Le Majorat (trad. Egmont)/Ch. 8

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Chapitre VII Le Majorat Chapitre IX



VIII


Dans une nuit orageuse de l’automne de 1760, tous les habitants du château de R....sitten furent réveillés par un bruit terrible, comme si tout le vaste édifice se fût écroulé de fond en comble. En un clin d’œil, tout le monde fut sur pied et vingt flambeaux furent allumés. Une anxiété mortelle peinte sur sa figure pâle, l’intendant arriva muni de ses clefs. Mais quel fut l’étonnement profond de chacun, lorsqu’en parcourant les appartements et les corridors au milieu d’un silence lugubre, que le craquement des serrures, mises péniblement en jeu, et les pas retentissants des témoins rendaient plus effrayant encore, on ne découvrit nulle part la moindre trace de destruction.

Alors le vieil intendant, frappé d’un pressentiment, monta à la grande Salle des Chevaliers, près de laquelle avait l’habitude de reposer le baron Roderich de R***, après s’être livré à ses observations astronomiques. Entre la porte de sa chambre et celle d’un autre cabinet, il y en avait une troisièmequi conduisait directement, par un passage très étroit, au faite de la tour consacrée à ces expériences. Mais à peine Daniel, c’était le nom de l’intendant, eut-il ouvert cette porte, que des fragments de brique furent lancés contre lui par l’impétuosité du vent avec un sifflement horrible. Daniel laissa échapper son flambeau, qui s’éteignit, et s’écria douloureusement : « Ah, grand Dieu ! le baron a péri là misérablement fracassé ! »

Au même moment, des sanglots retentirent dans la petite chambre à coucher du baron, et Daniel, y entrant, trouva les autres domestiques pressés autour du corps mort de leur maître. Il était assis dans un grand fauteuil richement orné, vêtu d’un costume complet et des plus magnifiques ; et son visage, nullement décomposé, portait l’empreinte d’une gravité calme, comme s’il eût cherché le repos après un travail important : mais c’était le repos de la mort !

Lorsqu’il fit jour, on reconnut que le dôme de la tour s’était écroulé à l’intérieur ; de grosses pierres anguleuses avaient défoncé le plafond et le parquet du cabinet d’observations, et les poutres, entrainées avec elle et alourdies par l’effet de la chute, avaient renversé une partie du mur d’appui et traversé les salles inférieures ; de sorte qu’on ne pouvait faire un pas hors de la porte de la grande salle, sans risquer de tomber dans un précipice d’environ quatre-vingts pieds de profondeur.

Le vieux baron avait prévu le jour et l’heure de sa mort, et il en avait fait part lui-même à son fils Wolfgang, l’ainé de la famille, qui devenait par conséquent baron de R***, et titulaire du majorat. Ne mettant nullement en doute la prévision de son vieux père, il avait quitté Vienne, où il séjournait passagèrement, aussitôt qu’il avait reçu la lettre fatale, et s’était mis en route à la hâte pour R....sitten. L’intendant avait fait tapisser de noir la grand’salle, et avait fait placer le vieux baron, dans les mêmes habits où on l’avait trouvé le jour de sa mort, sur un lit de parade magnifique, entouré de cierges allumés dans de grands chandeliers en argent.

Wolfgang monta l’escalier en silence, entra dans la salle, et s’approcha tout près du cadavre de son père. Là, les bras croisés sur la poitrine, et fronçant le sourcil, il arrêta sur ce pâle visage un regard fixe et sombre. Pas une larme ne vint mouiller sa paupière. Immobile, il ressemblait à une statue. À la fin, il étendit son bras droit vers le corps d’un mouvement presque convulsif, et murmura d’une voix sourde : « Était-ce pour obéir aux astres que tu as fait le malheur d’un fils que tu aimais ? » Puis, rejetant ses mains en arrière, et reculant d’un pas, le baron, levant les yeux au ciel, dit tout bas, et presque en hésitant : « Pauvre vieillard déçu ! le temps de la folie et des illusions niaises est passé maintenant ! — Maintenant tu peux te convaincre que les humbles destinées d’ici-bas n’ont aucun rapport avec les constellations et les étoiles. Y a-t-il une puissance, une volonté qui soit supérieure au trépas ? »

