Le Mahâbhârata (traduction Fauche)/Tome 3/suite du jeu

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Traduction par Hippolyte Fauche.
(tome 3p. 1-29).

LES CHOSES QUI SURVINRENT À LA SUITE DU JEU

Djanamédjaya dit :

« Quels forent les sentiments des fils de Dhritarâshtra alors qu’ils virent affranchis les Pândouides avec leurs amas de richesses et de pierreries ? » 2452.

Vaîçampâyana lui répondit :

Après qu’il eut vu les fils de Pândou remis en liberté par le sage Dhritarâshtra, Douççâsana, sire, alla vite trouver son frère. 2453.

Il s’avance, éminent Bharatide, vers Douryodhana et, pénétré de chagrin, il tient le discours suivant à l’aîné de ces rejetons de Bharata : 2454.

« Ce vieillard, il détruit cette richesse amassée avec tant de peine et la fait passer, héros, saches-le, entre les mains de nos ennemis ! » 2455.

Alors Douryodhana, Karna et Çakouni, le Soubalide, s’étant abouchés entr’eux, animés de sentiments hautains à l’égard des fils de Pândou, coururent pleins de hâte vers le fils de Vitchitravîrya, le sage Dhritarâshtra, et lui adressèrent tous de concert ces paroles captieuses : 2456-2457.

« N’as-tu pas entendu, sire, fit Douryodhana, ce que dit le docte Vrihaspati, le pourohita des Dieux, enseignant la politique à Çakra ? 2458.

« Il faut détruire vos ennemis par tous les moyens, immolateur des ennemis, avant qu’ils n’aient commencé à vous nuire, soit par la guerre, soit par l’accroissement de leur force. » 2459.

» Si nous employions les richesses des Pândouides en présents aux rois je la terre et si nous achetions ainsi leur appui dans une guerre, que nous manquerait-il alors pour la victoire ? 2460.

» Qui peut se débarrasser de serpents furieux à la dent venimeuse, venus pour la mort, une fois qu’on les a mis autour de son cou ou jetés sur ses épaules ? 2461.

» Montés sur des chars, les armes à la main, les fils irrités de Pândou vous détruiront jusqu’au dernier, tels que des serpents courroucés. 2462.

» Arjouna s’avance, revêtu de sa cuirasse, chargés de ses deux carquois sans pareils et, levant son arc Gândîva mainte et mainte fois, il jette autour de lui ses regards, en poussant des soupirs de colère. 2463.

» Vrikaudara, tenant levée sa pesante massue, ayant promptement attelé son char, est sorti à la hâte, avons-nous appris. 2464.

» S’étant armés d’une épée et d’un bouclier pareil à une demi-lune, Nakoula et le roi Sahadéva montrent la sécurité de l’esprit dans leur attitude et leurs gestes.

» Ces héros, environnés de traits variés et d’une suite nombreuse, sont tous sortis, sire, aiguillonnant leurs chevaux, pour assembla leurs armées. 2465-2466.

» Ils ne pardonneront jamais les vexations, que nous leur avons infligées. Qui d’eux peut oublier les outrages, que Draâupadî eut à subir ? 2467.

» Jouons de nouveau, s’il te plaît, avec les Pândouides à qui s’en ira habiter dans les forêts : nous pourrons de cette manière, souverain des hommes, les mettre sous notre dépendance. 2468.

» Quiconque perdra la partie, soit eux, soit nous-mêmes, entrera dans les grands bois pour y demeurer douze années, vêtu d’une peau d’antilope. 2469.

» Quand le perdant aura vécu douze ans, connu de tous, au milieu des bois, il sera tenu de passer une nouvelle treizième année inconnu avec sa famille. 2470.

» Nous devrons, eux ou nous, accepter cette manière d’habiter. Que le jeu se renouvelle à cette condition ! Que les fils de Pândou jettent les dés et recommencent le jeu.

» C’est là, éminent Bharatide, ce que nous avons de mieux à faire ; car voici Çakouni, qui est expert dans la science des dés et qui en connaît toute l’excellence. 2471-2472.

» Nous aurons jeté déjà de vigoureuses racines dans le royaume, acquis des amis, équipé une forte, nombreuse, innombrable armée, qu’ils auront encore à compléter leur treizième année, si l’obligation est acceptée par eux. Nous les vaincrons » sire ! agrée, fléau des ennemis, agrée cette proportion. » 2473-2474

Dhritarâshtra lui répondit :

« Hâte-moi de me ramener ces hommes, que ne saurait même rebuter la difficulté des routes. Que les Pândouides viennent et qu’ils recommiencent ici le jeu ! » 2475

Ensuite Drona, Somadatta, le Vâhlîlain, le Gautamide, Vidoura, le fils de Drona, et l’énergique fils de la vaîçyâ, Bhoûriçravas, le fils de Çântanou et le héros Vikama, tous sans exception de s’écrier : « Pas de jeu ! Que la paix règne ici ! » 2476-2477.

Malgré cette opposition de tous ses amis, les yeux fixés gur son bien, Dhritarâshtra, trop ami de son fils aîné, fit porter aux Pândouides le défi au jeu. 2478.

La vertueuse Gândhârî, déchirée de sa douleur, tint à Dhritarâshtra, le monarque des hommes, ce langage, que lui inspirait, sire, l’amour de ses fils : 2479.

« Douryodhana était né à peine, quand Kshattri à la haute sagesse : « Allons ! dit-il ; qu’on jette dans l’autre monde cet enfant né pour la destruction de sa famille ! »

» En effet, aussitôt qu’il vint à naître, il poussa des cris semblables à ceux d’un chacal ; c’est la mort de cette famille, sans doute, fils de Bharata ! 2480-2481.

» Ne vas pas te plonger par ta faute, rejeton de Bharata, en ces eaux profondes ; ne veuille point approuver, seigneur, le sentiment de ces enfants mal élevés ! 2482.

» Ne sois pas une cause dans la ruine épouvantable de cette famille ! Qui peut briser un pont, jeté sur un abyme ? Qui peut ranimer par son souffle un incendie éteint ? 2483.

» Qui peut réveiller, éminent Bharatide, la colère assoupie dans le cœur des enfants de Prithâ ? Je rappèlerai de nouveau à ton souvenir Adjamîtha, que tu n’as pas oublié. 2484.

