Le Mahâbhârata (traduction Fauche)/Tome 1/Le Paâuloma
Librairie de Auguste Durand ; Librairie de Benjamin Duprat, (tome 1, p. 92-110).
LE PAAULOMA.
Le fils de Lomaharshana, Ougraçravas, petit-fils de Soûta et versé dans les Pourânas, vint trouver les saints anachorètes assistants au sacrifice de douze années, que Çâaunaka, le chef de famille, célébrait dans la forêt Naîmisha.
Ce brahmane, instruit dans les Pourânas et qui s’était fatigué dans l’étude des vieilles histoires, joignit ses deux mains en coupe et leur dit : « Que désirent entendre vos révérences ? Que raconterai-je ? » 847-848.
« D’abord, fils de Lomaharshana, reprirent les saints anachorètes, nous te demandons une suite de récits ; puis, tu nous répondras, à nous, qui avons envie d’entendre ta voix, dans une suite de narrations. 849.
» Là est assis dans le sanctuaire du Feu le vénérable Çâaunaka, le chef de famille, 850.
» Qui sait de célestes légendes touchant les Asouras et les Dieux, qui sait complètement toutes les histoires, concernant les Gandharvas, les serpents et les hommes. 851. » Ce vénérable brahme, chef de famille, possède la science nécessaire à ce sacrifice ; il est habile, fils de Soûta, ferme dans ses vœux et versé dans le Çâstra des forêts. 852.
» Il est véridique, adonné à la quiétude, voué à la pénitence, inébranlable dans ses observances ; nous devons tous le respecter : il faut l’attendre un moment. 853.
» Il est assis dans cet auguste sacrifice sur le siège le plus haut et le plus honoré. Ensuite, tu répondras aux demandes, que t’adressera ce brahme, le plus vertueux de tous. » 854.
« Qu’il en soit ainsi ! répondit le petit-fils de Soûta. Quand le gourou sera assis parmi vous, je raconterai des légendes pures, substance de qualités diverses. » 855.
Ensuite le plus grand des brahmes, ayant accompli suivant les rites toutes les cérémonies, rassasié les Dieux de ses prières et les mânes de ses libations, revint là, 856.
Où ces brahmes excellents, parfaits, inébranlables dans leurs vœux, entouraient, doucement assis, et le petit-fils de Soûta à leur tête, l’autel du sacrifice. 857.
Alors Çâaunaka, le chef de famille, tint ce langage, après qu’il se fut assis au milieu des assistants et des prêtres assis eux-mêmes : 858.
« Ton père a lu jadis entièrement le Pourâna, dit Çâaunaka. Est-ce que tu l’as, mon fils, lu toi-même dans son entier ? 859.
» On raconte dans le Pourâna les histoires célèbres et les plus anciennes familles des sages : nous avons entendu jadis ton père nous-mêmes raconter ces premières légendes. 860.
» Je désire entendre ici d’abord exposer la famille de Bhrigou : raconte-nous cette histoire ; nous sommes disposés à te prêter l’oreille. » 861.
« Ce qui a été lu jadis par le plus vertueux des brahmes, reprit le rejeton de Soûta, suivant la manière, dont Vaîçampâyana et les plus grands des brahmanes l’ont raconté ;
» Ce qui a été lu par mon père complètement, et par moi ensuite, écoutez-le maintenant. Indra et ses Dieux, les chœurs des Maroutes et les rishis 862-863.
» Ont honoré la noble race de ton ascendant, rejeton de Bhrigou. Je vais raconter à ta magnanimité l’histoire de cette primitive famille Bhargavaine, qui porte en soi les qualités d’un Pourâna. L’auguste maharshi Bhrigou, dit la tradition, est né du Feu dans le sacrifice de Varouna par Brahma ou l’Être-existant-de-lui-même. Le Bhargavain, qui porta le nom de Tchyavana, était le fils bien-aimé de Bhrigou. 864-865-866.
» Tchyavana eut un fils vertueux, nommé Pramati, et ce Pramati engendra lui-même au sein de Ghritâtchî un fils, appelé Rourou. 867.
