses domestiques, une fois qu’ils ont démêlé son caractère, se laissent aller à beaucoup de fautes, et des hommes aux pensées étroites désirent lui enlever ses richesses. 1037.

» On verra des préposés infidèles lui dérober à leur gré sa voiture, ses vêtements, ses parures, les couches, les sièges, ses aliments, ses breuvages, tous les ustensiles de sa cuisine ; ils ne lui donneront pas même les choses montrées, qu’ils devraient lui donner, suivant les ordres du maître. 1038-1039.

» Ils ne lui rendent nullement les honneurs, que l’on doit à un maître ; et le mépris en ce monde est pire que la mort elle-même. 1040.

» Les esclaves, les fils, les serviteurs et même les gens d’une condition neutre adressent à l’homme d’une telle patience, mon enfant, un langage désagréable. 1041.

» Des insensés méprisent ce mortel patient et portent leurs désirs sur ses épouses ; et ses épouses elles-mêmes deviennent comme ceux-ci les souhaitent. 1042.

» S’ils n’ont pas mérité du souverain un léger châtiment, ces hommes, qui sont toujours contents, ils pèchent néanmoins, et font des choses, qui nuisent comme les méchants eux-mêmes. 1043.

» Voilà avec un grand nombre d’autres les défauts des hommes, qui ont de la patience. Voici maintenant, fils de Virotchana, les défauts de ceux, qui n’en ont pas. 1044.

» S’il est, à tort ou à raison, toujours occupé de sa passion, l’homme irascible inflige différents châtiments par sa rigueur. 1045.

» Jouet de sa passion, il obtient par elle l’inimitié de ses amis, il obtient par elle la haine du monde et de sa famille. 1046.

» L’homme doit au dégoût, qu’il inspire, l’abandon des biens, le blâme, le mépris, le chagrin, la haine, le délire et des ennemis. 1047.

» Celui, qui inflige aux enfants de Manou diverses punitions, effets de sa colère, ne jouit pas long-temps de l’empire, de la vie et de sa famille. 1048.

» Celui, qui accole à sa rigueur des bourreaux et des aides, effraye le monde, comme un serpent, qui s’est glissé dans une maison. 1049.

» Comment l’homme, qui inspire de la crainte au monde, pourra-t-il sauver sa vie ? Le monde saisit une occasion, qu’il découvre, et lui ôte la vie nécessairement ! 1050.

« Il ne renoncera pas toujours à la sévérité et il ne sera pas toujours bon ; mais, suivant que les circonstances le comportent, il est doux ou il est sévère. 1051.

» L’homme, qui dans un instant est doux et qui est sévère dans un autre moment, obtient le bonheur dans ce monde et dans l’autre vie. 1052.

» Je vais te dire avec étendue quelles sont les heures de la patience, celles, qu’il ne faut pas toujours abandonner, comme ont dit les sages. 1053.

» L’homme, qui précédemment a rendu un service, est-il tombé dans une profonde offense ; il faut la pardonner au coupable, en considération du bon office reçu.

» Il faut pardonner aux criminels, s’ils n’ont pu faire usage de la raison ; car, il n’est pas toujours facile à l’homme d’acquérir la science. 1054-1055.

« Ceux, qui, ayant fait une chose avec discernement, disent qu’ils l’ont faite sans connaissance ; ces hommes vicieux et pervers méritent d’être immolés pour une faute, quelque légère soit-elle. 1056.

» L’homme, qui pour tout n’a qu’un seul délit, est digne qu’on lui pardonne ; il aura la vie sauve ; mais, s’il retombe dans une seconde faute, fût-elle minime, on doit l’envoyer à la mort. 1057.

» Il faut, dit-on, pardonner à celui, qui s’est rendu coupable à son insu, après une enquête exacte du fait. 1058.

» Le roi frappe avec douceur un criminel épouvantable ; il frappe avec douceur un criminel ordinaire ; il n’est pas d’acte, qu’on ne puisse faire avec douceur. Le châtiment le plus sévère peut donc être doux, si l’on a bien considéré le lieu et le temps, le fort et le faible de soi-même. Rien ne doit se faire hors du temps et du lieu ; il faut donc attendre le lieu et le moment. 1059-1060.

» On doit enfin pardonner même par la crainte du mondes Tels et semblables à ce que j’ai dit là, sont les cas de la patience. 1061.

» Pour les faits, qui se rangent sous des principes contraires, le moment est appelé celui de la sévérité. Quant à moi, je pense, monarque des hommes, que l’heure de la sévérité est arrivée pour toi. 1062.

» Les cupides fils de Dhritarâshtra se conduisent toujours en ennemis ; il ne reste donc plus un moment pour la patience à l’égard des enfants de Kourou. 1063.

» Ne veuille pas déposer ta sévérité, quand l’heure de la sévérité est venue. L’homme doux est méprisé ; l’homme sévère épouvante le monde. Celui, qui sait bien ces deux choses, est vraiment un souverain, quand le moment est arrivé. » 1064.

Youddhishthira lui répondit :

« La colère tue les hommes et la colère les ressuscite, dit-on. Sache, femme à la grande science, que l’être et le non-être ont leurs racines dans la colère. 1065.

L’homme, qui comprime sa colère, ravissante femme, assure sa vie ; mais l’homme, qui ne contient pas toujours sa colère, femme charmante, cette colère, devient la plus épouvantable cause de sa destruction. 1066.

» On voit en effet qu’ici-bas la ruine des créatures a pour sa racine la colère. Comment un homme tel que moi, n’abandonnerait-il point la colère, qui est la perte de monde ? 1067.

» L’homme irrité commettra le vice, l’homme irrité ôte la vie à ceux mêmes, qu’il doit respecter ; l’homme irrité jette le mépris de ses paroles mordantes sur des gens, qui valent mieux que lui ! 1068.

» L’homme irrité ne sait jamais ce qu’il faut dire ou taire ; il n’est rien, qui ne soit à faire, il n’existe rien, qui ne soit à dire pour l’homme irrité. 1069.

» Il tuera dans sa colère ceux, dont il faut respecter la vie ; il honorera des gens, qui ont mérité la mort ; il se jetera lui-même de colère dans les demeures d’Yama !

» Aussi la colère est-elle vaincue par les sages, qui voient de telles fautes en elle, qui désirent le plus grand bonheur ici-bas et la félicité suprême dans l’autre vie. 1070-1071.

» Comment un homme de ma condition pourrait-il s’abandonner à la colère, que les sages évitent ? C’est la considération de ces maux, Draâupadî, qui empêche ma colère de se gonfler. 1072.

» Il sauve et lui-même et les autres d’un grand danger, en ne répondant pas à la colère de l’homme irrité : c’est le traitement, que suit le médecin de ces deux choses. 1078.

» Le mortel, qui, froid, sans puissance, s’abandonne aux malheurs, qui l’enveloppent, se livre de lui-même à l’influence des hommes plus forts. 1074.

» Les gens, qui s’abandonnent à la colère, périssent en dépit d’eux-mêmes : c’est un faible, Draâupadî, de réprimer, dit-on, la colère. 1076.

» Mais l’homme fort, qui, instruit de ces choses, ne s’irrite pas, quand il se voit plongé dans le malheur, et ne donne pas la mort à l’auteur de ses maux, jouit du bonheur de l’autre monde. 1076.

» Fort ou faible, il faut donc toujours, dit-on que l’homme pardonne dans ses maux, en connût-il même l’auteur. 1077.

» Les gens de bien, Krishna, louent ici la victoire obtenue sur la colère : la victoire de l’homme vertueux, remportée par la patience, est toujours estimée des hommes de bien. 1078.

» La vérité est préférable au mensonge, la bonté vaut mieux que la cruauté ; aussi l’homme vertueux évite-t-il cette colère, qui est la source de nombreuses fautes. 1079.

» Comment un homme de ma sorte se démentirait-il par la mort de Souyodhana, que les doctes aux longues vues appellent « illustre ! » 1080.

» Il n’y a pas de colère en lui, assure-t-on, et les sages, qui voient la vérité, estiment a un illustre » l’homme, s’il refoule par la science la colère, qui veut naître en lui-même. 1081.

» L’homme irrité, femme séduisante, ne voit pas nettement ce qui est à faire ; l’homme irrité ne voit devant lui, ni un fut, ni une limite. 1082.

» L’homme irrité tuerait ceux, dont il doit respecter la vie ; il frapperait ceux, auxquels sont dus ses hommages ; il faut donc mettre la colère bien loin dans la fermeté. 1083.

» La dextérité, l’ardeur, la légèreté, l’héroïsme, sont des qualités de la fermeté ; il est impossible à l’homme irrité de les acquérir promptement. 1084.

» L’homme, qui renonce à la colère obtient complètement la force ; jointe à la mort dans un homme à la grande science, cette force est difficile à soutenir par les gens irascibles. 1085.

» Les ignorants jugent que la colère est toujours de la force ; mais cette passion fut placée dans l’homme pour la perte du monde. 1086.

» L’homme, de qui la marche est convenable, abandonne toujours la colère : ne pas s’écarter de son devoir est ce qu’il y a de mieux ; la colère s’en écarte toujours : telle est la décision. 1087.

» S’il n’y a de transgression que dans les hommes sans pensée et sans jugement, comment pourra-t-elle être, femme irréprochable, dans une personne de ma sorte ?

» S’il n’y avait pas entre les hommes des esprits patients à régal de la terre, la paix ne pourrait subsister parmi les hommes ; car la guerre a pour sa racine la colère. 1088-1089.

» On répondrait à l’invective par l’invective, on répondrait par les coups aux coups d’un homme fort ; ainsi arriverait la perte des créatures et le vice se répandrait sur la terre. 1090.

» L’homme maudit maudirait ; frappé, il frapperait à son tour ; il nuirait à quiconque lui aurait nui. 1091.

» On verrait les pères tuer leurs fils et les fils tuer leurs pères ; les époux donneraient la mort à leurs épouses, et les femmes à leurs maris. 1092.

» Dans cette exaspération du monde, la naissance n’aurait pas lieu ; car, sache-le, femme au charmant visage, la paix est la racine de la naissance des êtres. 1093.

» Toutes les créatures, Draâupadî, périraient bientôt dans un tel état de choses. La colère est donc pour la ruine et le non-être des créatures. 1094.

» C’est parce que l’on voit des hommes patients dans le monde à l’égal de la terre, qu’on obtient la naissance et l’existence des êtres. 1095.

« L’homme doit pardonner dans toutes ses infortunes, dame bien charmante, car la naissance des êtres, dit-on, est due à celui qui est patient. 1096.

» Le mortel, qui, injurié et battu par un plus fort, supporte cet outrage malgré sa colère et qui triomphe de son courroux en tous les temps, celui-là est un sage et on homme supérieur. 1097,

» L’homme, qui a de la force, obtient les mondes éternels ; mais l’irascible avec peu de science périt et dans ce monde et dans l’autre. 1098.