» Les Castras n’instruisent pas l’insensé pour le bonheur, ni de cette vie, ni de l’autre monde. L’homme, de qui sa nature condamne l’esprit à rester dans l’enfance, ne parvient jamais à la vieillesse de l’esprit. 2485.

» Que tes fils soient tes yeux ! Arrachés de toi, puisses-tu n’en perdre jamais la lumière ! Rejette donc à ma voix ce fils, destructeur de sa famille ! 2486.

» Ainsi ton amour paternel, sache-le, n’aura pas changé le finit obtenu dans tes fils en la ruine de ta famille !

» Prends une décision, qui te soit assortie, homme, qui as pour objet principal la raison, la paix et le devoir. Loin de toi la négligence I Une grandeur, qui s’applique à la cruauté, pousse à la ruine : a-t-elle pour sa base la douceur, elle conduit au bonheur de posséder long-temps et des fils et des petits-fils. » 2487-2488.

À ces mots, le puissant monarque répondit à la vertueuse Gândhârî : « Volontiers ! Arrive la perte de la famille ! Je ne puis l’empêcher ! 2489.

» Qu’il en soit comme ils le désirent I Que les Pândouides reviennent ! Que mes fils recommencent le jeu avec les fils de Pândou ! » 2490.

Ensuite Prâtikâmî rendit ainsi les paroles du savant Dhritarâshtra au fils de Prithâ, Youddhishthira, engagé dans une mauvaise route : 2491.

« La salle est prête pour jeter les dés, sire : viens, Youddhishthira, fils de Pândou, et joue ! » C’est ainsi que te parle ton oncle, rejeton de Bharata. » 2492.

« Tous les êtres obtiennent la bonne ou la mauvaise fortune, lui répondit Youddhishthira, suivant ce qui fut disposé par le Destin. S’il est écrit qu’on jouera, il est impossible d’éviter l’une ou l’autre chance. 2493.

» Ce défi de jouer aux dés, que m’envoie le vieux, roi, je n’ai pas la force de le repousser, et je n’ignore pas cependant qu’il doit causer ma ruine ! » 2494.

C’est ainsi que dans l’incident merveilleux d’un animal fait d’or, Râma sentit l’envie de posséder la gazelle. Les plus hautes intelligences sont ordinairement les plus assiégées par de prochaines disgrâces. 2495.

À peine eut^il parlé, le fils de Pritbâ reprit avec ses frères le chemin d’indraprastha et, quoiqu’il n’ignorât point l’adresse de Çakouni pour fasciner les yeux, le fils de Pândou retourna jouer. 2496.

Les héros de rentrer dans le palais, et les chefs des Bharatides, commodément assis pour la continuation du jeu, mais poussés par la force du Destin à la perte du monde entier, d’exposer les pensées de leurs amis. 2497-2498.

Çakouni parla donc en ces termes :

« On approuve que l’auguste monarque vous ait rendu vos richesses perdues ; mais nous allons jouer une chose précieuse dans une seule partie de dés : écoute, éminent Bharatide. 2499.

» Si nous sommes vaincus au jeu par vous, nous entrerons dans les grands bois pour y demeurer douze années, vêtus d’une peau d’antilope. 2500.

» Nous passerons la treizième année avec nos familles sans être connus de personne ; mais les douze autres années de séjour au milieu des forêts ne seront pas obligée à l’incognito. 2501.

» Si vous perdez la partie contre nous, ce sera à vous d’habiter dans les bois avec Krishna douze années, revêtus de peaux. 2602.

» La treizième année se trouvant accomplie, nous recouvreront couvreronB nos royaumes, comme il est juste, ou les uns ou les autres. 2503.

» Entre au jeu avec nous, Youddhishthira, sous de telles conditions ; jette de nouveau les dés et joue, fils de Bharata. » 2504.

Alors tous les assistants, leurs âmes troublées, se hâtent de crier, élevant leurs mains au milieu de l’assemblée : 2505.

» Oh ! honte ! Ses parents ne l’avertissent pas du grand danger, où il se précipite, que cet éminent Bharatide le voie ou ne le voie pas des yeux de son intelligence ! »

Quoiqu’il entendit bien ces rumeurs si nombreuses de l’assemblée, le puissant monarque fils de Prithâ n’en retourna pas moins au jeu par pudeur et sous l’impulsion du devoir. 2506-2507.

Quoique ce héros à la grande intelligence en vit clairement toutes les conséquences, il recommença le jeu : « La perte des enfants de Kourou serait-elle au moment de les saisir ? » pensait-il. 2608.

« Comment un homme tel que moi, observateur de son devoir, lui répondit Youddhishthira, reculerait-il devant une provocation ? Je joue avec toi, Çakouni ! » 2509.

« Nos troupeaux de bœufs, reprit celui-ci, nos haras de chevaux, nos étables nombreuses de vaches laitières, nos chèvres et nos brebis sans fin, nos éléphants, nos trésors, tout notre or, nos serviteurs et nos servantes, sans rien excepter, 2510.

» Seront notre enjeu pour ce coup de dés. Maintenant, fils de Pândou, nous jouons dans une seule partie l’habitation au sein des forêts. De vous ou de nous, les vaincus iront dans les bois, où ils devront mettre leur habitation. 2511.

» En outre, les perdante auront à passer la treizième année inconnus avec leur famille. Jouons, seigneurs, à de telles conditions* » 2512.

Le fils de Kountî accepta, rejeton de Bharata, la partie en un seul coup pour l’habitation dans les bois. Le fite de Soubala prit le cornet, jeta les dés et Çakouni dit encore à Youddhishthira : « Tu as perdu ! » 2513.

Ensuite, les fils de Prithâ, vaincus au jeu, ayant reçu l’initiation pour la vie d’anachorète, s’affublèrent chacun à son tour d’une peau d’antilope noire en guise de vêtement supérieur. 2514.

Quand il vit ces héros, dépouillés de leurs états, habillés de peaux et foulant déjà la route, qui devait les con «  duire aux bois, Douççâsana tint alors ce langage : 2515.

« Voici l’empire tombé aux mains du magnanime roi, fils de Dhritarâshtra ! Les Pândouides vaincus sont plongés dans une profonde infortune ! 2516.

