Le Mahâbhârata (traduction Fauche)/Tome 2/Le Râdjasoûya

La bibliothèque libre.
Traduction par Hippolyte Fauche.
(tome 2p. 367-394).


LE RADJASOUYA



Vaîçampâyana dit :

« À peine eut-il ouï ce langage du solitaire, Youddhishthira de soupirer et, songeant au sacrifice du râdjasoûya, il ne pouvait goûter de joie, rejeton de Bharata.

Comme il avait entendu raconter l’âme élevée des rishis, magnanimes sacrificateurs, comme il voyait que la possession de la terre et surtout la beauté du saint roi Hariçtchandra se gagnent par des sacrifices purs, il désirait pour lui-même un prêtre ofiiciant, digne de célébrer le sacrifice du râdjasoûya. 514-515-516.

Ensuite, ayant rendu lui-même des honneurs à tous ceux, qui siégeaient dans son palais, ayant reçu en échange des siens les honneurs de tous, Youddhishthira de tourner sa pensée vers le sacrifice. 517.

Alors, Indra des rois, quand il eut plusieure fois réfléchi sur cette affaire, le chef de la famille issue de Kourou prit sa résolution de sacrifier. 618.

En outre, il se disait, pensant au devoir, lui, de qui l’énergie et la vigueur étaient prodigieuses : « D’où pourrait donc venir le bien de tous les mondes ? » Ce fut dans cette pensée qu’il appliqua son esprit au sacrifice. 519.

Youddhishthira, le plus fort de tous ceux, qui soutiennent le devoir, répandit ses faveurs sur toutes les créatures, et procura entièrement le bien à tous ses sujets. 520.

« Qu’on donne à tous ce qu’il faut donner ! — Ceci est le devoir ! — Ceci est le juste devoir, qui efface la colère et l’orgueil ! » On n’aurait pu entendre chez lui une autre parole. 521.

Les choses étant ainsi, les hommes respiraient sous lui, comme s’il était leur père ; il n’avait pas un seul ennemi : c’est de-là que vint son nom d’Adjâtaçatrou, c’est-à-dire, l’homme, qui n’a point d’ennemi. 522.

Sous les faveurs du monarque, sous la protection de Bhîmaséna, sous la force de Bîbhatsou-l’Ambidextre à repousser les ennemis, 523.

Sous la règle des devoirs du prudent Sahadéva, sous la modestie naturelle de Nakoula envers tous, le peuple vivait alors sans guerre, sans crainte, chacun trouvant son bonheur dans les occupations de sa caste. 524.

Les campagnes avaient des pluies à volonté, elles prospéraient avec les choses du sacrifice, la surveillance des troupeaux, l’agriculture, le prêteur, le marchand. 525.

Tous ces biens n’avaient pas d’autre cause que les soins du monarque : et, tandis qu’Youddhishthira se maintenait dans la vertu, il n’y avait là, ni filouterie, ni vol ; rien n’y souffrait du feu des maladies. On n’entendait pas dire que le roi ou un ami du roi eussent fait l’un pour l’autre une chose injuste au profit des voleurs ou des fripons. Tandis qu’Youddhishthira se maintenait dans la vertu, les princes de ne faire que des choses aimables, de semer l’offrande en l’honneur de tous les êtres, et chacun en particulier de retrancher dans les six qualités d’un roi ce qui pouvait s’y trouver d’irrégulier. De jour en jour, son royaume s’augmentait d’étrangers, nés en de bonnes familles, d’hommes conduits par le désir du gain, amenés par la qualité de passion et dont il usait à sa volonté. Resplendissant, illustre dans ce monde, où il était préposé à l’empire universel, il était le seul monarque de tout, il avait toutes les qualités, il soutenait tout, il circulait dans tout. Les dix points de l’espace, sire, les créatures avaient pour lui l’amour, qu’on a pour un père et une mère, et les brahmes sous lui ne faisaient rien, qui fût un péché. (De 520 à 531.)

Le plus éloquent des êtres doués de la parole fit rassembler ses ministres et ses frères, qu’il interrogea mainte et mainte fois sur le râdjasoûya. 532.

Les ministres questionnés adressèrent donc alors de compagnie ces paroles convenables au sage Youddhishthira, qui désirait sacrifier : 533.

« Parce que le sacre donne au monarque la qualité de Varouna, c’est pour cela que le roi veut obtenir la qualité entière d’empereur universel. 534.

» Tes amis pensent que le temps du râdjasoûya est venu pour ta majesté, digne de porter le titre d’empereur du globe entier. 535.

» C’est de toi que dépend, grâce au privilège du kshatrya, le moment de ce sacrifice, dans lequel des brahmes aux vœux parfaits réunissent les six feux, conformément aux règles du Sâma-Véda. 536.

» Le prince, qui, tenant la sainte cuiller et l’oblation aux Dieux, aborde tous les sacrifices et reçoit l’onction royale, est à la fin du sacre appelé à cause cela même le conquérant de l’univers. 537.

» Tu as la puissance, héros au longs bras, et nous marchons tous soumis à ta volonté ; tu obtiendras donc avant qu’il soit long-temps ce râdjasoûya, grand roi.

» Applique sans balancer, puissant monarque, ta pensée au sacrifice. » Ils disent, et ses amis de lui parler ainsi, tous de compagnie et chacun en particulier. 538-539.

À peine le Pândouide, meurtrier des ennemis, eut-il entendu leurs justes paroles, qu’il saisit de son âme, monarque des hommes, la résolution de ce hardi sacrifice, bon par excellence. 540.

Ayant, fils du Bharata, entendu les discours de ses amis et connaissant sa puissance, il fixa mainte et mainte fois sa pensée sur la célébration du râdjasoûya,

Accompagné de ses frères, des prêtres, magnanimes, et de ses ministres, Youddhishthira, l’incarnation d’Yama, le sage, qui savait le prix du conseil, délibéra avec Dhaâumya, Dwaîpâyana et les autres. 541-642.