» On dit même à cette occasion ces couplets, que chanta jadis en l’honneur des patients, Krishnâ, le magnanime et toujours patient Kanada fils de Kaçyapa ; 1099.

« La patience est le devoir, la patience est la vérité, la patience est le Véda, la patience est la tradition : quiconque sait bien cela saura tout pardonner. 1100.

» La patience est la science sacrée, la patience est la vérité, la patience est ce qui est et ce qui sera, la patience est la pénitence, la patience est la pureté : ce monde est soutenu par la patience. 1101.

» Les patients obtiennent les mondes, qui sont au-dessus des hommes, qui ont la connaissance des sacrifices, les mondes qui sont au-dessus des hommes, qui ont la science des Védas, les mondes, qui sont au-dessus des grands pénitents. 1102.

» Les autres mondes des Yadjous, les autres mondes des hommes, qui pratiquent les œuvres, les mondes infiniment respectés dans le monde de Brahma appartiennent à ceux, qui ont de la patience. 1108.

« La patience est la splendeur des resplendissants, la patience est la sainte écriture des ascètes, la patience est la vérité des véridiques, la patience est le sacrifice, la patience est la placidité. 1104.

» Comment un homme de ma condition pourrait-il, Krishna, rejeter la patience, qui est telle et dans laquelle résident, et les Védas, et la vérité, et les sacrifices, et les mondes ? 1105.

» Un homme, qui a cette connaissance, doit toujours pardonner : alors qu’il a tout pardonné, le Véda est accompli.

» Aux patients appartient ce monde, l’autre monde est encore aux patients : ici-bas, ils désirent l’honneur, et, dans l’autre vie, la voie bienheureuse. 1106-1107.

» Les mondes les plus élevés sont réservés à ceux, de qui la patience a toujours surmonté la colère : la patience est donc estimée supérieure. » 1108.

» Tels sont les couplets, que chanta jadis le Kaçyapide toujours à la louange des hommes patients. Maintenant que tu les as entendus, Draâupadî, mets ton plaisir dans la patience et ne conçois pas de colère. 1109.

» Le fils de Çântanou, mon grand-oncle paternel, estimera beaucoup la placidité, et cette vertu sera en grande estime devant Krishna, le fils de Dévak. 1110.

» L’Atchârya et Vidoura, né de la femme esclave, défendront la paix de l’esprit ; Kripa et Sandjaya soutiendront aussi la paix de l’esprit. 1111.

» Somadatta, Youyoutsou et le fills de Drona, et Vyâsa, mon grand-oncle paternel, vantent sans cesse la paix de l’esprit. 1112.

» Appuyé de ces hommes, le roi Dhritarâsthtra, de qui les aspirations se portent sans cesse vers le calme de l’âme, me rendra, je pense, mon royaume, si mon esprit ne succombe pas à la cupidité. 1113.

» Ce temps épouvantable, qui peut arriver pour la mort des Bharatides, est mie pensée, noble femme, qui est toujours posée devant mes yeux. 1114.

« Souyodhana ne mérite pas de patience ! » Aussi n’en trouve-t-il pas ; mais j’en suis digne, moi ! et c’est pour cela que la patience est ma fidèle compagne. 1115.

» Telle est la conduite des hommes, qui se possèdent eux-mêmes. Voilà l’éternel devoir : la patience et la bonté ! J’en serai toujours le prompt exécuteur. » 1116.

« Adoration, repartit Draâupadî, à Dhâta et Vidhâta, qui produisent tes illusions. S’il te fallait suivre la conduite de ton père et de tes ayeux, ton sentiment serait tout différent. 1117.

» Le monde est la pensée des œuvres ; il varie à mesure qu’il marche : aussi, les œuvres régulières ont-elles pour objet d’aller à l’affranchissement du désir. 1118.

» Jamais l’homme ici-bas n’obtient le parfait bonheur, ni par la miséricorde, ni par la droiture, ni par la patience, ni par l’humanité et le devoir. 1119.

» Si un tel malheur a fondu sur toi, fils de Bharata, pourquoi en juger dignes ces frères eux-mêmes à la grande force. Ils n’y étaient jamais tombés, ni alors, ni maintenant. Il n’est rien de préférable au devoir, le comparât-on ici avec la vie. 1120-1121.

» C’est pour le devoir que tu as le royaume ; c’est pour le devoir que tu as la vie. Les brahmes, les instituteurs spirituels et les Immortels eux-mêmes le savent. 1122.

» Tu pourrais abandonner Bhîmaséna, Arjouna, les deux fils de Mâdri avec moi, c’est ma pensée ; mais tu n’abandonneras pas le devoir. 1128.

« Le devoir gardé garde le roi, conservateur du devoir, »

ai-je ouï dire à nos maîtres, et cependant, à mon avis, il ne te garde pas. 1124.

» Ta pensée, tigre des hommes, sait toujours sans partage l’éternel devoir, comme l’ombre même suit le corps de l’homme. 1125.

» Tu n’as point méprisé tes égaux, tes inférieurs, à plus forte raison, tes supérieurs, et, devenu maître entièrement de la terre, ton orgueil ne s’est pas augmenté. 1120.

» Tu honores sans cesse, fils de Prithâ, les brahmes, les Mânes et les Dieux d’hommages, d’offrandes et de sacrifices. 1127.

» Les brahmes sont toujours rassasiés de toutes les choses, qu’ils désirent ; les maîtres de maison, ceux, qui aspirent à l’émancipation finale et les Yatis mangent sur des plats d’or en des festins, où je suis leur domestique ; tu donnes des vases de fer aux hermites des forêts. 1128-1129.

» Il n’existe rien dans ta maison, qui ne soit pour donner aux brahmes ; tout dans ta maison est destiné en offrandes aux Viçvadévas pour ta félicité. 1130.

» Tout cela donné pour l’heureux cours des jours lunaires, tu vis avec le reste, sire. Tu célèbres des sacrifices et des immolations d’animaux, suivant les occasions et pour obtenir un objet désiré. 1131.

» Dans cette forêt solitaire, hantée des voleurs, ont lieu sans cesse et les pâkayajnas et les actes des sacrifices. 1132.

» Car ton devoir ne languit pas depuis que tu as laissé ton royaume pour habiter ces bois ; et les açva-médhas, les râdjasoûyas, le poundarîka, l’immolation d’une vache, tu satisfais à ces grands sacrifices, accompagnés de riches honoraires. Ta pensée, offusquée dans cette défaite inégale aux dés, a perdu ton royaume, tes richesses et tes armes, tes frères et moi-même. Comment juste, doux, éloquent, rempli de pudeur, n’ayant que des paroles de vérité, a-t-il pu te naître une pensée, qu’inspirait le vice du jeu ? Mon âme en est toute jetée dans le vertige, et mon esprit en est troublé. 1133-1134-1135-1136.

» Ceux, qui ont ouï dire cette immense douleur et cette grande infortune, où tu fus plongé, racontent à cette occasion même un antique itihasa. 1137.

» Les mondes se tiennent sous la puissance d’Içvara et ne dépendent pas d’eux-mêmes, attendu que le plaisir et la peine, ce qui est agréable ou désagréable aux créatures est fixé par le Destin même » 1138.

» Içana a tout produit, avant que rien ne fut, de sa semence éjaculée : telle une poupée de bois, héros des hommes, faite avec une grande attention. 1139.

» D’un corps ont sorti les corps, sire, et ces créatures, comme dans l’atmosphère, tous les êtres, qui la remplissent. 1140.

» Tout ce qu’il y a de bon ou de mauvais sur la terre, c’est Içvara, qui l’a disposé. Ainsi l’oiseau, qu’une ficelle attache, n’est pas nécessairement son maître. 1141.

» Que l’homme se tienne donc sous la puissance d’Içvara ; il n’est maître, ni des autres, ni de lui-même : il est tel qu’un taureau, lié au travers du nez et qu’on tire avec un fil de perles. 1142.

» Ainsi fait, l’homme, à qui fut donnée cette nature, suit la volonté du créateur : il ne marche pas un instant de lui-même, et ressemble à cet arbre, tombé sur le rivage et entraîné au milieu du fleuve. 1143.

» Cet homme, sans connaissance et qui n’est pas son maître, jeté par içvara au sein des plaisirs et des peines, ira donc au paradis ou dans l’enfer. 1144.

» Tous les êtres se meuvent ainsi, Bharatide, sous la puissance du créateur, comme les pointes des herbes sont le jouet d’un vent orageux. 1145 . » Les enchaînant à des œuvres, soit bonnes, soit mauvaises, Içvara marche dans les êtres, qu’il pénètre » et oq ne le voit pas. 1146.

» Le corps, nommé le kshétra, ouvrage du créateur, est seulement la cause, par laquelle ce maître nous pousse à telle action, dont l’objet est une récompense pure ou impure. 1147.

» Vois quelle puissance d’illusion sait pioduire Içvara, qui détruit les êtres par les êtres, les fascinant par l’illusion même. 1148.

« Tels que la fougue du vent, ils roulent d’une manière différente, qu’ils ne sont vus par les anachorètes, de qui l’œil embrasse la vérité. 1149.

» Autres les hommes pensent telles et telles choses, autres le créateur les fait et les détruit. 1150.

» De même que l’on fend le bois avec le bois, la pierre avec la pierre, le fer avec le fer, objets sans âme et sans mouvement, 1151.

» Ainsi fait le grand aïeul des êtres, Youddhishthira. L’adorable Dieu Swayambhou, se cachant sous le masque d’une personne étrangère, détruit les êtres par les êtres.

» Unissant et divisant, l’auguste maître, qui a produit l’opération du désir, se joue avec les êtres comme avec des jouets d’enfants. 1152-1153.

» Le créateur n’agit pas en père et en mère à l’égard de ses créatures ; il les traite comme avec colère, et semble être pour eux un autre qu’il n’est. 1154.

» Depuis que j’ai vu de nobles personnes, remplies de pudeur et de vertus, arrachées de leur condition, et des hommes ignobles, troublés en quelque façon de leurs pensées, jouir du bonheur ; 1155.

» Depuis que j’ai vu ton infortune, fils de Prithâ, et cette prospérité de Souyodhana, j’accuse le créateur de n’avoir pas les mêmes yeux pour tous. 1156.

» Si Brahma a donné ta couronne au fils de Dhritarâshtra, transgresseur des nobles disciplines, cruel, cupide, et déserteur du devoir, de quel fruit se nourrit-il ? 1157.

» Si l’on suit l’action faite, on n’arrive pas à un autre agent ; et, pour sûr, Içvara est souillé de cet acte criminel. 1158.