» Maintenant qu’ils s’avancent, ces rois, par les plaines, les chemins et les déserts, nous voici, nous ! devenus les aînés, les plus distingués par leurs qualités, les maîtres de nos ennemis ! 2517.

» Les fils de Prithâ sont précipités dans le Naraka pour un long temps, pour un temps infini : sans plaisirs, sans royaume, ils sont perdus pour des années éternelles !

» Les fils de Pândou, qui, enivrés de leurs richesses, ont raillé les fils de Dhritarâshtra, aujourd’hui vaincus au jeu, dépouillés de leurs biens, s’en iront dans les forêts ! 2518-2519.

» Qu’ils déposent maintenant leurs cuirasses admirables, leurs habits splendides et célestes, et que tous se revêtent avec la peau des antilopes, puisqu’ils n’ont pas craint de d’aventurer au jeu de dés contre le fils de Soubala ! 2520.

« Il n’existe pas de tels hommes dans tous les mondes ; ils atteignent, dit-on, au sommet de l’intelligence. » Eh bien ! ils apprendront à se connaître dans cette catastrophe ; ils sauront qu’ils sont des arbres stériles et, à peu près, des eunuques ! 2521.

» Voyez donc ces habits de peau et ces dépouilles de gazelles sur les Pândouides si intelligents, d’une telle vaillance au milieu des combats, si vigoureux, et qui n’avaient jamais goûté à la vie des hermites ! 2522.

» Yajnaséna le Sonakide à la vaste science, qui a donné aux Pândouides la vierge Krishna, n’en a point retiré une bien grande recompose, car les fils de Prithâ, époux d’Yajnasénî, ne sont que des eunuques ! 2523.

» Maintenant que tu les as vus s’en aller dans les bois, vêtus de manteaux légers et d’une peau, comme vêtement supérieur, quelle satisfaction peux-tu espérer, Yajnasénî ? Fais choix ici d’un autre époux à ta fantaisie ! 2524.

» Tous ces enfants de Kourou, rassemblés devant toi, sont patients, domptés, bien pourvus de richesses : choisis l’un d’eux pour ton époux ; ne te laisse pas entraîner par l’adversité des circonstances. 2525.

» Les Pândouides ressemblent tous à des arbres sans fruits, à du sésame stérile, à des animaux empaillés, à des épis sans grains. 2526.

» Partager la couche des fils de Pândou, ou partage celle des hommes, qui portent la cicatrice de l’eunuque, n’est-ce pas une peine paiement stérile. » Ainsi le cruel fils de Dhritarâstra frappait de ces paroles blessantes les oreilles des Pândouides. 2527.

À ces mots, Bhîmaséna an comble de la colère, s’avança vers lui à grands pas, les menaces à la bouche, comme un lion de l’Himâlaya vers un chacal, et lui jeta ces mots dans la fureur, qui dominait son âme : 2628.

« Cruel, tu dis une chose, qui plaît à des gens vicieux, mais qui n’aura pas son accomplissement ; tu t’enorgueillis de la science de Gândhâra au milieu des rois ! 2529

» De même que tu blesses horriblement nos membres avec les flèches de ta voix, tel un jour, moi ! je te rappellerai ces paroles dans la guerre, où je trancherai tes membres sans pitié. 2530.

» Tes défenseurs, qui marchent sur tes pas, soumis au pouvoir de l’avarice et de la colère, je les conduirai avec leurs parents dans le séjour d’Yama ! » 2531.

Tandis que, déjà revêtu de la peau d’antilope, le héros, de qui la route était tracée par le devoir, tenait ce langage, Douççâsana, foulant aux pieds toute retenue, dansait autour de lui et le provoquait en criant : « Le taureau ! le taureau ! » 2532.

« Méchant Douççâsana, lui dit Bhîmaséna, est-il possible à toi de me jeter ces paroles injurieuses ! Qui peut se glorifier des richesses, qu’il doit à la fraude ? 2533.

» Que Vrikaudara, fils de Prithâ, n’être jamais dans les mondes bienheureux, s’il ne boit ton sang un jour, qu’il aura brisé ta poitrine dans un combat ! 2534.

» Après que j’aurai tué, — et ce ne sera pas long, — malgré tous les archers, les fils de Dhritarâshtra sur le champ de bataille, alors seulement je déposerai ma colère. Ce que je dis là, c’est la vérité ! » 2535.

Tandis que les Pândouides sortaient de l’assemblée, Douryodhana, l’insensé monarque, contrefit de son pas, en se moquant, le pas vacillant de Bhîmaséna à la marche de lion. 2536.

Mais Ventre-de-loup, tournant à demi son corps, lui dit : « Tout ne finit pas de cette manière ! Je te répondrai, insensé, quand je t’aurai fait souvenir de cette moquerie en te donnant la mort, à toi et à tes parents ! » 2537.

Quand il se fut ainsi vu le jouet du mépris, le vigoureux et fier Bhîma, comprimant sa colère en lui-même, dit encore ces paroles dans l’assemblée des Kourouides, en sortant à la suite de son roi : 2538.

« Je tuerai Douryodhana ; Dhanandjaya lui-même sera le meurtrier de Rama ; et Çakouni, le tricheur aux dés, mourra sous les coups de Sahadéva ! 2539.

» J^ajouterai en outre cette grande parole de vérité au milieu de cette assemblée : les Dieux allumeront eux-mêmes k feu des combats entre nous ! 2540.

» Je tuerai dans une bataille ce pervers Souyodhana d’un coup de massue, et, sur le sol de la terre, je m’appuierai de mon pied sur sa tête ! 2541.

» Quant à ce héros en paroles seulement, ce méchant, cet injurieux Douççâsana, je veux un jour boire son sang comme un lion ! » 2542.

Arjouna dit :

« On n’entrevoit pas dans l’avenir Bhîma, ce qui est ainsi décrété par la voix des gens de bien ; mais dans quatorze ans, à compter de ce jour, on verra alors ce qui arrivera ! » 2543.

« Douryodhana, Kama, le fourbe Çakouni et Douççâsana, reprit Bhîmaséna, en voilà quatre, de qui la terre boira le sang ! » 2544.