» Pramadvarâ mit au monde un fils de Rourou : c’est le juste Çounaka, ton bisaïeul, qui aborda à la rive ultérieure des Védas ; 868.
« Prince illustre, docte, le plus instruit dans les Védas, honnête, véridique, humble, adonné à la pénitence et de qui la vie fut un jeûne continuel. » 869.
« Fils de Soûta, interrompit Çâaunaka, réponds à ma demande. D’où est venu au magnanime Bhargavain, son aïeul, cet illustre nom de Tchyavana ? » 870.
Bhrigou avait une épouse bien-aimée, lui répondit le petit-fils de Soûta ; elle se nommait Poulomâ. Un germe, né de la semence Bhargavaine, fut conçu dans son sein.
Dans le temps que ce fruit était renfermé encore, petit- fils de l’illustre Bhrigou, dans la chaste Poulomâ, épouse d’une naissance égale à celle de son époux, 871-872.
Bhrigou, le plus solide appui du devoir, étant sorti pour ses ablutions, le Rakshasa Pouloman arriva presque aussitôt à la porte de son hermitage. 873.
Il entra, il vit la ravissante épouse de Bhrigou et, tout enflammé d’amour, il en devint comme insensé. 874.
Poulomâ, le charme des yeux, invita le Rakshasa dès son arrivée à manger des fruits, des racines et d’autres productions des forêts. 875.
Une horripilation de plaisir à sa vue, ô maître, ô brahme, s’était répandue sur le corps du Rakshasa, consumé d’amour, et il eut envie de ravir cette femme charmante.
« C’est une chose, qui m’appartient ! » se dit-il, plein de joie dans son désir d’enlever la séduisante épouse. En effet, Pouloman avait choisi et demandé avant Bhrigou cette femme au chaste sourire. 876-877.
Mais son père l’avait donnée ensuite à Bhrigou, en se conformant aux règles des Çâstras ; et cette offense, rejeton de Bhrigou, était restée ineffaçable dans le cœur du Rakshasa. 878.
« Voici l’occasion ! » Lui, à ces mots, de tourner son esprit vers la pensée du rapt. En ce moment, il vit Agni tout flamboyant dans le sanctuaire du feu. 879.
Le démon alors se mit à interroger le feu allumé : « Réponds avec sincérité à ma question, Agni : de qui cette femme est-elle l’épouse ? 880.
« Tu es la bouche des Dieux : parle. Feu ; je te le demande. N’est-ce pas cette femme de noble condition, que j’avais choisie avant Bhrigou pour mon épouse ? 881.
» Son père ensuite l’a donnée à Bhrigou, et c’est une fraude, que celui-ci a commise ! Si cette femme gracieuse est devenue l’épouse de Bhrigou, ce fut subrepticement.
» Parle-moi donc avec sincérité, car je veux enlever cette femme de l’hermitage. Ici, la colère bouillonne et brûle mon cœur à la pensée que Bhrigou obtint cette femme à la jolie taille, qui fut mon épouse avant d’être la sienne ! » 882-883.
À ces mots, ajouta le rejeton de Soûta, le Rakshasa de saluer le feu allumé. Mais Djâtavédasa hésitait à répondre, et mainte fois l’autre de répéter sa demande sur l’épouse de Bhrigou. 884.
« Agni, tu es la fin de tous les êtres ; mais ta marche est éternelle. Dis-moi donc, ô toi, qui sais tout, une parole de vérité, comme le fidèle témoin des vices et des vertus. 885.
» Cette femme est-elle celle qui fut la mienne, avant que Bhrigou ne me la ravît pour en faire son épouse ? S’il en est ainsi, veuille bien me le dire avec sincérité. 886.
» Quand je l’aurai ouï de ta bouche, j’enlèverai de cet hermitage mon épouse à Bhrigou. Djâtavédasa, fais-moi entendre ta parole vraie, à moi, qui tiens mes yeux fixés sur toi. » 887.