Et, si l’on arrive à l’homme, qui obéit à l’impulsion de l’agent, l’action faite n’est pas criminelle ; ici, la cause est forte et je plains les gens faibles. » 1159,

Youddhishthira lui répondit :

« La parole, que tu as dite, Yajnasénî, est tendre, harmonieuse, belle ; nous l’avons entendue ; mais tu as parié comme un athée. 1160.

» Je me conduis, fille de roi, sans considérer le fruit des œuvrer. Je donne ce qu’il faut donner, ce qu’on doit offrir dans un sacrifice. 1161.

» Qu’il y ait une récompense, ou qu’il n’y en ait pas, je fais de toutes mes forces, Krishna, ce que doit faire l’homme, qui demeure dans une maison. 1162.

» J’accomplis mon devoir, femme charmante, non à cause de sa récompense, sans négliger les Castras, et les yeux fixés sur la conduite des gens de bien. 1168.

» Mon âme est portée de sa nature à la justice, Krishna ; le marchand, à qui la justice manque, est le dernier des hommes, qui parlent de justice. 1164.

» Qui veut traire la justice, obtient le fruit de la justice ; qui doute d’elle, a l’âme vicieuse et fait acte d’athéisme.

» Je te le dis avec reproche : ne doute pas de la justice. L’homme, qui doute de la justice, suit la voie des brutes. 1165-1166.

» Le mortel à l’âme faible, qui mettra en doute le devoir ou les Védas, s’éloignera du monde impérissable, immortel, comme le çoûdra s’éloigne de l’audition du Véda. 1167.

» L’homme, adonné au devoir, à la lecture des livres saints, et né dans une race intelligente, doit s’attacher aux vieux râdjarshis, inséparables du devoir. 1168.

» En effet, l’homme vicieux, transgresseur du devoir, à l’intelligence étroite, qui doute du devoir, n’est guère estimé plus que les coudras voleurs. 1169.

» Tu as vu devant toi le rishi Markandéya, aux grandes mortifications, à l’àme sans mesure, à la vertu chargée d’années ; 1170.

» Vyâsa, Vaçishtha, Maitréya, Nàrada, Lomaça, Çouka et tous les autres rishis aux âmes fidèles au devoir. 1171.

» Tu les as vus sous tes yeux ces révérends doués d’une contemplation divine, puissants par la faveur et la malédiction, plus vénérables même que les Dieux. 1172.

» Ces hommes, semblables aux Immortels et de qui les pensées sont comme des Çâstras visibles, ont décrit au commencement, irréprochable dame, le devoir, qui est toujours à remplir. 1173.

» Ne veuille donc pas, noble reine, blâmer et, d’une âme insensée, mettre en doute le créateur et le devoir.

» L’ignorant est dans la pensée que tous les jugements sur les choses arrivées sont des folies. Quiconque doute du devoir, ne trouve plus d’autorité sur autre chose.

» L’ignorant, qui tire l’autorité de lui-même, qui a rompu avec le salut, qui méprise le devoir, pense que les choses liées au plaisir des sens sont les seuls témoins du monde : il pense ainsi et tombe dans l’égarement sur toute autre chose. 1174-1175-1176.

» Celui, qui doute du devoir, ne trouve pas d’expiation ; et vicieux, malheureux, plongé dans ses rêveries, il n’obtient pas les mondes. 1177.

» L’insensé, qui sort du devoir, qui mérite des reproches sur les choses des Traités moraux et des Védas, qui a franchi les bornes de l’avarice et de l’amour, est jeté dans le Naraka. 1178.

» Mais le croyant, qui, son opinion bien arrêtée, suit le sentier du devoir même, goûte dans l’autre monde des félicités sans fin. 1179.

» L’insensé, qui déserte l’autorité des rishis, n’observe pas le devoir et transgresse tous les Castras, n’obtient pas le bonheur dans ses naissances. 1180.

» De quiconque les mœurs ne sont pas conformes & l’autorité des rishis, ni ce monde, ni l’autre ne lui appartiennent, illustre dame : telle est la décision. 1181.

» Ne doute donc pas, Krishnâ, du devoir observé par les sages et tracé par ces antiques rishis, qui voyaient tout et savaient tout. 1182.

» Le devoir, Draâupadî, est la barque même, et il n’en existe pas d’autre, des hommes, qui naviguent vers le Swarga : il est comme le navire du marchand sur la mer, qui aspire à la rive ultérieure. 1183.

» Si le devoir, observé par ceux, qui pratiquent le devoir, ne porte aucun fruit, la conséquence, femme vertueuse, c’est que ce monde est plongé dans une déshonorante obscurité. 1184.

» Alors qui que ce soit des hommes ne gagnera plus de richesses, n’acquerra plus de science, ne s’absorbera plus dans la divinité suprême, et mènera la vie des brutes.

» Il n’y a plus ni mortifications, ni esprit de continence, ni sacrifices, ni lecture des Védas, ni aumône, ni droiture, si toutes ces choses n’ont aucun fruit 1185-1186.

» Ceux-ci, ceux-là et les autres n’observeront plus le devoir : il y aura une immense déception, si les cérémonies ne doivent porter aucun fruit. 1187.

» Les Rakshasas, les Gandharvas, les Asouras, les rishis, les Dieux et même les Içvaras, quel mobile, s’ils n’ont plus d’égard pour le devoir, auront-ils de leurs actions ? 1188.

» S’ils remplissent le devoir, Krishna, c’est qu’ils ont reconnu sans doute un créateur, qui donnera sa récompense à leur bonne action t tel est le bonheur éternel.

» La vertu n’est donc pas sans fruit, le vice porte donc également son fruit ; et c’est ainsi que l’on voit des fruits venus aux sciences et aux mortifications. 1189-1190.

» Considère ta naissance, comme je l’ai ouï dire, Krishnâ. Tu sais même comment est né l’auguste Dhrishtadyoumna. 1191.

» Cette image est suffisante ici. Le sage obtient le fruit de ses œuvres : il est content même d’une petite récompense. 1192.

» Les ignorants et les insensés ne sont pas même satisfaits d’une grande. Il n’y a pour eux rien, qui naisse du devoir : bien plus, il n’existe pas de félicité après la mort. 1193.

» Le lever des récompenses pour les actions mauvaises ou bonnes, suivant la sainte écriture, la naissance ou la mort, sont, noble dame, les secrets des Dieux. 1194.

» Quiconque pense les savoir, — et les créatures d’ici-bas sont à cet égard dans l’erreur, — n’arrive point an salut après mille kalpas mêmes. 1106.

» Il faut garder ces secrets des Dieux, car les Divinités ont une science secrète. Les espérances formées et les espérances fondées sur des vœux sont des taches, qui sont effacées par la pénitence. 1195.

» La vue des choses est accordée aux yeux des brahmes, de qui les âmes sont favorisées par des grâces particulières ; mais, parce qu’on n’en voit pas la récompense, ce n’est pas une raison pour douter, et du devoir, et des Dieux.

» Il faut sacrifier de toutes ses forces ; il faut donner, sans médire. On reçoit ici-bas la récompense de ses œuvres, et d’ailleurs c’est le devoir éternel. 1197-1198.

» Le rishi Kaçyapa a répété ces choses, que Brahma avait dites à ses fils. Que ton doute, Krishna, se dissipe donc, comme la gelée blanche fond au matin. 1199.

« Tout a été fait après délibération, » dois-tu dira Abandonne ton sentiment d’athée. N’accuse plus Içvara, le créateur des êtres ; étudie-le, incline-toi devant lui, et rejette une telle pensée. 1200.

» N’aie plus en aucune manière de mépris pour cette Divinité suprême, grâce à laquelle, Krishna, le mortel dévot en lui parvient à l’immortalité. » 1201.

« Je ne méprise et je ne blâme aucunement le devoir, fils de Prîthâ, lui répondit Draâupadî. D’où viendrait même ce mépris de moi pour Içvara, le mettre des créatures ? 1202.

» C’est la douleur, qui m’inspire ces paroles, sache-le, fils de Bharata. Je me lamenterai encore plus, écoute-moi d’un esprit bien disposé. 1203.

» Assurément, l’homme, qui a la connaissance, doit faire des œuvres, ô toi, qui traînes les ennemis. Les sthâvaras seuls, et non les autres gens, vivent sans rien faire. 1204.

» C’est en buvant, suivant la règle, les mamelles d’une vache ; c’est en cultivant l’ombre, suivant la règle, que les hommes, Youddhishthira, obtiennent une condition par l’œuvre. 1206.

» Entre les êtres mobiles, ce sont principalement les hommes, qui désirent, éminent Bharatide, acquérir ici-bas et dans l’autre monde une condition par l’œuvre. 1206.

» Tous les êtres connaissent leur industrie, fils de Bharata, ils mangent le fruit de leurs œuvres, qui est placé devant eux et qui a le monde pour témoin. 1207.

» Tous en effet exécutent les choses de leur génie : Dhata et Vidhata mêmes sont pour eux comme cette ardée, que voici dans l’eau. 1208.

» Les êtres sans œuvre n’ont pas une certaine ccmduite morale : ils se portent naturellenoirat à la chose et ne la refusent d’aucune manière. 1209.

» Fais ton action, n’en sois pas fatigué : sois, pour ainsi dire, cuirassé : qui connaît bien son action est et n’est pas dans mille. 1210.

» Que l’être destiné pour être mangé soit occupé de son affaire, de se conserver et de croître ; car l’Himalaya même périt, faute de ne rien prendre. 1211.

« Si toutes ces créatures ne remplissaient pas leur destinée, elles périraient sur la terre ; et elles ne s’augmenteraient pas, si leur œuvre ne devait pas avoir son fruit.

» De plus, ne voyons-nous pas les hommes exécuter même des actions stériles ? Le monde en effet ne se conduit jamais autrement. 1212-1213.

L’homme soumis dans le monde au Destin, et l’homme, accusé de vol n’ont de volonté ni l’un ni l’autre ; et l’on vante la pensée d’une action ! 1214.

» L’homme en effet, qui honore le Destin, dort en paix sans action dans son lit, et, grandement insensé, il s’affaisse comme une aiguière d’argile crue dans l’eau. 1215.

» Le fort aux cruelles pensées de violence, qui fait des actes d’énergie, ne dure et ne vit pas long-temps, comme un faible sans protecteur. 1216.

» Quiconque recueille ici des richesses sans cause, on pense toujours que la source en est le vol ; car nul effort de personne ne les a préparées. 1217.

» Et même à toute chose bien déterminée, où l’homme arrive par diverse fortune, on assure toujours, fils de Prithâ, que c’est par le Destin ! 1218.

» Quel que soit le fruit, que l’homme obtienne évidemment par son action même, il est rapporté dans le monde à l’énergie de la fortune. 1219.

