Le Majorat (trad. Egmont)/Ch. 2

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Traduction par Henry Egmont.
Le MajoratBéthune et Plon, Éditeurs2 (p. 211-222).
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Le lendemain matin, le travail commença. L’intendant vint présenter ses comptes, plusieurs personnes se présentèrent pour faire juger leurs débats ou régler d’autres affaires. À midi, mon grand-oncle se rendit avec moi dans l’aile qu’habitaient les deux baronnes, pour leur faire une visite de cérémonie en régle. Franz nous annonça, et l’on nous fit attendre quelques moments. Enfin, une petite duègne de soixante ans au moins, toute voûtée et vêtue de soie des pieds à la tête, qui s’intitulait la camériste intime de leurs grâces, nous introduisit dans le sanctuaire. Les deux vieilles dames, habillées d’après les modes du temps le plus reculé et bizarrement attifées, nous reçurent avec un cérémonial risible ; j’eus l’air surtout d’exciter chez elles une vive surprise, lorsque mon grand-oncle, avec son humeur joviale, me présenta comme un jeune jurisconsulte destiné à l’assister dans son ministère. On lisait sur leurs mines que, d’après ma jeunesse, elles jugeaient les intérêts des vassaux de R....sitten étrangement compromis.

Tous les détails de cette visite, en général, avaient quelque chose de ridicule. Moi, j’étais encore sous l’émotion des terreurs de la nuit passée, et je me sentais comme maitrisé par une puissance inconnue, ou plutôt je croyais déjà toucher aux limites d’un cercle fatal qu’il ne fallait plus qu’un pas pour franchir, et je me voyais près d’être perdu sans ressource, si toutes les forces de ma volonté ne s’armaient pour me préserver de l’horreur mystérieuse dont une folie incurable est souvent le seul remède. Ainsi les vieilles baronnes elles-mêmes, avec leurs longues figures grimaçantes, avec leur étrange accoutrement, leurs falbalas et leurs nœuds de fleurs disparates, me parurent plus effrayantes encore et plus fantastiques que ridicules. Leurs vieux visages jaunes et ridés, leurs yeux clignotants, leurs nez pointus et le méchant français qu’elles débitaient en nasillant me semblaient autant d’indices de leur connivence diabolique avec l’horrible revenant du château, et peu s’en fallait que je ne les crusse elles-mêmes coupables d’actions détestables et sacrilèges.

Mon grand-oncle, très gai par caractère, engagea les deux baronnes dans un bavardage plaisant et sur un ton d’ironie si fantasque, que je n’aurais certainement pas su, dans toute autre circonstance, réprimer de fous accès de rire. Mais, comme je l’ai déjà dit, les deux vieilles avec leur caquet m’apparaissaient comme des êtres ensorcelés, et mon grand-oncle, qui avait pensé me procurer un plaisir extraordinaire, me regarda à differentes reprises d’un air de stupéfaction.

Dès que nous nous trouvâmes seuls dans notre chambre après le diner, il éclata : « Mais, cousin, dit-il, qu’as-tu donc, pour l’amour de Dieu ? Tu ne ris pas, tu ne parles pas, tu ne manges pas et tu ne bois pas ? Es-tu malade, ou y a-t-il une autre cause à tout cela ? » Je n’hésitai nullement alors à lui raconter en détail toutes les choses affreuses et singulières dont j’avais été témoin durant la nuit dernière. Je ne lui cachai rien, je le prévins surtout que j’avais bu beaucoup de punch et que j’avais lu le Visionnaire de Schiller. « Je dois en convenir, ajoutai-je, car cela seul explique comment mon cerveau trop exalté a pu être abusé par de pareilles visions, dont certes mon imagination a fait tous les frais. »

Je croyais que le grand-oncle se ferait un malin plaisir de m’adresser force quolibets et de se moquer hautement de ma superstition ; mais, bien loin de là, il devint très sérieux à mes paroles, regarda fixement le plancher, puis releva brusquement la tête, et me dit avec un regard pénétrant de ses yeux vifs : « Je ne connais pas ton livre, cousin, mais ce n’est pas à son essence, ni à celle du punch qu’il te faut attribuer cette scène de revenants. Sache que, de mon côté, je voyais en rêve tout ce que tu viens de me raconter. J’étais assis comme toi (du moins cela me semblait ainsi) dans un fauteuil près de la cheminée. Mais ce qui ne s’est révélé à toi que par la perception de certains bruits, je l’ai vu et saisi clairement par une espèce d’intuition. Oui, j’ai vu l’horrible sorcier entrer dans la salle, se trainer péniblement jusqu’à la porte murée, et gratter à cette place avec une énergie de désespéré, telle que le sang ruisselait de dessous ses ongles lacérés. Et quand ensuite il descendit, lorsqu’il fit sortir le cheval de l’écurie et l’y fit rentrer immédiatement, as-tu entendu le chant du coq au village voisin ? C’est alors que tu m’as éveillé, et j’ai promptement surmonté cette impression d’horreur suscitée par des esprits infernaux, dont l’influence sinistre ne cherche qu’à étouffer et à détruire toutes les joies de la vie. »