Il dit :

« Puis-je, moi, qui vous parle avec foi, accomplir ce grand désir, que j’ai, d’un râdjasoûya, l’excellent sacrifice, digne d’un empereur universel ? » 543.

À ces mots du roi, eux de répondre, prince aux yeux de lotus, ces proies opportunes à Dharmarâdja-Youddhisthira : 544.

« Tu es digne, ô toi, qui sais le devoir, du râdjasoûya, le grand sacrifice ! » Ce langage dea prêtres et des rishis au puissant roi 545.

Eut l’approbation des ministres et de ses frères. Ensuite, le sage fils de Prithâ, le monarque à la grande science de rouler encore plus ses pensées dans son âme parle désir du bien des mondes. Il réfléchit profondément, considérant le point juste de sa capacité, le lieu et le temps, dont il ne fallait pas laisser perdre les avantages ; car le sage, de qui les œuvres sont réglées par la pensée, ne succombe jamais, et l’entreprise d’un sacrifice n’est pas une chose, qui dépende seulement de la résolution, qu’en a prise une personne. Quand il eut reconnu cette vérité, embrassant l’affaire de toutes ses forces, le fils de Pândou se transporta de son âme pour la décision de la chose vers Krishna-Hari. Il pensa que Djanârdana était plus grand que tous les mondes ; que ce héros aux longs bras échappait à toute mesure, qu’il était né de son amour pour le monde, qu’il était Adja parmi les hommes, et, de ses actions semblables à celles des Dieux, il s’éleva à l’idée que rien ne lui était inconnu, que rien n’existait, qui ne fût né de ses œuvres. (De 546 À 551).

« Il n’est rien, qu’il ne supporte ! » C’est ainsi qu’il pensait à Krishna. Après qu’il eut conçu cette idée sublime, Youddhishthira, le fils de Prithâ, semblable à un gourou, dépêcha un messager à toute vitesse au gourou de tous les êtres. 552.

Le char aux rapides roues eut bientôt transporté l’enivoyé chez les Yadouides ; et, comme le Vasoudévide habitait à Dwârakâ, il vint le trouver dans cette ville. 553.

Accompagné d’Indraséna, l’inaltérable se rendit alors à Indraprastha, désirant lui-même voir le fils de Prithâ, qui désirait le voir. 554.

Après que son léger véhicule eut traversé différentes contrées à la hâte, Djarnârdana vit enfin Indraprastha et son ami le fils de Kountî. 555.

Honoré avec son frère par Youddhishthira et Bhîma, il visita ensuite affectueusement la sœur de son père. 556.

Joyeux, ils se divertit alors avec son ami joyeux, servi, comme un gourou, par Arjouna et les deux jumeaux. Dès que le fortuné Atchyouta se fut reposé dans un lieu resplendissant et qu’il eut un moment à lui donner, Dharmarâdja s’approcha de lui et l’informa de son projet. 557-558.

Youddhishthira dit :

« Un râdjasoûya est l’objet de mon désir ; maison n’arrive point à lui par le désir seulement : cette vérité, Krishna, t’est parfaitement connue. 559.

» Le roi, dans les mains duquel tout est réuni, qui est honoré partout, qui est le souverain de tous, obtient le râdjasoûya. 560.

» Mes amis disent que c’est à toi, réuni avec moi, de faire le râdjasoûya : que ma résolution dernière vienne donc ici de ta bouche, Krishna. 561.

« Quelques-uns par amitié ne signalent pas une faute ; d’autres hommes, dans un but d’intérêt particulier, ne disent que ce qui peut être agréable ; 562.

» Ceux-ci désirent l’aimable, ceux-là recherchent ce qui est utile en soi-même. De telle sorte sont les discours des hommes suivant le dessein, qu’ils se proposent. 563.

» Mais toi, sans t’arrêter à ces raisons, déposant la colère et l’amour, veuille bien dire exactement ce qui est au plus haut degré convenable dans le monde. » 564.

Le céleste Krishna de lui répondre :

« Tu es digne, grand roi, du râdjasoûya par tes vertus. Tu sais toute chose quelconque, rejeton de Bharata ; néanmoins je vais parler. 565.

» Tu sais, roi de la terre, que Râma le Djamadagnide laissa vivre une classe de kshatryas, que la race venue après elle fut appelée kshatryas dans le monde et que cette distinction dans les branches, éminent Bharatide, fut établie par les kshatryas, qui avaient part à l’autorité. 566-567.

» Les rois, ceux, qui tiennent à cette classe et les autres kshatryas sur la terre font remonter leur origine à la race d’Éla et d’Ikshwâkou. 568.

» Apprends, auguste Bharatide, que les rejetons d’Éla et les rois nés d’Ikshwâkou forment une centaine de familles. 569.

» Mais l’extension des rois issus d’Yayâti n’est pas moins grande suivant les qualités : leur expansion embrasse aujourd’hui les quatre faces de la face. 570.

» Toute la caste des kshatryas a servi leur félicité : maintenant Djarâsandha, sire, éclipse la prospérité de ces familles et, sacré, il recueille les révérences de la terre.

» Debout sur la tête des rois, il foule aux pieds toute leur puissance. Maître de ce monde, placé entre les cieux et les enfers, il songea donc à faire de la terre son lot particulier. 571-572.

» Car le roi, qui se fit le souverain seigneur et sous la seule puissance de qui le monde fut réuni, ceint pour cette cause, grand roi, le diadème de l’empire universel.

» L’auguste roi Çiçoupâla, s’étant dévoué entièrement à Djarâsandha, est devenu, sire, le général de ses armées. 573-574.

» Vakra, le monarque du Karoûsha, le combattant à la grande force, armé de la magie, s’approche, puissant roi, de Djarâsandha comme le disciple aborde son maître ;

» Dantavakra le Karoûshain, appelé d’un autre nom Karabha et l’Indra au char de nuages, qui porte sur le front un joyau céleste, nommé le merveilleux joyau 1 Deux autres magnanimes à la puissante vigueur, Hansa et Dimbhaka, ont cherché un abri sous l’alliance du terrible Djarâsandha. 575-576-577.