Le baron s’arrêta encore quelques minutes, puis il s’écria violemment : « Non ! ce bonheur terrestre dont tu as voulu me priver, ton opiniâtreté ne m’en ravira pas une obole ! » Et en disant cela, il arracha de sa poche un papier plié, et, le tenant entre deux doigts, l’approcha d’un des cierges qui entouraient le corps. Le papier, saisi par la flamme, se consuma rapidement ; mais aux reflets tremblants projetés sur le visage du défunt, on eût cru voir ses muscles s’agiter, et il sembla que le vieux baron articulait des paroles muettes, au point que les domestiques, qui se tenaient debout à quelque distance, furent tous frappés d’épouvante et d’horreur. Le baron acheva tranquillement ce qu’il avait entrepris, ayant soin d’incinérer avec le pied jusqu’au plus petit morceau de papier enflammé qui tombait par terre. Ensuite il jeta un dernier regard sur son père, et sortit de la salle à pas précipités.

Le lendemain, Daniel lui apprit comment la tour avait été détruite ; et, après une relation verbeuse et détaillée de la nuit où était mort le vieux seigneur, il finit par exposer qu’il était urgent de faire réparer la tour, qui pouvait, en s’écroulant davantage, causer un dommage grave, sinon la ruine totale du château. Mais le baron, se tournant alors vers le vieux domestique, s’écria, les yeux enflammés de colère : « Faire réparer la tour ?… Jamais ! — Ne comprends-tu pas, vieillard, ajouta-t-il plus modérément, que cette tour ne pouvait s’écrouler ainsi sans quelque secret motif ? N’est-il pas probable que mon père avait résolu de détruire ce lieu témoin de ses opérations de sorcellerie, et qu’il avait su prendre certaines mesures pour que le dôme pût s’écrouler quand il le voudrait, de manière à démolir l’intérieur de la tour ? Mais que m’importe quand même tout le château devrait s’écrouler ? je n’y tiens pas. Pensez-vous donc que je veuille séjourner ici, dans un nid de hiboux pareil ? Non, non ! celui de nos aïeux qui a posé dans la riante vallée les fondations d’un nouveau château, m’a donné un digne exemple, et que je prétends suivre.

— Ainsi, dit Daniel à demi-voix, les vieux et fidèles serviteurs de ce manoir seront obligés de le quitter le bâton de voyage à la main ? — Il va sans dire, répondit le baron, que je ne prendrai pas à mon service des vieillards inhabiles et impotents ; mais je ne veux délaisser personne. Gagné sans fatigue, le pain que je vous assurerai vous fera bonne bouche.

— Moi ? s’écria le vieillard douloureusement ému, moi, l’intendant de la maison, mis hors de service ! » À ces mots, le baron, qui avait tourné le dos à Daniel, et qui était près de sortir de la salle, revint subitement sur ses pas, et, devenu pourpre de colère, menaçant le vieux domestique de son poing fermé, il cria d’une voix terrible : « Toi, vieux coquin hypocrite ! qui t’adonnais là-haut, avec mon père, à ces odieux sortilèges, toi qui gardais comme un vampire l’entrée de son cœur, et qui as peut-être même abusé criminellement de la faiblesse de ce vieillard pour lui suggérer les fatales résolutions qui ont failli amener ma ruine !… je devrais te chasser ainsi qu’un chien galeux ! »

Le vieux Daniel, saisi de frayeur à ce discours menaçant, s’était laissé tomber sur ses genoux aux pieds du baron, ce qui explique comment celui-ci, accompagnant ses derniers mots d’un violent mouvement du pied droit, frappa le vieillard dans la poitrine si rudement, qu’il tomba à la renverse en jetant un cri étouffé. Le baron n’y mit peut-être pas d’intention, car il arrive souvent que la colère imprime au corps une impulsion mécanique en faisant concorder les gestes avec la pensée. Quoi qu’il en soit, Daniel se releva avec peine, poussant un cri extraordinaire, semblable au gémissement d’une bête fauve blessée à mort. Il lança au baron un regard brûlant de rage et de désespoir, et laissa, sans y toucher, sur le parquet la bourse pleine que celui-ci lui jeta en s’en allant.