À ces mots, le Feu, continua le petit-fils de Soûta, fut bien embarrassé : il craignait de faire un mensonge, il ne craignait pas moins la malédiction de Bhrigou ; il dit lentement ces paroles : 888.
« C’est en effet la Poulomâ, fils d’un Dânava, que tu as choisie avant Bhrigou, lui répondit le Feu ; mais pourquoi ne l’as-tu pas choisie d’abord suivant les rites avec les formules des prières ? 889.
» Le père a donné son illustre fille à Bhrigou ; il ne te l’a point donnée, Démon à la vaste renommée, par cupidité et pour s’enrichir d’un présent de noces. 890.
» Ensuite, Dânava, l’anachorète Bhrigou la reçut devant mon brasier allumé, en suivant les prescriptions et conformément aux règles enseignées par les Védas. 891.
» C’est elle-même ! je le sais ; je ne puis dire une chose, qui n’est pas vraie, car la vérité est toujours honorée dans le monde, ô le plus grand des Dânavas. » 892.
À ces mots d’Agni, le Démon, prenant la forme d’un sanglier, emporta cette femme, ô Brahmane, avec la rapidité du vent ou de la pensée. 893.
Alors, l’indignation de la mère fit tomber le fruit, qui habitait encore dans son sein ; et l’enfant reçut de ce fait, rejeton de Bhrigou, le nom de Tchyavana, c’est-à-dire, le tombé. 894.
À l’aspect de cet embryon, échappé au giron de sa mère, le Rakshasa, abandonnant sa proie, tomba lui-même réduit en cendres. 895.
La charmante Poulomâ, noble Bhargavain, prit ce Tchyavana, fils de Bhrigou et s’en revint, délirante de chagrin. 896.
Brahma lui-même, l’aïeul de tous les mondes, vit la vertueuse épouse de Bhrigou éplorée et ses yeux noyés de larmes. 897.
Brahma, le vénérable ancêtre de toutes les créatures, lui fit entendre ses consolations. L’épouse du pénitent Bhrigou avait donné, par les gouttes mêmes de ses pleurs, naissance à un grand fleuve, coulant tout le long de sa route. Quand il vit ce courant d’eau suivre son chemin vers l’hermitage de son époux, l’auguste aïeul des mondes lui donna un nom et l’appela Badhoû-vara, la rivière de l’épouse. 898-899-900.
C’est ainsi que naquit Tchyavana, cet illustre fils de Bhrigou. À la vue de cet enfant, à la vue de sa dame, celui-ci, ému de colère, interrogea Poulomâ, son épouse.
« Qui l’a révélée à ce Démon, qui voulait t’enlever ? demanda Bhrigou ; car ce Rakshasa ne savait pas, femme au charmant sourire, que tu étais mon épouse. 901—902.
» Dis-le moi dans la vérité, car je veux le maudire dans ma colère ! Qui brave ainsi mes imprécations ? Qui donc fut coupable de cette faute ? 903.
« Révérend, lui répondit Poulomâ, c’est le Feu, qui m’a révélée au Rakshasa. Celui-ci alors de m’enlever, malgré les cris, que je poussais, comme une aigle de mer. 904.
» C’est la splendeur de cet enfant, ton fils, qui m’a sauvée. Le Démon réduit en cendres, m’a lâché et il est tombé, » 905.
À ces paroles de Poulomâ, Bhrigou, reprit le Soûtide, saisi de la plus ardente fureur, maudit le Feu dans sa colère et s’écria : « Tu seras celui, qui dévore tout ! » 906.
Maudit par Bhrigou, le Feu irrité, continua le Soûtide, lui tint ce langage : « Pourquoi m’as-tu, brahme, infligé ce châtiment ? « 907.
» Si, interrogé, j’ai dit la vérité, quelle faute ai-je commise en cela, moi, de qui l’âme est également véridique et soumise au devoir ? 908.
» Le témoin, qui, interrogé sur la vérité d’un fait, qu’il sait bien, répond un mensonge, frappe à mort, dans sa famille, sept de ses ascendants avec un égal nombre de ses descendants. 909.