» De lui relève encore le roi Aparyantabala, Souverain des Yavanas, qui règne sur le Mourou et le Naraka, comme Varouna sur la plage occidentale ; 578.

Et Bhagadatta, le vieil ami de ton père, Bhagadatta, qui se courbe plus que toute autre, puissant roi, devant sa parole et son geste ; 579.

Et Snéhabaddha, qui t’est dévoué de toute son âme comme à un père, lui, qui règne sur la région du couchant et sur les bornes méridionales de la terre. 580.

» Pouroudjit, le noble incrément de Kounti et ton oncle maternel, s’est aussi lui-même tourné vers Djarâsandha, quoique ce héros terrible ne confesse dans le fond du cœur que toi-même pour son maître. L’homme, que je n’ai pas tué jadis et que les habitants du Tchédi reconnaissent pour un insensé, ô le plus grand des mortels,

» Lui, qui se décerne à soi-même le titre de Pouroushauttama [1] descendu en ce monde et qui, dans sa folie, usurpe mon étendard immortel, 581-582-583.

» Dans le Vanga, le Poundra et cher les Kirâtas ; ce roi, que la vigueur accompagne et qui est si fameux dans le monde sous le nom du Poundrakain le Vasoudévide, 684.

» Ce roi vigoureux, ami d’Indra, riche de savoir et d’opulence ; qui recueille l’impôt du quatrième, qui a subjugué, puissant roi, les Kaîçikas, les Krathas et les Pandyas, 585.

» Ce terrible immolateur des héros ennemis, qui est dévoûé au Magadhain et de qui l’héroïque frère Akriti était l’égal de Râma, le Djamadagnide, 586.

» Il ne nous aime pas ; nous qui l’aimons, qui sommes toujours gracieux avec lui, toujours inclinés devant lui, toujours attentifs à lui procurer des plaisirs, en échange desquels il ne sait nous rendre que des offenses ! 587.

» Il ne connaît pas sa famille, il ne connaît que sa force ; il s’est tourné vers Djarâsandha, les yeux ébloui de son éclatante renommée. 588.

» La terreur, que ce monarque inspirait, contraignit à chercher un asile dans la région occidentale, dix-huit races de Bhodjas septentrionaux. 589.

» Les Çourasénas, les Bhadrakàras ; les Bodhas, les Çâlvas, les Patatcharas, les SouSthâlas ; les Meukouttas ; les Kdulindas avec les Koüntis, 590.

» Les rois Çâlvâyanas, les Sodaryas et leurs suivants ; les Dakshinas ; les Pântchâlains, les orientaux du Kounti, les Koçalas, 591.

» Les Matsyas et les Nyastapâdas ; tourmentés par la crainte ; abandonnent la région septentrionale et se réfugient dans les contrées du couchant. 592,

» De même tous les Pântchâlains, harcelés par la terreur du conquérant, désertent leurs états et s’enfuient à tous les points de l’espace. 593.

» Kansa, après quelque temps écoulé, opprima les Yadouides, et ce Vrithâmati à l’âme insensée épousa deux princesses, filles du Vrihadrathide. 594.

« Tu obtiendras tout en notre nom ! » lui dirent les deux femmes, sœurs puînées de Sahadéva. Cette force donna à Vrithâmati les moyens de surmonter ses parents. 595.

» Il acquit la supériorité et fit enlever une foule considérable de monde. Les grands et les princes du Bhodja, accablés par ce tyran et désirant sauver leurs familles, de porter alors sur nous leur pensée. On donna à ce méchant la charmante fille d’Ahouka. 596-597.

» Secondé par Sankarshana, je servis la cause de mes parents ; Balarâma et moi, nous jetâmes à la mort Kansa et Sounâman. 598.

» Nous, à peine délivrés de ce danger, Djarâsandha se mit en marche, et l’on arrêta, sire, cette résolution dans les vaillantes familles des Ashtadâças : 599.

il Frappant sans repos avec de grandes armes, exterminatrices des ennemis, nous ne détruirions pas son armée avant trois siècles. 600.

» Car il a deux héros, semblables aux Immortels, les plus excellents des forts par la vigueur et de qui les armes ne peuvent trancher la vie. On les nomme Hansa et Dimbhaka. 601.

» Ces deux guerriers et Djarâsandha, le troisième avec eux, sont d’une force égale, non-seulement à celle des princes en aussi grand nombre que nous sommes, mais à celle des trois mondes : c’est mon opinion. » Telle fut donc leur pensée, ô le plus grand des sages. 602-603.

» Ensuite, un certain roi puissant, nommé, comme l’autre, Hansa, fut tué par Balarâma dans une bataille, que livrèrent les Ashtadâças. 604.

« Hansa est tué ! » s’écria quelqu’un. À ces paroles, auguste Bharatide, Dimbhaka se précipita dans les eaux de l’Yamounâ. 605.

« Je ne puis vivre en ce monde, séparé d’Hansa ! » Il dit ; et, prenant sa résolution, il se donna la mort. 606.

» Apprenant que Dimbhaka n’était plus, Hansa lui-même vint à l’Yamounâ et s’y précipita. À la nouvelle de leur mort, conquérant des villes ennemies, chef des Bharatides, le roi Djarâsandha s’en revint à sa ville d’une âme désolée. 607-608.

» Quand ce prince fut rentré de son expédition, meurtrier des ennemis, nous remîmes tous joyeux notre habitation dans Mathourâ. 609.

» Mais Râdjîvalotchanâ, épouse de Kansa et fille du roi de Magadha, vint trouver Djarâsandha, son père. 610.

» Affligée du malheur de son mari, elle excita son père à la vengeance, et lui dit, Indra des rois, dompteur des ennemis, mainte et mainte fois ces mots : « Abandonne-moi le meurtrier de mon époux ! » 611.

