Le Majorat (trad. Egmont)/Ch. 10

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Chapitre IX Le Majorat Chapitre XI



X


Déjà plusieurs années s’étaient écoulées, lorsque Hubert revint pour la première fois, sur la fin de l’automne, à R....sitten. Après y avoir passé quelques jours, qu’il employa à conférer secrètement avec V., il repartit pour la Courlande. À son passage à K.... il avait déposé son testament entre les mains des autorités du pays.

Durant son court séjour à R....sitten, le baron, en qui s’était opéré un changement absolu et complet, parla souvent de sa mort prochaine, comme en ayant un pressentiment qui n’était que trop fondé ; car il mourut dès l’année suivante.

Son fils, appelé comme lui Hubert, arriva aussitôt de la Courlande pour entrer en possession du riche majorat, et sa mère et sa sœur le suivirent de près. Ce jeune homme paraissait réunir en lui toutes les mauvaises qualités de ses aïeux. À peine arrivé à R....sitten, il se montra fier, emporté, insolent et avide. Il voulait de prime abord faire opérer vingt changements notables, sous le prétexte de sa commodité et de ses convenances. Il chassa indignement le cuisinier du château, et tenta un jour de battre le cocher, mais en vain, car cet homme, d’une force athlétique, eut l’audace de se montrer récalcitrant. Bref, il commençait le mieux du monde à jouer le rôle d’un châtelain despote, lorsque V. crut devoir s’y opposer avec une ferme volonté, et déclara très positivement que pas une chaise ne devait bouger de place, que pas un chat ne devait sortir de la maison, s’il lui convenait d’y rester, avant l’ouverture du testament du défunt.

« Comment ! vous osez contre moi, le seigneur du majorat !… » V., sans laisser achever au jeune baron, qui frémissait de rage, lui dit, en le mesurant d’un regard percant : « Point de précipitation, monsieur le baron ! vous ne pouvez exercer la moindre autorité avant l’ouverture du testament. C’est moi qui suis actuellement seul maître ici, et je saurai, s’il le faut, repousser la force par la force. Souvenez-vous qu’en vertu de mes pleins pouvoirs, et comme exécuteur testamentaire du baron votre père, aussi bien que d’après les dispositions ordonnées par le tribunal, je suis autorisé à vous refuser le séjour de R....sitten : et je vous conseille, pour éviter un conflit désagréable, de vous rendre volontairement à K..... »

L’air sévère du justicier, le ton décidé dont il s’exprima, donnèrent à ses paroles le poids nécessaire ; et le jeune baron, qui songeait à se heurter contre cette puissante barrière avec une trop vive impétuosité, sentant la faiblesse de ses armes, jugea à propos de dissimuler la honte de sa retraite par un rire dédaigneux.

Au bout de trois mois, le jour était arrivé où, d’après la volonté du défunt, le testament devait être ouvert à K...., où il avait été déposé. Outre les magistrats, le baron et le justicier, il se trouvait aussi dans la salle d’audience un jeune homme d’un extérieur distingué, que V. avait amené avec lui, et que l’on prit pour son secrétaire à la vue d’un acte dont son frac boutonné sur la poitrine laissait paraître une extrémité.

Le baron lui jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule, comme c’était son habitude à peu près avec tout le monde, et il réclama la prompte conclusion de cette cérémonie ennuyeuse et superflue, avec le moins possible de paroles et de barbouillages. Car il ne concevait pas en vérité de quelle importance dans l’état de la succession, et encore moins à l’égard du majorat, pouvait être ce testament, et quelle obligation pouvait en résulter pour lui, quand tout dépendait uniquement de sa propre volonté.

On montra au baron le cachet et l’écriture de son père qu’il reconnut en y jetant de mauvaise humeur un regard fugitif. Et quand le greffier se mit en devoir de lire le testament à haute voix, Hubert, promenant du côté des fenêtres des regards indifférents, le bras droit nonchalamment appuyé sur le dossier de sa chaise, commença à tambouriner avec ses doigts sur le tapis vert de la table où siégeaient les juges.

Après un court préambule, le défunt baron Hubert déclarait qu’il n’avait jamais possédé le majorat comme en étant le titulaire véritable, mais qu’il l’avait toujours géré au nom du fils unique de feu le baron Wolfgang de R***, qui s’appelait Roderich comme son grand-père ; que c’était ce Roderich à qui, par la mort de Wolfgang et par droit de succession, était échu le majorat ; enfin que l’on trouverait le compte exact et minutieux dressé par lui Hubert de toutes les recettes et dépenses, ainsi qu’un inventaire des biens de la succession, etc.

