Le Majorat (trad. Loève-Veimars)/Chapitre VII

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Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (1p. 92-101).


CHAPITRE VII.


Avec quels battemens de cœur, avec quels tressaillemens j’ouvris la chambre où je devais la trouver !

Mademoiselle Adélaïde vint joyeusement à ma rencontre. La baronne, déjà complètement habillée pour le bal, était assise d’un air rêveur devant la caisse mystérieuse où dormaient les sons que je devais éveiller. Elle se leva dans un tel éclat de beauté que je pus à peine respirer.

— Eh bien ! Théodore… (Selon la bienveillante coutume du Nord qu’on retrouve au fond du Midi, elle nommait chacun par son prénom.) Eh bien ! Théodore, me dit-elle, l’instrument est arrivé. Fasse le ciel qu’il ne soit pas tout-à-fait indigne de votre talent !

Dès que j’en ouvris la boîte, une multitude de cordes s’échappèrent, et au premier accord, toutes celles qui étaient restées tendues rendirent des sons d’une discordance effroyable.

— L’organiste a encore passé par là avec sa main délicate, dit mademoiselle Adélaïde en riant ; mais la baronne, toute découragée, s’écria : — C’est cependant un grand malheur ! Ah ! ne dois-je-donc avoir aucun plaisir ici ?

Je cherchai dans la case de l’instrument, et je trouvai heureusement quelques rouleaux de cordes, mais pas une clef d’accordeur.

Nouvelles lamentations.

— Toute clef dont le tuyau pressera la cheville pourra servir, leur dis-je, et aussitôt la baronne et Adélaïde se mirent à courir de tous côtés. En un instant un magasin complet de clefs se trouva devant moi sur la table d’harmonie.

Je me mis alors activement à l’ouvrage. Mademoiselle Adélaïde et la baronne elle-même s’efforçaient de m’aider en essayant chaque clef tour à tour.

— En voici une qui s’ajuste ! elle va, elle va bien ! s’écrièrent-elles avec transport. Et la corde tendue jusqu’à l’accord pur se brisa avec bruit et les fit reculer avec effroi. La baronne reprit de ses doigts délicats le fil d’archal, le renoua, et me tendit complaisamment les rouleaux de cordes à mesure que je les développais. Tout à coup l’une d’elles s’échappa et se perdit à l’extrémité de la chambre ; la baronne poussa un soupir d’impatience, Adélaïde courut en riant la chercher ; et à nous trois, nous la rattachâmes pour la voir se briser encore. Mais enfin tous les numéros se trouvèrent, les cordes furent attachées, et les sons maigres et confus commencèrent à se régler et à se changer en accords pleins et harmonieux.

— Nous avons réussi ! l’instrument est d’accord ! me dit la baronne avec un doux sourire.

Que cette peine prise en commun effaça promptement entre nous la timidité et la gêne des convenances ! une confiance familière s’établit aussitôt et dissipa l’embarras qui m’accablait comme un fardeau pesant. Le pathos qui accompagne d’ordinaire l’amour timide était déjà loin de moi, et lorsqu’enfin le piano-forté se trouva d’accord, au lieu, comme je me l’étais promis, d’exprimer ce que j’éprouvais par des improvisations, je me mis à exécuter des canzonnettes italiennes. Tandis que je répétais mille fois senza dite, sentimi idol mio et morir mi sento, les regards de Séraphine s’animaient de plus en plus. Elle s’était assise tout près de moi, et je sentais son haleine se jouer sur ma joue. Elle se tenait le bras appuyé sur le dossier de mon fauteuil, et un ruban blanc, qui se détacha de sa coiffure de bal, tomba sur mon épaule, et flotta quelque temps balancé par ses doux soupirs.

Je m’étonne encore d’avoir pu conserver ma raison !

Lorsque je m’arrêtai en essayant quelques accords pour chercher un nouveau motif, Adélaïde, qui était assise dans un coin de la chambre, vint s’agenouiller devant la baronne ; et prenant ses deux mains, elle les pressa dans les siennes, en disant : — O ma chère baronne ! Séraphine, chantez aussi, de grâce !

La baronne répondit : — À quoi penses-tu donc, Adélaïde ? Comment, tu veux que je me fasse entendre après notre virtuose !

C’était un tableau ravissant que de la voir semblable à un enfant honteux, les yeux baissés, rougissant, et combattue tout à la fois par l’embarras et le désir.

Je la suppliai à mon tour ; et lorsqu’elle eut parlé des chansons courlandaises, les seules qu’elle sût, dit-elle, je ne lui laissai de repos que lorsqu’elle eut promené sa main gauche sur le clavier, comme par manière d’introduction. Je voulus lui céder ma place ; elle s’y refusa absolument, en disant qu’elle n’était pas en état de produire un seul accord. Je restai. Elle commença d’une voix pure et argentine, qui retentissait comme les accens du cœur. C’était une mélodie simple, portant tout-à-fait le caractère de ces chants populaires qui pénètrent si profondément dans l’âme, qu’en les entendant on ne peut méconnaître la haute nature poétique de l’homme. Il se trouve un charme plein de mystère dans les paroles insignifiantes de ces textes, qui sont en quelque sorte l’hiéroglyphe des sentimens qu’on ne peut exprimer. Qui ne pense avec bonheur à ces canzonnettes espagnoles, dont les paroles n’ont guère plus d’art que celle-ci :

« Je m’embarquai sur la mer avec celle que j’aime ; l’orage nous surprit, et celle que j’aime se balançait avec effroi. Non ! jamais plus je ne m’embarquerai sur la mer avec celle que j’aime. »

La chansonnette de la baronne ne disait rien de plus que : « Quand j’étais jeune, je dansai à la noce avec mon trésor, » et une fleur tomba de ses cheveux. Je la relevai et la lui rendis en disant : « Eh bien, mon trésor, quand reviendrons-nous à la noce ? » Lorsque j’accompagnai, par des harpéges, la seconde strophe de cette chanson, et que dans mon ravissement j’en devinai la mélodie sur les lèvres de Séraphine, je passai à ses yeux et à ceux d’Adélaïde pour un grand maître, et elles m’accablèrent d’éloges.

L’éclat des lumières de la salle du bal se répandait jusque sur les fenêtres de la chambre de la baronne, et un affreux bruit de trompettes et de hautbois nous annonça qu’il était temps de nous séparer.

— Hélas ! il faut que je m’éloigne, dit Séraphine. Je me levai aussitôt.

— Vous m’avez procuré les plus heureux momens que j’aie jamais passés à R…bourg, me dit-elle. À ces mots elle me tendit la main. Dans mon ivresse, je la portai à mes lèvres, et je sentis tous les nerfs de ses doigts trembler sous mes baisers !

Je ne sais pas comment je pus arriver jusqu’à la salle du bal. Un Gascon disait qu’il craignait les batailles, parce que chaque blessure lui serait mortelle, lui qui n’était que cœur de la tête aux pieds. J’étais exactement comme disait ce Gascon ; un attouchement me tuait. La main de Séraphine, ses doigts tremblans avaient pénétré en moi comme des flèches empoisonnées. Mon sang brûlait dans mes artères !