» Nous alors, souverain des hommes, nous rappelant la résolution, qui jadis avait été prise en conseil, nous émigrâmes de ces lieux ; et, chacun de nous, abandonnant une grande fortune, nous nous enfuîmes, puissant roi, chassés par la crainte, le cœur désolé, avec nos amis, nos parents et nos fils. 612-613.

» Tous, sous l’impulsion de cette pensée, nous gagnâmes la région occidentale et nous vînmes habiter Kousasthalî, ville charmante, embellie par le mont Raîvata. 614.

» Nous avons donc fait là une résidence, et nous avons décoré la cité d’une citadelle, que les Dieux mêmes, sire, auraient peine à conquérir. 610.

» Nous habitâmes, inaccessibles à la crainte, dans cette ville, meurtrier des ennemis, où des femmes auraient pu combattre ; à plus forte raison, les héros nés de Vrishni.

» Quand ils virent la sourcilleuse montagne franchie et les terres du Magadha traversées, les compagnons de Mâdhava, tigre de Kourou, en ressentirent une joie suprême. 616-617.

» Ainsi, après tant de maux soufferts de DjarâSandhâ, notre mauvais parent, nous étions allés, encore pleins de vigueur, chercher un asile vers le mont Gomat, 618.

» Haut de trois yodjanas, avec Sept fois trois Skandbas en sus de l’yodjana, et, à la fin de chaque yodjana, cent portes aux arcades ornementées de la vaillance des héros

» Et munies de guerriers ivres de combats, les plus braves des Ashtadâças. Il y a dix-huit mille frères dans notre famille. 619-620.

» Ahouka eut cent fils, dont chacun vaut individuellement plus qu’un Dieu : Tchakradéva, Tchâroudéshna et son frère, Sâtyaki, 621.

» Moi, le fils de Rohinî, Sâmbà, égal à Çaâuri dans la guerre. Écoute aussi de ma bouche, sire, ces autres sept chars : 622.

» Kritavarman, Anadhrishti, Samîka, Samitindjaya, Kanka, Çankou et Kounti : ce sont là sept grands chars.

» Joins encore à ceux-ci deux fils adultes du souverain d’Andaka et un roi : voilà dix héros à la grande force, aux grands chars, aux corps de diamant, 623-624.

» Qui, placés au milieu de la famille Vrishnide, y conservent le souvenir de la région médiale. Pour toi, ô le plus vertueux des Bharatides, tu ne déposes jamais les qualités d’un empereur universel. 625.

» Veuille donc t’adjuger à toi-même l’empire universel ; mais, tant que vivra le puissant Djarâsandha, sire, il est impossible que tu obtiennes le râdjasoûya : c’est là mon opinion. En effet, tel que de superbes éléphants sont retenus par un lion dans les défilés de l’Himâlaya, tel il retient prisonniers dans Girivradja tous les rois, qu’il a vaincus ; car le roi Djarasândha désire lui-même célébrer ce sacrifice avec les monarques de la terre. 626-627-628.

» Il a conquis par une violente pénitence la faveur de Mahâdéva, le magnanime époux d’Oumâ ; et c’est grâce à lui, dompteur des ennemis, qu’il a vaincu les rois. 629.

» Supérieur à tous les princes, il a épuisé la promesse, que ce Dieu lui a faite, car il a vaincu et revaincu tous les rois, qui ont marché contre lui avec des armées. 630.

» Il s’est fait un troupeau d’hommes, qu’il a emmenés, les bras liés, dans sa capitale ; et nous alors, puissant roi, chassés par la crainte de ce Djarâsandha, nous avons quitté Mathourâ et sommes venus habiter la ville de Dwâravatî. Si ton désir, grand roi, est de célébrer ce sacrifice, 631-632.

» Déploie tes efforts pour la délivrance de ces nobles captifs

et la mort de Djarâsandha. Cette entreprise d’accomplir 

entièrement le râdjasoûya est impossible d’une autre manière, ô toi, qui es la joie de Kourou et le plus excellent des sages ! Telle est mon opinion. Les choses étant ainsi, mortel sans péché, pèse mes raisons et dis-nous toi-même ce que tu penses. » 633-634.

Youddhishthira lui répondit en ces termes :

« Nul autre n’est capable de dire ce qui fut dit par toi avec tant de sagesse ; car les doutes n’offusquent pas ton esprit et tu n’as point ton second sur la terre. 635.

» Les rois, chacun dans son palais, comblent de biens chacun les siens ; mais ils ne parviennent jamais à l’empire universel ; car le mot samrâdj, monarque du monde entier, ne va pas sans la peine. 636.

» Comment, toi, qui as la science de la plus haute dignité, pourrais-tu donner des louanges à l’intérêt personnel ?

Celui, qui est honoré, c’est l’homme, qui mérite des éloges, parce qu’il est doué du sentiment le plus élevé. 637.

» La terre est grande, multiple, couverte de pierreries variées : quand on a porté loin ses pas sur elle, on sait, incrément de la race des Vrishnides, distinguer le mieux du pire. 638.

» La sérénité d’âme est le plus grand bien, je pense ; que je doive la félicité à ma sérénité d’âme ; je ne veux pas d’une suprématie achetée par des conquêtes : c’est mon sentiment. 639.

» C’est ainsi que pensent les sages nés dans une noble race : que la suprématie appartienne un jour à qui que ce soit d’entre eux, Djanârdana ! 640.

» Le péril, dont vous menaçait Djarâsandha, la méchanceté de ce tyran nous a nous-mêmes frappés de crainte au moment, où tu en parlais, mortel éminent et sans péché.

» En effet, à cette heure, où je suis abrité sous la force de ton bras, je ne puis encore me regarder comme un homme fort, puisqu’il t’inspire de la terreur à toi-même.

» Il est impossible de lui ôter la vie, Mâdhava aux longs bras, ou par la main d’Arjouna, ou par celle de Bhîmaséna, ou par Balarâma, ou même par un coup venu de toi ! 641-642.

