Le Majorat (trad. Loève-Veimars)/Chapitre XV

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Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (1p. 154-159).


CHAPITRE XV.


Dans une nuit orageuse de l’automne de 1760, un fracas violent réveilla tous les domestiques de R…bourg de leur profond sommeil. Il semblait que tout l’immense château s’abîmait dans ses fondemens. En un clin d’œil tout le monde fut sur pied, et chacun accourut, une lumière à la main. L’intendant pâle, effrayé, arriva aussi ses clefs à la main. Mais la surprise fut grande lorsque, s’acheminant dans un profond silence, on traversa tous les appartemens sans y trouver la moindre apparence de désordre.

Un sombre pressentiment s’empara du vieil intendant. Il monta dans la grand’salle, auprès de laquelle se trouvait un cabinet où le baron Roderich de R… avait coutume de se coucher lorsqu’il se livrait à ses observations astronomiques. Mais, au moment où Daniel (ainsi se nommait l’intendant) ouvrit cette porte, le vent, s’engouffrant avec bruit, chassa vers son visage des décombres et des pierres brisées. Il recula avec horreur, et laissant tomber son flambeau, qu’une bouffée de vent avait éteint, il s ecria : — Dieu du ciel ! le baron vient de périr !

En ce moment, des cris plaintifs se firent entendre de la chambre du baron. Daniel trouva les autres domestiques rassemblés autour du cadavre de leur maître. Il était assis sur un fauteuil doré, richement vêtu, et avec autant de sérénité que s’il se fût simplement reposé de son travail. Mais c’était la mort que son repos. Lorsque le jour fut venu, on s’aperçut que le dôme de la tour s’était écroulé. Les lourdes pierres qui le composaiejît avaient brisé le plafond et le plancher de l’observatoire, renversé par leur double chute le large balcon en saillie, et entraîné une partie de la muraille extérieure. On ne pouvait faire un seul pas hors de la porte de la grand’salle, sans courir le danger de faire une chute de quatre-vingts pieds au moins.

Le vieux baron avait prévu sa mort prochaine, et il en avait donné avis à ses fils. Le lendemain, son fils aîné, Wolfgang, devenu seigneur du majorât, par la mort du baron, arriva au château. Obéissant à la volonté de son père, il avait quitté Vienne immédiatement après en avoir reçu une lettre, et avait fait la plus grande diligence pour revenir à B…bourg.

L’intendant avait fait tendre de noir la grand’salle, et fait exposer le vieux baron sur un magnifique lit de parade, entouré de cierges allumés dans des chandeliers d’argent. Wolfgang monta l’escalier en silence, entra dans la salle, et s’approcha tout près du corps de son père. Là, il s’arrêta, les bras croisés sur la poitrine, contempla, d’un air sombre et les sourcils froncés, le visage pâle du défunt. Le jeune seigneur semblait une statue ; pas une larme ne coulait de ses yeux. Enfin il étendit le bras vers le cadavre par un mouvement presque nerveux, et murmura ces mots : — Le ciel te forçait-il donc à rendre ton fils malheureux ? Puis, il leva les yeux au ciel, et s’écria : — Pauvre vieillard insensé ! le temps des folies est donc passé ! Tu reconnais maintenant que les étoiles n’ont pas d’influence sur les choses de ce monde ! Quelle volonté, quelle puissance s’étend au-delà du tombeau ?

Le baron se tut de nouveau pendant quelques secondes, puis il reprit avec plus de violence : — Non, ton entêtement ne me ravira pas une parcelle du bien qui m’attend ! À ces mots, il tira de sa poche un papier plié, et le tint de ses deux doigts au dessus de l’un des cierges qui brûlaient autour du mort. Le papier, atteint par la flamme, noircit et prit feu. Lorsque la lueur qu’il répandit se projeta sur le visage du défunt, il sembla que ses muscles se contractaient, et que des accens étouffés s’échappaient de sa poitrine. Tous les gens du château en frémirent. Le baron continua sa tâche avec calme, et écrasa soigneusement jusqu’au plus petit morceau de papier consumé qui tombait sur le plancher. Puis il jeta encore un regard sombre sur son père, et sortit de la salle à grands pas.