Le Malade imaginaire/Acte I

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Le Malade imaginaire
Œuvres complètes de Molière, Texte établi par Charles LouandreCharpentiertome III (p. 593-626).
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ACTE PREMIER.




Scène I.

ARGAN, assis, une table devant lui, comptant avec des jetons les parties de son apothicaire.

Trois et deux font cinq, et cinq font dix, et dix font vingt ; trois et deux font cinq. « Plus, du vingt-quatrième, un petit clystère insinuatif, préparatif et rémollient, pour amollir, humecter et rafraîchir les entrailles de monsieur. » Ce qui me plaît de monsieur Fleurant, mon apothicaire, c’est que ses parties sont toujours fort civiles. « Les entrailles de monsieur, trente sols. » Oui ; mais, monsieur Fleurant, ce n’est pas tout que d’être civil ; il faut être aussi raisonnable, et ne pas écorcher les malades. Trente sols un lavement ! Je suis votre serviteur, je vous l’ai déjà dit ; vous ne me les avez mis dans les autres parties qu’à vingt sols ; et vingt sols en langage d’apothicaire, c’est-à-dire dix sols ; les voilà, dix sols. « Plus, dudit jour, un bon clystère détersif, composé avec catholicon double, rhubarbe, miel rosat, et autres, suivant l’ordonnance, pour balayer, laver et nettoyer le bas-ventre de monsieur, trente sols. » Avec votre permission, dix sols. « Plus, dudit jour, le soir, un julep hépatique, soporatif et somnifère, composé pour faire dormir monsieur, trente-cinq sols. » Je ne me plains pas de celui-là ; car il me fit bien dormir. Dix, quinze, seize, et dix-sept sols six deniers. « Plus, du vingt-cinquième, une bonne médecine purgative et corroborative, composée de casse récente avec séné levantin, et autres, suivant l’ordonnance de monsieur Purgon, pour expulser et évacuer la bile de monsieur, quatre livres. » Ah ! monsieur Fleurant, c’est se moquer : il faut vivre avec les malades. Monsieur Purgon ne vous a pas ordonné de mettre quatre francs. Mettez, mettez trois livres, s’il vous plaît. Vingt et trente sols. « Plus, dudit jour, une potion anodine et astringente, pour faire reposer monsieur, trente sols. » Bon, dix et quinze sols. « Plus, du vingt-sixième, un clystère carminatif, pour chasser les vents de monsieur, trente sols. » Dix sols, monsieur Fleurant. « Plus, le clystère de monsieur, réitéré le soir, comme dessus, trente sols. » Monsieur Fleurant, dix sols. « Plus, du vingt-septième, une bonne médecine, composée pour hâter d’aller et chasser dehors les mauvaises humeurs de monsieur, trois livres. » Bon, vingt et trente sols ; je suis bien aise que vous soyez raisonnable. « Plus, du vingt-huitième, une prise de petit lait clarifié et dulcoré pour adoucir, lénifier, tempérer et rafraîchir le sang de monsieur, vingt sols. » Bon, dix sols. « Plus, une potion cordiale et préservative, composée avec douze grains de bézoar, sirop de limon et grenades, et autres, suivant l’ordonnance, cinq livres. » Ah ! monsieur Fleurant, tout doux, s’il vous plaît ; si vous en usez comme cela, on ne voudra plus être malade : contentez-vous de quatre francs, vingt et quarante sols. Trois et deux font cinq et cinq font dix, et dix font vingt. Soixante et trois livres quatre sols six deniers. Si bien donc que, de ce mois, j’ai pris une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept et huit médecines ; et un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze et douze lavements ; et, l’autre mois, il y avoit douze médecines et vingt lavements. Je ne m’étonne pas si je ne me porte pas si bien ce mois-ci que l’autre. Je le dirai à monsieur Purgon, afin qu’il mette ordre à cela. Allons, qu’on m’ôte tout ceci. (Voyant que personne ne vient, et qu’il n’y a aucun de ses gens dans sa chambre.) Il n’y a personne. J’ai beau dire : on me laisse toujours seul ; il n’y a pas moyen de les arrêter ici. (Après avoir sonné une sonnette qui est sur la table.) Ils n’entendent point, et ma sonnette ne fait pas assez de bruit. Drelin, drelin, drelin. Point d’affaire. Drelin, drelin, drelin. Ils sont sourds… Toinette. Drelin, drelin, drelin. Tout comme si je ne sonnois point. Chienne ! coquine ! Drelin, drelin, drelin. J’enrage. (Il ne sonne plus, mais il crie.) Drelin, drelin, drelin. Carogne, à tous les diables ! Est-il possible qu’on laisse comme cela un pauvre malade tout seul ? Drelin drelin, drelin. Voilà qui est pitoyable ! Drelin, drelin, drelin ! Ah ! mon Dieu ! Ils me laisseront ici mourir. Drelin, drelin, drelin[1].