» L’homme, qui ne dit pas la vérité sur une chose, qui est à sa connaissance, s’imprime une souillure de péché : il n’y a là-dessus aucun doute. 910.
» J’ai aussi, moi ! la puissance de jeter une imprécation sur toi ; mais tous les brahmes sont vénérables à mes yeux. Écoute donc une chose, que je vais te dire, bien que tu ne l’ignores pas. 911.
» Je multiplie mon être par l’énergie de mon abstraction et je réside en tous les corps, dans les feux perpétuels, dans les oblations, dans les offrandes aux morts et dans les sacrifices, 912.
» Les Dieux et les Mânes se rassasient du beurre clarifié, que l’on verse en moi suivant les rites et les paroles du Véda. 913.
» Tous les groupes des Dieux et tous les groupes des Mânes, les nouvelles-lunes des Pitris et les pleines-lunes des Dieux jouissent de cette nourriture. 914.
» À cause d’elle. Dieux et Mânes, Mânes et Dieux, tous individuellement semblent ne plus faire qu’un aux fêtes des parvans. 915.
» Les Dieux et les Pitris mangent l’offrande, qui est versée en moi ; c’est pour cela que je suis nommé la bouche des Dieux et des Mânes. 916.
» C’est par ma bouche que l’on sacrifie dans les néoménies aux Mânes, dans les pléoménies aux Dieux, et c’est par ma bouche, qu’ils mangent le beurre clarifié, qu’on y verse ; mais, si je dévore tout, sans distinction, comment puis-je rester leur bouche ? » 917.
Ensuite, ajouta le Soûtide, Agni se mit à réfléchir ; puis, il se retira en lui-même, abandonnant les feux perpétuels, les oblations, les offrandes aux morts et les sacrifices.
Privés des sacrifices, où l’on dit AUM et VASHAT, dépouillés de ceux, où l’on prononce SWADHA et SWAHA, tous les êtres de tomber par l’absence du feu dans une profonde affliction. 918-919.
Ensuite les rishis, pleins de trouble, s’en viennent trouver les Dieux et leur tiennent ce langage : « Êtres sans souillures, la perte du feu a plongé les trois mondes dans la consternation par la chute des sacrifices. 920.
» Vous savez ce que nous avons à faire ici sans perdre un moment. » Puis, de compagnie avec les Dieux, ils se rendent vers Brahma. 921.
Ils l’instruisent de l’imprécation fulminée contre Agni et de la perte des sacrifices : « Dieu sublime, Bhrigou a maudit le feu au milieu de son action. 922.
» Comment peut-il devenir assez vil pour dévorer tout, lui, qui est la bouche des Dieux ; lui, qui savoure les premières portions du sacrifice ; lui, qui mange le beurre clarifié dans tous les mondes ? » 923.
Dès qu’il eut ouï ces mots, le Créateur fût appeler Agni et lui adresse sa parole douce, éternelle, qui donne l’existence à tous les êtres : 924.
« C’est toi, qui es l’auteur et la fin de toutes les vies d’ici-bas, tu soutiens les trois mondes, tu es le mobile des sacrifices. 026.
» Agis de manière, seigneur du monde, que les sacrifices ne soient pas interrompus. D’où, mangeur de l’offrande, d’où te vient ce découragement, quand tu es si puissant ? 926.
» Tu seras toujours le purificateur dans le monde et la voie de tous les êtres : ton corps ne sera pas en entier réduit à la condition de manger tout. 927.
» Les flammes, qui sont dans ta croupe, mangeront tout ; ton corps, qui est carnivore, mangera tout ; mais telles que toutes les choses touchées par les rayons du soleil deviennent pures, 928.
» Tel deviendra pur tout ce qu’auront consumé les flammes de ton essence. Tu es, Agni, une suprême splendeur, issue de ta propre puissance. 929.