Cependant les plus proches parents de la famille et la noblesse voisine s’étaient rendus au château. Le vieux baron fut inhumé en grande pompe dans le caveau de la famille, construit dans la chapelle de R....sitten ; et après le départ de tous ces hôtes étrangers, le nouveau propriétaire du majorat parut affranchi de son humeur sombre, et se livra à la joie de sa nouvelle fortune.

Il eut avec V***, le justicier du vieux baron, auquel il accorda de prime abord toute sa confiance, de minutieux entretiens sur le compte des revenus du majorat, et il mit ensuite en délibération la quotité des sommes disponibles pour les réparations du château et la construction d’un nouveau. V*** regardait comme absolument impossible que le vieux baron eût dépensé la totalité des revenus annuels ; et puisqu’on n’avait trouvé parmi ses papiers qu’une valeur presque insignifiante en billets de banque, dépassant à peine la somme de mille écus en numéraire, que renfermait la caisse en fer du baron, il était positif que l’argent devait avoir été caché quelque autre part, et Daniel seul pouvait sans doute faire connaître la vérité. Mais non moins obstiné ni moins entier de caractère que son défunt maître, peut-être attendait-il pour s’expliquer qu’on l’en sollicitât.

Le baron appréhendait vivement que Daniel, après le traitement insultant dont il avait à se plaindre, n’aimât mieux laisser le trésor secret à jamais enfoui, que de le remettre à sa disposition ; non par cupidité, car à quoi pouvait servir la somme d’argent la plus importante à un vieillard dont la seule ambition était de finir ses jours dans le château de la famille, mais bien pour se venger de l’outrage qu’il avait reçu du baron. Celui raconta à V*** tous les détails de la scène avec Daniel, et dit, en finissant, qu’il avait lieu de croire, d’après maint renseignement, que Daniel seul avait suggéré au vieux baron son aversion inexplicable pour ses enfants, et la défense expresse qu’ils avaient reçue d’approcher du toit paternel. Le justicier refusa absolument d’admettre cette supposition ; car aucun être humain, dit-il, n’avait jamais été dans le cas d’influencer le moins du monde les résolutions du défunt, et bien moins encore de lui en imposer aucune. Il prit sur lui, du reste, de faire parler le vieux serviteur, au sujet du trésor qu’on supposait caché quelque part.

Mais toute précaution pour arriver à ce but était superflue ; car à peine le justicier eut-il achevé ces mots : « Mais, Daniel, comment se fait-il que le vieux seigneur n’ait laissé qu’une si petite quantité d’argent comptant ? » que Daniel répondit avec un sourire dédaigneux : « Voulez-vous parler des quelques misérables écus que vous avez trouvés dans la petite caisse, monsieur le justicier ? — Le reste est dans le caveau attenant à la petite chambre à coucher du vieux et grâcieux seigneur. Mais ce qui vaut encore mieux, ajouta-t-il, et en même temps son sourire se changea en un grincement horrible, et de ses yeux caves jaillit une lueur sanglante, ce qui vaut encore mieux, ce sont d’innombrables milliers de pièces d’or qui sont enfouies là-bas sous les décombres ! »

Le justicier s’empressa de faire mander le baron, et l’on se rendit dans la chambre à coucher. Daniel dérangea, dans un coin, un panneau du lambris, derrière lequel apparut une serrure. Tandis que le baron l’examinait avec des regards avides, et qu’il s’évertuait à y faire l’essai d’un grand nombre de clefs, réunies dans un grand anneau qu’il avait tiré de sa poche avec peine, Daniel était debout, la tête haute, et le regard incliné, avec une expression ironique, sur le baron, qui s’était accroupi pour mieux examiner la serrure ; les traits couverts d’une pâleur mortelle, il dit enfin d’une voix étouffée : « Si je suis un chien, monsieur et très honorable baron ! je suis doué aussi de la fidélité d’un chien. » Et en même temps, il tendit au baron une clef d’acier luisante, que celui-ci lui arracha des mains avec un avide empressement, et avec laquelle il ouvrit la porte sans plus de difficultés.

