Le Malacanthrope

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Point n’est besoin, pour prouver l’origine animale de l’homme, de découvrir dans quelque Malaisie les ossements fabuleux de l’anthropopithèque, ou, dans les cavernes du Massif central, les débris du plus vieux crâne de l’humanité. La preuve est près de nous, palpable : elle se promène sur les boulevards. Ce n’est point avancer une nouveauté que de dire que l’homme s’est enlaidi depuis Alcibiade et Antinous. On rencontre à tout instant, sur le trottoir, des faces simiesques, des profils chevalins, des groins qui sont comme un souvenir lointain de la race porcine, des têtes plates, pustuleuses, fendues de lèvres longues et molles manifestement batraciennes.

Comment expliquer ces ressemblances animales, si l’on n’admet pas que la matière vivante, après l’effort continu qui l’éleva jusqu’à l’harmonie de la forme humaine, ne pouvant plus se maintenir dans ce splendide et instable équilibre, commence à subir un mouvement de régression reproduisant à rebours les étapes primitives ? Et la dégénérescence, dans ce monde où tout mouvement est circulaire, n’est-elle pas la meilleure preuve du progrès antérieur ? Oui, frères humains, nous sommes en train de boucler la boucle, et nous nous acheminons lentement mais sûrement vers la petite masse de gélatine amorphe, flottant sur les fleuves, qui fut notre origine et qui sera notre fin.

Dans l’homme, l’animal commence à montrer le bout de l’oreille, et ces camarades ridicules que nous appelons les monstres sont effrayants et vénérables par la similitude qu’ils ont recouvrée de nos ancestralités oubliées.

J’ai connu l’un de ces monstres qui fut, je le crois, un type unique jusqu’ici. C’était un homme-limace, un malacanthrope. Sa singularité n’apparaissait pas au premier regard. Je le rencontrais sur le parvis d’une église, dont il était le familier, tendant une sébile à la générosité des passants. En le voyant se traîner d’un mouvement reptilien sur son ventre sessile, tout le monde le prenait pour un vulgaire cul-de-jatte ; mais c’était un cul-de-jatte particulièrement infortuné, car il était aveugle. Du moins, je le pensais en considérant ses paupières rétractiles ouvertes sur un orifice en machin de poule qui s’animait comme une petite bouche ronde sans parole. Ceux qui passaient avaient pitié, car la sébile était toujours pleine. Je ne manquais jamais de parler au bonhomme, une certaine habitude m’en vint à la longue, et, pour lui marquer plus de sympathie, je lui pris un jour la main. Qu’on juge de mon effroi et de mon dégoût : cette main était molle et souple, comme si des cartilages y avaient remplacé les os.

Le malheureux sentit mon recul. Il hocha douloureusement la tête :

— Ce n’est pas la dernière de mes infirmités, dit-il, et ce n’est pas la plus horrible. Il en est une dont je n’ai confié le secret à personne, car elle me rendrait la honte de l’espèce.

» Je vous la dirai pourtant, car vous m’êtes étranger : on se soulage sans péril à conter ses infortunes à un inconnu compatissant.

— Quelle infirmité, m’écriai-je, peut donc s’ajouter à celles d’un cul-de-jatte, d’un ostéomalacique et d’un aveugle ?

— C’est justement que je ne suis pas aveugle. Plût au ciel que je le fusse ! Dans les trous noirs de mes orbites, il y a des yeux, des yeux qui épouvantent, et, pour les cacher, je me suis voué, en public, à une cécité volontaire.

— Je ne vous comprends pas.

