Le Majorat (trad. Loève-Veimars)/Chapitre XXI

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Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (1p. 198-208).


CHAPITRE XXI.


Le justicier avait en vain compulsé toute la correspondance du vieux Roderich sans trouver une seule lettre, un seul papier qui eût trait aux rapports de Wolfgang avec mademoiselle de Saint-Val. Un soir, il était resté plein de soucis dans la chambre à coucher du défunt baron de Roderich, où il venait de faire de nouvelles perquisitions, et il travaillait à composer un mémoire en faveur du jeune baron. La nuit était avancée, et la lune répandait sa clarté dans la grande salle, dont la porte était restée ouverte. Il entendit quelqu’un monter les escaliers lentement et à pas lourds, avec un retentissement de clefs. V… devint attentif ; il se leva, se rendit dans la grande salle, et s’aperçut que quelqu’un approchait. Bientôt la porte s’ouvrit, et un homme en chemise, tenant d’une main un flambeau allumé, et de l’autre un trousseau de clefs, s’avança lentement. V… reconnut aussitôt l’intendant, et il se disposait à lui demander ce qu’il venait chercher ainsi au milieu de la nuit, lorsqu’il vit dans toutes les manies du vieillard l’expression d’un état surnaturel ; il ne put méconnaître les symptômes du somnambulisme. L’intendant s’avança droit devant la porte murée qui conduisait à la tour. Là, il s’arrêta en poussant un gémissement profond qui retentit dans la salle, et fit frémir le justicier ; puis, posant son flambeau et ses clefs sur le parquet, il se mit à gratter le mur avec ses mains, et employa tant de force, que le sang jaillit de ses ongles ; ensuite il appuya son oreille pour mieux écouter, fit signe de la main comme pour empêcher quelqu’un d’avancer, releva le flambeau et s’éloigna à pas comptés. V… le suivit doucement, tenant également un flambeau à la main. Il descendit les marches avec lui. L’intendant ouvrit la porte du château, entra dans la cour, se rendit à l’écurie, disposa son flambeau de manière à ce que la clarté se répandît régulièrement autour de lui, apporta une bride et une selle, et se mit à harnacher un cheval avec un soin extrême, attachant la sangle avec force, bouclant les étriers à une longueur égale, et visitant le mors à plusieurs reprises. Cela fait, il retira le toupet de crins engagé dans la têtière, détortilla la gourmette, fit sortir le cheval de l’écurie en l’animant par le claquement de langue habituel aux palefreniers, et l’amena dans la cour. Là, il resta quelques instans dans l’attitude d’un homme qui attend des ordres, et promit de les suivre en baissant plusieurs fois la tête. V… le vit alors reconduire le cheval à l’écurie, le desseller, le rattacher au râtelier, reprendre son flambeau, et regagner sa chambre, où il s’enferma au verrou.

Le justicier se sentit saisi d’une horreur secrète ; il s’était commis sans doute quelque horrible action en ce lieu : et, tout occupé de la fâcheuse situation de son protégé, il s’efforçait de tirer sur ce qui venait de se passer quelques indices à son avantage. Le lendemain, dès le matin, Daniel se présenta dans sa chambre pour une affaire domestique. V… le saisit aussitôt par le bras, et lui dit : — Ecoute-moi, Daniel ! il y a long-temps que je veux te consulter. Que penses-tu des embarras que nous cause le singulier testament du baron Hubert ? Crois-tu que ce jeune homme soit véritablement le fils légitime du baron Wolfgang ?

Le vieil intendant, évitant les regards du justicier, répondit : — Bah ! il se peut que cela soit, comme il se peut que cela ne soit pas ; que m’importe ! Soit maître qui voudra ; ce sera toujours un maître.

— Mais, reprit V… en s’appuyant sur son épaule ; toi, qui étais le confident du vieux baron Roderich, tu as dû connaître toute l’histoire de ses fils ? Ne t’a-t-il jamais parlé du mariage que Wolfgang avait contracté contre sa volonté.

— Je ne puis pas m’en souvenir, dit l’intendant en bâillant.

Tu as envie de dormir, mon vieux, dit V… ; as-tu passé une mauvaise nuit ?

— Pas que je sache, répondit Daniel en se secouant ; mais je vais aller commander le déjeuner.

À ces mots, il se leva du siège où il s’était assis, et bâilla encore plusieurs fois.