Scène II.

ARGAN, TOINETTE.
toinette, en entrant.

On y va.

argan.

Ah ! chienne ! ah ! carogne !

toinette, faisant semblant de s’être cogné la tête.

Diantre soit fait de votre impatience ! Vous pressez si fort les personnes, que je me suis donné un grand coup de la tête contre la carne d’un volet.

argan, en colère.

Ah ! traîtresse !…

toinette, interrompant Argan.

Ah !

argan.

Il y a…

toinette.

Ah !

argan.

Il y a une heure…

toinette.

Ah !

argan.

Tu m’as laissé…

toinette.

Ah !

argan.

Tais-toi donc, coquine, que je te querelle.

toinette.

Çamon, ma foi, j’en suis d’avis, après ce que je me suis fait.

argan.

Tu m’as fait égosiller, carogne.

toinette.

Et vous m’avez fait, vous, casser la tête : l’un vaut bien l’autre. Quitte à quitte, si vous voulez.

argan.

Quoi ! coquine…

toinette.

Si vous querellez, je pleurerai.

argan.

Me laisser, traîtresse…

toinette, interrompant encore Argan.

Ah !

argan.

Chienne ! tu veux…

toinette.

Ah !

argan.

Quoi ! il faudra encore que je n’aie pas le plaisir de la quereller ?

toinette.

Querellez tout votre soûl : je le veux bien.

argan.

Tu m’en empêches, chienne, en m’interrompant à tous coups.

toinette.

Si vous avez le plaisir de quereller, il faut bien que, de mon côté, j’aie le plaisir de pleurer : chacun le sien, ce n’est pas trop. Ah !

argan.

Allons ; il faut en passer par là. Ôte-moi ceci, coquine, ôte-moi ceci. (Après s’être levé.) Mon lavement d’aujourd’hui a-t-il bien opéré ?

toinette.

Votre lavement ?

argan.

Oui. Ai-je bien fait de la bile ?

toinette.

Ma foi ! je ne me mêle point de ces affaires-là ; c’est à monsieur Fleurant à y mettre le nez, puisqu’il en a le profit.

argan.

Qu’on ait soin de me tenir un bouillon prêt, pour l’autre que je dois tantôt prendre.

toinette.

Ce monsieur Fleurant-là et ce monsieur Purgon s’égaient sur votre corps ; ils ont en vous une bonne vache à lait, et je voudrois bien leur demander quel mal vous avez, pour faire tant de remèdes.

argan.

Taisez-vous, ignorante ; ce n’est pas à vous à contrôler les ordonnances de la médecine. Qu’on me fasse venir ma fille Angélique : j’ai à lui dire quelque chose.

toinette.

La voici qui vient d’elle-même ; elle a deviné votre pensée.


Scène III.

ARGAN, ANGÉLIQUE, TOINETTE.
argan.

Approchez, Angélique : vous venez à propos ; je voulois vous parler.

angélique.

Me voilà prête à vous ouïr.

argan.

Attendez. (À Toinette.) Donnez-moi mon bâton. Je vais revenir tout à l’heure.

toinette.

Allez vite, monsieur, allez. Monsieur Fleurant nous donne des affaires.


Scène IV.

ANGÉLIQUE, TOINETTE.
angélique.

Toinette !

toinette.

Quoi ?

angélique.

Regarde-moi un peu.

toinette.

Hé bien ! je vous regarde.

angélique.

Toinette !

toinette.

Hé bien ! quoi, Toinette ?

angélique.