« Suivant ton ordre, Bhimaséna, lui répondit Arjouna, j’immolerai sur le champ de bataille le détracteur, le glorieux, le provocateur, le haineux Karna ! 2545.

» Je le jure, moi Arjouna, par le désir de faire une chose agréable à Bhîmaséna, j’abattrai dans le combat sous mes flèches Karna et les suivants de Karna ! 2546.

» Et tous les autres souverains, qui oseront lutter contre moi, je les plongerai sous mes dards au séjour d’Yama ! 2547.

On verra l’Himalaya changer de place, l’auteur du jour perdre sa clarté, la fraîcheur abandonner l’astre des nuits, si ma parole s’écarte de la vérité ! 2548.

» Si Douryodhana au commencement de la quatorzième année, à partir d’aujourd’hui, ne rend pas le royaume, qu’il devra bien gouverner dans l’intervalle, ce que j’ai dit là deviendra une vérité ! » 2549.

Quand le fils de Prithâ eut fini de parier, le fils charmant de Mâdravatî, l’auguste Sahadéva étendit un long bras, et, les yeux rouges de colère, soufflant comme un serpent, il articula ces mots, brûlant de porter la mort au fils de Soubala : 2550-2551.

« Insensé, qui effaces la gloire des Gândhârides, ces dés, que tu prises tant, sont pour toi des flèches acérées ; ce sont les armes, dont tu fais choix pour les combats.

» Toi et tes parents, comme Bhîma lui-même a dit, vous serez mon but : c’est moi, qui accomplirai cet exploit ; fais tes affaires complètement ! 2552-2553.

» Je vous aurai bientôt ici même exterminé tous dans un combat, toi et tes parents, si tu peux, Soubalide, tenir ferme devant moi avec la vertu du kshatrya. » 2664.

À ces mots de Sahadéva, Nakoula, le plus admirable des hommes, sire, de parler en ces termes : 2555.

« Voici la fille d’Yajnaséna, contre qui les fils de Dhritarâshtra, empressés de complaire à Douryodhana, ont prononcé dans le jeu des paroles choquantes. 2556.

» Je plongerai, moi ! dans les demeures du fils de Vivasvat ces Dhritarâshtrides en si grand nombre, vicieux, qui, poussés par le Destin, courent à la mort ! 2557.

» Marchant à l’ordre d’Youddhishthira dans la voie de Draâupadî, je dépeuplerai la terre de tous ses Dhritarâshtrides avant qu’il ne s’écoule beaucoup de temps ! »

Après que tous ces héroïques princes aux longs bras eurent ainsi formulé de nombreuses menaces. Ils s’approchèrent du roi Dhritarâshtra. 2558-2559.

Youddhishthira lui dit :

« J’adresse ici mes adieux aux enfants de Bharata, à mon vieux grand-oncle, au roi Somadatta et au puissant monarque le Vâhlikain, 2660.

» À Drona, à Kripa et aux autres souverains, à Açvatthâman lui-même, à Vidoura, à Dhritarâshtra et à tous ses fils sans exception ! 2561.

» Je salue Youyoutsou, Sandjaya, tous les autres membres de l’assemblée et je pars : je devrai à mon retour le bonheur de vous voir ! » 2562.

Tous, remplis de honte, ils ne répondirent pas un seul mot à Youddhishthira ; mais, dans leurs âmes, ils comblaient le sage de bénédictions. 2563.

« La noble Prithâ, cette fille du roi, dit Vidoura, ne doit pas s’exiler dans les forêts, elle si délicate, parvenue à la vieillesse, accoutumée à des plaisirs continuels dans la vie ! 2564.

» L’illustre Kountî, sachez-le, habitera ici dignement honorée dans mon palais. Que la félicité vous accompagne, vous ! entièrement ! » 2565.

À ces mots, tous les fils de Pândou répondent : « Qu’il en soit comme tu nous dis, mortel sans péché ! Tu es notre oncle paternel, tu es pour nous à l’égal d’un père, et nous sommes dévoués à ton altesse. 2566.

» Tu prescris tes ordres avec connaissance ; tu es notre gourou suprême. Décide, homme à la grande sagesse, quelle autre chose il nous reste à faire. » 2567.

« Youddhishthira, le plus grand, des Bharatides, apprends de moi cette vérité, reprit Vidoura. Quiconque n’a pas été vaincu loyalement supporte sans trouble sa défaite. 2568.

» Tu as la science du devoir, Dhanandjaya est victorieux dans la guerre ; Bhîmaséna est l’exterminateur des ennemis ; l’utile s’est personnifié dans Nakoula. 2569.

» Sabadéva sait dompter les sens, Dhaâumya est le plus grand des hommes instruits dans les Védas, la vertueuse Draâupadi est versée dans le juste et l’utile. 2570.

» Tous, vous vous aimez l’un l’autre, vous offrez aux regards un extérieur aimable, vous êtes invincibles à vos ennemis, vous avez l’esprit satisfait : qui donc ici ne vous porterait envie ? 2571.

» Tu possèdes une telle réunion de tous les dons heureux qu’un ennemi ne peut la soutenir, fût-il en vérité l’égal même de Çakra ! 2572.

» Tu fus instruit jadis sur l’Himalaya par Mérousâvarni et dans la ville de Vâranâvata, par Krisna-Dwaîpâyana ; 2573.

» Sur le plateau de Bhrigou parle Djamadagnide et dans Drishadvatî par Çambou. Tu as entendu même le grand anachorète Asita près du mont Andjana. 2574.

» Tu es allé te faire le disciple de Bhrigou sur les rives de la Kalmâshî ; Nârada tient continuellement ses yeux fixés sur toi, et voici Dhaâumya, qui est ton archi-brahme. 2575.

« N’abandonne pas dans l’avenir, fils de Pândou, l’intelligence, que le saint honora ! Surpasse en intelligence Pouroûravas, le fils d’Ilà ! 2576.

» Surpasse les autres rois en vigueur, les rishis en dévouement à la vertu ; aies une âme élevée, comme Indra, dans la victoire, comme Yamar dans la compression de la colère, 2577.

» Comme Kouvéra en largesses, comme Varouna dans l’enchaînement, comme la lune pour te prodiguer toi-même ! Tel que des eaux viennent les subsistances, que de la terre vient la faculté de porter, que du disque solaire vient toute la lumière et que du vent naît la force, sache que l’excellence de l’âme est dans la vie pour tous les êtres. 2578-2579.