Le vieillard se tut, et je m’abstins de le questionner, réfléchissant que lui-même, s’il le trouvait convenable, me donnerait spontanément plus d’éclaircissements. Après un court moment de silence, pendant lequel il avait paru complètement absorbé, mon grand-oncle reprit : « Cousin, as-tu assez de courage, à présent que tu sais ce qui en est, pour affronter encore une fois la visite du revenant, de compagnie avec moi ? »

Je n’avais certes rien à répondre, sinon que je me sentais toute la résolution nécessaire. « Eh bien donc ! continua-t-il, nous allons veiller ensemble la nuit prochaine. — Une voix intérieure me dit que le sorcier maudit, s’il ose braver ma supériorité morale, sera obligé de céder à mon courage ; car je le puise dans la ferme confiance que j’entreprends une œuvre pieuse et méritoire en exposant ma vie, s’il le faut, pour chasser le mauvais génie, qui seul a banni les enfants du manoir héréditaire de leurs ancêtres ; ce n’est donc point une démarche téméraire. Mais si pourtant la volonté du ciel permettait que l’esprit du mal s’attaquât à ma personne, ce sera à toi, cousin, de proclamer que j’aurai succombé dans le plus saint et le plus loyal combat contre le démon infernal qui trouble ce séjour. — Toi, tu resteras à l’écart ; il ne t’arrivera aucun mal. »

Le soir était arrivé à la suite d’affaires et d’occupations variées. Franz avait, comme la veille, desservi le souper et nous avait apporté du punch ; la pleine lune brillait au sein de nuages argentés, les vagues de la mer mugissaient, et le vent de la nuit tempêtait contre les vitraux qui rendaient des sons aigus et prolongés.

Nous nous livrâmes par une commune inspiration à des propos insignifiants. Mon grand-oncle avait posé sur la table sa montre à répétition. Elle sonna minuit. Alors la porte s’ouvrit avec un fracas épouvantable, et des pas sourds et lents glissent dans la salle avec les mêmes gémissements et les mêmes soupirs que le soir précédent. Mon grand-oncle était devenu tout pâle ; mais ses yeux étincelaient d’un feu inaccoutumé ; il se leva et, le bras gauche appuyé sur la hanche, le droit étendu en avant, il ressemblait avec sa haute stature, au milieu du salon, à un héros imposant des ordres.

Cependant les soupirs plaintifs devenaient de plus en plus accentués et perceptibles, et l’on se mit à gratter contre le mur plus effroyablement encore que la veille. Mon grand-oncle alors avança tout droit vers la porte murée en faisant résonner le plancher sous ses pas. Près de l’endroit où le grattement se faisait entendre de plus en plus fort, il s’arrêta, et d’une voix ferme et solennelle, il dit : « Daniel ! Daniel ! que fais-tu ici à cette heure ? » Un cri lamentable retentit soudain, et l’on entendit un bruit sourd comme si un pesant fardeau fût tombé à terre. « Cherche grâce et miséricorde devant le trône du très-haut, voilà ta mission ; mais sors de ces lieux, et renonce à une vie qui t’est fermée pour jamais ! »

Mon grand-oncle prononça ces mots d’une voix encore plus grave et plus élevée. Il sembla au même moment qu’un gémissement insensible traversait les airs pour se perdre dans le fracas de la tempête qui mugissait au-dehors ; alors mon grand-oncle revint vers la porte et la ferma si violemment que l’antichambre vide en résonna long-temps. — J’observai dans tous ses mouvements, dans son langage, quelque chose de surnaturel qui me faisait frissonner malgré moi. Il vint se rasseoir dans le fauteuil, le regard glorifié, et, les mains jointes, se mit à prier mentalement.