Ne devines-tu point de quoi je veux parler ?

toinette.

Je m’en doute assez : de notre jeune amant ; car c’est sur lui depuis six jours que roulent tous nos entretiens ; et vous n’êtes point bien, si vous n’en parlez à toute heure.

angélique.

Puisque tu connois cela, que n’es-tu donc la première à m’en entretenir ? Et que ne m’épargnes-tu la peine de te jeter sur ce discours ?

toinette.

Vous ne m’en donnez pas le temps ; et vous avez des soins là-dessus qu’il est difficile de prévenir.

angélique.

Je t’avoue que je ne saurois me lasser de te parler de lui, et que mon cœur profite avec chaleur de tous les moments de s’ouvrir à toi. Mais, dis-moi, condamnes-tu, Toinette, les sentiments que j’ai pour lui ?

toinette.

Je n’ai garde.

angélique.

Ai-je tort de m’abandonner à ces douces impressions ?

toinette.

Je ne dis pas cela.

angélique.

Et voudrois-tu que je fusse insensible aux tendres protestations de cette passion ardente qu’il témoigne pour moi ?

toinette.

À Dieu ne plaise !

angélique.

Dis-moi un peu : ne trouves-tu pas, comme moi, quelque chose du ciel, quelque effet du destin, dans l’aventure inopinée de notre connoissance ?

toinette.

Oui.

angélique.

Ne trouves-tu pas que cette action d’embrasser ma défense, sans me connoître, est tout à fait d’un honnête homme ?

toinette.

Oui.

angélique.

Que l’on ne peut pas en user plus généreusement ?

toinette.

D’accord.

angélique.

Et qu’il fit tout cela de la meilleure grace du monde ?

toinette.

Oh ! oui.

angélique.

Ne trouves-tu pas, Toinette, qu’il est bien fait de sa personne ?

toinette.

Assurément.

angélique.

Qu’il a l’air le meilleur du monde ?

toinette.

Sans doute.

angélique.

Que ses discours, comme ses actions, ont quelque chose de noble ?

toinette.

Cela est sûr.

angélique.

Qu’on ne peut rien entendre de plus passionné que tout ce qu’il me dit ?

toinette.

Il est vrai.

angélique.

Et qu’il n’est rien de plus fâcheux que la contrainte où l’on me tient, qui bouche tout commerce aux doux empressements de cette mutuelle ardeur que le ciel nous inspire ?

toinette.

Vous avez raison.

angélique.

Mais, ma pauvre Toinette, crois-tu qu’il m’aime autant qu’il me le dit ?

toinette.

Hé ! hé ! ces choses-là parfois sont un peu sujettes à caution. Les grimaces d’amour ressemblent fort à la vérité ; et j’ai vu de grands comédiens là-dessus.

angélique.

Ah ! Toinette, que dis-tu là ? Hélas ! de la façon qu’il parle, seroit-il bien possible qu’il ne me dît pas vrai ?

toinette.

En tout cas, vous en serez bientôt éclaircie ; et la résolution où il vous écrivit hier qu’il étoit de vous faire demander en mariage, est une prompte voie à vous faire connoître s’il vous dit vrai ou non. C’en sera là la bonne preuve.

angélique.

Ah ! Toinette, si celui-là me trompe, je ne croirai de ma vie aucun homme.

toinette.

Voilà votre père qui revient.


Scène V.

ARGAN, ANGÉLIQUE, TOINETTE.
argan.

Oh çà, ma fille, je vais vous dire une nouvelle, où peut-être ne vous attendez-vous pas. On vous demande en mariage. Qu’est-ce que cela ? Vous riez ? Cela est plaisant oui, ce mot de mariage ! Il n’y a rien de plus drôle pour les jeunes filles. Ah ! nature, nature ! À ce que je puis voir, ma fille, je n’ai que faire de vous demander si vous voulez bien vous marier.

angélique.

Je dois faire, mon père, tout ce qu’il vous plaira de m’ordonner.

argan.

Je suis bien aise d’avoir une fille si obéissante : la chose est donc conclue, et je vous ai promise.

angélique.

C’est à moi, mon père, de suivre aveuglément toutes vos volontés.

argan.

