Le Major Pipe et son père/1

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Arthème Fayard et Cie (p. 7-27).


I

Ce soir-là, Barbet entra au journal d’un pas lourd de fatigue. Il avait au front un pli de mécontentement. Il monta l’escalier d’un pied agressif, qui tapait contre les marches. Dans l’ombre du palier, il croisa deux confrères qu’il fit semblant de ne pas voir. Enfin, devant la table du garçon, sans dire bonjour, il demanda :

— Le patron est seul ?

— M’sieur Barbet, l’a du monde.

— Naturellement !

Il jeta sur la banquette sa canne et son chapeau.

Le garçon, une couleuvre, habillé de vert avec des boutons en métal plat, s’étira, et de cette voix engourdie de paresse qu’ont tous les garçons de journaux parisiens :

— M’sieur Barbet l’a l’air las. Quoi donc qu’arrive ? M’sieur Barbet, la jeunesse du journal !

Barbet fit son regard mauvais ; il reprit d’un ton dur :

— Une hirondelle ne fait pas le printemps.

La couleuvre tenta de réfléchir sur cet aphorisme ainsi présenté. Ne saisissant qu’à demi, il affirma : « Bien sûr… »

Mais Barbet, lui, comprenait. Il voulait dire :

— Quoique je sois Barbet, on se fiche de moi dans cette maison !

Il sentait en lui une montée d’amertume.

Il était à une de ces minutes où, dans un corps rompu, le cœur ne trouve aucune joie d’amour-propre pour se reprendre et mieux rebattre. Après dix ans de services, et quels services ! — car chaque fois qu’il y avait un coup fort à donner, c’était lui, Barbet, qu’on appelait pour enfoncer la chose dans la tête du public : affaire scandaleuse de la fabrication du diamant, avec interview du Ministre des Finances ; l’histoire du Président de la République lui confiant : « J’en ai plein le dos ! Si c’est ça, il vaut mieux un roi ! » ; trois semaines avant la guerre, la visite aux forts de l’Est, d’où il était revenu, jetant ce cri d’alarme : « Français, défendez-vous ; vous n’êtes pas défendus ! » ; et quinze autres qui avaient fait le succès du journal, — eh bien, après dix ans de services de cette nature, il n’était toujours rien, il gâchait ses journées à traîner Paris et les Ministères, pour aller poser des questions idiotes, auxquelles, pertinemment, il savait qu’on ne pourrait répondre ; puis lorsqu’il rentrait au journal, il trouvait une maison indifférente, chacun à ses affaires, personne pour l’accueillir, et dans l’escalier des camarades qui ne voulaient pas le reconnaître… Ah ! il avait le cœur sur les lèvres… surtout quand il considérait son chapeau, acheté la veille, chapeau de vingt francs, en poils de chèvre du Thibet ou quelque animal de cette espèce-là, garanti insensible à la pluie : le temps de traverser la place de l’Opéra, un nuage avait crevé, et il arrivait avec un galurin mou comme un accordéon… Il y a des jours, vraiment !…

— Mondauphin, déclara-t-il au garçon, si je ne me retenais pas, je planterais tout là !

— V’là dix ans que je répète la même chose, reprit l’autre, bâillant.

— Ici, quels égards a-t-on pour moi ? continua Barbet. Qu’ai-je à espérer ?

— Oh ! fit Mondauphin, y a le public qui vous gobe.

— Le public ? Des crétins ou des poires ! Chaque fois qu’on m’écrit, ce sont des ordures… Lis…

Il sortit des papiers de sa poche.

— « Monsieur le Rédacteur, vous êtes ce qu’on appelle vulgairement un veau… » ; ça pour un article où je disais que les femmes de France sont sublimes ; « Vieux hideux, voulez-vous que j’aille vous fesser ? », parce que j’ai vanté l’effort des usines ; et celle-ci, rien qu’un mot : cinq lettres, de vingt centimètres et en ronde. Voilà, mon vieux, le public !

— Sans blague ?

Mondauphin s’était levé ; il devenait ce que doit être, à certaines heures, tout garçon d’un journal : le confident, — soit semeur de panique, soit consolateur, selon le moment, la personne et ce qu’il surprend entre deux portes.