» Donne ainsi de la vérité, seigneur, à cette parole du rishi parta propre et ta seule énergie. Continue à recevoir dans ta bouche l’oblation aux Dieux, où tu as une part toi-même. » 930.
Le Feu, ajouta le Soûtide, répondit à ces mots du grand aïeul des mondes : « Qu’il en soit ainsi ! » et s’en alla exécuter l’ordre du Dieu Parameshthi. 931.
Les Dieux et les rishis joyeux de s’en retourner comme ils s’en étaient venus ; et les saints anachorètes d’accomplir, comme avant, toutes les cérémonies du sacrifice.
Les Immortels dans le ciel et toutes les troupes des êtres dans le monde se réjouirent : Agni lui-même, affranchi de son péché, goûta une joie des plus douces. 932-933.
C’est ainsi qu’Agni jadis encourut la malédiction de Bhrigou : c’est ainsi que l’itihâsa de cette antique légende, née de la malédiction d’Agni, renferme en soi et la mort de Pouloman et la naissance de Tchyavana, 934.
Brahme, continua le rejeton de Soûta, ce fils de Bhrigou, Tchyavana engendra lui-même au sein de Soukanyâ un fils magnanime, à la splendeur enflammée, Pramati.
Ghritâtchî conçut de celui-ci un enfant appelé Rourou, et Çounaka, fils de Rourou, naquit de Pramadvarâ. 935-936.
Je vais narrer maintenant avec étendue toute l’histoire de Rourou à la grande splendeur : brahme, écoute cela complètement. 937.
Il fut jadis un éminent rishi, plein de savoir et de pénitences, qui mettait son plaisir dans le bien de tous les êtres ; on l’appelait Sthoûlakéça. 938.
Or, dans ce même temps, brahmarshi, le roi des Gandharvas, nommé Viçvâvasou engendra un fils au sein de Ménakâ. 939.
Cette Apsara, petit-neveu de Brighou, le temps de sa couche arrivé, abandonna son fruit auprès de l’hermitage, où vivait l’anachorète. 940.
La nymphe Ménakâ s’en alla, sans pudeur ni pitié, brahme, quand elle eut exposé son enfant sur le bord[1] d’une rivière. 941.
Le grand et brillant anachorète Sthoûlakéça vit abandonnée sur la rive, dans un lieu désert, sans parents, cette petite fille, éblouissante de beauté, qui avait la splendeur d’un enfant des Immortels. À son aspect, ce grand brahme, le plus vertueux des solitaires, ému de pitié, recueillit et fit élever ce nourrisson. L’enfant crut dans le saint hermitage et devint une femme à la taille charmante. 942-943-944.
L’éminent rishi, ce fortuné Sthoûlakéça, célébra successivement pour elle, en suivant les prescriptions des Védas, la cérémonie de l’horoscope et toutes les autres. Comme elle était la plus distinguée entre les femmes par les qualités de l’intelligence et de la beauté, dont elle était richement douée, le saint anachorète lui imposa le nom de Pramadvarâ, c’est-à-dire la plus belle des belles. 945-946.
Rourou, la vertu sans nul doute en personne, ayant vu Pramadvarâ dans l’hermitage du solitaire, fut alors blessé par l’Amour. 947.
Il fit informer son père de sa passion par ses amis, et Pramati, le fils de Bhrigou, demanda la jolie fille à l’illustre Sthoûlakéça. 948.
La jeune Pramadvarâ fut accordée à Rourou par son père adoptif, qui fixa le mariage au premier jour d’une constellation lunaire, favorable à l’hyménée. 949.
Il ne restait plus que peu de jours à s’écouler jusqu’au mariage, quand la noble jeune fille, jouant avec ses compagnes, ne vit pas un long serpent, qui dormait en travers sur sa route ; et, jetée sur lui par la mort, elle pressa de tout son pied le reptile, comme si elle avait envie de mourir. 950-951.
La bête, excitée par la mort, de plonger profondément ses dents imprégnées de poison dans le corps de la belle étourdie. 952.