Wolfgang de R***, comme on l’apprit par le testament, s’était lié, durant son séjour à Genève, avec la noble demoiselle Julie de Saint-Val, et s’éprit pour elle d’une passion si violente, qu’il résolut d’unir son sort au sien. Elle était très pauvre, et sa famille appartenait à une bonne noblesse, mais non pas à la plus brillante. Or, cela seul devait lui ravir l’espoir d’obtenir le consentement du vieux Roderich, dont tous les efforts tendaient à ajouter le plus possible à l’éclat de sa maison. Cependant Wolfgang se hasarda à confier à son père son inclination, et il lui écrivit de Paris. Mais les prévisions naturelles furent réalisées. Le vieux baron déclara positivement qu’il avait déjà lui-même choisi la compagne du seigneur futur du majorat, et que jamais il ne pouvait être question d’aucune autre. Wolfgang alors, au lieu de se rendre en Angleterre, comme il le laissait croire, retourna à Genève sous le nom supposé de Born, et épousa Julie, qui, au bout d’un an, lui donna un fils, que la mort de son père avait rendu propriétaire du majorat.

Pour se justifier d’avoir gardé le silence sur toute cette affaire et d’avoir agi lui-même en qualité de seigneur du majorat, Hubert faisait valoir certaines conventions prises entre Wolfgang et lui, mais qui pourtant n’étaient guère de nature à légitimer sa conduite, et qui paraissaient évidemment n’être alléguées que pour la forme.

Tandis que le greffier, de sa voix monotone et nazillarde, proclamait la fatale vérité, Hubert, comme frappé de la foudre, le contemplait d’un œil hébété ; quand il eut fini, V. se leva, prit par la main le jeune homme qu’il avait amené avec lui, et, saluant tous les assistants, il dit : « Messieurs, j’ai l’honneur de vous présenter le baron Roderich de R***, le seigneur du majorat de R....sitten. »

Hubert tourna les yeux vers le jeune homme qui venait, d’une manière si inattendue, lui ravir le riche domaine, et le priver encore de la moitié de la fortune franche en Courlande ; l’œil étincelant, mais comprimant les transports de sa fureur, il étendit seulement le poing vers lui d’un geste menaçant, et se précipita hors de la salle sans proférer un seul mot.

Sur l’invitation des magistrats, le jeune Roderich tira de son habit les actes qui devaient constater l’identité de sa personne. C’était d’abord un extrait légalisé des registres de l’église où son père s’était marié, et qui attestait que tel jour le négociant Wolfgang Born, natif de K...., avait reçu la bénédiction nuptiale en présence des témoins désignés dans l’acte. Il produisit aussi son extrait de baptême (il avait été baptisé à Genève, comme fils dudit négociant Born et de son épouse légitime Julie de Saint-Val), ainsi que plusieurs lettres de son père à sa mère, morte déjà depuis longtemps ; mais toutes ces lettres étaient simplement signées d’un W.

Le justicier examina ces papiers d’un air mécontent, et dit ensuite, en les repliant, avec résignation : « Eh bien, à la grâce de Dieu ! »

Dès le lendemain, le baron Hubert de R*** présenta, par l’entremise d’un avocat qu’il avait choisi pour son conseil, une requête à la régence du district, où il ne réclamait rien moins que l’envoi immédiat en possession du majorat de R....sitten. Il était hors de doute, disait l’avocat, que ni par testament, ni par aucune espèce de contrat, le défunt baron Hubert de R*** n’avait pu disposer du majorat ; dès lors ce testament n’avait donc que la valeur d’une assertion par écrit et devant justice, tendant à établir que le baron Wolfgang avait laisse pour héritier du majorat un fils vivant encore ; mais le prétendant à ce titre ne fournissait aucune preuve authentique qui dût consacrer sa légitimité, à l’exclusion de tout autre, tandis qu’au contraire ses droits prétendus, comme héritier des biens et de la baronnie de R***, droits contre lesquels on protestait d’ailleurs formellement, devaient être prouvés par voie judiciaire. Le baron Hubert de R*** devait donc être investi du majorat, qui lui était échu par droit de succession. Le cas de mort transférant immédiatement la propriété du père au fils, l’entrée en jouissance de l’héritage ne pouvait souffrir aucun délai. Et puisque d’ailleurs la renonciation à l’hérédité du majorat n’était pas facultative, on ne devait nullement, à l’appui de prétentions illiquides, préjudicier à la possession du seigneur actuel. Il importait peu de pénétrer les raisons qui avaient déterminé le défunt à présenter un autre seigneur du majorat au détriment de son fils ; mais on faisait simplement observer que le défunt lui-même avait eu en Suisse une intrigue d’amour, d’où l’on pouvait supposer que ce prétendu fils de son frère Wolfgang était peut-être un enfant illégitime, né de son propre fait, et que, dans un mouvement de résipiscence, il avait songé à doter du riche majorat.

Autant il s’élevait de probabilités pour croire aux circonstances relatées dans le testament, autant les juges furent révoltés de cette dernière allusion de la part d’un fils qui n’avait pas honte d’imputer un crime à son père mort. Mais le fond de l’affaire n’en était pas plus éclairci, et ce ne fut que sur les sollicitations les plus pressantes, et d’après l’assurance formelle que la preuve suffisante de la légitimité du jeune Roderich de R*** serait faite sous un bref délai, et d’une manière incontestable, que le tribunal consentit à différer l’envoi en possession en faveur du baron Hubert, et ordonna la continuation de la gestion d’intérim jusqu’à la conclusion du procès.


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