Ma femme, votre belle-mère, avoit envie que je vous fisse religieuse, et votre petite sœur Louison aussi, et de tout temps elle a été aheurtée à cela.

toinette, à part.

La bonne bête a ses raisons.

argan.

Elle ne vouloit point consentir à ce mariage ; mais je l’ai emporté, et ma parole est donnée.

angélique.

Ah ! mon père, que je vous suis obligée de toutes vos bontés !

toinette, à Argan.

En vérité, je vous sais bon gré de cela ; et voilà l’action la plus sage que vous ayez faite de votre vie.

argan.

Je n’ai point encore vu la personne : mais on m’a dit que j’en serois content, et toi aussi.

angélique.

Assurément, mon père.

argan.

Comment ! l’as-tu vu ?

angélique.

Puisque votre consentement m’autorise à vous pouvoir ouvrir mon cœur, je ne feindrai point de vous dire que le hasard nous a fait connoître il y a six jours, et que la demande qu’on vous a faite est un effet de l’inclination que, dès cette première vue, nous avons prise l’un pour l’autre.

argan.

Ils ne m’ont pas dit cela ; mais j’en suis bien aise, et c’est tant mieux que les choses soient de la sorte. Ils disent que c’est un grand jeune garçon bien fait.

angélique.

Oui, mon père.

argan.

De belle taille.

angélique.

Sans doute.

argan.

Agréable de sa personne.

angélique.

Assurément.

argan.

De bonne physionomie.

angélique.

Très bonne.

argan.

Sage et bien né.

angélique.

Tout à fait.

argan.

Fort honnête.

angélique.

Le plus honnête du monde.

argan.

Qui parle bien latin et grec.

angélique.

C’est ce que je ne sais pas.

argan.

Et qui sera reçu médecin dans trois jours.

angélique.

Lui, mon père ?

argan.

Oui. Est-ce qu’il ne te l’a pas dit ?

angélique.

Non, vraiment. Qui vous l’a dit, à vous ?

argan.

Monsieur Purgon.

angélique.

Est-ce que monsieur Purgon le connoît ?

argan.

La belle demande ! Il faut bien qu’il le connoisse puisque c’est son neveu.

angélique.

Cléante, neveu de monsieur Purgon ?

argan.

Quel Cléante ? Nous parlons de celui pour qui l’on t’a demandée en mariage.

angélique.

Hé ! oui.

argan.

Hé bien ! c’est le neveu de monsieur Purgon, qui est le fils de son beau-frère le médecin, monsieur Diafoirus ; et ce fils s’appelle Thomas Diafoirus, et non pas Cléante ; et nous avons conclu ce mariage-là ce matin, monsieur Purgon, monsieur Fleurant, et moi ; et demain, ce gendre prétendu doit m’être amené par son père. Qu’est-ce ? Vous voilà tout ébaubie !

angélique.

C’est, mon père, que je connois que vous avez parlé d’une personne, et que j’ai entendu une autre.

toinette.

Quoi ! monsieur, vous auriez fait ce dessein burlesque ? Et, avec tout le bien que vous avez, vous voudriez marier votre fille avec un médecin ?

argan.

Oui. De quoi te mêles-tu, coquine, impudente que tu es ?

toinette.

Mon Dieu ! tout doux. Vous allez d’abord aux invectives. Est-ce que nous ne pouvons pas raisonner ensemble sans nous emporter ? Là, parlons de sang-froid. Quelle est votre raison, s’il vous plaît, pour un tel mariage ?

argan.

Ma raison est que, me voyant infirme et malade comme je le suis, je veux me faire un gendre et des alliés médecins, afin de m’appuyer de bons secours contre ma maladie, d’avoir dans ma famille les sources des remèdes qui me sont nécessaires, et d’être à même des consultations et des ordonnances.

toinette.

Hé bien ! voilà dire une raison, et il y a du plaisir à se répondre doucement les uns aux autres. Mais, monsieur, mettez la main à la conscience ; est-ce que vous êtes malade ?

argan.

Comment, coquine ! si je suis malade ! Si je suis malade, impudente !

toinette.