A peine eut-elle été mordue qu’elle tomba aussitôt sur la terre, sans couleur, son éclat effacé, l’âme telle qu’une parure échappée. 953.
Les cheveux épars, inanimée, inspirant la désolation à ses femmes, on ne pouvait la regarder maintenant, elle, qui tout à l’heure était la plus digne de fixer tous les yeux. 954.
Tuée par le venin du serpent, cette vierge à la taille fine semblait endormie sur la terre, et la mort elle-même lui prêtait de nouveaux charmes. 955.
Son père et les autres pénitents la virent étendue, sans mouvement, sur le sol de la terre, et belle dans sa pâleur comme un lis blanc. 956.
Ensuite les plus éminents des brahmes se rassemblent. touchés de compassion, autour d’elle : Swastyàtréya, Mahâdjânou, Kouçika, Çankhamékhala, Ouddâlaka, Katha même, Swéta à la vaste renommée, Bharadvâdja, Kâau- nakoutsya, Arshtishéna, Gâautama, 957-958.
Pramati avec son fils et les autres habitants du bois. A la vue de cette jeune fille, tuée par le venin du serpent, ils se mirent à pleurer, saisis de compassion ; mais Rourou sortit en proie à sa douleur. 959.
Tandis que ces magnanimes brahmes étaient assis là, continua le Soûtide, Rourou, s’étant retiré dans l’épaisseur de la forêt, poussa les cris, que lui arrachait son immense affliction. 960.
Tourmenté par le chagrin, il gémissait de la plus touchante manière et jetait ces plaintes, sorties de sa tristesse, au souvenir que Pramadvarâ était sa fiancée ! « Elle gît sur la terre, cette femme gracieuse, mettant le comble à mon deuil ! 961.
» Est-il pour tous ses parents une douleur au-dessus de cette douleur ? Si j’ai donné l’aumône, si j’ai cultivé la pénitence, si j’ai pleinement satisfait tous mes gourous, qu’en récompense la vie soit rendue à ma fiancée ! Si, depuis le jour de ma naissance, j’ai comprimé mon âme et gardé strictement les observances, qu’en rémunération de ces mérites la noble Pramadvarâ ressuscite à la vie ! » Tandis qu’il se lamentait ainsi dans sa douleur à cause de sa fiancée, 962-963-964.
Un messager des Dieux vint le trouver dans ces bois et lui tint ce langage : « Ces paroles, que t’arrache le chagrin, dit l’envoyé des Immortels, sont dites en vain, Rourou. 965.
» Car la vie ne rentre plus dans un mortel, une fois qu’elle en est sortie ; et la vie a quitté entièrement cette déplorable fille d’une Apsara et d’un Gandharva. 966.
» Ne livre donc plus, mon fils, ton âme au chagrin d’aucune manière. Cependant il est un moyen créé jadis par les Dieux magnanimes. 967.
» Pramadvarâ, si tu veux l’employer, te sera bientôt rendue. » — « Quel est ce moyen ? interrompit Rourou. Dis-le avec sincérité, ô toi, qui fais route dans les airs.
» Aussitôt que tu l’auras dit, je l’emploierai. Que ton excellence daigne me sauver ! » — « Donne, fils de Bhrigou, répondit le messager des Dieux, une moitié de ta vie à la jeune fille. 968-969.
» A ce prix, elle ressuscitera pour devenir ton épouse. » — « Je donne une moitié de ma vie à la jeune Pramadvarâ ! ô le plus grand de ceux, qui ont des ailes, reprit aussitôt Rourou. 970.
» Que ma fiancée ressuscite, parée d’amour et de beauté ! » Ensuite, ajouta le petit-neveu de Soûta, le roi des Gandharvas et le messager des Immortels, ces deux éminences, 971.
Vont trouver le souverain des morts et lui tiennent ce langage : « Dharmarâdja, que, rachetée avec une moitié de sa vie, la noble Pramadvarâ, quoique descendue chez les morts, revienne au monde, si tu veux bien, pour être l’épouse de Rourou. » — « Si tu désires, messager des Dieux, répondit Yama, que Pramadvarâ soit l’épouse de Rourou, 972-973.