— M’sieur Barbet, le patron, pas plus tard qu’à midi, j’entrais, j’y portais une carte ; l’était occupé sur l’canard de ce matin, et il ronchonnait seul, vous savez, en se frigoussant le menton. Eh bien, — c’est pas du chiqué, ni pour vous faire plaisir, j’ai pas à vous passer de pommade, j’attends rien de vous…

— Mondauphin, je sais.

— Donc, c’est pour dire, ça s’rait l’contraire, j’rapporterais l’contraire…

— Je te connais.

— Il lisait vot’ article et l’a dit comme ça (s’occupait pas de moi, on peut circuler autour, il s’en fout), l’a dit comme ça : « Quand même, Barbet, l’est unique, c’bougre-là, pour mettre les pieds dans le plat ! »

— Dans le plat ? Ben, il se payait ma tête !

— Oh ! Permettez : je connais le ton comme l’a dit : « L’est unique ! »

— Pour mettre les pieds dans le plat !… Mondauphin, il n’y a rien à attendre de lui… pas plus que des autres ! On se crève le tempérament, et on récolte çà !

Il fit claquer son ongle sur ses dents.

— Alors, dit Mondauphin découragé, si vous voulez pas comprendre…

— Et puis, je m’en fiche et m’en contre-fiche ! Qui a-t-il chez lui ?

— Un officier en liaison avec les Anglais.

— Avec les ?… Ah ! je voudrais le voir encore, ce coco-là, pour lui faire compliment… Les Anglais, Dieu de Dieu !

Il avait repris sa canne, la serrait, et, levant les yeux :

— En voilà une amitié, qui est une trouvaille ! Quel pays d’idiots, cette France ! Quand on pense qu’on va se laisser dévorer par ces lascars-là, qui nous chiperont notre commerce, qui ne démarreront pas de nos côtes, qui sont en train de nous fabriquer des petits Anglais dans tous les départements, et nous, béats, faisons la risette, nous grisons avec des phrases, et répétons comme des perroquets : « Les chics Anglais ! Les braves Anglais ! » parce qu’ils ont de la marmelade et des couteaux à ficelle ! Au début, les belles Madames ne pouvaient pas se contenir… ; maintenant, ce délire gagne la presse… Ouvre n’importe quel canard : tous les jours, panégyrique de deux colonnes sur ces messieurs, avec qui nous nous dépeçons depuis toujours, qui ont grillé Jeanne d’Arc, fait crever Napoléon… Seulement, ils ont eu Édouard VII qui adorait les bouis-bouis de Paris ; alors, ça nous a conquis, et nous en bavons ! Qu’ils fassent maintenant ce qui leur plaît ! Et ils ne s’en privent pas… « Comme ils sont bons ! Ah ! qu’ils sont braves ! Songez donc : Ils sont venus à notre secours ! » Je pense bien ! Si un boucher a des moutons, il se trémousse pour les ôter de la gueule du loup : seulement il les bouffe après !

Barbet soufflait de rage. Et Mondauphin, appuyé à la table, répétait dans sa torpeur :

— Vous croyez ? Ah !… c’est malheureux quand même !

Barbet se dressa.

— D’où est-ce que je viens, à la minute ? Du Ministère du Ravitaillement. Et qu’est-ce que j’ai appris ? Eh bien, on va crever de faim !

— Sans blague ? dit encore le garçon.

— Dans un mois — tu entends, un mois — nous n’aurons plus ni farine ni viande ! Parce que tous les bateaux s’en vont au fond de l’eau… comme ça…

Il s’affaissait, soulignant d’une mimique ses paroles, prenant l’air niais et puéril.

— Et qui est-ce qui n’empêche aucun bateau de couler ? l’Angleterre ! Qui est-ce qui n’en fiche pas une datte ? l’Angleterre ! Mais qui est notre admirable alliée ? l’Angleterre ! Et sur qui nous demandera-t-on un cinq centième article tout à l’heure ? Sur l’Angleterre ! Ah ! ah ! cette fois-ci, qu’il compte sur moi, le patron ! Je vais le voir, je l’attends, je l’attendrai ce qu’il faut !