On pénétra dans un caveau bas et étroit où était une grande caisse en fer, dont le couvercle était ouvert. Sur l’amas de sacs pleins qu’elle contenait, l’on trouva un billet plié. Le vieux baron y avait tracé ces mots de sa main bien reconnaissable, et en caractères majuscules pareils à ceux dont nos ancêtres faisaient usage :

Cent cinquante mille ecus en vieux frédérics d’or, somme économisée sur les revenus du majorat de R....sitten, et destinée aux constructions du chateau.

Le titulaire du majorat qui me succédera devra, en outre, au moyen de cet argent, faire bâtir sur le sommet de la colline, à la pointe tournée vers l’ouest, et pour remplacer l’ancienne tour du château, qu’il trouvera détruite, un phare élevé, pour servir de guide aux navigateurs, et veiller à ce qu’il soit entretenu allumé toutes les nuits.

R....sitten, dans la nuit de Saint-Michel de l’année 1760.

Roderich, baron de R***.

Ce ne fut qu’après avoir soulevé les sacs l’un après l’autre, et les avoir laissé retomber dans la caisse pour se réjouir au son des pièces d’or, que le baron, se retournant vers le vieil intendant, le remercia de sa fidélité à toute épreuve, en lui assurant que sa rigueur antérieure n’avait eu pour cause que de calomnieux rapports. Il ajouta que non seulement il le gardait au château, mais qu’il lui conservait sa pleine activité de service à titre d’intendant, et avec des gages doublés. « Je te dois une réparation pleine et entière, dit enfin le baron, si tu veux de l’or, prends un de ces sacs. » Et, les yeux baissés, et demi-penché vers le vieillard, il lui indiquait de la main le coffre dont il se rapprocha de nouveau. Une ardente rougeur colora subitement la figure de Daniel, qui se mit à gémir douloureusement, et, comme le baron l’avait dépeint au justicier, de la même manière qu’aurait pu le faire un animal blessé à mort. En ce moment, V*** frissonna au murmure confus de la voix de l’intendant, qui sembla balbutier entre ses dents : « Non pas de l’or, mais du sang ! »

Le baron, absorbé dans la contemplation du trésor, ne s’était aperçu de rien de tout cela. Daniel, dont tous les membres tremblaient, comme sous l’impression d’une fièvre nerveuse, s’approcha du baron la tête inclinée, et lui baisant la main dans une attitude humble et soumise, il dit d’un ton plaintif, tandis qu’il paraissait avec son mouchoir essuyer quelques larmes : « Ah ! mon cher et grâcieux maître ! que voulez-vous que je fasse de cet or, moi un pauvre vieillard sans famille ! mais le double de mes gages, je l’accepte avec joie et je veux remplir mes fonctions avec zèle et persévérance. »

Le baron, qui n’avait pas fait grande attention aux paroles de Daniel, referma la caisse, et le bruit du couvercle fit résonner toute la voûte. « C’est bien, c’est bien, mon vieux ! » dit-il tout en fermant la serrure et retirant soigneusement la clef ; puis il ajouta d’un air de distraction, et après être rentré dans la grand’salle : « Mais n’as-tu pas parlé encore d’une infinité de pièces d’or qui doivent exister là-bas dans les ruines de la tour. » Alors le vieillard s’approcha silencieusement de la porte du milieu et l’ouvrit avec effort ; mais à peine le fut-elle, que l’ouragan chassa dans la salle une grande abondance de neige, et un corbeau épouvanté y entra en croassant, vint frapper de ses ailes noires les hautes fenêtres, puis ayant regagné la porte ouverte, disparut en volant dans le sombre abîme.

