Le Majorat (trad. Egmont)/Ch. 12

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XII


Le mois de novembre était déjà commencé lorsque la baronne, Roderich et sa prétendue arrivèrent à R....sitten. La mise en possession eut lieu, et fut suivie du mariage des deux fiancés. Plusieurs semaines s’écoulèrent dans l’ivresse et les plaisirs, jusqu’à ce qu’enfin les hôtes étrangers au château partirent l’un après l’autre, à la grande satisfaction du justicier, qui ne voulait pas quitter R....sitten avant d’avoir initié le jeune propriétaire du majorat, d’une manière positive, à tous les détails de sa nouvelle possession.

L’oncle de Roderich avait tenu avec la plus grande exactitude les comptes des recettes et des dépenses ; et Roderich n’ayant prélevé qu’une faible somme pour son entretien sur les revenus annuels ; le surplus avait considérablement accru le capital en espèces trouvé à la mort du vieux baron. Hubert, d’ailleurs, avait employé seulement pendant les trois premières années les revenus du majorat à son avantage ; mais il avait souscrit un acte par lequel il hypothéquait au remboursement d’une somme égale sa part des propriétés situées en Courlande.

V., depuis le jour où Daniel lui était apparu comme somnambule, avait choisi pour logement l’ancienne chambre à coucher du vieux Roderich, afin de pouvoir mieux épier l’intendant, de qui il attendait quelque révélation involontaire. Il arriva ainsi que le baron et V. se trouvaient ensemble dans la grand’salle voisine de cette pièce, occupés à conférer des affaires du majorat. Tous deux étaient assis près d’une grande table devant un feu pétillant ; V., la plume à la main, était en train de chiffrer et d’établir le montant des richesses du nouveau seigneur, tandis que celui-ci, accoudé sur la table, jetait un coup d’œil satisfait sur les registres et sur des pièces de comptabilité d’une haute importance.

Ni l’un ni l’autre n’entendait le mugissement sourd de la mer et le cri sauvage des mouettes qui, dans leur vol incertain, battaient les carreaux de leurs ailes ; ni l’un ni l’autre n’avait fait attention à l’ouragan qui s’était élevé à minuit, et se déchainait impétueusement dans tout le château de manière à produire dans les droits et longs corridors des sifflements aigus et lamentables.

À la fin, un coup de vent furieux ayant ébranlé pour ainsi dire le bâtiment tout entier, en même temps que la lueur blafarde de la lune pénétrait dans la salle obscure, V. s’écria : « Un temps affreux ! — Oui, épouvantable ! » répondit nonchalamment le baron tout absorbé dans la contemplation de son immense fortune, en tournant avec un sourire de plaisir un feuillet du livre des recettes. Et il se disposait à se lever ; mais il se sentit fléchir, lourdement oppressé par la peur, en voyant la porte de la salle s’ouvrir violemment, et une figure pâle et livide s’avancer comme un spectre devant eux.

C’était Daniel ! Daniel si grièvement malade, si défaillant sur son lit de douleur, que V. ainsi que tout le monde l’aurait cru incapable de bouger un seul membre, et qui pourtant, dans un nouvel accès de somnambulisme, commençait sa tournée nocturne. Sans pouvoir proférer un mot, le baron suivait d’un œil avide les pas du vieillard ; mais lorsque celui-ci, avec un râle affreux, se mit à gratter contre le mur, le baron fut saisi d’une terreur profonde. Pâle comme la mort, ses cheveux se dressant sur sa tête, il s’avança à grands pas vers l’intendant avec un geste menaçant, et s’écria d’une voix si forte que toute la salle en trembla : « Daniel ! Daniel ! que fais-tu ici à cette heure. » — À ces mots, le vieillard fit entendre son cri lamentable, que Wolfgang avait comparé au hurlement d’une bête fauve à l’agonie, le jour où il lui offrit de l’or en récompense de sa fidélité, et il tomba à la renverse.

V. appela les domestiques ; on releva Daniel, et on s’efforça par tous les moyens possibles de le rappeler à la vie, mais ce fut en vain. Alors le baron s’écria tout hors de lui-même : « Grand Dieu ! grand Dieu ! n’ai-je pas entendu dire en effet que les somnambules, dès qu’on les appelle en prononçant leur nom, peuvent mourir sur la place même ? — Hélas ! malheureux que je suis ! j’ai assassiné le pauvre vieillard. De ma vie je n’aurai plus une seule heure de repos… »