Il marchait de long en large, fauchant l’air de sa canne.

— Je lui redirai les paroles du Ministre : « Avec les sous-marins boches, monsieur, c’est la famine du monde ! Quant aux Anglais : des impuissants ! » Et allez donc ! Alors assez de délayages, hein, sur leurs régiments de mules, leurs harnachements neufs, leurs hangars de corned beef, leurs « Crèmes de Menthe », et tout leur tremblement de balançoires qui n’émeut plus que des potards de province, rendus gâteux par la lecture des magazines ! Je ne suis pas un optimiste, moi ! ni un pessimiste, moi ! mais je suis un réaliste, moi ! Des faits… connais que ça !

Maudauphin approuvait de la tête. Barbet se rassit, et avec un rire de gorge :

— Vingt ans de journalisme, ça donne tout de même une petite expérience des choses et des gens !

Il se remit debout, enfonça son chapeau sur sa tête, et commanda :

— Mondauphin, préviens le patron que je suis là ! Ton officier anglais, je m’en bats l’œil !

— M’sieur Barbet, c’est peut-être pas un Anglais ; l’est habillé moitié français, mais dit comme ça qu’il est en liaison avec les Anglais.

— Annonce que je suis là ! Il ne me fait pas peur : moi, je suis en liaison avec les Français. Allez, annonce, et ajoute que je suis pressé.

— Je veux bien, grogna Mondauphin.

Il disparut. Barbet s’épongeait.

Une jeune femme entra dans l’antichambre.

— Monsieur le Directeur ?

— Madame, dit Barbet sèchement, je ne suis pas directeur.

— Monsieur, je le demande.

— Madame, reprit Barbet sèchement, je ne suis pas garçon.

Mondauphin revenait en courant.

— Il vous attend !

— Ah ?

Le visage de Barbet s’éclaira.

— Tout de même !

Le garçon souffla encore :

— Il parle justement des Anglais.

— Parfait !

Et d’un pas sûr, boutonnant son veston, tirant les manchettes, Barbet entra dans le cabinet du patron.

Le patron était un homme massif, ventru, aux épaules lourdes, avec des cheveux laineux et frises sur les tempes. Un large visage commun, maussade et déliant, dans lequel deux petits yeux clignotaient, comme pour mieux voir sans être vus. C’était une magnifique canaille, dont la maîtrise stupéfiait. Avare de ses mots comme de ses regards, il savait surtout écouter pour profiter des défaillances et y opposer son sang-froid.

Quand Barbet entra, ses yeux seuls bougèrent. Puis, d’une voix pointue :

— Je vous ai fait demander trois fois.

— Patron… j’arrive.

— Je vous présente le capitaine Renaudin, attaché à l’armée britannique ; il a fait beaucoup pour le rapprochement de nos deux pays.

Barbet s’inclina : il était devenu timide et respectueux.

— Barbet, fit le patron, sans même le regarder cette fois, avec une voix encore plus menue, vous savez qu’il faut, de plus en plus, faire toucher au public l’effort colossal de la nation anglaise.

Barbet aperçut le capitaine Renaudin, raide, comme s’il présentait les armes au discours du patron. Une générosité subite l’envahit ; il répondit d’une voix chaude :

— Patron… à vos ordres.

— Il me semble, reprit le patron, se grattant le nez, que vous parlez l’anglais comme le français ?

— Je… j’ai appris l’allemand, reprit Barbet.

— Ah ?… Enfin, le capitaine Renaudin offre au journal une invitation pour un rédacteur… invitation qui permettra de visiter le front, puis l’Angleterre.

Barbet rajusta sa cravate. Le patron toussota, et le fixant des yeux :

— C’est vous que j’ai désigné.

Barbet respira largement.

— Vous allez vous mettre en rapport avec le capitaine, qui vous donnera les détails du voyage. Pas un sou à débourser : le quartier général anglais, et, de l’autre côté de l’eau, le Gouvernement, vous recevront. Vous partez dans deux jours, restez une dizaine, rapportez des articles. Ça va ?