» Dans ma connaissance de ces choses, rejeton de Vrishni, je roule mainte et mainte pensée ; car tu es devenu une autorité pour moi, Kéçava, dans toutes les affaires.

» À ces mots, Bhîma, orateur éloquent, de répliquer en ces termes : 643-644.

« Le roi, qui, ayant commencé une chose, ne s’y dévoue pas entièrement, et le, faible, qui, privé d’expédients, affronte le puissant, s’affaissent comme une fourmillière, battue des vents et de la pluie. 645.

» Mais il n’est pas rare de voir le faible vaincre à force d’activité un puissant ennemi par une conduite habile de ses ressources et grâce aux expédients. 646.

» La science politique est en Krishna, la force en moi, la victoire en Dhanandjaya, fils de Prithâ : nous abattrons le roi du Magadha et nous accomplirons le sacrifice, comme trois Agnis. » 647.

Krishna dit à son tour :

» Un insensé commence des entreprises et n’en considère pas les conséquences : aussi n’a-t-on garde de négliger un ennemi, fût-il un enfant, s’il donne une grande attention à ses affaires. 648.

» Yaâuvanâçvi, parce qu’il fit la remise des impôts ; Bhagîratha, parce qu’il sut bien défendre ses peuples ; Kârtavîrya à cause de l’énergie de sa pénitence ; l’auguste Bharata pour sa force, 649.

» Et Maroutta pour son opulence : tels sont les cinq, qui furent, suivant la tradition, monarques du monde entier. Tu désires, Youddhishthira, l’empire universel et tu réunis ces divers avantages. 650.

« L’élévation, qui porte le sceau de la politique, de l’utile et du juste, est donnée en vue de la répression dans l’youga des sages. » Djarâsandha le Vrihadrathide pense de cette manière ; il s’imagine que les mantras lui sont tous soumis : sache-le bien, chef des Bharatides. 651.

» Cent-et-une races, cent-et-un rois le détestent : il exerce donc malgré eux l’empire universel. 662.

» Des monarques, riches en pierreries, composent la cour de Djarâsandha ; et celui, qui, dans sa démence, fermerait son oreille à la politique, n’aurait point à se réjouir de lui. 653,

» Cet homme souverain enlève de force, un roi, de qui la tête fut sacrée, et nulle part nos yeux n’en voient un, sur lequel cet homme n’ait mis la main. 654.

» Djarâsandha les a tous ainsi réduits en sa puissance dans un nombre inférieur à cent : comment un, autre monarque nécessairement faible, pourrait-il, fils de Prlthâ, s’avancer contre lui ? 655.

» Quel plaisir, éminent Bharatide, peut exister dans la vie pour ces rois éclatants aux fronts sacrés, si ce n’est celui seul des bestiaux dans les étables de leur maître ?

» Comme l’honneur est la récompense du guerrier, qui trouve la mort sous les armes, repoussons, afin de la mériter, le roi du Magadha dans une bataille. 656-657.

» Djarâsandha, sire, emmena quatre-vingt-six rois ; quatorze restent encore ; il va donc se porter en avant d’une marche épouvantable. 658.

» Une gloire éclatante sera la récompense du héros, qui jetera devant, lui un obstacle : s’il, peut vaincre Djarâsandha, le titre d’empereur univercel est à lui ! » 659.

Youddhishthira lui répondit :

« Comment, dévoué à mon seul intérêt et, par une ambition d’empire universel, vous enverrais-je, Krishna, dans le seul dessein de commettre un, acte d’agression ! 660.

» Je regarde Bhîmaséna et Arjouna comme mes deux yeux et Djanârdana comme ma raison : quelle sera ma vie, si je n’ai plus mon intelligence et mes yeux ? 661.

» Arrivés en présence de l’armée invincible à l’héroïsme épouvantable de Djarâsapdha, quels seront là vos efforts ? Le Dieu de la mort ne pourrait lui-même en triompher !

» Dans ce milieu des choses, un malheur peut justement arriver : ainsi, je ne dois pas adopter ce projet » tout convenable, tout estimé qu’il soif, 662-663,

» Écoutez à présent, de ma bouche ce que seul je pense ;. Eh bien ! Djanârdana, il me plaît de renoncer à cette entreprise ; car mon âme est repoussée maintenant loin du râdjasoûya par les difficultés, qui environnent son accomplissement. » 664.

Alors Vaîçampâyana de continuer ainsi la narration commencée :

Le fils de Prithâ, qui avait reçu un arc incomparable, deux grands carquois indestructibles, un char, un drapeau et un palais, tint ce langage à Youddhishthira. : 665.

« Sire, j’ai acquis les avantages difficiles à obtenir, objets de mon envie : un arc, un cimeterre, des flèches, de la vigueur, un palais, une terre, la gloire, une armée.

» Les astrologues les plus sûrs de leur science vantent beaucoup la naissance dans une noble race : il n’est rien d’égal à la force ; la vigueur me plaît ! 666-667.

» Que fera l’homme faible, né dans une race d’hommes à la force éprouvée ? Mais l’homme vigoureux, né dans une race faible, s’élève au-dessus d’elle. 668.

» Sire, l’homme, qui grandit par des victoires remportées sur l’ennemi, est tout à fait un kshatrya : l’homme fort, n’eût-il aucune des autres qualités, peut triompher des ennemis. 669.

» Mais le faible, que fera-t-il, fût-il doué de toutes les qualités ? car les qualités se tiennent toutes subordonnées dans la force. 670.

» Son excellence est la cause de la victoire : le Destin alors s’unit à l’action. Quiconque a les forces pour ses alliées, n’a point à redouter la négligence. 671.

» Voici par quelle raison un ennemi fort succombe sous des ennemis plus faibles : de même que l’abattement d’esprit dans un faible, tel est dans un fort le délire de l’orgueil. Un roi, qui veut triompher, doit fouler aux pieds l’une et l’autre cause. 672.