» Celui, qui, parti de sa nature, arrive sans cause à la richesse, sache, 6 le plus vertueux des hommes, que le succès est regardé comme essentiel à sa nature elle-même. 1220.

» Ainsi, les œuvres, que l’homme exécute, sont le résultat du vol, du Destin et de la nature ; il obtient le fruit de ces œuvres, qui l’ont précédé. 1221.

» Içvara, le créateur, dispose les choses pour tel ou tel motif par son énergie propre, et départ ici la récompense aux hommes, qui doivent la mériter par des actions précédentes. 1222.

» Si l’homme a fait une action quelconque, bonne ou mauvaise, sache que le créateur en a disposé ainsi afin de préparer la naissance d’un fruit par une action précédente. 1223.

» La cause, qui est le corps du créateur, existe dans l’acte : on agit malgré soi, suivant qu’on est excité par lui. 1224.

» Dans telle ou telle chose, c’est Mahéçvara, qui en est l’incitateur ; c’est lui, fils de Kountî, qui fait agir tous les êtres sans leur volonté. 1225.

» L’homme arrête dans sa pensée l’acquisition des richesses ; il acquiert ensuite les richesses par l’action ; il est cause ici, héros, par cela seul qu’il a commencé d’y tourner sa pensée. 1226.

» Il est impossible d’énumérer les actions, sire ; le bien-être est la cause, qui porte les hommes à construire des maisons et des villes. 1227.

» Comme l’huile est dans le sésame, le lait dans la vache et le feu dans le bois, ainsi la raison suffit au sage pour connaître le moyen d’assurer son bien-être. 1228.

» C’est de là qu’il procède ; ensuite, il arrive au bien-être par les œuvres. Les êtres animés accomplissent ici le bien-être, qui naît des œuvres. 1229.

» Une chose est bien faite parce que l’ouvrier est habile ; mais, s’il est inhabile, ce n’est pas de lui, assurément ! qu’on peut espérer une chose bien faite. 1230.

» Il n’y aura pas de récompense des sacrifices accomplis ; il n’y aura ni disciple, ni maître ; l’homme, dans l’accomplissement des choses, n’en sera pas la cause, s’il y en a une. 1231.

» On loue un homme pour le succès d’une action, comme s’il l’avait faite ; on le blâme, s’il ne réussit pas : et cependant, il n en est pas l’auteur. Comment peut-on dire ici que tout est fait dans un seul homme par le vol, dans un seul homme, par le Destin ? Toute chose, qui naît du travail de l’homme, se présente sous trois formes différentes. 1232-1233.

» Mais les autres, à qui le vol et le Destin semblent être tout, ne pensent pas que refaire soit ainsi. 1234.

» On voit que l’origine de la richesse est ou le vol ou le Destin. Une chose quelconque vient du Destin, une chose quelconque vient du vol, une chose quelconque vient de la disposition naturelle. 1235.

» L’homme obtient un quatrième fruit, et là il n’y a pas de cause : c’est ce que sont prêts à nous accorder les gens habiles et qui connaissent la vérité. 1236.

» Et même, s’il n’y avait pas un Destin, qui départit aux créatures les dons des choses désirées ou non, il n’y aurait, assurément ! aucune des créatures, qui fût malheureuse. 1237.

» Toute action, que l’homme exécute pour acquérir des richesses, sera accompagnée de son fruit, si un fait précédent ne s’y oppose. 1238.

» Mais les hommes, s’ils ne considèrent pas que la plénitude des bonheurs et même la plénitude des malheurs entrât par trois portes, sont tout corps eux-mêmes.

« On doit accomplir son affaire. » Telle est la décision de Manon ; car, l’homme apathique périt dans l’isolement. 1239-1240.

» C’est ordinairement ici, Youddhishthira, le caractère du serviteur. Le paresseux n’obtient nulle part la maturité d’un fruit solitaire. 1241.

» La cause est dans son inconsistance. Il doit subir l’expiation ; mais, cette affaire une fois accomplie, Indra des rois, il obtient l’affranchissement de sa dette. 1242.

» La pauvreté vient trouver le paresseux dans son lit ; mais l’homme actif acquiert une récompense assurée et goûte le bonheur. 1243.

» Les malheurs, qui naissent de l’état de doute, on les repousse en se débarrassant du doute ; cependant les hommes sages, qui trouvent leurs plaisirs dans les œuvres, sont-ils quelque part à l’abri du doute ? 1244.

» Cette infortune existe maintenant parmi nous dans l’isolement, où nom sommes ; mais elle cessera d’être, sans aucun doute, si tu es ferme dans ton action. 1245.

» Il y aura néanmoins une imperfection dans cet orgueil de Vrikaudara, de Bîbhatsou, des jumeaux, tes frères, et de toi-même. 1246.

» L’œuvre de nous autres sera même accompagnée de son fruit. Mais c’est à distance qu’on peut reconnaître à son fruit l’œuvre faite. 1247.

» Le laboureur fend ici la terre avec la charrue, ensuite il sème les grains, puis il attend, les bras croisés ; les nuages sont la cause de sa récolte. 1248.

» Si les pluies ne viennent pas le favoriser, ce laboureur n’a rien à se reprocher. « J’ai fait tout ce qu’aurait pu faire un autre homme ; si mon action n’est pas accompagnée du fruit, il n’y a nulle part de ma faute. » Ainsi parie un sage, qui n’examine pas les choses pour s’accuser lui-même. 1249-1250.

« Malgré tous mes soins, je n’obtiens pas la plénitude de la fortune ! » Il n’y a rien là, dont il me faille rougir, fils de Bharata ; car deux autres choses entrent dans la cause. 1251.

» Ou la fortune, ou l’imperfection, autrement dite, l’inertie. Il existe assurément des perfections pour les choses dans l’association de plusieurs natures. 1252.

» Où les qualités ne se trouvent pas, le fruit est pauvre ou il manque tout à fait. Mais, dans une entreprise non commencée, on ne voit nulle part, ni fruit, ni qualité. 1253.

» Le sage s’attelle de pensée, selon ses forces, selon ses facultés, au temps, au lieu, aux oupâyas : c’est la bonne fortune pour l’accroissement de la félicité. 1254.

» L’homme doit agir sans négligence ; l’énergie sera son guide ; dans les résultats des choses, c’est l’énergie, qui est surtout remarquable. 1255.

« Lorsque le sage examine, par mainte et mainte qua* lité, quelle chose est la meilleure, il faut qu’il cherche à l’obtenir par la conciliation, qu’il tourne l’affaire de ce côté qu’il désire ou du mal ou l’exil, Youddhishthira, soit au Sindhou, soit à la montagne, combien moins à l’homme vertueux ! Il obtient, sans cesse attentif à ne point dépasser la limite dans la recherche de l’intérieur d’autrui, l’affranchissement de la dette pour lui-même et les autres. 1256-1257-1258.

» Mais il ne doit pas se laisser mépriser d’aucune manière ; car l’existence d’un homme, le jouet du mépris, n’est point agréable. 1259.

» Telle est, dans son action d’être, Bharatide, la perlection du monde. Cette perfection est appelée ici la voie, qui est par portions dans les conditions du temps. 1260.

» Jadis mon père donna l’hospitalité à un brahme savant, et c’est lui, éminent Bharatide, qui fit connaître à mon père toutes ces leçons, qu’il avait reçues autrefois de Vrihaspati même. Il les communiqua à mes frères, et je les entendis alors par suite de mon commerce avec eux dans notre palais. 1261-1262.

» Adonnée aux œuvres, amenée par le désir de l’entendre, ce brahme, sire, me les dit, en me caressant, assise sur le sein de mon père. » 1263.

À peine a-t-il entendu ces paroles d’Yajnasénî, Bhîmaséna, poussant des soupirs et bouillant d’impatience, s’approche du monarque et lui dit avec colère : 1264.

« Suis la voie accoutumée des gens de bien, la route légitime d’un roi. Que nous sert d’habiter une forêt de pénitence, à nous, qui sommes privés ici des choses du juste, de l’utile et de l’amour ? 1265.

» Ce n’est, ni par la force, ni par la droiture, ni par le devoir même, mais en recourant à une tricherie aux dés, que Douryodhana nous a enlevé ce royaume. 1266.

» Ce royaume nous fut ravi comme un morceau de chair par celui, qui mange les restes des offrandes, comme une proie enlevée par un faible chacal à des lions vigoureux.

» Te couvrant avec un atôme de devoir, abandonnant l’utile, l’origine du juste et de l’amour, pourquoi te laisses-tu, sire, consumer dans les douleurs ? 1267-1268.

» Ce royaume, défendu par Tare Gândîva, que n’aurait pu enlever Çakra lui-même ; il a été ravi, sous nos regards, à ton inattention ! 1269.

» L’autorité suprême, à cause de toi, nous vivants, elle fut enlevée comme des vilvas à des manchots, comme des vaches laitières à des boiteux ! 1270.

» Un si grand malheur plut ainsi à ta majesté ! Et nous sommes allés pour ta satisfaction, fils de Bharata, dans le juste et l’agréable. 1271.

» Nous affligeons nos amis, nous réjouissons nos ennemis, taureau des Bharatides, en nous comprimant nous-mêmes par les leçons de votre majesté. 1272.

» Nous n’avons pas reçu les ordres de ta majesté pour tuer ces Dhritarâshtrides eux-mêmes, et c’est un méfait, qui nous afflige. 1273.

» Observe, sire, ta conduite d’homme faible, vraie conduite de gazelle, qui n’est pas suivie par les gens, qui se tiennent dans la force, et dont ni Krishna, ni Bîbhatsou, ni Abhimanyou, ni Srindjaya, ni les deux fils de Mâdrî, ni moi ne nous réjouissons. 1274-1275.

» Ta majesté s’est identifiée avec le devoir : « Voilà le devoir ! » dis-tu, continuellement tourmenté par ton vœu. Et nous, hommes pusillanimes, sire, est-ce que nous ne sommes pas tombés de l’humilité dans une vie d’eunuques ? L’humilité est sans fruit : elle tue la fortune ! Et ces hommes, qui n’ont pas la force de nous enlever la couronne, n’en font pas moins des choses agréables pour eux-mêmes ! 1276-1277.

» Ta majesté est clairvoyante, elle a de la force, elle voit le courage, qui est en nous ; mais, toute à la bonté, sire, elle ne s’aperçoit pas des infortunes à venir. 1278.

» Ces fils de Dhritarâshtra, qui nous voient tout supporter, nous, de qui la vigueur peut suffire à tout, ils nous regardent comme des gens qui manquent de force : c’est là ce qui est un malheur, et non la mort dans les combats ! 1279.

» Si la mort doit nécessairement payer nos combats, sans hésiter, sans tourner le dos, tant mieux ! nous aurons comme récompense les mondes purs dans l’autre vie. 1280.