— Oh ! bredouilla Barbet, je… serais difficile si ça n’allait pas.

— Alors, entendu… Messieurs, je suis obligé de vous quitter. Mon capitaine, je vous remets entre les mains aimables de Barbet. Encore merci, et mes excuses de n’avoir pu vous donner le rédacteur que vous demandiez.

Barbet avait dressé l’oreille.

Le patron marcha jusqu’à la porte avec un dandinement roublard. Il dit encore :

— Avec Barbet ce sera tout de même bien.

Et ces messieurs se trouvèrent dans l’antichambre, seuls.

Barbet entraîna le capitaine. À Mondauphin, il fit un bonsoir protecteur qui voulait dire : « Je le tiens ! » Puis dans la rue, il dit :

— Nous serions mieux au café pour causer.

— Oh ! monsieur, reprit le capitaine, qui était un homme long, maigre et pâle, je n’ai pas soif… Ce n’est pas moi qui connais les détails… Je vous indiquerai qui aller trouver… Excusez-moi, monsieur… j’ai eu des fièvres… je ne peux pas boire.

Il parlait nerveusement. Barbet fut impressionné par cet homme à l’air douloureux. Et il dit :

— Mon capitaine, je n’insiste pas… Voulez-vous un crayon ?… Vous en avez un… merci… Je tiens à vous dire seulement, — si le patron l’a omis, le patron est toujours pressé, — qui je suis, ce que j’ai fait, et ce que je crois pouvoir faire. La mission que, grâce à vous, l’on me confie, est grave ; je ne voudrais pas que vous pensiez…

— Monsieur, reprit le capitaine, je ne pense que du bien ; voici l’adresse de l’Intelligence anglaise, où l’on vous donnera votre programme ; et tout ira le mieux du monde.

— Mon capitaine, fit Barbet, j’espère justifier votre confiance. C’est moi qui, il y a cinq ans, ai soulevé l’affaire de la fabrication du diamant, à laquelle, vous vous en souvenez, un ministre a été mêlé…

— Monsieur, dit le capitaine, je suis doublement heureux. Je vous présente mes hommages.

— Mon capitaine, croyez-moi tout à vous… C’est encore moi qui, trois semaines avant la guerre, ai visité les forts de l’Est…

— Tout à fait honoré, fit le capitaine.

Il lui prit la main, salua, puis s’éloigna.

Barbet dans un gloussement ravala la fin de sa période. Il regarda l’autre s’enfuir ; et il lui avait trouvé si bon air qu’il attribua cette brusquerie a de l’étrangeté ; puis, ne pensant qu’à la chance qui lui était échue, ragaillardi, ne sentant plus la fatigue, se moquant même de son chapeau (qu’est-ce que c’est, un chapeau !) il héla un taxi et donna son adresse.

Dans la voiture, il prépara deux ou trois phrases à dire à sa femme, dont il prévoyait l’étonnement satisfait. Et pour avoir l’air d’un homme fort, d’avance il contenait sa joie. Elle était grande pourtant. Ce voyage imprévu comblait ses vœux, noyait son ennui, guérissait son découragement. Il allait remuer, changer d’air. Enfin ! Tous les autres, dans ce journal, s’en allaient aux quatre coins du monde ! Il y avait bien la phrase du patron qui le vexait : « Tous mes regrets, capitaine, de ne pas vous donner qui vous demandez. Barbet, ça sera bien quand même ». Quelle brute, cet homme, avec ses airs jésuites ! Mais Barbet ne s’attardait plus à ces petites piqûres d’amour-propre, et s’affirmait à soi-même que l’expérience avait tué sa vanité : « Je suis réaliste ; donc, je m’en tiens aux faits. Le fait, c’est que je pars. Au diable le reste ! »

Il y avait bien aussi qu’on l’expédiait en Angleterre, juste au moment où il voulait manger de l’Anglais. Mais cela, encore, il savait l’accommoder pour que ses idées, tant bien que mal, eussent l’air en ordre. Il pensait :

— Je n’ai aucune sympathie pour eux, mais… je ne suis ni un abruti ni un intransigeant : je ne demande qu’à voir. Ce voyage, je l’accepte avec « l’esprit scientifique » sans prévoir où il me mènera, et… il se peut qu’il confirme simplement l’opinion que j’ai déjà.