» Si nous accomplissons la cérémonie du sacrifice, d’où sortiront la mort de Djarâsandha et la délivrance des rois, quelle action sera jamais plus belle ? 673.

» Renoncer à l’entreprise, c’est nécessairement assurer que la vertu nous manque ! Comment, sire, penses-tu que de la vertu, qui s’affirme, puisse venir le manque de vertu ? 674.

» La victoire obtenue, il sera facile aux solitaires, qui aspirent à la placidité, d’acquérir le vêtement rouge. Nous combattrons les ennemis de manière à rendre possible l’empire universel ! » 675.

Le Vasoudévide répondit :

« L’opinion, qu’Arjouna vient d’émettre, convient à un fils de Kountî, à un prince né dans la race de Bharata.

» Nous ne savons pas si la mort viendra le jour ou la nuit ; et nous n’avons jamais ouï dire que rien fût immortel dans la paix. 676-677.

» Ce que les braves ont à faire, c’est de réjouir le cœur en abordant avec résolution les ennemis suivant la conduite enseignée dans les Çâstras. 678.

» La meilleure des marches est celle, qui associe une bonne politique à l’absence des pertes. L’inégalité est la fille du combat ; l’égalité ne peut exister dans les deux partis à la fois. 679.

» La défaite la plus complète est celle, où le manque de politique est joint au manque d’expédients. L’égalité produit le doute, et la victoire ne peut être à la fois dans les deux armées. 680.

» Quant à nous, arrivés au corps de l’ennemi et secondés par une sage politique, attentifs à découvrir ses côtés faibles, et soigneux de couvrir les nôtres, comment ne pourrions-nous pas le renverser, comme la rapidité du fleuve emporte l’arbre ? 681.

« On ne doit pas, dit-on, livrer de combats à des rois plus forts, qui ont de puissantes armées 1 » Cette politique des sages, je l’approuve en cette conjoncture même.

» Entrés sans bassesse, sans être vifs, dans le palais de l’ennemi, jouissons-y du plaisir, après que nous aurons foulé son corps sous nos pieds ! 682-683.

» Un roi, s’il est unique au monde, ne perd jamais sa couronne. Je vois déjà la mort de l’ennemi, comme l’âme voit celle des éléments. 684.

» Ou bien, si le reste de ses guerriers nous renverse nous-mêmes sur l’ennemi terrassé dans le combat, nous irons au Paradis goûter la récompense de ce dévouement à la défense de nos pères ! » 685.

« Krishna, dit Youddhishthira, qui est ce Djarâsandha ? Quelle est donc la force, quel est donc l’héroïsme de cet homme, qui put mettre sa main sur toi, semblable au feu, et ne fut pas brûlé comme une sauterelle ? » 686.

« Écoute, sire, lui répondit l’adorable Krishna, quelle est la vigueur, quel est le courage de ce Djarâsandha, et comment nous lui avons toujours pardonné les offenses, qu’il a commises nombre de fois envers nous. 687.

» Il fut un roi puissant, orgueilleux des batailles, qu’avaient livrées ses trois armées complètes ; il s’appelait Vrihadratha ; il était le souverain du Magadha. 688.

» Doué de beauté, plein de vigueur, chéri de la fortune, incomparable en courage, le corps toujours sanctifié par les cérémonies initiatoires des sacrifices, il semblait un autre Çatakratou. 689.

» Semblable au soleil pour la splendeur, équipollent à la terre pour la puissance de porter, image d’Yama, le Dieu de la mort dans sa colère, il égalait en richesses le fils de Viçravana. 690.

» Tels que les rayons du soleil remplissent la terre, telle, ô le plus vertueux des rejetons de Bharata, elle était remplie entièrement|des vertus, qu’il avait héritées de sa famille. 691.

» Ce prince à la grande vaillance, auguste Bharatide, épousa deux filles jumelles du roi de Kâçi, opulentes de richesses et de beauté. 692.

» Ce prince fit alors en présence de ses deux femmes ce serment, qui l’engageait envers l’une et l’autre : « Je n’aurai jamais d’autre amour que vous ! » 693.

» Ce roi, le souverain du globe, brillait au milieu de ses deux aimables épouses, assorties à lui, comme un éléphant roi entre deux royales éléphantes. 694.

» Le potentat de la terre avec les deux reines à ses côtés resplendissait tel que l’Océan, revêtu d’un corps, entre les deux rivières en personne de la Gangâ et de l’Yamounâ. 695.

» Tandis qu’il était plongé dans les voluptés des sens, la jeunesse s’écoulait et il ne lui était pas né encore un fils, continuateur de sa race. 696.

» Il avait beau le solliciter avec beaucoup de prières, avec des oblations de beurre clarifié, avec les sacrifices institués en vue d’un fils, il n’obtenait pas ce fils, incrément de sa lignée. 697.

» Il entendit parler du grand Tchandakaâuçika, consumé par la pénitence, le fils de Kâkshîvat, le magnanime Gautamide. 698.

» Le monarque vint de lui-même, accompagné de ses deux femmes, trouver l’hermite, retiré au pied d’un arbre, et le combla de pierreries. 699.

» Le plus vertueux des saints à la parole de vérité, à la fermeté vraie, lui dit : « Je suis content, Indra des rois ; choisis, prince, fidèle à les vœux, une grâce, que tu veuilles obtenir. » 700.

» Alors, s’inclinant avec ses épouses, Vrihadratha d’une voix, que la désespérance de se voir un fils entrecoupait de larmes, fit cette réponse : 701.

« Révérend, j’ai quitté mon royaume pour venir dans le bois des pénitences. Qu’ai-je besoin d’une grâce, infortuné, que je suis ! À quoi bon un royaume pour moi, qui n’ai pas de fils ? » 702.

» À ces mots, l’anachorète tomba dans la rêverie et s’assit, les sens émus, à l’ombre de cet arbre, qui était un manguier. 703.

» Un perroquet mordit alors une mangue desséchée et fit tomber ce fruit dans le sein du solitaire assis. 704.