» Au contraire, nous obtiendrons toute la terre, éminent Bharatide, comme le prix de leur mort, et ce sera pour nous la plus belle couronne ! 1281.

» Voilà ce que nous avons à faire de toutes nos forces, si nous voulons accomplir nos devoirs, remporter une vaste renommée et résister à nos ennemis. 1282.

» Le cachet de la guerre offrant à tous les yeux que nous combattons pour nous-mêmes, et que des étrangers nous ont ravi le royaume, il y aura éloge et non blâme !

» Mais quand le devoir, ô toi, qui es le devoir de ta famille, est pour la vexation des amis et de soi-même, auquel il fait abandonner entièrement l’homme, qui est continuellement dans la vertu, comme s’il était sans vertu, et mon père, l’utile et le juste, de même qu’après cette vie le plaisir et la peine, c’est là vraiment, sire, ce qui est un malheur ! 1283-1284-1285.

» Tel, qui, sous le joug de l’infortune, pratique le devoir pour le devoir, n’est pas un homme instruit et ne connaît pas le sens du devoir, comme l’aveugle ne connaît pas la lumière du soleil. 1286.

» Quiconque tourne l’utile même à son intérêt seul, ne sait pas ce que c’est que l’utile : il faut envoyer un tel homme garder les vaches, ainsi que le serviteur dans la forêt. 1287.

» Quiconque est travaillé par un désir excessif du bien, sans considérer le juste et l’agréable, est digne de mort pour toutes les créatures, comme le brahmanicide méprisé. 1288.

» Quiconque n’a jamais nulle envie que l’agréable, sans égard aux deux autres points, ses amis périssent et il est privé du juste et de l’utile. 1289.

» L’homme, qui est privé du juste et de l’utile, trouve à la fin de l’amour une mort assurée, comme le poisson, qui s’ébat à sa fantaisie dans la perte des eaux. 1290.

» Aussi les sages n’ont-ils garde de négliger le juste et l’utile, car l’amour est de sa nature ce que l’arani[2] est au feu. 1291.

» L’utile a pour sa racine entièrement le juste, et le juste embrasse l’utile : sache qu’il y a dans cette mutuelle direction comme deux océans de nuages. 1292.

» L’amour est une pensée de l’âme, le corps n’en est pas vu : on fait naître son plaisir, en lui procurant un contact avec les choses, qui lui sont propres. 1293.

» L’homme, qui désire la fortune, désire grandement le devoir, sire, en même temps qu’il désire la fortune ; mais celui, qui désire l’amour, ne désire pas autre chose que l’amour. 1294.

» L’amour ne sert pas un autre amour, il est à lui-même tout son fruit ; mais le sage vient de la jouissance du fruit même, comme la cendre vient du bois. 1295.

» Tel que le marchand de viande, sire, tue ces oiseaux, le meurtre des êtres animés, c’est une forme de l’injustice. 1296.

» Celui, qui, aveuglé par l’amour et l’avarice, ne voit pas la nature du devoir, est un insensé, qui mérite la mort chez tous les êtres, et dans cette vie et dans l’autre monde. 1297.

» Évidemment, sire, tu ne connais pas l’utile, embrassant les choses, qui lui sont propres. Connais-tu sa nature elle-même et, qui plus est, sa transformation ? 1298.

» L’infortune existe, pense-t-on, dans la décadence ou l’extinction, par la vieillesse ou la mort ; mais c’est là une chose, attachée à notre condition. 1299.

» Le plaisir naît des cinq organes sensuels de l’esprit et du cœur, qui résident dans les objets des sens. 1300.

» L’amour, voilà mon sentiment ! est le plus grand fruit des œuvres. C’est ainsi que j’ai considéré, chacun à part, le juste, l’utile et l’amour. 1301.

» Quiconque n’est pas entièrement livré au devoir, ne regarde pas l’utile comme son premier objet, et n’a pas les mêmes sentiments sur l’amour, cultivera toujours ces trois choses à la fois. 1302.

» Que l’homme cultive le devoir d’abord, la richesse, au milieu, et, en dernier lieu, l’amour ; qu’il observe journellement ce précepte : c’est la règle établie dans le Çâstra. 1303.

» Qu’il cultive l’amour d’abord, la richesse au milieu, et, en dernier lieu, le devoir ; qu’il fasse ainsi dans la jeunesse : c’est aussi la règle établie dans le Çâstra. 1304.

» Le sage, qui sait les temps, ayant distribué à propos le juste, l’utile et l’amour, comme il convient, ô le plus éloquent des êtres, qui sont doués de la parole, les cultivera successivement tous les trois. 1305.

» Si la délivrance de l’âme est le principal objet de ceux, qui désirent le bonheur, ou s’ils ont mis leur pensée, rejeton de Kourou, sur l’obtention et ses moyens, il faut promptement travailler à la délivrance ou s’occuper d’acquérir les richesses, comme le malade, qui marche dans la peine, s’efforce de conserver sa vie. 1306-1307.

» Tu connais le devoir, sire, et tu l’observes toujours ; tes amis, qui reconnaissent dans ton cœur ce mobile de tes actions, ne peuvent s’empêcher de te louer. 1308.

» L’aumône, le sacrifice, le respect des gens de bien, la foi aux Védas, la droiture : voilà, sire, le puissant et le plus grand devoir dans ce monde et dans l’autre vie.

» Un homme, qui est privé de richesses, ne peut honorer quelqu’un, sire, eût-il d’ailleurs, tigre des hommes, toutes les autres qualités. 1309-1310.

» C’est la racine du devoir, majesté, et il n’y en a pas d’autre ; elle excelle même par-dessus le devoir : une grande richesse peut honorer le devoir, sire. 1311.

» Ni l’homme, qui erre, mendiant sa vie, ni la faiblesse d’âme ne peuvent jamais apprécier la richesse, qui est toujours connue de l’homme, dont la pensée est tournée seulement vers le devoir. 1312.

» Cette sollicitation, qui réussit au brahme, t’est, à la vérité, interdite : efforce-toi donc, ô le plus éminent des hommes, d’atteindre à la richesse par ton énergie seule.

» Ni la mendicité, ni la vie du çoûdra et du libertin n’a été faite pour le kshatrya ; ce qui lui convient surtout, c’est le devoir et l’exercice de sa force naturelle. 1313-1314.

» Accomplis ton devoir, détruis tes ennemis rassemblés, et défais, Prithide, avec mon bras de Prithide l’armée du fils de Dhritarâshtra. 1315.

» les sages, qui savent le devoir, ont dit qu’il était noble de sa nature ; veuille donc faire ce qui est noble et ne pas rester dans ce qui est inférieur. 1316.

» Réveille-toi, Indra des rois ! tu connais les devoirs éternels ; tu n’ignores pas l’œuvre de sévérité, qui jette la terreur dans l’esprit d’un homme ! 1317.

» Tu ne trouves pas mauvais le fruit, que l’on recueille en protégeant les sujets : c’est là, sire, le devoir éternel du kshatrya, qui a été fait pour toi. 1318.

» Si tu t’en éloignes, fils de Prithâ, tu deviendras la risée du monde ; car les hommes ne donnent pas d’éloge à un écart du devoir. 1319.

» Fais-toi un cœur de kshatrya, rejette une âme sans énergie, embrasse le courage, fils de Kourou, et porte ton joug, comme un vigoureux cheval de somme. 1320.

» Nul prince, en effet, quelqu’il fût, s’il n’a que l’âme du devoir, n’a jamais gagné la terre, sire, ni la dignité, ni même gardé sa couronne. 1321.

» Après qu’il eut donné une langue à plusieurs hommes vils aux âmes avides, Douryodhana obtient par la tricherie un royaume, comme une flèche sa nourriture. 1322.

» Les Asouras avaient des frères ainés riches de toutes les manières : une tricherie, ô le plus éminent des princes, leur donna les Dieux pour maîtres. 1323.

» Ainsi tout, maître de la terre, disent les sages, appartient à l’homme fort. Arme-toi, guerrier aux longs bras, d’une rigueur sans pitié, et détruis tes ennemis. 1324.

» Il n’y aura pas un guerrier, l’arc à la main, qui soit l’égal d’Arjouna dans les combats ; il n’y en aura pas un, portant la massue, qui soit l’égal de moi-même ! 1325.

» L’homme d’une grande vigueur, sire, fait la guerre par son énergie, non par la sainte écriture ; sois donc, fils de Pândou, un homme énergique, mais non par les efforts de ta pénitence. 1326.

» L’énergie est le principe de la richesse : ce qui est différent n’est pas vrai. Cet effet ne tient pas au principe, comme l’ombre d’hiver n’est pas attachée à l’arbre. 1327.

» L’abandon de la richesse sera fait par qui a le désir d’une chose plus heureuse. Que l’analogie des semences ne fasse pas naître ici, fils de Kountî, un doute pour toi. 1328.

» Une chose n’est pas égale à une autre chose. On ne fera pas de vente là où l’on n’espérera point de profit : ce serait en effet gratter un âne. 1329.

» C’est ainsi qu’en abandonnant ce petit devoir de sa profession, l’homme sage obtient un grand avantage : telle est la décision. 1330.

» Les savants emploient des amis à diviser l’ennemi, qui s’est concilié des amitiés : ils ôtent la puissance à un jeune ennemi, abandonné par des amis, qui diffèrent d’opinions et de sentiments. 1331.

» L’homme d’une grande vigueur, sire, fait la guerre par son énergie ; et ce n’est ni par les efforts de sa pénitence, ni par des oblations, qu’il soumet à lui toutes tes créatures. 1332.

» Il est possible de toute manière à des ennemis faibles rassemblés d’exterminer un ennemi fort, comme des abeilles peuvent détruire l’homme, qui ravit leurs rayons. 1333.

» Tel que le soleil nourrit et dévore toutes les créatures de ses rayons : ainsi toi, sire, sois égal au soleil. 1334.

» C’est là, majesté, l’antique devoir, comme nous l’a enseigné la tradition, la défense de la terre, que nos ayeux ont faite, suivant la règle. 1335.

» Ce n’est pas, sire, par la pénitence, que le kshatrya obtient les mondes ; c’est par un combat livré, ou par une autre victoire ! 1336.

« Assurément, la lumière va quitter le soleil et la splendeur abandonner la lune ! » Ainsi a décidé le monde, en voyant le trouble de ta grandeur. 1337.

» Les sociétés, réunies, sire, ou séparées, engagent des conversations, qui roulent sur les louanges de ton excellence et le blâme de ton ennemi Douryadhana.

» Les brahmes, de concert avec les enfants de Kourou, se plaisent ici à raconter cette chose infiniment supérieure, l’attachement de ta majesté pour la vérité. 1338-1339.