Le justicier, lorsque les domestiques eurent emporté le corps mort et que la salle fut évacuée, s’approcha du baron, qui continuait à s’accuser lui-même, et, le conduisant par la main dans un profond silence jusqu’à la porte murée, il lui dit : « Baron Roderich ! celui qui vient de tomber ici mort à vos pieds était l’infâme meurtrier de votre père ! » — Le baron regardait V. fixement comme frappé d’une vision infernale ; mais celui-ci continua : « Il est temps maintenant de vous dévoiler l’horrible secret qui pesait sur le criminel, et le livrait aux heures du sommeil en proie au génie des malédictions : c’est la Providence qui a permis que le fils vengeât ainsi le meurtre de son père : les mêmes paroles que votre voix a fait retentir aux oreilles du somnambule homicide, ce sont les dernières que votre malheureux père a prononcées. »

Tremblant et incapable de dire un seul mot, le baron prit place à côté du justicier, qui s’était assis devant la cheminée. V. commença par le contenu du mémoire que lui avait remis Hubert pour être décacheté après l’ouverture du testament. Hubert confessait avec des expressions empreintes du plus sincère repentir, qu’une haine implacable avait pris racine dans son âme contre son frère ainé du jour où le vieux Roderich avait institué le majorat. Il se voyait sacrifié sans ressource, puisqu’alors même qu’il eût réussi à jeter méchamment la désunion entre le père et le fils, le premier n’était pas apte à faire déchoir l’ainé de la famille de ses droits d’ainesse, ce qu’il n’aurait d’ailleurs jamais fait, d’après ses principes, quel qu’eût été l’excès de son aversion et de son ressentiment.

Ce ne fut qu’à l’occasion de l’intrigue nouée par Wolfgang, à Genève, avec Julie de Saint-Val, que Hubert entrevit un dernier moyen de perdre son frère, et de cette époque dataient ses intelligences avec Daniel pour inspirer au vieux baron, par de perfides menées, des résolutions et des mesures extrêmes qui devaient porter Wolfgang au désespoir.

Il savait qu’une alliance avec l’une des plus anciennes familles du royaume pouvait seule, aux yeux du vieux Roderich, assurer à jamais l’éclat du nouveau majorat. Le vieillard avait lu cette union désirée dans le cours des astres, et toute rébellion criminelle contre les constellations ne pouvait que devenir fatale à son institution. D’après cela, la liaison de Wolfgang avec Julie paraissait au vieux baron un attentat criminel dirigé contre les décrets de la puissance souveraine qui l’avait assisté dans ses entreprises terrestres ; et il devait regarder comme légitime chaque plan conçu pour perdre cette Julie, qui, tel qu’un esprit malfaisant, venait se jeter à l’encontre de ses plus chères illusions.

Hubert connaissait tout l’amour que son frère ressentait pour Julie, amour si passionné, si frénétique, que la perte de sa bien-aimée lui aurait porté le coup le plus funeste, et peut-être l’aurait conduit au tombeau. Et il se fit d’autant plus ardemment le complice des pernicieux desseins du vieillard, qu’il avait conçu lui-même pour mademoiselle de Saint-Val une passion criminelle, et qu’il espérait peut-être ravir son cœur à Wolfgang avec sa possession. Une secrète volonté du ciel fit échouer tous ces perfides complots contre la fermeté de Wolfgang, qui parvint à tromper la surveillance même de son frère ; car Hubert resta dans l’ignorance du mariage secret et de la naissance du fils de Wolfgang.

Il arriva qu’avec le pressentiment de sa mort prochaine, Roderich conçut en même temps l’idée que ce mariage, qui excitait tant son courroux, s’était accompli en effet ; et dans la lettre où il mandait à son fils de se rendre à tel jour fixé à R....sitten pour prendre possession du majorat, il le frappait de sa malédiction, dans le cas où il ne ferait pas rompre cette union. C’est cette lettre que Wolfgang brûla auprès du corps mort de son père.

Le vieux baron avait aussi écrit à Hubert que Wolfgang était l’époux de Julie, mais qu’il devait faire casser son mariage. Hubert prit cette nouvelle pour un rêve de l’imagination du vieillard. Mais quelle fut sa stupéfaction, lorsque Wolfgang, à R....sitten, non seulement confirma avec une entière franchise la prévision du vieux Roderich, mais ajouta encore que Julie lui avait donné un fils, et que bientôt il allait la combler de joie, elle qui l’avait toujours pris jusque-là pour le négociant Born, de M...., en lui découvrant son nom véritable et sa riche position. — Il voulait partir lui-même pour Genève, afin d’en ramener sa femme bien-aimée. Mais la mort le surprit avant qu’il pût exécuter cette résolution.

Hubert cacha avec soin tout ce qu’il savait relativement au mariage de son frère et au fils qui en était né ; et ce fut ainsi qu’il resta maître du majorat au préjudice de ce dernier. Mais quelques années étaient à peine écoulées, qu’un remords violent s’empara de son âme. La fatalité lui faisait subir de cruelles représailles dans la haine réciproque qui, de jour en jour, s’envenimait davantage entre ses deux fils.