» Que la santé vous accompagne I Que le bonheur vo « s suive ! Déjà je vous vois de retour. L’infortune s’attache aux difficultés de l’utile et du juste, ou même encore à toutes les choses. 2580.

» Puisses-tu obtenir en chaque saison, Youddhishthira, ce qui lui est propre. Je te fais ici mes adieux, fils de Kountî : que la félicité soit ton partage, rejeton de Bharata ! 2581.

» Nous te verrons enfin revenir, content, heureux : en effet, personne ne connaît aucun péché, que vous ayez jamais commis. » 2582.

À ces mots : « Qu’il en soit ainsi ! » répondit le Pândouide Youddhishthira au courage infaillible ; et, quand il eut présenté ses hommages à Bhîshma et à Drona, il se mit en route. 2583.

Krishna, au moment qu’il partit, s’approcha de la noble Prithâ et, tourmentée d’une cruelle douleur, salua Kountî et les autres femmes, qui étaient là. 2584.

Quand elle eut, suivant les convenances, mis ses baisers sur leurs bouches, elle désira partir : aussitôt un bien grand bruit s’éleva dans le gynœcée des Pândouides.

Consumée d’une vive douleur à la vue de Draâupadî, qui s’éloignait, Kountî prononça ces mots avec peine d’une voix émue par le chagrin : 2586-2586.

» Ma fille, la grande infortune, où tu es tombée, ne doit pas te causer de chagrin. Tu connais les devoirs des femmes, comme une dame attachée à la pratique des vertus, 2687.

» Il ne me sied pas, femme au candide sourire, de te présenter des conseils à l’égard de tes époux. Tu es vertueuse, tu es douée richement de qualités, tu es l’ornement de tes deux familles. 2588.

» Heureux ces princes de Kourou, que tu n’as pas voulu consumer, irréprochable dame ! Accomplis sans accident ton voyage, escortée de mes pensées. 2589.

» Jamais, noble dame, l’intérêt n’engendre le dégoût au sein des femmes de bien. Défendue par la vertu de ton époux, tu obtiendras bientôt la félicité. 2590.

» Il faut tenir tes yeux fixés continuellement sur Sahadéva, mon fils, dans son exil au milieu des forêts afin que le malheur, où il est tombé, ne jette pas dans le désespoir ce jeune prince à la grande intelligence. » 2591.

» Il en sera ainsi ! » répondit la reine, qui sortit, les cheveux détachés, vêtue d’une seule robe, teinte dans la couleur du safran et les yeux troublés par l’eau, qui ruisselait de ses paupières. 2592.

Prithâ suivit les pas de sa bru, poussant des cris d’angoisse et vit tous ses fils vêtus d’habits, dont les parures étaient enlevées, les membres couverts sous des peaux d’antilope, baissant un peu la tête de confusion, environnés d’ennemis joyeux, et pleurés de leurs amis. 2593-2594.

Poussée de la plus vive tendresse, elle s’avança vers tous ses fils, réduits à cette condition, les embrassa et, répandue en lamentations, prononça de telles et telles paroles : 2596.

« Comment l’infortune vous a-t-elle visités, vous, de qui la vertu pure avait réglé les mœurs, vous, princes au cœur noble, à la dévotion ferme, qui aviez pour objet principal les sacrifices des Dieux et faisiez votre parure de la constance dans une bonne conduite ! Quelle est cette adversité du sort ? De qui l’esprit a-t*il conçu la mauvaise pensée, dont le péché met cette infortune sous mes yeux ? 2596-2597.

» Mais la faute est sans doute celle de ma destinée, moi, qui vous ai enfantés pour manger jusqu’à satiété la misère du chagrin, quoique doués des plus hautes qualités. 2598.

» Comment habiterez-vous dans la forêt, au milieu de ces fourrés inextricables, abandonnés de vos prospérités, réduits à la maigreur, vous, si riches de splendeur, de force, de vigueur, de courage et d’énergie ? 2599.

» Si j’avais bien su que votre habitation dans les bois était sûre à tel point, certes ! après la mort de Pândou, je ne fusse pas revenue du mont Çataçringa dans la ville, qui tire son nom des éléphants ! 2600.

» Heureux fut votre père, à mon sentiment, lui, qui, riche de sacrifices et de pénitences, fit goûter à son désir du ciel les douceurs du Swarga avant qu’il eut éprouvé les soucis, que donnent les fils ! 2601.

» Heureuse de toute manière fut, à mon sentiment, la noble, la vertueuse Mâdrî, versée dans les choses, où l’on ne peut s’élever par les sens, elle, qui entra dans la voie supérieure à celles d’ici-bas ! 2602.

» Elle, qui m’a vaincue par la volupté, par son intelligence, par sa voie céleste ! Honte à cet amour, que j’ai eu, de la vie ! Honte à moi, qui ai les chagrins en partage ! 2603.

» Je ne vous abandonnerai pas, ma fille, aujourd’hui que le malheur vous accable, vous chéris et bons ; je m’en irai dans les bois avec vous. Ah ! Krishna ! Pourquoi m’abandonnes-tu dans ton dévouement à cet exil temporaire et qui n’est pas le juste devoir. Brahma n’a point fixé ici le terme de ma vie : est-ce par négligence ? Mais la vie ne m’abandonne pas ? 2604-2605.

» Ah, Krishna ! où es-tu, frère puîné de Sankarshana, toi, qui habitais à Dwârakâ ? Pourquoi ne sauves-tu pas de la peine, et moi, et ces héros, les plus grands des hommes ? 2606.

« Tu sauves les hommes, dit-on, s’ils tournent leur pensée vers toi, qui n’a pas eu de commencement et qui n’auras pas de fin ! » Comment cette vérité devient-elle aujourd’hui un mot, qui n’a plus de sens ? 2607.

» Voici des hommes, qui suivent les pas de l’héroïsme, de la magnanimité, des bonnes mœurs, de la renommée : ils ne méritent pas de manger l’infortune. Ne dois-tu pas leur accorder ta pitié ? 2608.

» Comment ce malheur a-t-il pu frapper Bhîshma, Drona, Kripa et les autres, puissants défenseurs de cette famille, versés dans les choses de la science politique 7 2609.