» Ils disent que ni l’erreur, ni l’infortune, ni la cupidité ou même la crainte, ni l’amour ou la raieon de l’initérêt ne t’ont jamais arraché un mensonge ; 1340.

» Que le roi Douryodhana commet une faute en possédant la terre ; mais que, son usurpation faite, il repousse tout par des sacrifices aux riches honoraires. 1341.

» Il a donné aux brahmes des vaches et des villages par milliers ; il se lave de toutes ses souillures comme la lune, sire, se dégage de l’obscurité. 1342.

» C’est toi, que louent ordinairement, Youddhishthira, fils de Kourou, tous les habitants de la ville et des campagnes, les enfants réunis aux vieillards. 1343.

» En vérité, ta puissance, ta femme, ton royaume sont dans les mains du voleur Douryodhana ce qu’est du lait dans une outre en peau de chien ou le Véda aux mains d’un çoûdra ! 1344.

» Voilà, rejeton de Bharata, l’image, qui circule dans le monde. Il y a plus : les femmes et les enfants mettent ces mots à la tête de leur récitation murmurante des Védas :

« Hélas, dompteur des ennemis, nous sommes tous perdus maintenant que cette infortune de ta majesté est tombée avec nous dans une telle condition ! » 1345-1346.

» Que ta majesté monte donc sur un char, muni de toutes les armes, et qu’elle se hâte de sortir, ayant expliqué aux deux fois nés les choses et Mi prononcer des bénédictions aux plus vertueux des brahmes ; qu’elle coure à l’instant vers la ville, qui tire son nom des éléphants, environnée de ses frères, archers vigoureux, qui savent les astras, héros, semblables à des serpents, comme le meurtrier de Vritra, qui marche escorté des Maroutes ! Écrase les ennemis par ta vigueur, comme le meurtrier de Vritra extermina les Asouras ! Enlève, fils de Kountî à la grande force, reprends ta couronne au Dhristarishtride ! 1347-1348-1349.

» Nul mortel, quoiqu’il soit, ne pourrait supporter l’atteinte de tes flèches, vêtues avec les plumes du vautour, semblables à des serpents et lancées avec l’arc Gândîva ! 1350.

» Il n’est pas de chevaux, ni d’éléphants, ni de héros, qui pourrait dans un combat, noble Bharathide, résister à la fougue de la massue, lancée dans ma colère. 1351.

» Aidés par les Srindjayas, les Kaîkéyains et le plus éminent des Vrisbnides, comment ne reprendrions-nous pas, fils de Kountî, notre royaume dans les combats ? 1352.

» Comment, doué d’une grande vigueur et déployant ici tes efforts, n’arracherais-tu pas, sire, la terre tombée dans les mains de ton ennemi ! » 1353.

À ces mots de Bhîmaséna, le roi Adjâtaçatrou, à la grande dignité, voué à la vérité et toujours suivi de la constance, lui répondit immédiatement en ces termes :

« Cette vérité est indubitable, rejeton de Bharata ; et, si tu me blesses, en me frappant avec les flèches de tes paroles, je ne t’en blâme pas ; car c’est le malheur, qui, par ma cruelle fortune, t’a mis en opposition avec moi !

» J’ai voulu enlever loyalement, avec les dés, la royauté et le royaume au fils de Dhritarâshtra ; et le fils de Soubala, joueur sans foi, a donc joué contre moi pour Souyodhana. 1354-1355-1356.

» Le montagnard Çakouni, très-expert en fraudes, sema une foule de dés au milieu de l’assemblée et, par sa tricherie, il m’a vaincu, moi, qui jouais sans tricherie. Je tombai donc, Bhîmaséna, dans l’infortune. 1357.

» Quand je vis, séparés ou réunis, ces dés de Çakouni, qui flattaient mes désirs, il m’était possible d’empêcher alors ce qui n’aurait pas été ; mais la passion fut plus forte que la constance de l’homme. 1358.

» Il est impossible de m’empêcher, et cependant je suis doué, mon enfant, de vigueur, de fierté et de courage ; les paroles, Bhîmaséna, ne m’inspirent aucune colère ; la chose devait être ainsi, je pense. 1359.

» Le roi, fils de Dhritarâshtra, a désiré notre royaume et nous a précipités dans l’infortune ; il nous a poussés dans cet esclavage, Bhîmaséna, où Draâupadî implora notre secours. 1360.

» Tu sais, toi-même et Dhanandjaya, que le jeu nous a ramenés dans l’assemblée, et que le fils de Dhritarâshtra m’a dit ces paroles, me défiant à une seule partie aux dés, en présence de tous les Bharatides : 1361.

« Adjâtaçatrou, fils de roi, si tu es vaincu tu passeras, à ma volonté, douze années dans un bois, et, caché sous un travestissement, tu erreras inconnu une autre année avec tous tes frères. 1362.

» Et si, informés de ce traité, les espions des Bharatides te reconnaissent sous ton déguisement, tu auras à recommencer ta carrière autant de nouvelles années ; accepte ces propositions, fils de Kountî, et promets de les observer. 1363.

» Si, tout ce temps sur tes gardes, tu parviens à déjouer les miens et si tu échappes à la connaissance de mes espions, je le dis en vérité ici, dans l’assemblée des Kourouides, tu rentreras, fils de Bharata, dans ton royaume des cinq rivières. 1364.

» Mais, si nous sommes vaincus par toi, rejeton de Bharata, nous habiterons aussi long-temps au milieu des bois, privés de toutes nos jouissances. » C’est ainsi que jadis a parlé ce roi au milieu des Kourouides, et je lui ai répondu : « Qu’il en soit donc ainsi ! » 1365.

» Alors commença le jeu. Enfin, nous y fumes vaincus et nous sommes tous partis pour l’exil. C’est ainsi que nous parcourons les différentes contrées et que, sous des formes misérables, nous errons dans les pénibles forêts. 1366.

» Souyodhana, qui ne désirait pas encore la paix, obéit à la puissance de la colère ; il souleva tous les Kourouides, dont quelques-uns étaient soumis à sa volonté.

» Qui donc, ayant juré la paix en présence des gens de bien, voudrait ici l’abandonner pour un royaume ? Il vaut mieux mourir, je pense, que de manquer au devoir pour gouverner la terre. 1367-1368.

» Si, alors que tu pris ta massue pendant le jeu et que, voulant brûler mes bras, tu en fus empêché par Phâlgouna, tu ne devais pas faire une action héroïque, quelle mauvaise action aurait donc eu lieu dans ce moment ?

» Avant même, quand on fit les conditions du jeu, que tu connaissais bien, pourquoi n’as-tu pas alors parlé de courage, et viens-tu ensuite, saisissant l’occasion, m’en parler maintenant avec cette abondance de paroles ?

» Ma peine est extrême ; je suis agité, Bhîmaséna, comme si j’avais bu une liqueur empoisonnée. On a vu Yajnasénî environnée de peines, as-tu dit, et on l’a supporté ! 1369-1370-1371.

» Mais aujourd’hui que tu as fait ce qui était possible, Ô le plus grand des Bharatides, attends, comme le semeur des grains attend la maturité des fruits, le moment, qui fut dit au milieu des héros de Kourou, où doit se lever le plaisir. 1372.

» Quand, sachant qu’on l’a persécuté d’abord, l’homme arrache courageusement l’inimitié avec ses fleurs et ses fruits, il acquiert une grande Vertu et vit héros dans le monde des vivants. 1373.

» Il obtient dans le monde une félicité complète, à mon avis ; ses ennemis s’inclinent devant lui ; et tel que les Dieux sont soumis à Indra, tels des amis viennent bientôt lui offrir des hommages. 1374.

» Écoute ma promesse vraie : je préfère le devoir à une vie immortelle. La fortune, la renommée, des fils, un royaume, tout, en un mot, ne vaut pas une kalâ[3] de la vérité ! » 1375.

Bhîma Iui répondit :

« Parce que tu as fait alliance avec Antaka, la mort, cet oiseau sans mesure et sans fin, ce fleuve, qui emporte tout, et que tu es parent de la mort, tout mortel, que tu sois, tu penses avoir la mort devant tes yeux. Le devoir, qui rend une écume, auguste majesté, c’est le devoir, qui porte du fruit. 1376-1377.

» Celui, de qui la vie est diminuée, ne fût-ce que d’un clignement d’œil seulement, la défendrait, en disant : « Pourquoi ne tiendrais-je pas compte de cette poussière de collyre, comme d’une chose, qui peut éclaircir la vue ? » 1378.

» Mais l’homme, de qui la vie est immense peut-être ou qui voit des choses dépassant la mesure, attend la mort comme une personne, qui voit tout manifeste à ses yeux. 1379.

» Dans treize ans, sire, Yama nous attend : ayant dépensé la vie, il nous offrira à la mort. 1380.

» Car la mort des êtres incorporés est continuellement fixée au corps. Avant de mourir, jouissons au moins du plaisir de régner. 1381.

» L’homme indistinct, qui ne mérite pas d’être compté, inutile fardeau de la terre, s’incline comme la lune, sans avoir surmonté les hostilités. 1382.

» L’homme au petit effort de courage, qui ne triomphe pas de l’inimitié, je regarde comme inutile la naissance de ce combattant mal né. 1383.

» Il n’est bruit sur la terre que de tes bras d’or : triomphe de ton ennemi dans la guerre, et jouis de la richesse, conquise par ton bras, 1384.

» L’homme, qui a tué, auguste dompteur des ennemis, un fils usurpateur de la couronne paternelle[4], entre aussitôt dans le Naraka ; il ressemble à son Swarga.

» Le chagrin, que produit la colère, est plus brûlant que le feu, et, consumé par lui, je ne dors ni la nuit, ni le jour. 1386-1386.

» Peut-être ce Bîbhatsou, le fils de Prithâ, qui excelle à tirer la corde de l’arc, est-il assis, dévoré d’une profonde douleur, comme un lion dans sa tannière. 1387.

» Lui, qui surpasse seul tous les archers du monde, il refoule, comme un grand éléphant, la colère née en lui-même. 1388.

» Nakoula, Sahadéva et ma vieille mère, qui a donné le jour à des héros, sont assis comme des gens muets, apathiques, désirant une situation plus heureuse ! 1389.

» Tes parents aspirent tous au bonheur avec des victoires sur les ennemis ; et désolé, moi seul, je suis avec ma mère transpercé par la douleur. 1390.

» Ce que je dis est sans doute agréable à tous, car tous sont tombés dans le malheur, et tous désirent les combats. 1391.

» On ne verra jamais, sire, une infortune plus cruelle que celle-ci : quoi ? notre royaume fut dévoré par des hommes vils à la force petite, qui l’ont partagé entre eux !

» Pénétré d’humanité et de compassion par la faute de ta nature, tu supportes, roi victorieux, des infortunes, auxquelles nul autre ne donnera des éloges. 1392-1398.