Le baron s’avança sur le palier rompu, mais il tressaillit au premier regard qu’il jeta sur cette profondeur : « Horrible aspect… bégaya-t-il, oh ! le vertige ! » Et il tomba à demi-évanoui dans les bras du justicier. Mais il se remit promptement ; et jetant à Daniel un coup d’œil impératif : « Et là-bas ?… » lui dit-il. L’intendant avait déjà refermé la porte et cherchait, en la repoussant de toutes ses forces et en soufflant péniblement, à retirer l’énorme clef de la serrure rouillée. Y étant enfin parvenu, il se retourna vers le baron et lui dit, en balançant dans ses mains le paquet de clefs, et avec un étrange sourire : « Oui ! là-bas sont entassés des milliers… tous les beaux instruments de feu mon pauvre maître, des télescopes, des sphères, des quarts de cercle, des réflecteurs, tout cela git fracassé sous les décombres, entre les pierres et les poutres ! — Mais de l’argent ? de l’argent comptant ? interrompit le baron, tu as parié d’un amas d’or, bonhomme ! — Oh ! j’entendais par là, répliqua Daniel, que tous ces riches objets avaient coûté des sommes considérables. » — On ne put obtenir du vieillard d’autre explication.

Le baron manifesta une grande joie de se voir ainsi tout d’un coup maitre des ressources nécessaires à l’exécution de ses plans favoris, à savoir, l’édification d’un château neuf et splendide. L’avis du justicier était pourtant que les instructions laissées par le défunt ne pouvaient s’entendre que des réparations et de l’achèvement de l’ancien château, et que d’ailleurs aucun édifice moderne ne présenterait jamais l’aspect imposant, le caractère simple et noble de l’antique manoir patrimonial. Mais le baron persista dans sa résolution, et soutint qu’en cette conjoncture la volonté du mort ne pouvait faire une loi de mesures non prévues ni sanctionnées par l’acte d’institution du majorat. ll laissa entrevoir pourtant l’intention où il était d’embellir le séjour de R....sitten autant que le permettaient le climat, le sol et les alentours, d’après le projet qu’il avait d’y revenir sous peu de temps avec une compagne, une épouse bien-aimée, et digne sous tous les rapports des plus grands sacrifices.

La manière mystérieuse dont le baron s’était exprimé au sujet d’une union qu’on pouvait supposer déjà conclue secrètement, interdit au justicier toute question subséquente ; cependant la confidence du baron le tranquillisa en lui persuadant que l’ardeur excessive que témoignait le baron pour les richesses provenait moins d’un sentiment d’avarice que du désir de faire oublier sans doute à une personne tendrement chérie la patrie plus riante qu’elle était obligée d’abandonner pour lui. Toutefois il était bien naturel que le baron lui parût sinon décidément avare, du moins avide de biens au plus haut degré, puisque remuant l’or à pleines mains, et se délectant à faire sonner ces vieux frédérics d’or, il ne pouvait s’empêcher de dire avec des transports de mauvaise humeur : « Le vieux coquin nous a certainement dissimulé le plus riche trésor, mais au printemps prochain je ferai déblayer sous mes yeux les ruines de la tour. » Des architectes arrivèrent et délibérèrent longuement avec le baron sur les projets de construction les plus convenables à adopter. Le baron rejeta vingt plans l’un aprés l’autre ; aucun ne lui paraissait assez riche ni assez grandiose. À la fin, il entreprit d’en dessiner un lui-même, et cette occupation, qui lui mettait constamment sous les yeux l’image séduisante et positive du plus brillant avenir, lui inspira une humeur joyeuse poussée parfois jusqu’à l’extravagance, mais qui se communiquait à tout le monde autour de lui. Sa libéralité et sa magnifique manière de recevoir le disculpaient du reste de tout soupçon d’avarice.

Daniel lui-même paraissait maintenant avoir oublié complètement l’outrage qu’il avait reçu, et malgré les regards de défiance dont le baron le poursuivait souvent à cause du trésor supposé des ruines, le vieil intendant se comportait envers lui avec une réserve affectée, mais respectueuse.

Mais ce qui étonnait étrangement tout le monde, c’était de voir Daniel rajeunir en quelque sorte de jour en jour. Il commençait probablement à se consoler de la perte de son vieux maître, qui l’avait d’abord si fort accablé. Peut-être aussi cela venait-il de ce qu’il n’était plus obligé de passer des nuits froides et sans sommeil au sommet de la tour, de ce qu’il avait une bonne nourriture et de bon vin à sa discrétion ; bref, le vieillard usé semblait vouloir redevenir un homme robuste, d’apparence vigoureuse, au visage coloré, au ventre rebondi, et le premier à rire de bon cœur, chaque fois qu’un plaisir ou un bon mot lui en fournissait l’occasion.


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