» Ah, Pândou ! ah, grand roi ! où es-tu ? Vois tu donc avec indifférence que tes vertueux fils soient vaincus au jeu par leurs ennemis, et qu’ils se préparent à l’exil ?

» Reviens, Sahadéva ! N’es-tu pas à mes yeux plus cher que mon corps lui-même ? Ne veuille pas, fils de Mâtdrî, m’abandonner comme un mauvais fils ! 2610-2611.

» Que tes frères s’en aillent, s’ils veulent rester dans la vérité de leur convention : obtiens ici, toi ! le mérite, qui naîtra de mon salut ! » 2612,

Tandis que Prithâ gémissait ainsi, les Pândouides sans joie de s’incliner devant elle, d’embrasser ses pieds et de s’acheminer vers les bois. 2613.

Le fils de la femme esclave, Vidoura, encore plus affligé lui-même, consola Kountî désolée, et la fit rentrer peu à peu dans son palais. 2614.

Témoins de toutes ces scènes, les épouses des Dhritarâshtrides, qui avaient vu conduire dans l’assemblée et traîner Krishna autour de la salle, pleurèrent toutes à grand bruit, et, blâmant à l’envi les Kourouides, elles tinrent long-temps le lotus de leur visage, caché dans leurs mains ! 2615-2616.

Le roi Dhritarâshtra, méditant sur les désordres de ses fils, ne put dès lors trouver dans le trouble de son cœur la tranquillité d’esprit. 2617.

L’âme continuellement occupée de cette pensée et l’esprit consumé de chagrin, il manda Kshattri : « Qu’on le fasse venir au plus vite ! » 2618.

Vidoura accourut au palais du roi et le puissant monarque de l’interroger avec inquiétude : 2619,

À peine fut-il arrivé, que ces demandes furent adressées avec doute au sage à la vue longue par Dhritarâshtra, le fils d’Ambikâ : 2620.

De quel air s’en vont Youddhishthira, ce fils d’Yama et de Kountî, Bhîmaséna, l’Ambidextre et les deux Pândouides, fils de Mâdrî ? 2621.

» De quel air s’éloignent Dhaumya et l’illustre Draâupadî ? Je veux savoir tout cela, Kshattri : dépeins-moi leur contenance, n 2622.

Vidoura lui fit cette réponse :

« Youddhishthira, le fils de Kountî, marche, couvrant sa figure de son vêtement, et Bhîmaséna, le fils de Pândou, regardant ses deux longs bras. 2623.

» Éparpillant de son pied le sable, Arjouna suit le roi, son frère, et Sahadéva, le fils de Mâdrî, s’avance le visage tout barbouillé. 2624.

» Nakoula, le plus beau des hommes, tous ses membres souillés de poussière, marche, l’esprit dans le trouble, sur les pas du roi. 2625.

» L’admirable Krishna aux grands yeux, la figure voilée de ses cheveux épars, marche toute en pleurs sur les pas du roi. 2626.

» Tenant à la main une poignée de kouças, Dhaâumya, sire, occupe ses routes avec les chants du Sâma-Véda et psalmodie les hymnes sur Yama et sur le terrible Çiva. » 2627.

« Pourquoi, Vidoura, les fils de Pândou, reprit Dhritarâshtra, ont-ils pris dans leur voyage ces différents extérieurs ? Dis-moi cela : pourquoi font^ils route ainsi ? »

« Dépouillé par tes fils de son royaume et de ses richesses, lui répondit Vidoura, l’âme du sage Youddhishthira ne peut être écartée de son devoir, bien qu’il soit victime d’une tricherie. 2628-2629.

» Renversé par la fraude, ce roi, toujours plein de miséricorde à l’égard de tes fils, n’ouvre pas ses yeux, rejeton de Bharata, sous l’empire de la colère. 2630.

» Je ne dois pas incendier le monde, se dit-il, avec le regard de mes yeux irrités ! » C’est pourquoi ce roi fils de Pândou s’avance, la figure voilée. 2631.

» Écoute de ma bouche, éminent Bharatide, quelle est la démarche de Bhîmaséna. Il n’existe pas au monde, pense-t-il, un homme égal à moi pour la force des bras !

» Bhîma s’avance donc allongeant ses bras et, fier de la force de ses bras, sire, il étale ses brs à tous les yeux, désirant accomplir un exploit assorti à la vigueur de ses bras. Arjouna, l’ambidextre fils de Kountî, montre dans les sables, qu’il dissémine, l’image de flèches, qui volent éparses. Tel qu’il éparpille ces grains de sable, tel, enfant de Bharata, il versera sur les ennemis des pluies de traits aux flèches séparées ! « Je ne veux plus que personne au monde reconnaisse mon visage ! » 2632-2633-2634-2635-2636.

» A dit Sahadéva. Il a donc passé un onguent sur sa face avant de commencer ce voyage. « Il ne faut pas que j’entraîne les âmes des femmes dans ma route ! » a pensé Nakoula : aussi marche-t-il, tous ses membres souillés de poussière. 2637.

» Couverte d’un seul vêtement, les cheveux défiés, en pleurs, sa robe d’anachborète mouillée de sang, Draâupadî, affligée de son mois, a soupiré ses mots : 2638.

« En châtiment des outrages, qu’ils m’ont infligés, on verra dans la quatorzième année leurs épouses veuves, ayant vaqué pour le salut de leurs mânes à la cérémonie de l’eau funèbre, pleurant la mort de leurs amis et de leurs parents, la mort de tous leurs fils, la mort de leurs époux, rentrer dans la ville de Hastinapoura, les cheveux sans liens, affligées par l’indisposition du mois et les membres souillés par des ruisseaux de sang ! » 2639-2640.

» Dhaâumya, le sage pourohita, marche devant eux, auguste Bharatide, psalmodiant les hymnes du Sâma-Véda en l’honneur d’Yama, et tenant i la main des graminées darbhas, la pointe tournée au sud-ouest. » 2641.

« Les Gourous chanteront de cette manière les hymnes du Sâma-Véda, quand les rejetons de Kourou seront couchés morts sur le champ de bataille ! » Ainsi parle Dhaâumya et il marche. 2642.