» Le vertueux moine prit la mangue, qu’il charma en la portant à son cœur, et donna au roi ce fruit merveilleux, qui renfermait la cause, d’où allait naître ce fils désiré. 705.

» Le grand anachorète à la grande science dit au roi : « Va-t-en, sire ! Tes vœux sont exaucés : retourne en ton palais, souverain des hommes ! » 706.

» À ces paroles de l’hermite, le sage monarque d’incliner sa tête aux pieds du solitaire et de s’en revenir à sa demeure. 707.

» Alors, quand il eut reconnu le moment opportun, le bon roi donna, taureau des Bharatides, le fruit à ses deux épouses. 708.

» Ces illustres dames, l’ayant divisé par le milieu, en mangèrent chacune la moitié pour les conséquences futures de la chose et par la vérité inhérente aux paroles du solitaire. 709.

» Un jeune être, dont le fruit mangé était la cause, naquit en elles ; et le roi, qui les vit enceintes, ressentit une joie suprême. 710.

» Ensuite le temps ayant amené, docte roi, le moment naturel des couches, elles mirent au monde chacune la moitié d’un enfant. 711.

» À l’aspect de ces deux portions d’un même corps, dont chacune avait un seul œil, un seul bras, une seule fesse, une seule jambe, la moitié d’un ventre et d’une bouche, un tremblement d’épouvante les agita l’une et l’autre.

» Alors, ces deux femmes-sœurs, pleines de trouble, s’étant consultées, abandonnèrent avec une vive douleur ces deux sections d’un être animé, dans les membres séparés duquel était répandue la vie. 712-713.

» Leurs nourrices, ayant mis ensemble ces deux parties d’un embryon, sortirent, passèrent la porte sans être vues, et, les ayant délaissées, elles rentrèrent dans le gynœcée.

» Une Rakshasi, nommée Djarâ, de qui la chair et le sang étaient la nourriture, vit ces portions jetées dans un carrefour et, sire, elle s’en empara. 714-716.

» Le Démon, qui désirait trouver dans ces morceaux le plaisir d’un festin, les prit donc et, poussé par la force du Destin, les rapprocha dans la jonction naturelle. 716.

» À peine ces deux portions eurent-elles été réunies l’une à l’autre, puissant roi, qu’elles ne formèrent plus alors qu’un jeune prince à la mine héroïque, portant un seul et même corps. 717.

» Et la vigueur manqua à la Rakshasi, les yeux épanouis d’étonnement, pour soutenir ce jeune garçon fait avec la force du diamant. 718.

» L’enfant de lui décharger un coup de son poing, qui semblait une boule de cuivre même, et, dans sa vive colère, de pousser un cri tel que le bruit de la nuée, grosse de pluies orageuses. 719.

» Émus à cette clameur, les gens du gynœcée et le monarque avec eux sortent précipitamment, tigre des hommes, épouvantable aux ennemis. 720.

» Les deux mères, flétries par l’accouchement, les seins remplis de lait, mais ayant perdu l’espérance d’en nourrir un fils, sortent elles-mêmes en grande hâte. 721,

» Quand la Rakshasi les vit dans une telle condition et le monarque en possession du fils, qu’il avait désiré, elle conçut la pensée qu’un tel enfant aurait une force extraordinaire.

« Moi, qui habite sur la terre de ce roi magnanime et vertueux, je ne dois pas, se dit-elle, tuer cet enfant, dont la naissance comble ses vœux paternels ! » 722-723.

» Alors elle prit l’enfant lumineux comme l’éclair, qui sillonne le nuage, et, s’étant fait une forme humaine, elle tint ce langage au monarque de la terre : 724.

« Vrihadratha, je te donne cet enfant, ton fils ; reçoisle ! Il fut conçu dans le sein de tes deux épouses, suivant la parole du saint anachorète. Abandonné par les nourrices, c’est moi, qui l’ai sauvé ! » 725.

» Aussitôt, noble rejeton de Bharata, les deux illustres filles du roi de Kâçi, s’étant approchées de l’enfant, s’empressèrent de l’abreuver avec les ruisseaux de leurs seins.

» Joyeux à la vue de toutes ces merveilles, le roi fit alors cette demande à la Rakshasî, qui avait dépouillé ses formes de Démon et qui semblait une femme d’or : 726-727.

« Qui es-tu, toi, qui ressembles à la corolle d’un lotus et qui m’as fait présent d’un fils ? Parle à ta volonté, noble dame[2] ; tu es pour moi l’image d’une Divinité. »

« Je suis, pour te servir, lui répondit-elle, une Rakshasî, nommée Djarâ, qui change de forme à volonté. J’ai habité tranquille et honorée dans ton palais, Indra des rois.

» Je suis la Rakshasî, qui se tient sans cesse dans chaque maison des hommes. Jadis l’Être-existant-par-lui-même m’a créée sous le nom de Grihadévl, la Déesse des maisons. 728-729-730.

» Je fus établie avec des formes célestes pour la ruine des Dânavas. Quiconque me baise dévotement avec mes fils dans son aiguière, moi, douée d’une immortelle jeunesse, que l’abondance règne dans sa maison ! autrement, qu’il se précipite à sa perte ! Je suis restée continuellement sous ton toit, seigneur, baisée dans l’aiguière, environnée de mes nombreux fils, honorée avec des parfums, des fleurs, de l’encens, des mets et des breuvages. 731-732-733.

» Aussi, ma pensée n’est-elle jamais un instant sans chercher quels services je puis te rendre ; j’ai vu ces deux parts de ton fils, homme juste ; 734.

» Je les ai réunies, le Destin m’y poussant, et de-là vint ce jeune prince ; mais je n’ai été ici, grand roi, que l’instrument de ta bonne fortune. 735.

» Je puis dévorer le Mérou : combien plus ton enfant ! Mais je te le rends, satisfaite des hommages, que j’ai recueillis dans ta maison. » 736.