Au bout de quelques minutes, il me dit de cette voix douce et allant au cœur dont il possédait si bien le secret : « Eh bien ! cousin ? » — Pénétré tout à la fois d’horreur, de crainte et d’un saint respect mêlé d’amour, je tombai à ses pieds et baignai de larmes brûlantes la main qu’il me tendit. Le vieillard m’ouvrit ses bras, et pendant qu’il me pressait tendrement contre son cœur, il me dit avec effusion : « À présent nous allons dormir bien paisiblement, cher cousin ! » Il en fut effectivement ainsi ; rien d’extraordinaire ne signala les nuits suivantes, et je redevins franchement joyeux au détriment du rôle que j’avais prêté aux vieilles baronnes. Car malgré leur apparence de fantômes et leurs manières insolites, elles ne pouvaient plus passer que pour des revenants risibles que mon grand-oncle avait le secret de faire mouvoir et parler de la façon la plus comique.

Enfin, quelques jours après, le baron arriva avec sa femme et de nombreux équipages de chasse. Les hôtes invités affluèrent au château, qui tout d’un coup offrit le spectacle animé du tumulte joyeux que j’ai décrit plus haut. Lorsque le baron, aussitôt après son arrivée, entra dans notre appartement, il parut désagréablement surpris de ce changement de local. Je le vis jeter un sombre regard sur la porte condamnée, et, se détournant avec vivacité, passer la main sur son front comme s’il eût voulu chasser un pénible souvenir. Mon grand-oncle parla du délabrement de la salle d’audience et des pièces contiguës. Le baron blâma Franz de ne nous avoir pas choisi un logement plus convenable et engagea gracieusement mon grand-oncle à réclamer immédiatement tout ce qui pouvait manquer à sa commodité dans celui-ci.

En général, les procédés du baron envers le vieillard n’étaient pas seulement empreints d’une sincère cordialité, mais il s’y mêlait un certain respect filial qui pouvait faire supposer entre eux deux des rapports de déférence mutuelle. Cela seul compensait à mes yeux jusqu’à un certain point les manières rudes et impérieuses du baron qui se manifestaient chaque jour davantage. Il fit à peine attention à moi, et me traita comme un commis vulgaire. Il chercha de prime abord à signaler des erreurs sur le premier acte que je rédigeai ; le sang bouillonnait dans mes veines, et j’étais sur le point de lui répondre quelque mot aigre quand mon grand-oncle intervenant déclara que je travaillais toujours d’après ses idées, dont il était prêt à soutenir la précellence, seulement, dit-il, en fait de matières judiciaires.

Quand j’étais seul avec mon grand-oncle, je me plaignais amèrement du baron qui me devenait de jour en jour plus antipathique. « Crois-moi, répondit mon grand-oncle, le baron, malgré ses manières rébarbatives, est un des meilleurs hommes du monde ; du reste il n’a contracté ces façons d’agir que depuis qu’il est titulaire du majorat, et c’était dans sa jeunesse un modèle de douceur et de modestie. D’ailleurs il n’est pas si méchant que tu te plais à le dire, et je voudrais bien connaître la cause secrète de ta répugnance. »

Mon grand-oncle, en prononçant ces derniers mots, me regarda avec un sourire plein d’ironie, et je sentis le sang me monter au visage. Ne fallait-il pas enfin me rendre à l’évidence ? Ne me voyais-je pas obligé de m’avouer à moi-même que cette haine étrange n’avait d’autre mobile que l’amour, ou plutôt l’adoration pour un être qui me paraissait le plus admirable et le plus ravissant de tous ceux qui jamais avaient pu séjourner sur la terre.


Cet être n’était personne autre que la baronne elle-même. Dès le moment de son arrivée, et quand je la vis traverser les appartements vêtue d’une robe garnie de zibeline russe serrant sa taille svelte et élancée, la tête couverte d’un voile richement brodé, son aspect avait produit sur moi un charme puissant et irrésistible. Il y avait ensuite quelque chose d’étrange et de merveilleux dans le contraste des deux vieilles tantes affublées de robes à fontanges plus bizarres encore que celles que je leur connaissais, trépignant à ses côtés, et nasillant de fades compliments en mauvais français, tandis que la baronne promenant autour d’elle des regards pleins d’une douceur inexprimable, adressait à l’un et à l’autre une légére et bienveillante salutation, accompagnée de quelques mots en pur dialecte courlandais qui caressaient mollement l’oreille. Involontairement, je comparais en moi-même cette image délicieuse aux sorcières malfaisantes, et mon imagination se plaisait à voir dans la baronne un ange radieux de lumière, devant lequel devaient s’incliner et se confondre les indignes esprits des ténèbres.