» Je lui permets de ressusciter, grâce au don, que Rourou lui fait, d’une moitié de sa vie. » Aussitôt ces paroles dites, continua le Soûtide, la jeune Pramadvarâ de se lever. 974.
Cette noble fille, que Rourou avait rachetée avec une moitié de sa vie, sortit de la mort, comme du sommeil. On vit bien dans l’avenir que, sur la somme entière des années de cet anachorète à l’éminente splendeur, une moitié de sa vie même avait été retranchée au profit de son épouse. Après cela, dans un jour fortuné, les parents de célébrer, pleins de joie, 975-976-977.
Ce mariage ; et les nouveaux époux de savourer le bonheur, chacun désirant la félicité de l’autre. Quand il eut recouvré de cette façon miraculeuse sa fiancée, toute resplendissante de blancheur, comme les filaments du lotus.
Cet anachorète, fidèle observateur de ses vœux, fit le serment d’ôter la vie aux serpents. Toujours armé d’un bâton et saisi d’une impitoyable colère à la vue de tous les serpents, il courait les frapper de toutes ses forces. Un certain jour, le brahmane Rourou s’en alla dans une grande forêt. 978-979-980.
Il vit là endormi un amphisbène, à la fleur de son âge. Lui aussitôt de lever son bâton, pareil à celui de la mort.
Le brahme en colère désirait le tuer ; mais l’amphisbène lui dit : « Je ne t’ai fait de mal en rien jusqu’à ce jour, homme riche de pénitences. 981-982.
» Pourquoi, saisi de colère, me frappes-tu avec cette rage ? » 983.
« Mon épouse, que j’aime à l’égal de ma vie, fut mordue par un serpent, lui répondit Rourou. Je suis lié ici par un serment épouvantable, que j’ai prononcé moi-même contre les serpents. 984.
» Le voici : « Autant de serpents je verrai, autant de serpents je tuerai ! » partant, je veux te tuer : je vais à l’instant même te délivrer de la vie ! » 985.
« Les serpents, qui mordent les enfants de Manou, brahme, répondit l’amphisbène, sont autres que nous sommes. Tu ne dois pas tuer les amphisbènes pour cela seul qu’ils ont un air de serpents. 986.
» Ne veuille pas, toi, qui sais la justice, faire du mal aux amphisbènes, qui ont les plaisirs à part des serpents et les peines en commun avec eux ; à nous, qui avons une utilité particulière et que tu confonds avec eux dans une idée commune d’inutilité. » 987.
Alors qu’il eut ouï ces paroles du serpent, ajouta le Soûtide, Rourou cessa de le frapper ; et, comme il le vit tout effrayé, l’auguste anachorète dit à l’amphisbène ces mots pour le rassurer : « Bien, serpent ! Dis-moi qui tu étais avant de subir cette métamorphose. » 988-989.
« Naguère j’étais, Rourou, un rishi nommé Sahasrapâd, répondit l’amphisbène, et je suis devenu serpent par la malédiction d’un brahme. » 990.
« Pourquoi ce brahme en colère t’avait-il maudit, ô le meilleur des serpents, reprit l’anachorète ; et depuis quel temps es-tu renfermé dans ce corps ? » 991.
« Jadis, reprit l’amphisbène, j’avais pour ami un brahme, appelé Khagama : sa parole était sage ; il était d’une puissance, qu’il devait à ses mortifications. 992.
» Un jour de mon adolescence, qu’il était appliqué à nourrir le feu perpétuel, je lui causai une peur avec un serpent d’herbe, que je m’étais fais pour rire. Épouvanté à sa vue, Khagama s’évanouit. 993.
» Quand il eut recouvré sa connaissance, l’ascète, riche en pénitences, ferme dans ses vœux et de qui la parole était l’expression de la vérité, me dit, tout brûlant de colère : 994.
« De même que le serpent, ouvrage de tes mains, était sans puissance pour inspirer ma frayeur, de même tu vas devenir un serpent sans venin par la vertu de mon imprécation ! » 995.