Mais heureux de partir, d’aller vers un pays et des gens nouveaux, d’entreprendre un voyage avec tout ce que ce mot contient de promesses et d’aventures, même pour un journaliste de quarante-cinq ans, dans sa bonne humeur, aussitôt il ajoutait :

— D’ailleurs, je suis prêt à revenir sur cette opinion : affaire à eux !

Dès qu’il arriva chez lui, il demanda à la bonne :

— Madame n’est pas là ?

— Non, monsieur.

— Ça, c’est fort !… Il est sept heures : qu’est-ce qu’elle fabrique ?

Il arrivait très digne, prêt à faire son effet. Rentrée manquée.

De dépit, il allait se mettre à la fenêtre, mais il réfléchit que si sa femme, de la rue, l’apercevait, il aurait l’air pressé de lui annoncer une chose qui, en somme, était arrivée déjà à beaucoup d’humains : être envoyé chez les Anglais, encore que… il y a la façon. Lui, c’étaient les chefs de l’armée, puis le Gouvernement qui allaient le recevoir. Mission officielle ; il pouvait tout de même en concevoir quelque orgueil. Tous les honneurs, sur cette terre, ne sont que vanité, mais sous peine d’être dévoré, il faut tenir son rang, et on ne doit pas avoir peur de dire qui on est : le monsieur qui a fait ceci, cela, parfaitement… et qui n’a pas quarante-cinq ans pour des prunes ! Le passé, ça compte ! Et ça mérite qu’on soit choisi un jour par… ma foi, par le pays (la Presse, c’est l’expression du pays) pour aller étudier un grand peuple voisin (il peut avoir des défauts ; c’est un grand peuple). Le tout c’est d’être loyal et de dire carrément à ses compatriotes : « J’ai vu ça, et je conclus ça. »

Seul, dans son bureau, il se murmurait ces vérités, allant d’un fauteuil à l’autre en attendant sa femme.

Elle rentra, poussa la porte, passa le nez et fit : « Bonjour… » de cet air détaché qu’elle avait pour un mari dont les pensées, les écrits et les gestes lui étaient devenus indifférents.

C’était une grande femme rousse, au visage volontaire et mécontent, dont les yeux verts exprimaient surtout le dépit et le dédain. Mais quand elle était calme, dès qu’un événement heureux la détendait, elle était assez jolie à cause de sa taille cambrée, de sa fierté naturelle et de l’ardeur de ses cheveux. Dans sa première jeunesse, elle avait cru au génie de Barbet. Elle l’avait épousé, se disant : « Je le pousserai ; il percera ! » Et elle avait vu percer… les autres, d’abord avec une rancœur qui redonna de l’énergie à son amour. Elle les méprisait, ces chanceux, continuant d’avoir foi en son mari, qui était habile à la parole, prompt à écrire, dont la personne enfin était agréable, puisque c’était un blond appétissant, au visage clair, un peu gras, de peau tendre, avec des yeux francs et une barbiche Louis XIII qu’il avait voulu raser vingt fois, mais que sa femme défendait de toute son énergie, répétant : « Ça te fait une tête ! Il te faut une tête ! » Puis, elle s’était lassée, même de cette tête, et il ne lui restait plus qu’une très vague confiance dans les moyens de cet homme, à qui elle répétait un jour sur deux, en haussant les épaules :

— Tu te laisses marcher sur le ventre ! Ta carrière, c’est de faire celle des autres !

Alors, il jouait au philosophe :

— Ma pauvre amie, gloire de Paris, réputations mondaines, bruit que font les perruches autour de votre nom, tout ça c’est moins que rien ! J’ai mes livres, un ou deux amis ; ça me suffit bougrement !

Mais elle pinçait les lèvres et s’aigrissait.

Pourtant elle restait avide de mettre en valeur ce mari trop mou : elle avait besoin que Barbet fût distingué, choisi, honoré. La nouvelle du voyage en Angleterre l’épanouit.