Le vivant portrait de cette femme séduisante et enchanteresse est toujours présent à mes yeux et à ma pensée. Elle pouvait compter alors dix-neuf ans tout au plus. On n’admirait pas moins l’élégance de sa taille que la délicatesse de ses traits. Toute sa figure portait l’expression d’une bonté parfaite et angélique, mais il y avait surtout dans ses yeux un charme inexprimable. Un humide et clair rayon s’en échappait comme le symptôme de quelque ardeur secrète, d’une mélancolie vague et profonde, tandis que l’expression gracieuse de son sourire céleste faisait rêver à d’ineffables délices. Souvent elle paraissait tout entière perdue dans ses réflexions, et sur son charmant visage passaient des ombres chagrines ; moi, dans ce moment-là j’imaginais que de tristes pressentiments venaient frapper son esprit et lui révéler un funeste avenir, et sans pouvoir me rendre compte de mes bizarres suppositions, je combinais ces présages de malheurs avec l’idée des revenants du château.

Le lendemain de l’arrivée du baron, toute la société se réunit à déjeuner. Mon grand-oncle me présenta à la baronne ; mais, comme cela arrive fréquemment dans la disposition d’esprit où je me trouvais, je me comportai de la manière la plus ridicule en m’embrouillant pour répondre aux plus simples questions. Ainsi l’aimable dame m’ayant demandé si je me plaisais au château, je m’enfilai dans les discours les plus extravagants et les plus sots, au point que les vieilles tantes, attribuant mon extrême embarras tout simplement au profond respect que devait m’inspirer la noble et grande dame, se crurent obligées de s’intéresser complaisamment à moi et me recommandèrent à la baronne dans leur détestable français comme un jeune homme plein de dispositions et d’intelligence, d’ailleurs très joli garçon.

Cela me causa un vif dépit, et, redevenu tout à coup parfaitement maître de moi-même, je lançai à l’improviste un bon mot en meilleur français que celui à l’usage des deux vieilles qui me regardèrent ébahies avec de grands yeux, en bourrant de tabac leurs nez longs et pointus par forme de contenance. Mais au regard sévère de la baronne, qui s’éloigna pour parler à une autre personne, je compris que ce bon mot frisait une impertinence. Ma colère s’en augmenta, et je souhaitai de bon cœur que les deux vieilles fussent englouties au fond des enfers.

Les sarcasmes de mon grand-oncle m’avaient déjà depuis long-temps guéri des folles illusions de l’amour platonique et des langueurs sentimentales d’une passion enfantine ; mais je sentais bien que la baronne m’avait causé une impression plus vive et plus profonde qu’aucune autre femme : je ne voyais, je n’entendais qu’elle. Mon âme était pleine d’une émotion inconnue. Cependant j’étais bien intimement convaincu que ce serait une folie, une absurdité que de laisser se produire le moindre témoignage de mon amour, et je ne voyais pas moins d’impossibilité à l’aimer et à l’adorer en silence comme un écolier honteux ; car cette idée seule me faisait rougir. Je ne voulais pas, et l’aurais-je pu ? renoncer à la vue de l’imposante châtelaine, sans lui laisser pressentir les sentiments de mon âme, sans m’être enivré du doux poison de ses regards et de ses paroles ; après quoi, je me serais éloigné sans doute pour toujours emportant dans mon cœur son image sacrée !

Cette passion romanesque et délirante s’empara tellement de moi que, dans mes nuits sans sommeil, j’avais l’enfantillage de me haranguer moi-même d’une manière pathétique, évoquant devant moi l’objet de ma flamme, et m’écriant avec des gémissements lamentables : « Séraphine ! ah ! Séraphine ! » Ce fut au point que mon grand-oncle, réveillé par mes exclamations, me cria : « Cousin, cousin ! Je crois en vérité que tu déraisonnes tout haut ! Le jour, mon cher, tant qu’il te plaira ; mais au moins la nuit laisse moi dormir ! »

Je tremblais que mon grand-oncle, qui s’était déjà peut-être aperçu de l’impression qu’avait produite sur moi la baronne, ne m’eût entendu prononcer son nom, et n’en fit le sujet de ses amères railleries. Mais il se borna le lendemain, à notre entrée dans la salle d’audience, à dire à haute voix : « Que Dieu inspire à chacun assez de bon sens pour veiller sur soi. C’est un grand tort de se rendre ridicule de propos délibéré. » En même temps, il prit sa place à la grande table, et me dit : « Cher cousin, écris bien lisiblement pour que je puisse lire sans difficulté. »