— Évidemment, reprit l’infirme, qui, tout aussitôt, adopta la pose des personnages des anciens romans lorsqu’ils content leur histoire. Vous comprendrez lorsque vous saurez l’origine de mes maux. Mon père était bureaucrate, comme l’avait été son père et son grand-père. Des générations d’hommes lents et sédentaires les avaient précédés. Peu à peu, dans cette race dont je suis l’aboutissant et le dernier rejeton, la nature, qui ne veut rien d’inutile, abolit des organes qui n’étaient que de vains ornements. Déjà, les jambes de mon père étaient courtes et à peu près inaptes à la marche. Moi, je naquis sans membres inférieurs, avec un corps mou comme celui d’une pieuvre, élastique comme du caoutchouc. Le temps n’amena aucun durcissement des os. Je dus marcher symboliquement sur un rond de cuir. On ne laissa pas de me faire donner une excellente éducation, qui paraît à mon langage. J’avais alors des yeux comme ceux de tout le monde, avec cette particularité, voulue par mes ancêtres calligraphes et méticuleux, que j’étais myope plus qu’on ne saurait l’être, obligé pour lire de toucher mon livre du bout de mon nez. Il m’était impossible de voir le visage de mes interlocuteurs ; tout objet placé à un demi-mètre de moi se changeait en vapeurs confuses. L’effort continu que je faisais pour apercevoir les choses éloignées produisit chez moi ce que le même effort produit chez tous les myopes : mes yeux, déjà très ovoïdes, saillirent hors des orbites, comme s’ils tentaient de s’élancer vers l’objet de leur curiosité. Mais c’est ici que ma myopie sortit de l’ordinaire. Avais-je des muscles supplémentaires, inexistants chez les autres hommes ? Faut-il accuser la singulière élasticité de mes tissus ?… Je remarquai qu’après avoir vu ce que je désirais voir, mes yeux rentraient profondément sous les paupières, comme des jumelles dans leur étui, si bien que je pouvais à volonté les faire saillir ou les faire disparaître. L’anomalie s’accrut par l’usage. Poussé par un désir immodéré d’y voir clair, je projetai mes yeux de plus en plus loin, leurs attaches se distendirent, s’allongèrent… À l’heure actuelle, la fonction viciée remplissant misérablement son rôle de créatrice d’organes, mes globes oculaires, lorsque je les dirige vers la contemplation du monde extérieur, apparaissent à un pied et demi de mon visage, portés par un pédoncule creux de l’aspect le plus horrible. Vous comprenez maintenant, monsieur, ajouta le mendiant, pourquoi je me suis imposé l’obligation d’être aveugle, hors les cas où la solitude me permet de me délasser de cette affreuse nuit, ce qui est rare, car je suis marié. Cela vous étonne, peut-être ? Une mendiante a bien voulu de moi. Chez les pauvres, les considérations qui décident au mariage sont un peu différentes de ce qu’elles sont chez les riches. Une infirmité susceptible d’attirer l’attention des passants est un capital. Épouser un cul-de-jatte, dans notre monde, c’est faire un mariage d’argent. Et je suis un amoureux époux, attentif seulement à cacher à ma compagne une disgrâce qui l’éloignerait de mes bras.

— Mais, mon ami, votre raisonnement est stupéfiant ! Il faut la lui montrer, au contraire, la montrer à tout le monde. Un homme habile sait tirer parti de ses tares. Au lieu de grelotter à la porte des églises, vous pouvez être riche, éclipser en renommée les frères siamois, l’homme-chien, la femme à barbe, attirer sur vous la curiosité de la science. Vous sacrifiez à l’amour problématique d’une pauvresse, qui déjà peut-être s’écœure de votre corps mou dépourvu de jambes, toute une vie de bien-être et d’appétits satisfaits. Vous pouvez même être utile, mettre au service de la science, de la police, un œil qui pénètre aisément là où la tête d’un homme ne saurait pénétrer… Vous êtes un monstre, soit. Il ne faut pas s’effarer d’un mot dont on étiquette toutes les formes inusitées. Un monstre a des facultés que ne possède pas le commun des mortels. Vous achetez d’un peu de laideur des avantages incroyables. Usez-en !

Le crépuscule tombait durant notre conversation. Nous étions tous deux seuls sur le parvis. Je vis sur la figure de l’homme une grimace d’étonnement heureux.

— Y pensez-vous ? dit-il.

Et, comme s’il ne pouvait résister au désir de m’interroger du regard, ses paupières, lentement, se développèrent, comme des doigts de gant retournés. Et ce fut l’érection épouvantable de deux trompes livides qui projetèrent vers ma face deux gros yeux fixes et brillants.

Je poussai un cri et me sauvai comme un voleur. Quand je fus assez loin, je me détournai. Une femme déguenillée, sa femme évidemment, donnait la main au phénomène redevenu aveugle, qui se traînait sur les pavés avec la lenteur inquiète d’une limace qui a rentré ses cornes.

À quelque temps de là, passant par le même endroit, je vis le malacanthrope.

Il avait un bandeau sanglant sur les yeux.

— C’est, me dit-il, que je suis en vérité devenu aveugle. Cet événement, qui m’eût naguère comblé de joie, augmente la désespérance de ma vie. C’est l’amour, la jalousie d’amour qui m’a aveuglé. J’avais pris soupçon sur la fidélité de ma femme : elle s’en laissait conter par un manchot ! En amour, je le comprends maintenant, il faut avoir des jambes. Un soir, je les entendis chuchoter dans la chambre voisine de celle où j’étais couché. La curiosité me tenailla, si forte que je projetai violemment mes yeux au-dehors. J’étais, sans m’en douter, face à la muraille : mes pauvres vilains yeux la heurtèrent douloureusement, et j’en fus tout d’abord ébloui. Remis de ce coup, je rampai silencieusement vers la porte légèrement entr’ouverte derrière laquelle j’entendais un bruit de baisers. Mon cœur battait à se rompre et j’étais indigné, dans cette circonstance, de me faire à moi-même les cornes, plus malheureux en cela que tous les malheureux maris.

» J’insinuai mes yeux dans la fente de la porte et ne pus, hélas ! le faire sans bruit, ce qui éveilla l’inquiétude des amants. Brusquement, je hurlai et tombai ensanglanté, sans connaissance. La porte, en se refermant, avait éteint pour jamais mes chandelles. 

OCTAVE BÉLIARD.