« Ah ! ah ! nos défenseurs, qui s’en vont ! Voyez quel spectacle ! Honte aux actions des vieillards de Kourou, pareilles, hélas ! à celles des enfants, eux, que l’avarice pousse à chasser de leurs états les héritiers de Pândou ! Et nous, séparés des fils de Pândou, nous voilà tous sans protecteurs ! 2643-2644.

» Quelle satisfaction pouvons-nous espérer de ces Kourouides avares et mal élevés ? » Ainsi, mainte et mainte fois ont crié les citadins, frappés de la plus vive douleur. 2645.

» Tout en racontant de cette manière, avec l’expression des attitudes, la résolution arrêtée dans leur âme, les sages fils de Kountî se dirigeaient vers la grande forêt.

» Au moment où ces princes héroïques sortaient ainsi de la ville, qui tire son nom des éléphants, un éclair jaillit d’un ciel sans nuage et la terre fut agitée d’un tremblement. 2646-2647.

» Le soleil fut voilé par une éclipse, dans un temps, où la lune ne se trouvait pas à l’un ou l’autre point de ses nœuds, un météore igné décrivit un pradakshina autour de la ville^et s’évanouit. 2648.

» Des carnassiers, des vautours, des chacals, des corneilles hurlèrent, glapirent, croassèrent sur les tchaîtyas, les temples des Dieux, les remparts et les palais. 2649.

» Tels se manifestèrent ces grands, ces inéluctables prodiges, annonçant la perte des Bharatides, sire, dans les mauvaises inspirations de tes conseils ! » 2650.

Tandis que le roi Dhritaràshtra, sire, et le sage Vidoura s’entretenaient ainsi dans le palais, Nârada, environné des Maharshis, parut soudain au milieu de la salle, en face des princes de Kourou et prononça ces effrayantes paroles :

« Dans quatorze ans, à compter de ce jour, tous les Kourouides, qui sont ici, périront, grâce à la faute de Douryodhana, écrasés par la force de Bhîma et d’Arjourna ! » 2651-2652-2653.

À peine eut-il articulé ces mots, le plus saint des Dévarshis, éclatant de l’immense beauté, qu’il tenait de Brahma, son père, remonta légèrement au ciel et disparut. 2654.

Ensuite Douryodhana, Kama et Çakouni même, le fils de Soubala, rendirent hommage à Drona et lui offrirent la souveraineté du monde connu ou Dwîpa ! 2655.

Alors celui-ci dit à l’irascible Douryodhana, à Douççâsana, à Krana, à tous les Bharathides : 2656.

« Les brahmes ont dit qu’on ne peut donner la mort aux Pândouides, fils des Dieux ; et moi, qui ai la puissance d’une armée, je n’ai pas la force d’abandonner les Dhritarâshtrides avec cette réunion des rois, qui sont venus de toute leur âme et pleins de foi se mettre sous ma protection ; le Destin est plus fort ! 2657-2563.

» Les fils de Pândou, vaincus au jeu, vont, comme c’est leur devoir, se rendre au milieu des forêts : les Pândouides habiteront douze années dans les bois, observant le vœu de continence mais, une fois sortis de là, tombés sous le pouvoir du ressentiment et de la colère, ils embrasseront l’inimitié par une cruelle douleur. 2659-2660.

» Droupada fut renversé par moi, sire, dans une guerre, dont notre amitié fut la cause. Ce prince alors de sacrifier aux Dieux pour obtenir un fils, qui me donnât la mort. 2661.

» Le feu récompensa par un fils sa pénitence, les sacrifices d’animaux, les offrandes de nourriture, qu’il jeta dans son brasier. Drishtadyoumna et la vertueuse Drâaupadî naquirent du milieu de l’autel. 2662.

» Dhrishtadyoumna, le frère de Krishna, est en grande estime auprès des fils de Prithâ, ses beaux-frères ; il met son plaisir en ce qui est agréable aux fils de Pândou ; le danger est donc suspendu sur ma tête ! 2663.

» Couleur du feu, accordé par ce Dieu même, habite archer, maître des flèches dAgni, armé d’une cuirasse naturelle, il m’inspire une profonde terreur dans ma condition mortelle. 2664.

» Immolateur des héros ennemis, le Prishatide a donc embrassé le parti des fils de Pândou : toujours le premier à la tête des multitudes de guerriers, qui combattent sur des chars, c’est un jeune Arjourna. 2665.

» S’il arrive que je me rencontre avec lui sur un champ de bataille, il est très-sûr que je ne pourrai sauver ma vie : est-il pour moi, fils de Kourou, une autre infortune plus grande, plus profonde sur la terre ! 2666.

» Dhrishtadyoumna est la mort de Drona ! » ce mot est répandu en tous lieux. Il est célèbre et même déjà plus que célèbre dans le monde comme l’êètre destiné à me donner la mort. 2667.

» Sans doute ce temps suprême arrive à cause de toi. Hâtez-vous ! Que cette félicité n’ait point ainsi la durée d’un moment ! Que ce plaisir ne soit pas aussi fugitif que l’ombre fraîche d’un palmier ! Célébrez de grands sacrifices, goûtez les plaisirs, faites des largesses : dans quatorze années à compter d’aujourd’hui, vous serez enveloppés d’un vaste carnage ! »

À ces paroles de Drona, le roi Dhritarâshtra fit cette réponse : 2668-2669-2670.

« Il fut dit à propos par leur oncle et père : « Kshattri, fais revenir les fils de Pândou ; et si, reçus d’un accueil hospitalier, ils ne s’abstiennent pas, que mes fils jouissent de leur fortune, armes, chars et fantassins ! » 2671.

Vaîçampâyana dit, continuant sa narration :

Quand les Pândouides furent partis, vaincus au jeu, pour les forêts, le souci, puissant roi, s’empara du vieux Dhritarâshtra. 2672.

Sandjaya dit alors au souverain des hommes assis, rêveur, poussant des soupirs, roulant mainte et mainte pensée dans son cœur : 2673.

« Après que le suzerain de la terre a réuni dans ses mains la terre pleine de richesses, après qu’il a banni de leurs états les fils de Pândou, pourquoi ta majesté soupire-t-elle dans l’affliction ? » 2674.