« Tu es un malheureux, un pauvre diable ! disait un jour l’ainé, âgé de douze ans, à son jeune frère ; mais moi je serai, à la mort de notre père, seigneur du majorat de R....sitten ; et alors il te faudra venir bien humblement me baiser les mains si tu veux que je te donne de l’argent pour t’acheter un habit neuf. » Le cadet, exaspéré par cette insultante fierté, frappa son frère d’un couteau qu’il avait en ce moment à la main, et le blessa presque mortellement. Hubert, craignant dès lors quelque catastrophe, envoya son plus jeune fils à Pétersbourg, d’où il partit plus tard sous les ordres de Suwarow, pour combattre les Français ; et c’est dans cette guerre qu’il fut tué.

La crainte de la honte et du mépris qui seraient retombés sur lui empêchait Hubert d’avouer publiquement que sa possession du majorat était usurpée et frauduleuse. Mais il résolut de ne plus distraire à l’avenir un seul denier au détriment du légitime propriétaire. Il prit des renseignements à Genève, et sut que madame Born, inconsolable de l’étrange disparition de son mari, était morte, mais que le jeune Roderich avait été recueilli par un homme respectable qui veillait à son éducation.

Alors Hubert se fit passer, sous un nom supposé, pour un parent du négociant Born, qu’il annonça avoir péri sur mer, et il envoya des fonds suffisants pour fournir à l’entretien convenable du jeune baron. On sait déjà quel soin il apporta à recueillir l’excédant des revenus du majorat, et quelles dispositions furent consignées dans son testament. — Quant à la mort de son frère, Hubert s’en expliquait dans des termes si singuliers et si ambigus, qu’on pouvait en déduire la supposition de quelque mystérieuse intrigue, et l’idée que Hubert lui-même n’avait pas été complètement étranger à cette abominable action.

Les papiers du portefeuille noir dissipaient tous les doutes à cet égard. À la correspondance secrète d’Hubert et de Daniel était jointe une feuille écrite et signée par l’intendant lui-même. V. y lut les aveux suivants en tressaillant d’émotion. C’était sur les provocations de Daniel qu’Hubert s’était rendu à R....sitten ; c’était Daniel qui lui avait révélé le secret du trésor des cent cinquante mille écus. On sait de quelle manière Hubert fut reçu par son frère, et comment, désabusé de toutes ses espérances, il était prêt à s’éloigner, quand le justicier le retint.

Mais Daniel nourrissait au fond du cœur une soif ardente de vengeance contre le jeune seigneur qui avait parlé de le jeter à la porte tel qu’un chien galeux ; il attisa et souffla de toutes ses forces les brandons d’animosité allumés dans l’âme d’Hubert par un aveugle dépit. Ce fut à la chasse, dans la forêt de pins, au milieu de l’orage et des vents déchainés, qu’ils tombèrent d’accord sur la perdition de Wolfgang. « Il faut s’en défaire, murmurait Hubert en détournant la tête, et faisant mine de décharger son arquebuse. — Oui, il le faut ! répondit Daniel sourdement ; mais non pas ainsi, non pas ainsi ! » Alors il avança hardiment qu’il répondait de la mort du baron, et que pas un coq n’en divulguerait le secret.

Cependant Hubert était résolu à partir après avoir reçu l’argent ; car la pensée d’un pareil crime lui était à charge, et il voulait ne pas rester exposé à une affreuse tentation. La nuit fixée pour son départ, Daniel alla brider son cheval et le fit sortir dans la cour ; mais, lorsque le baron se disposait à y monter, il lui dit d’une voix accentuée : « Baron Hubert, je ne pense pas que tu veuilles quitter le majorat qui vient de t’écheoir à l’instant même : car le ci-devant seigneur est mort à cette heure écrasé au fond des ruines de la tour ! »

Daniel avait observé que Wolfgang, tourmenté par la soif de l’or, se levait souvent pendant la nuit, et allait sur le seuil de l’ancien passage qui conduisait à la tour, contempler avec des regards avides ce gouffre qui, sur l’assurance de Daniel, devait contenir un amas de richesses. Guidé par cette découverte, Daniel, durant la nuit fatale, s’était posté tout près de la porte de la tour. Le baron l’aperçut et s’écria, en se retournant vers le farouche vieillard, dans les yeux duquel étincelait un désir sanglant de vengeance : « Daniel ! Daniel ! que fais-tu ici à cette heure ? » Mais Daniel, d’une voix féroce, lui dit : « Va le savoir là-bas, chien galeux ! » Et d’un violent coup de pied il précipita le malheureux Wolfgang dans l’abîme. —

Profondément ému de ces horribles révélations, le baron Roderich ne pouvait plus jouir d’aucun repos dans ce château où son père avait été lâchement assassiné. Il retourna dans ses domaines de Courlande, et venait seulement à R....sitten une fois par an, au retour de l’automne. Franz, le vieux garde-chasse, prétendait que Daniel, dont il avait soupçonné le crime, apparaissait encore très souvent dans la grand’salle, surtout aux époques de la pleine lune, et ses récits s’accordaient absolument avec la vision dont le justicier fut le témoin et le vainqueur. — C’était aussi par suite de la découverte de ces circonstances, qui déshonoraient la mémoire de son père, que le jeune Hubert s’était exilé de sa patrie.