» Offusquée par les chapitres des Védas, ton intelligence, sire, comme celle d’un brahme ignorant et stupide, ne voit pas les choses dans leur vraie nature. 1394.

» Misèricordieux, avec les formes du brahme, comment te serait-il possible de renaître parmi les kshatryias ; car, ordinairement, c’est dans cette matrice, que naissent ceux, qui ont des pensées terribles. 1395.

» Tu as entendu, sire, les devoirs des rois, tels que les a dits Manou, ces devoirs terrifiants, que la sévérité accompagne et qui sont disposés pour être l’essence même de la guerre. 1396.

» Pourquoi supportes-tu, grand roi, les Dhritarâshtrides au cœur méchant ? Et pourquoi, s’il faut agir, tigre des hommes, es-tu comme l’impotent, qui rampe autour de sa chaise ? 1397.

» Et cependant tu es doué d’intelligence, de courage, de science et de noblesse ! Toi, qui désires, fils de Kountî, que nous demeurions sur la terre, en y dérobant notre illustration dans une condition obscure, c’est comme si tu voulais cacher le mont Himalaya avec une seule poignée d’herbes ! 1398-1399.

» Il nous est aussi impossible de marcher inconnus avec toi, fils de Prithâ, qu’au soleil de cacher sa révolution dans le ciel ! Tel qu’un grand arbre, planté dans une terre humide, et chargé de feuilles, de fleurs et de rameaux, comment Djishnou, semblable à un éléphant blanc, marchera-t-il inconnu ? Et nos deux plus jeunes frères, Nakoula et Sahadéva, qui ressemblent à des lions, comment iront-ils ensemble ignorés ? Comment marchera-t-elle inconnue cette illustre Krishnâ, cette fille des rois, Draâupadî à la renommée sans tache, qui a donné le jour à des héros ? Et moi, sire, ne suis-je pas connu de tes sujets depuis l’enfance ! 1400-1401-1402-1403.

VjOOQIC

» Je ne vois pas qu’il soit plus facile de sous cacher dans une position obscure que le Mérou I Et même, n’avons-nous pas chassé de leurs royaumes une foule de rois et des fils de rois, tous dévoués à Dhritarâshtra ? et certes, on ne peut éteindre la colère de ces hommes, envoyés en pays étrangers ou abreuvés de douleur ! 1404-1405.

» Animés par le désir de ce qui lui est agréable, ils agiront contre nous inévitablement : ils emploieront à nous découvrir de nombreux espions bien cachés ; ceux-ci, parvenant à nous reconnaître, nous révéleront et de-là il doit naître un grand danger pour nous. 1406.

» Nous avons habité treize mois convenablement au milieu de la forêt : vois dans cette mesure autant d’années.

» Un mois est l’image d’une année. Fais-le comme les sages ont dit qu’on peut tirer l’asclépiade acide de la poûtikâ[5] ; 1407-1408.

» Ou comme un bon taureau est exempté du blâme par la satisfaction, qu’il donne, en portant bien une charge.

» Prends donc ta résolution pour la mort de l’ennemi ; en effet, le devoir de tout kshatrya, sire, c’est le combat, et non pas autre chose ! » 1409 — 1410.

Dès qu’il eut entendu ce langage de Bhimaséna, l’héroïque fils de Kountl, l’auguste Youddhishtbira, poussant des soupirs, se mit à rêver, 1411.

Et se dit :

« J’ai entendu les devoirs des rois et les institutions des castes ! Celui, de qui la vue embrasse à la fois le présent et l’avenir, est l’homme, qui voit bien. 1412.

Moi, à qui la voie suprême du devoir est connue, comment pourrai-je broyer ces esprits aveugles, comme je briserais le Mérou ? » 1413.

Il réfléchit un moment, arrêta ce qui était à faire et adressa immédiatement ces paroles à Bhîmaséna : 1414.

« Il en est ainsi que tu l’as dit, Bharatide aux longs bras : mais pèse attentivement cette autre parole de moi. 1415.

» Des opérations, grandement coupables, entreprises seulement par la violence, causent du trouble, homme, qui possèdes le talent de parler, fils de Bharata. 1416.

» Mais les choses réussissent, quand elles sont bien délibérées, bien pensées, bien conduites, bien faites ; et la fortune, guerrier aux longs bras, décrit autour d’elles un pradakshina. 1417.

» Quant à l’entreprise, que par légèreté seulement, enivré par l’orgueil de ta force, tu juges utile de prendre en main, écoute-moi ici. 1418.

» Bhoûriçravas, Cala et le vigoureux Djalasandha, Bhîshma, Drona, Karna, et le robuste fils de Drona, 1419.

» Les Dhritarâshtrides inaffrontables, Douryodhana à leur tête, sont tous consommés dans les armes, et la mort suit continuellement leurs pas. 1420.

» Les rois et les princes, que nous avons affligés, ont pris de l’affection pour les Kourouides et tous ils ont embrassé leur parti. 1421.

» Dévoués au bien de Douryodhana, mais non ainsi à notre égard, remplis de force et les trésors pleins, ils déploieront leurs efforts dans les combats avec leurs bataillons, leurs ministres et leurs fils en faveur de l’armée Kourouide. Ces héros, comblés entièrement de biens et de jouissances, honorés surtout par Douryodhana, feront pour lui, telle est mon opinion arrêtée, le sacrifice de leurs vies dans les batailles. 1422-1423-1424.

» Si Bhîshma tient une conduite égale entre eux et nous, s’il n’en est pas autrement de Drona aux longs bras et du magnanime Kripa ; 1425.

» Leur corps du moins appartient à ce roi, ils en ont ainsi disposé, tel est mon sentiment : ils renonceront donc pour lui à cette vie, qu’on abandonne si difficilement !

» Tous connaissent les armes célestes, tous sont adonnés au devoir ; ils sont invincibles aux Dieux mêmes, je pense, accompagnés d’Indra. 1426-1427.

» Le héros Kama est impatient, toujours en colère, indomptable, ayant la science de toutes les armes, et revêtu d’une cuirasse imbrisable. 1428.

» Si d’abord tu n’as exterminé dans une bataille ces terribles guerriers, il est impossible à toi, qui n’as point d’allié, de porter la mort à Douryodhana. 1429.

» Je ne puis goûter un moment de sommeil, Vrikaudara, quand je pense à cette légèreté extrême de ce fils de cocher, qui surpasse tous ceux qui tiennent un arc ! »

Quand il eut ouï ces paroles, Bhîmaséna, transporté de colère, épouvanté, perdit l’esprit et ne répondit pas un seul mot. 1430-1431.

Tandis que ces deux fils de Pândou s’entretenaient ainsi, le fils de Satyavatî, Vyâsa, le grand Yogui, se présenta alors devant eux. 1432.

Il aborde, suivant l’étiquette, les Pândouides et, honoré de leurs hommages en échange des siens, le plus éloquent des êtres doués de la parole adresse à Youddhishthira ces paroles : 1433.

« Youddhishthira aux longs bras, je sais ce qu’il y a dans ton cœur ; et cette connaissance, roi des hommes, m’a fait venir ici, où j’apporte les paroles de Bhîshma, de Drona, de Kripa, de Karua, du fils de Drona, de Douryodhana, le fils du roi, et de Douççâsana lui-même. 1434-1435.

» Je vais détruire par un acte, que les Destins ont prévu, meurtrier des ennemis, cette crainte, qui s’agite dans ton cœur. 1436.

» Ce que j’ai à te dire entendu, embrasse la fermeté, signale ta résolution par un acte, et, cela fait, hâte-toi d’étouffer ton souci ! » 1437.

Alors, ayant conduit Youddhishthira dans un lieu solitaire, le Paraçaride, habile à manier la parole, de lui dire ces choses convenables : 1438.

« Voici arrivé pour toi, ô le plus vertueux des Bharartides, un nouveau temps de félicité, où Dhanandjaya, le fils de Prithâ, domptera les ennemis dans une bataille.

» Reçois, comme si elle avait un corps, cette puissance surnaturelle, que je t’annonce. Je dis là à ton oreille attentive la science, qu’on appelle la réminiscence. 1439-1440.

» Avec son aide, Arjouna aux longs bras doit remporter la victoire. Qu’il s’en aille trouver, pour obtenir d’eux un arc, Mabéndra et Boudra lui-même. 1441.

» Il peut, en effet, voir Kouvéra, Dharmarâdja, Varrouna et tous les Dieux, fils de Pândou, grâce à sa pénitence et son énergie. 1442.

» Il aura pour compagnon le rishi à la grande splendeur Nârâyana, ce Dieu antique, éternel : avec lui, Djishnou-Atchyouta est invincible. 1443.

» Quand il aura reçu les astras d’Indra et de Roudra, les gardiens du monde, ce héros aux longs bras accomplira un grand exploit. 1444.

» Songez, après ce bois, fils de Kountî, pour votre habitation, à un autre bois, qui vous soit assorti, monarque de la terre. 1445.

» En effet, une longue habitation dans un même lieu ne donnera pas de plaisir ; elle produira le trouble de tous les ascètes. 1446.

» C’est d’ailleurs exigé par le soin des gazelles et pour obvier à la destruction des plantes annuelles et grimpantes. Ensuite ne donnes-tu pas la nourriture à un grand nombre de brahmes, qui sont parvenus à la rive ultérieure des Védas et des Védângas ? » 1447.

Quand l’auguste révérend eut parlé ainsi à l’homme pur et favorable, l’Yogui, qui savait la vraie nature du monde, le sage Vyâsa, fils de Satyavati, communiqua la science suprême à Youddhishthira, fit ses adieux au fils de Kountî et disparut au même instant. 1448-1449.

L’intelligent et vertueux Youddhishthira conserva dans son âme et sans cesse, à chaque instant, il lisait, partout où il allait, cette partie de la science sacrée. 1450.

Réjoui par ce langage de Vyâsa, il se rendit de la forêt Dwattavana sur la rive de la Sarasvatt dans le bois appelé Kâmyaka. 1451.

Des brahmes adonnés à la pénitence, habiles dans les sciences immortelles, et même des rishis, grand roi, suivirent cet Indra des rois. 1452.

Revenus au Kâmyaka, les magnanimes princes de Bharata y demeurèrent, accompagnés de leurs ministres avec leurs domestiques. 1453.

Ces intelligents héros, adonnés au Véda de l’arc, habitèrent là un certain temps, sire, écoutant la science suprême. 1454.

Ils allaient continuellement à la chasse, visant les gazelles avec des flèches pures, et consacraient, suivant la règle, des offrandes aux Dieux, aux Mânes et aux brahmes. 1455.