Elle était redevenue presque amoureuse lorsqu’elle se laissa embrasser, et Barbet, tout de suite, sentit quelle joie il ferait à son orgueil de femme en lui apprenant qu’il allait là-bas à la place d’un autre. Avec un confrère, il se fût humilié par cette indication. Sa femme s’écria : « Bravo ! Raconte : qui devait y aller ? »

— Le patron, reprit Barbet, a dit à cette espèce d’officier qui était là, un type fatigué, nerveux, incapable d’écouter : « Je ne peux vous donner que Barbet » ; puis il a cligné de l’œil : « Vous ne perdrez pas au change ! »

— Je le crois, fit sa femme.

Elle s’assit, croisa les jambes.

— Quand pars-tu ?

— Après-demain.

— Qui te reçoit ?

— Le Gouvernement.

— Qui est-ce qui paye ?

— Le Gouvernement.

— Ah ! Ah ! ton oncle prétend qu’il n’y a plus de missions officielles !…

— C’est-à-dire, fit Barbet, plissant le front… ce n’est pas commode à obtenir.

— Bien entendu, et ce n’est pas ton oncle avec son strabisme dans les yeux et dans les idées… mais pour un homme qui sait voir et rendre, ça va être de premier ordre, ce voyage !

Barbet s’assit sur ces mots. Une minute ils songèrent. Barbet se releva.

— Seulement, il faut que je me nippe un peu bien.

D’abord elle, dit : « Oh ! oui ! » Puis elle risqua :

— Le journal pourrait te défrayer…

Il répondit vivement :

— Mais je ne me ferai pas faute de leur coller ma note au retour !

Et, parlant haut, il se sentait le courage d’un homme qui règne parmi des projets, dont la réalisation, avec ses difficultés, est encore heureusement lointaine. Quand on se figure un caissier, on est superbe d’audace. Lorsqu’on lui parle, penché dans le petit guichet de sa caisse, il arrive qu’on devient moins vaillant.

— Le journal paiera ! redit fortement Barbet.

Mais à se l’affirmer une seconde fois, il eut de la réalité une vision plus nette. Alors, il se tut ; puis :

— Tu ne sais pas ce qu’il y aurait de mieux ?

— Non.

— Que le journal paye, bien : il me le doit ; mais s’habiller… chiquement, en Anglais, avec des raffinements puérils, peuh ! Je suis Français, moi : je voyagerai tel que je suis !

Sa femme répliqua vite :

— Parbleu !

Elle le trouvait ainsi qu’elle l’avait toujours voulu : décidé. Elle dit :

— Tu n’as qu’à emporter ton habit, au cas où tu aurais un grand dîner…

— J’aurai sûrement un grand dîner. Et je veux voir Lloyd George.

— Je t’envie !

— Lui, vraiment, c’est une figure !

Et Barbet pensait tout bas : « J’en suis une aussi… d’un autre genre. »

Il se sentait le pied ferme, l’esprit équilibré. Il vivait une de ces heures où, attendri par la chance, on juge tout au travers de son illusion. Il se mit à la fenêtre, et d’une voix qui faisait chanter les mots :

— Quelle soirée charmante !

Puis il calcula :

— Absent dix jours : je ferai quinze articles. À cent francs l’article, hé ! hé ! Et sans doute on m’augmentera… Ce n’est pas mal, tu sais, ce qui nous arrive !

Puis, caressant sa barbiche :

— Je n’aime pas me vanter, mais fouille les journaux ; c’est la première fois, depuis la guerre, qu’un homme impartial, avec des yeux neufs, va regarder de près les Anglais.

Sa femme, sur ces mots, l’embrassa, et elle y mit une bonne tendresse qu’elle n’avait pas eue depuis des années :

— Alors… tu te distingueras, mon chou ?

Mon chou : il n’était plus habitué à ces puérilités affectueuses. Il lui prit la main, et il dit, clignant de l’œil :

— Si les Anglais sont des faiseurs, je l’écrirai, moi, tu entends, en toutes lettres, — aussi vrai que je m’appelle Barbet, et que tu es ma petite cocotte !