— Reste donc encore un peu, mon vieux camarade, lui dit V… en voulant le forcer de se rasseoir. Mais Daniel resta debout, et répondit d’un air de mauvaise humeur : — Ah ! ça, que m’importe le testament et leur querelle pour le majorât ?

— Ainsi, n’en parlons plus ! Causons d’autre chose, mon cher Daniel : tu es mal disposé, tu bâilles ; tout cela montre un homme affecté, et je crois vraiment que tu l’as été cette nuit.

— Qu’ai-je été. cette nuit ? demanda l’intendant en restant dans la même position.

— Cette nuit, dit V…, comme je travaillais dans la chambre du défunt baron Roderich, tu es venu dans la salle, pâle et défait, et tu as passé un grand quart d’heure à gratter la porte murée. Es-tu donc somnambule, Daniel ?

L’intendant se laissa tomber dans le fauteuil qui était derrière lui. Il ne prononça pas une parole ; ses yeux se fermèrent à demi, et ses dents se choquèrent avec violence.

— Oui, continua V… après un moment de silence ; il se passe de singulières choses dans l’état de somnambulisme ; et le lendemain, on ignore tout ce qu’on a fait. J’avais un ami qui se promenait régulièrement la nuit, au temps de la pleine lune. Il répondait alors à toutes les questions, et comme malgré lui. Je crois vraiment qu’un somnambule qui aurait commis une mauvaise action l’avouerait lui-même dans ces momens-là ! Heureux ceux qui ont bonne conscience comme nous deux, Daniel ! Nous pouvons être somnambules sans avoir rien à craindre. Mais dis-moi donc un peu ce que tu as à gratter comme cela à la porte de l’observatoire ? Tu veux sans doute aller faire de l’astronomie avec le vieux Roderich, n’est-ce pas ? Je te demanderai cela la nuit prochaine.

Daniel n’avait cessé de trembler pendant tout ce discours ; tout son corps semblait en ce moment un roseau balancé par l’orage. Il ne proférait que des paroles inintelligibles, et sa bouche se chargeait d’écume. V… sonna. Les domestiques vinrent prendre le vieil intendant qui ne faisait plus aucun mouvement, et le transportèrent dans son lit, où il ne tarda pas à tomber dans un assoupissement profond. Lorsqu’il se réveilla quelques instans après, il demanda du vin, et s’enferma seul dans sa chambre, où il resta tout le jour.

V… avait réellement résolu d’interroger Daniel pendant ses accès de somnambulisme. Il se rendit à minuit dans la grande salle, espérant que l’intendant s’y rendrait ; mais il ne tarda pas à entendre des cris effroyables. On vint lui annoncer que le feu était dans la chambre de Daniel. On y courut ; mais on essaya vainement d’ouvrir la porte. Quelques domestiques brisèrent alors la fenêtre basse, arrachèrent les rideaux qui brûlaient, et répandirent dans la cheminée quelques seaux d’eau qui éteignirent l’incendie. L’intendant était au milieu de la chambre dans un évanouissement profond. Il tenait encore à sa main le flambeau dont la flamme avait consumé les rideaux. Ses sourcils et une partie de ses cheveux avaient été brûlés ; et on remarqua, non sans étonnement, que la porte se trouvait fermée intérieurement par deux énormes verroux qui ne s’y trouvaient pas la veille.

V… comprit que l’intendant avait voulu se contraindre à ne pas quitter sa chambre, mais qu’il n’avait pu résister à la volonté supérieure qui résidait en lui. Daniel tomba sérieusement malade ; il cessa de parler, et resta des journées entières plongé dans ses réflexions. V… n’ayant pu trouver les documens qu’il cherchait, se disposa enfin à quitter le château. Le soir qui devait précéder son départ, il était occupé à rassembler tous ses papiers, lorsqu’il trouva un petit paquet cacheté, qui lui avait échappé. Il portait pour suscription, de la main du baron Hubert : Pour être lu après l’ouverture de mon testament. V… se disposait à faire l’ouverture de ce paquet, lorsque la porte s’ouvrit. Daniel s’avança lentement, il mit sur la table un carton noir, qu’il portait sous son bras, et tombant à genoux devant le justicier, il lui dit, d’une voix sourde : — Je ne voudrais pas mourir sur l’échafaud !

Puis, il s’en alla comme il était venu.