Après qu’il se fut écoulé quelque temps, Youddhishthira-Dharmarâdja, s’étant rappelé les instructions de l’anachorète, tint ce langage dans un lieu solitaire au prince Arjouna, qui possédait la science. Il mit un sourire pour exorde à son discours, le toucha de sa main et, quand il eut songé un moment à leur habitation dans les bois, Dharmarâdja, le dompteur des ennemis, adressa en particulier ce discours à Dhanandjaya : 1456-1457-1458.

« Divisée en quatre parties, la science de l’arc, enfant de Bharata, est célèbre en Bhîshma, Drona, Kripa, Rama et le fils de Drona. 1459.

» Ils connaissent à fond l’usage humain, divin, brahmique de tous les astras, le moyen de les envoyer et leurs moyens de guérison. 1460.

» Tous, ils sont flattés, comblés de largesses, satisfaits par le fils de Dhritarâshtra, qui se comporte envers eux comme avec ses gourous. 1461.

» Rien n’égale sa joie à chaque instant et celle de tous ses guerriers. Ses âtchâryas, contents, honorés, goûtent la félicité. 1462.

» Comblés d’honneurs à propos, ils ne lui feront pas abandonner sa tranquillité d’esprit : aussi, toute cette terre avec ses villages et ses villes, avec ses mers et ses masses de forêts, est-elle à cette heure soumise à la volonté de Douryodhana. Ton altesse nous est agréable ; mais nous lui confions cette charge. 1463-1464.

» Quand je tourne mes yeux sur l’affaire, qui nous retient ici, dompteur des ennemis, je vois que le moment est venu. J’ai reçu, mon fils, comme une oupanishad, de Krishna-Dwaîpâyana. 1465.

» Sa lumière fait briller tout ce monde à la fois. C’est toi, mon enfant, que ce brahme a choisi avec une grande attention. 1466.

» Défends la faveur des Dieux suivant le temps : applique-toi à cette œuvre, éminent Bharatide, avec une terrible pénitence. 1467.

» Armé de l’arc, revêtu de la cuirasse, portant l’épée, ne cédant la route à qui que ce soit, anachorète fidèle à ton saint vœu, rends-toi, mon fils, dans la région septentrionale. 1468.

» Car tous les traits, Dhanandjaya, sont entre les mains de Çakra ; et les Dieux lui ont jadis confié la force dans l’épouvante, que Vritra leur avait inspirée. 1469.

» Tu obtiendras toutes cea armes rassemblées. Rends-toi vers Indra, et il te donnera ses astras. 1470.

» Vas à l’instant même, consacré, voir le Dieu Pourandara. » — À ces mots, l’auguste Dharmarâdja lui donna à lire la science sacrée. 1471.

Le frère aîné donna congé à son héroïque frère, consacré de cette manière, l’âme, le corps et la voix fermes. Alors désireux de voir Pourandara sur les ordres de son frère, armé de son arc Gândiva et poilant ses deux im* périssables carquois, 1472-1473.

Muni de sa cotte de mailles, revêtu de sa cuirasse, la Manique, défense de ses doigts, liée autour de sa dextre, ayant sacrifié au feu et après qu’il eut fait prononcer les paroles de bon augure aux brahmes, récompensés à prix d’or, le guerrier aux longs bras, poussant de brûlants soupirs et levant ses yeux au ciel, partit, l’arc à la main, pour la mort du Dhritarâshtride. 1474-1475.

Aussitôt qu’ils virent le fils de Kountî armé de son arc, les brahmes, les Siddhas et les invisibles Bboûtas de s’écrier : 1476.

« Puisses-tu bientôt acquérir, fils de Kountî, tout ce que désire ton cœur ! » Et les brahmes répandent sur lui des bénédictions de victoire, en disant : 1477.

« Sois heureux, fils de Prithâ ! Que la victoire soit assurée pour toi ! » Ensuite, ayant recueilli les pensées de tous, Krishna dit ces mots au héros, qui partait, Arjouna, grand comme le tronc d’un çâla : « Que tout ce que Kountî souhaita pour toi au moment de ta naissance, te soit donné, fils de Kountî aux longs bras, suivant tes désirs mêmes ! Que nul autre, né dans notre famille de kshatryas, ne l’obtienne ! 1478-1479-1480.

» Adoration soit aux brahmes, de qui la vie est toujours soutenue par l’aumône ! Ce mot, que le méchant Souyodhana dit en riant à ma vue, dans l’assemblée des rois : « C’est une courtisane ! » me cause une vive douleur ! Elle est plus forte, à mon sentiment, que cette douleur même des nombreuses paroles inconvenantes, que ma vue lui inspira au milieu de l’assemblée.

» Assurément, tes frères amuseront leur veillée de narrations sur toi, héros, et s’occuperont à raconter mainte et mainte fois tes prouesses. Tant que tu vivras exilé loin de nos yeux, il n’y aura plus de pensée ou de contentement pour nous, fils de Prithâ, ni dans la vie, ni dans les richesses, ni dans aucune jouissance. En toi, sont déposés, fils de Prithâ, le plaisir et la peine de nous tous, la vie et la mort, le royaume et l’empire. Je te dis adieu « fils de Kountî : obtiens le bonheur, enfant de Bharata ! {Depuis la stance 1481 jusqu’à la stance 1487.)

» Ne laisse pas aux puissants te fermer la route, mortel sans péché ; marche, héros à la grande vigueur, sans obstacle, à la victoire. 1487.

» Adoration soit à Dhatri et Yidhatri ! Va sans maladie et sous d’heureux auspices ! Que la pudeur, la bonne fortune, la gloire, la lumière et la nourriture, qu’Oumâ, Lakshmi et Sarasvatî, 1488.

» Que ces Déesses, Dhanandjaya, soient les protectrices de ton voyage, toi, qui, soumis avec révérence à ton aîné, exécute la parole de ton frère aîné. 1489.

» Je vais pour ton bonheur, éminent Bharatide, m’approcher des Vasous, des Roudras, des Adityas, de la troupe des Vents, des Viçvadévas, et des Sâdhyas. 1490.

» Obtiens la félicité de tous les points de l’atmosphère, de tous les points de la terre, de tous les points du ciel, Bharatide ; obtiens-la des Bhoûtas et de tous les autres êtres, qui sont répandus sur ta route ! » 1491.

Après qu’elle eut parlé de cette manière, l’illustre Krishnâ se tut, et le Pândouide aux longs bras, ayant décrit un pradakshina autour de ses frères et de Dhaàumya, partit, son arc resplendissant à la main. Dans sa marche, tous les êtres s’écartaient de la route du héros, qui s’avançait sur un char, dont l’attelage était consacré à Indra. Il se dirigea vers les montagnes, qu’habitaient, mon père, les hommes, qui thésaurisaient la pénitence. 1492-1493-1494

Dans l’espace d’un seul jour, cet homme au grand cœur arriva, fléau des ennemis, à la sainte, à la céleste montagne de l’Himalaya, chérie des Dieux. 1496.

Rapide comme la pensée, grâce à son attelage, il allait avec la rapidité du vent : il dépassa l’HImâlaya, il dépassa même le Gandhamâdana. 1496.

Dans ce jour et cette nuit, Dhanandjaya franchit sans fatigue beaucoup de lieux très-escarpés ; il parvint à Indrakîla et s’y arrêta. 1497.

Car il avait ouï dans l’air ce mot prononcé distinctement : « Arrête-toi ! » Cette parole entendue, le Pândouide fit errer sa vue de tous les côtés. 1498.

L’ambidextre vit au pied d’un arbre un ascète maigre, les cheveux en gerbe, couleur du jaune passant au noir et flamboyant d’une beauté brahmique. 1499.

Quand l’homme aux grandes pénitences vit Arjouna s’arrêter : « Qui es-tu, mon fils ? lui demanda-t-il, toi, qui es venu ici avec un arc, une cuirasse et une flèche, portant la défense d’une épée même attachée à ton cou, voué enfin aux devoirs du kshatrya ? Une flèche n’a que faire ici : ce lieu est l’habitation des âmes paisibles, des brabmes ascètes, qui ont écarté d’eux la joie et la colère. Un arc est inutile ici, où il n’y a jamais de guerre. 1500-1501-1502.

» Jette cet arc, mon fils ; tu es arrivé, grâce à ton énergie et à ta force, héros, dans la voie suprême, où nulle part il n’est un autre homme. » 1503.

Ainsi le brahme parla mainte fois en souriant à Arjouna, sans parvenir à l’ébranler dans sa fermeté, lui, de qui la résolution était bien arrêtée. 1504.

Le brahme satisfait lui dit alors avec un sourire : « Choisis une grâce, s’il le plaît, meurtrier des ennemis ; je suis Indra. » 1505.

À ces mots, le propagateur de la race de Kourou, le héros Dhanandjaya, prenant un air modeste et joignant les mains au front, de répondre à l’Immortel aux mille regards : 1506.

« Voici une chose que je souhaite ; accorde-la moi pour grâce : je désire connaître à l’instant, adorable, tout ton astra dans la vérité. » 1507.

« Maintenant que te voilà parvenu ici, Dhanandjaya, reprit en souriant Mahéndra, l’âme bien satisfaite, à quoi te serviraient ces astras ? 1508.

» Choisis pour ton vœu les mondes divins, puisque tu es arrivé dans la voie suprême. » À ces mots, Dhanandjaya répondit au Dieu, qui a mille yeux : 1509.

« Je n’ai de la divinité ni désir, ni envie : quel plaisir m’apporterait-elle ? Toute ta puissance elle-même, souverain des Tridaças, n’excite pas mon envie. 1510.

» J’ai abandonné mes frères dans un bois, et, si je revenais sans avoir accompli ce qu’on attend de mon héroïsme, j’irais à l’infamie dans tous les mondes pour des années éternelles. » 1511.

À ces paroles, le meurtrier de Vritra, adoré dans tous les mondes, répondit au fils de Pândou, en le flattant d’une voix caressante : 1512.

« Quand tu auras vu Çiva aux trois yeux, le Dieu armé du trident, le souverain des Bhoûtas, alors, mon fils, je te donnerai tous mes astras, sans exception. 1513.

» Fais donc tes efforts pour voir ce Dieu assis au plus haut rang : favorisé par sa vue, fils de Kountî, tu parviendras à tout. » 1514.

Çakra, quand il eut parlé ainsi à Phâlgouna, rentra dans l’invisibilité, et Dhanandjaya de rester là, absorbé dans la méditation. 1515.




  1. Kshinapoimya grahas.
  2. La premna spinosa, bois, duquel on tire le feu par le frottement de deux fragments secs.
  3. Un seizième du diamètre de la lune ou une division du temps, égale à huit secondes.
  4. Vikartiâram, mot qui manque à tous les Dictionnaires, et que je traduis par vikarttanam, mais avec doute.
  5. Basella lucida.