« D*où viendrait, fit Dhritarâshtra, la joie à des bommes, qui doivent un jour se trouver en guerre avec les héros Pândouides, vigoureux, ivres de combats ? » 2675.

Sandjaya répondit :

« Cette grande et prochaine guerre, qui doit entraîner la perte des hommes, accompagnés de leurs fils, elle est, sire, ta récompense. 2676.

» En effet, malgré l’opposition de Bhîshma, de Drona et de Vidoura, ton fils Douryodhana sans pudeur, l’âme toute pleine de folie, a dit au fils du cocher Prâtik&mi :

« Amène ici la vertueuse Draâupadl, cette épouse chérie des fils de Pândou ! » 2677-2678.

» Ont-ils décrété la ruine d’un homme, les Dieux lui ravissent l’intelligence, et il voit les adversités ! 2679.

» L’heure venue de la ruine, son esprit se trouble, et la démence, qu’il regarde comme sagesse, ne sort pas de son cœur. 2680.

» Les maux lui paraissent des biens, les biens lui semblent des maux, et son âme se complaît vraiment dans ces idées pour sa ruine. 2681.

» La mort, sans lever son spectre, coupe la vie de tout être animé. Telle est la puissance de la mort qu’elle montre les choses sous un aspect différent. 2682.

» Son approche inspire le trouble, il est horrible, épouvantable ! La vertueuse, la belle Pântchâlî, née dans la race du soleil et qui n’avait pas été conçue au sein d’une femme, on l’a traînée au milieu d’une assemblée ! Quel autre homme qu’un tricheur au jeu aurait pu mépriser, au point de la traîner autour d’une salle, cette dame illustre, qui a la science de tous les devoirs ? À peine couverte d’un seul vêtement, inondée de sang, Pântchâlî à la taille gracieuse, remplie de pudeur [1], tenait ses regards fixés sur les fils de Pândou, dépouillés de leurs biens, dépouillés du royaume, dépouillés de leurs vêtements, dépouillés de toute splendeur, 2683-2684-2685-2886.

» Privés de toutes les choses, qu’on peut souhaiter, réduits à la condition d’esclave, liés partout des chaînes du devoir et comme paralysés dans le courage ! 2687.

» Douryodhana et Karna ont jeté des mots amers aux Pândouides irrités et à Krishna désolée, indigne de ce traitement. Tout cela, sire, semble plein de trouble à mes yeux. » 2688.

Ses yeux, si pleins de tendresse, reprit Dhritarâshtra, incendieraient la terre : puisse-t-il, Sandjaya, échapper aujourd’hui un reste de mes fils ! 2689.

» Réunies avec Gândhârî, toutes les épouses des Bharatides ont poussé des cris effroyables à la vue de Krishna conduite dans l’assemblée. 2690.

» Elles déplorent continuellement avec tous mes sujets cette dame, la plus vertueuse des femmes, légitime épouse, douée de jeunesse et de beauté. 2691.

» Les brahmes furent indignés qu’on eût traîné ainsi l’infortunée Draâupadî, et le soir ils n’excitaient plus les feux sacrés. 2692.

» Il s’éleva un effroyable murmure, une grande tempête de vent souffla, des météores ignés tombèrent du ciel ; l’éclipse, inspirant aux créatures une terreur immense, dévora le soleil au temps où la lune n’était pas arrivée à l’un de ses nœuds, et le feu s’alluma de lui-même dans les remises des chars. 2693-2694.

» On vit les drapeaux mêmes se déchirer dans l’infortune des Bharatides, et l’on entendit les chacals glapir d’une manière épouvantable dans le sanctuaire du feu sacré au palais de Douryodhana ; 2695.


» Et les braiements des ânes répondirent à ces glapissements par tous les points de l’espace. Ensuite Bhîshma, accompagné par Drona, Kripa, Somadatta et le magnanime Vâhlika, s’approchèrent de moi, et, suivant les conseils de Vidoura, je parlai en ces termes :

« Je veux accorder une grâce à Krishna. Demande ! quelle que soit la chose, que tu souhaites d’obtenir. » La Pântchâlaine opta pour l’affranchissement des fils de Pândou. 2696-2697-2698.

» Je l’accordai avec les chars et les archers. Cela fait, Vidoura à la grande science, versé dans tous les devoirs, me tint ce langage : 2699.

Puisse en rester là ce malheur, enfants de Bharata, que Krishna soit venue dans votre assemblée ; elle, qui est la fille du roi des Pântchâlains, cette beauté, à laquelle il n’est rien de supérieur ! 2700.


» Pântchâlî fut poussée par le Destin, qui l’a créée, vers les fils Pândou ; mais ni ces enfants irrités de Kountî, ni les Vrishnides aux grands arcs, ni les Pântchâlains aux grands chars, défendus par ce Vasoudévide, fidèle observateur de la vérité, ne pardonneront jamais les outrages, dont elle fut abreuvée. 2701-2702.

» Bîbhatsou, environné des Pântchâlains, conduira ici leurs armées : au milieu d’elles marchera le héros Bhîmaséna à l’immense vigueur. 2703.

» Il conduira ici leurs armées, tenant sa massue brandie, comme le Dieu de la mort brandit son bâton ; et l’on entendra le bruit épouvantable de l’arc Gândîva, manié par le sage fils de Prithâ. 2704.

» Les rois sont incapables de supporter la massue impétueuse de Bhîma : c’est donc la paix, qui me sourit, non la guerre avec les fils de Kountî. 2705.

» Les Pândouides sont toujours plus forts, à mon sentiment, que les Kourouides. Il avait de la vigueur ce roi Djarâsandha à la grande splendeur ; et cependant il fut tué dans le combat par un coup du bras de Bhîmaséna. Conserve donc, chef des Bharatides, la paix avec les fils de Pândou. 2706-2707.

» Qu’une alliance soit conclue, sans balancer, entre les deux partis. Si tu agis de cette manière, tu atteindras, puissant monarque, au sommet du bonheur ! » 2708.

Après que Kshattri m’eut adressé, fils de Gavalgana, ce langage conforme à l’utile et au juste, moi, je ne sus pas l’accueillir dans mon désir aveugle pour le bien de mes fils. » 2709.

FIN DU SABHA-PARVA.
  1. Strîdharminî, littéralement : ayant la vertu des femmes.