Tel fut le récit exact que me fit mon grand-oncle. Ensuite il prit ma main ; et tandis que de grosses larmes tombaient de ses yeux, il me dit d’une voix attendrie : « Cousin ! — cousin ! — et elle aussi, cette femme charmante ! la destinée fatale qui plane sur le château seigneurial l’a frappée à son tour sans pitiè !… Deux jours après notre départ, le baron monta une partie de traîneau comme divertissement final. Lui-même conduisait celui de sa femme, mais à la descente dans la vallée, les chevaux s’emportèrent tout d’un coup et sans qu’il fût possible de les contenir, en poussant des hennissements sauvages et épouvantables. « Le vieux ! le vieux nous poursuit ! » s’écria la baronne d’une voix perçante. Mais au même moment une violente secousse la jeta à une grande distance, et on la releva sans vie Elle n’est plus ! — Le baron est à jamais inconsolable, et son repos est l’insensibilité de la mort ! — Nous ne retournerons plus jamais à R....sitten, cousin ! »

Mon grand-oncle se tut ; et je le quittai le cœur déchiré. Le temps, qui guérit tout, pouvait seul affaiblir l’excès de ma douleur, à laquelle je crus d’abord devoir succomber.


Bien des années s’étaient écoulées. V. reposait depuis longtemps dans la tombe. J’avais quitté ma patrie. L’orage de la guerre, dont le souffle destructeur était alors déchainé sur toute l’Allemagne, m’avait chassé dans le Nord, et je revenais de Pétersbourg, en longeant les bords de la mer Baltique.

Je passais en voiture, par une sombre nuit d’été, non loin de la ville de K...., lorsque je remarquai devant moi, à une fort grande élévation, une lueur étoilée et brillante. À mesure que je m’approchais je reconnus à la flamme rouge et vacillante que ce que j’avais pris pour une étoile ne pouvait être qu’un foyer très ardent, mais sans concevoir pourtant comment il pouvait être ainsi suspendu dans l’air. « Postillon ! criai-je, quel est ce feu-là devant nous ? — Eh ! me répondit-il, ce n’est pas un feu, c’est le phare de R....sitten. »

À peine eus-je entendu prononcer ce nom, qu’une illusion soudaine me représenta l’image vivante et fraîche de ces jours d’automne que j’avais passés au château. Je revis le baron, je revis Séraphine !… et aussi les deux vieilles tantes si bizarres ; je me vis moi-même avec mon visage d’adolescent, joliment frisé et poudré, et vêtu d’un habit bleu tendre, oui, moi, l’amoureux qui contait aux vents d’une voix plaintive les tourments de son cœur épris. Sous l’impression pénible d’une mélancolie profonde, je crus voir surgir devant moi, pareilles à de vives étincelles, les railleries sardoniques de mon grand-oncle, et elles me paraissaient bien plus fines alors qu’autrefois.

Ému ainsi à la fois de tristesse et d’une joie vague, je descendis de grand matin de voiture au relai de la poste. Je reconnus la maison de l’intendant-économe et je demandai à le voir. « Avec votre permission, monsieur, me dit le commis de la poste en ôtant la pipe de sa bouche et portant la main à son bonnet, il n’y a plus ici ni intendant ni économe : c’est un domaine royal, et monsieur le receveur du bailliage n’a pas encore jugé à propos de sortir de son lit. »

En continuant de questionner, j’appris qu’il avait seize ans que le baron Roderich de R***, dernier titulaire du majorat, était mort sans descendants, et que, d’après l’acte d’institution, le majorat était échu à l’État. Je montai jusqu’au château : il était en ruines. On avait employé une grande partie des pierres à la construction du phare. C’est ce que m’apprit un paysan qui sortait du bois de pins, et avec lequel je liai conversation. Il racontait volontiers mainte histoire de revenants qui avaient apparu au château, et il m’assura même que très souvent encore, surtout au retour de la pleine lune, on entendait, la nuit, dans les décombres, d’effrayantes lamentations.

Infortuné Roderich ! pauvre vieillard aveugle ! quelle puissance maudite avais-tu donc invoquée, pour que l’arbre dont tu croyais avoir cimenté en terre les racines pour l’éternité, périt ainsi étouffé dans son premier germe !


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