» À ces mots, sire, elle disparut ; et le monarque de rentrer dans son palais, tenant le royal nourrisson dans ses bras. 737.

» Le prince fît alors pour cet enfant ce qui était à faire, et il institua chez les Magadhains la grande fête de la Rakshasî. 738.

» Ce père égal au suprême ayeul des créatures composa un nom pour son fils : « Comme Djarâ, dit-il, a rejoint, sandhita, ses deux portions, qu’il soit appelé Djarâsandha ! » 739.

» L’enfant à l’éclatante splendeur du roi des Magadhains grandit tel que le feu, où le sacrificateur verse le beurre clarifié ; doué de force et de majesté, il faisait la joie de son père et de ses mères, comme la lune celle du monde dans sa phase lumineuse. 740.

» Après qu’il se fut écoulé un certain espace de temps, le vénérable Tchandakaâuçika aux grandes pénitences revint chez les Magadhains. 741.

» Enchanté de cette visite, Vrihadratha sortit à la rencontre de l’arrivant, avec ses ministres, ses officiers, ses épouses et son fils. 742.

» Ce roi l’honora, auguste Bharatide, avec un arghya, de l’eau pour se laver les pieds, de l’eau pour se purifier la bouche, et lui présenta son fils, accompagné du royaume. 743.

» Quand il eut reçu du monarque ces hommages, le vénérable rishi d’une âme joyeuse parla, sire, en ces termes au prince Magadhain : 744.

« Mon regard céleste m’avait déjà fait connaître, sire, toutes ces choses ; mais écoute, Indra des rois, ce que sera ton fils. 745.

» Il aura la beauté, le courage, une force inébranlable : ces dons brillants élèveront ton fils, il n’y a nul doute, au comble de l’excellence. 746.

» Son héroïsme le rendra maître de l’univers, et les princes n’atteindront jamais à la vigueur, dont il est doué, 747.

» Comme les oiseaux ne peuvent suivre dans son essor le vol de Garouda ! Ses ennemis courront à leur perte ! Les traits lancés contre lui, fussent-ils envoyés par les Dieux mêmes, ne pourront ouvrir dans son corps une blessure, comme la rapidité d’un fleuve n’en peut faire à une montagne ! Son front, tel que le soleil ravit la splendeur à toutes les autres lumières, flamboiera, éclipsant tous les fronts couronnés ! Les rois, qui oseront l’attaquer avec des chars, des armées, des richesses, se précipiteront à la mort comme les sauterelles dans le feu ! 748-749-750.

» Tel que la mer engloutit les rivières et les fleuves, dont les saisons pluvieuses ont grossi les eaux, tel il engloutira les plus brillantes fortunes de tous les rois. 751.

» Monarque à la grande force, il portera, comme il sied, les quatre castes, ce qui est dans la lumière et ce qui est dans l’ombre : ainsi la terre féconde porte également tous ses fruits. 752.

» Tous les rois des hommes marcheront soumis à la puissance de ses ordres, comme les créatures animées à la puissance du vent, qui est l’âme de tous les êtres. 763.

» Ce Magadhain, il verra de ses yeux dans tous les mondes Roudra en personne, Hara, le Grand-Dieu, celui qui donna la mort au Démon Tripoura. » 754.

» Quand il eut parlé de cette manière, l’anachorète, songeant à ses vœux, donna congé au roi Vrihadraha, la terreur des ennemis. 755.

» Rentré dans sa ville, environné de ses amis et de ses parents, le souverain du Magadha fit alors conférer le sacre à son fils Djarâsandha. 756.

» Ce moment lui fit goûter les joies d’une félicité suprême. Aussitôt qu’il eut sacré Djarâsandha, le roi, suivi de ses deux épouses, se retira dans la forêt de pénitence. Dans le temps que son père et ses mères vivaient au sein des bois, Djarâsandha, par sa vigueur, soumit les rois de la terre à sa puissance. » 767-758.

Vaîçampâyana dit, reprenant à Krishna le fil de sa narration :

« Après un certain laps de temps écoulé, le monarque. hôte du bois de pénitence, monta au Swarga avec ses épouses recevoir la récompense des macérations, qu’il s’était infligées. 759.

Le roi Djarâsandha lui-même, suivant la parole de Kaâurika, obtint cet empire universel, accomplissement de la grâce accordée. 760.

Le Vasoudévide alors ôta la vie à Kansa, le maître de la terre, et cette enfanta une haine acharnée entre son beau-père et Krishna. 761.

Le vigoureux Magadhain fit tourner sur sa tête cent fois moins une, Bharatide, sa massue, qu’il envoya de Girivraja, sa capitale, tomber au loin. 762.

La resplendissante massue de franchir cent yodjanas moins un et d’arrêter sa chute dans Mathourâ, la résidence de Krishna aux actions merveilleuses. 763.

Cet événement fut alors exactement raconté par ceux des citadins, qui en furent les témoins, et l’endroit voisin de Mathourâ, où l’arme tomba, fut appelé la Borne-dela-massue[3]. 764.

Djarâsandha était soutenu par Hansa et Dimbhaka, deux véritables arsenaux, versés dans les Traités de politique et les plus intelligents des sages dans les conseils. 765. Je t’ai parlé déjà de ces héros à la grande force. Eux trois, c’est mon sentiment, ils étaient capables de faire tête aux trois mondes. 766.

C’est pour cela, héroïque et grand roi, que des raisons de politique avaient forcé les puissants Andhakas, Vrishnides et Koukouras à supporter ce tyran. 767.


  1. Le plus grand des hommes, un des noms de Vishnou.
  2. Le texte porte : kaçyâni, il est évident qu’il faut : kalyâni. Cette édition de Calcutta est souvent assez défectueuse. Dans la 758e stance, elle écrit akakote siècle, au lieu de akabote siècle, faciebat, troisième personne de l’imparfait.
  3. N’y aurait-il point là quelque réminiscence altérée de la chûte d’un aérolithe ?