» Moi, qui savais, homme riche de pénitences, le pouvoir de ses mortifications, je lui dis alors avec émotion, le cœur tout rempli de trouble, les mains réunies en coupe, le corps incliné et debout devant lui : « Ami, c’est une plaisanterie, que je t’ai faite pour badiner. 996-997.
» Veuille me la pardonner, brahme, et retire cette malédiction. » Ayant vu que mon âme était fortement agitée par le trouble, le grand ascète, poussant maints brûlants soupirs, me dit, vivement ému : « La parole, que j’ai prononcée, ne sera jamais un mensonge. 998-999.
» Écoute ces mots, que je vais te dire, ô toi, qui thésaurises la pénitence, et qu’ils descendent de tes oreilles dans ton cœur pour y demeurer sans cesse, ô brahme sans péché. 1000.
» Il naîtra de Pramati un fils vertueux, nommé Rourou : tu seras délivré de cette malédiction à sa vue, et tu ne la porteras pas long-temps. » 1001.
» On t’appelle Rourou et tu es en outre le fils de Pramati : je vais donc reprendre ma forme naturelle ; je te donnerai alors un salutaire avis. » 1002.
Aussitôt l’éminent brahmane à la vaste renommée abandonna son enveloppe d’amphisbène et rentra de nouveau dans sa forme resplendissante. 1003.
Il tint alors ce langage à Rourou d’un éclat incomparable : « Ô le plus vertueux de tous ceux, qui jouissent de la vie, ne pas faire de mal est le suprême devoir. 1004.
« Le brahme ne blessera jamais qui que ce soit de tous les êtres animés ; le brahme sera doux même ici-bas. » C’est la plus haute leçon de nos saintes écritures. 1005.
» L’homme, qui sait le Véda et les Védângas, n’attente certes ! point à la vie des êtres : la douceur, la véracité, la patience, il ne s’écarte jamais de ces lois. 1006.
» Le premier devoir du brahme, c’est l’observance des Védas ; n’envie donc pas au kshatrya l’exercice de son devoir. 1007.
» Porter le bâton, être redoutable, protéger les créatures avec l’épée : telles furent les fonctions assignées au kshatrya. Écoute-moi bien, Rourou. 1008.
» Jadis la mort des serpents fut l’objet du sacrifice, que célébrait Djanamédjaya ; mais, dans l’effroi des serpents, au milieu même du sacrifice, leur salut vint d’un brahme, qui avait abordé à la rive ultérieure du Véda et des Védàngas, que la pénitence avait doué de force et de puissance, Astîka, le plus grand des brahmes, ô le plus vertueux des régénérés. » 1009-1010.
« Comment le roi Djanamédjaya faisait-il du mal aux serpents ? demanda Rourou ; ou pour quelle raison, ô le plus grand des brahmes, les serpents étaient-ils frappés dans ce sacrifice ? 1011.
» Pourquoi les serpents furent-ils sauvés par le sage, Astîka, le plus vertueux des brahmes : j’ai le désir d’entendre complètement cette histoire. » 1012.
« Tu entendras ailleurs, Rourou, de la bouche des brahmanes, toute la grande histoire d’Astîka, » lui répondit le rishi, qui disparut à ces mots. 1013.
Rourou, continua le Soûtide, parcourut le bois entier de tous les côtés, cherchant le brahme éclipsé ; mais à la fin il s’affaissa sur la terre, épuisé de fatigue. 1014.
Il tomba dans un profond évanouissement : il semblait qu’il eût perdu la connaissance, et néanmoins il repassait mainte et mainte fois en lui-même ce langage vrai du saint anachorète. 1015.
Quand il eut recouvré l’usage des sens, Rourou s’en retourna ; il raconta son aventure à son père, et celui-ci, à sa demande, lui narra toute l’histoire d’Astîka. 1016.
- ↑ Il est évident qu’il faut lire ici tirai, au locatif, et non pas tiran.