Hé bien ! oui, monsieur, vous êtes malade ; n’ayons point de querelle là-dessus. Oui, vous êtes fort malade, j’en demeure d’accord, et plus malade que vous ne pensez : voilà qui est fait. Mais votre fille doit épouser un mari pour elle ; et, n’étant point malade, il n’est pas nécessaire de lui donner un médecin.

argan.

C’est pour moi que je lui donne ce médecin ; et une fille de bon naturel doit être ravie d’épouser ce qui est utile à la santé de son père.

toinette.

Ma foi, monsieur, voulez-vous qu’en amie je vous donne un conseil ?

argan.

Quel est-il, ce conseil ?

toinette.

De ne point songer à ce mariage-là.

argan.

Et la raison ?

toinette.

La raison, c’est que votre fille n’y consentira point[2].

argan.

Elle n’y consentira point ?

toinette.

Non.

argan.

Ma fille ?

toinette.

Votre fille. Elle vous dira qu’elle n’a que faire de monsieur Diafoirus, de son fils Thomas Diafoirus, ni de tous les Diafoirus du monde.

argan.

J’en ai affaire, moi, outre que le parti est plus avantageux qu’on ne pense. Monsieur Diafoirus n’a que ce fils-là pour tout héritier ; et, de plus, monsieur Purgon, qui n’a ni femme ni enfants, lui donne tout son bien en faveur de ce mariage ; et monsieur Purgon est un homme qui a huit mille bonnes livres de rente.

toinette.

Il faut qu’il ait tué bien des gens, pour s’être fait si riche.

argan.

Huit mille livres de rente sont quelque chose, sans compter le bien du père.

toinette.

Monsieur, tout cela est bel et bon ; mais j’en reviens toujours là : je vous conseille, entre nous, de lui choisir un autre mari ; et elle n’est point faite pour être madame Diafoirus.

argan.

Et je veux, moi, que cela soit.

toinette.

Hé, fi ! ne dites pas cela.

argan.

Comment ! que je ne dise pas cela ?

toinette.

Hé, non.

argan.

Et pourquoi ne le dirai-je pas ?

toinette.

On dira que vous ne songez pas à ce que vous dites.

argan.

On dira ce qu’on voudra ; mais je vous dis que je veux qu’elle exécute la parole que j’ai donnée.

toinette.

Non ; je suis sûre qu’elle ne le fera pas.

argan.

Je l’y forcerai bien.

toinette.

Elle ne le fera pas, vous dis-je.

argan.

Elle le fera, ou je la mettrai dans un couvent.

toinette.

Vous ?

argan.

Moi.

toinette.

Bon !

argan.

Comment, bon ?

toinette.

Vous ne la mettrez point dans un couvent.

argan.

Je ne la mettrai point dans un couvent ?

toinette.

Non.

argan.

Non ?

toinette.

Non.

argan.

Ouais ! Voici qui est plaisant ! Je ne mettrai pas ma fille dans un couvent, si je veux ?

toinette.

Non, vous dis-je.

argan.

Qui m’en empêchera ?

toinette.

Vous-même.

argan.

Moi ?

toinette.

Oui. Vous n’aurez pas ce cœur-là.

argan.

Je l’aurai.

toinette.

Vous vous moquez.

argan.

Je ne me moque point.

toinette.

La tendresse paternelle vous prendra.

argan.

Elle ne me prendra point.

toinette.

Une petite larme ou deux, des bras jetés au cou, un Mon petit papa mignon, prononcé tendrement, sera assez pour vous toucher.

argan.

Tout cela ne fera rien.

toinette.

Oui, oui.

argan.

Je vous dis que je n’en démordrai point.

toinette.

Bagatelles.

argan.

Il ne faut point dire, Bagatelles.

toinette.

Mon Dieu ! je vous connois, vous êtes bon naturellement.

argan, avec emportement.

Je ne suis point bon, et je suis méchant quand je veux[3].

toinette.

Doucement, monsieur. Vous ne songez pas que vous êtes malade.

argan.

Je lui commande absolument de se préparer à prendre le mari que je dis.

toinette.

Et moi, je lui défends absolument d’en faire rien.

argan.

Où est-ce donc que nous sommes ? et quelle audace est-ce là, à une coquine de servante, de parler de la sorte devant son maître ?

toinette.

Quand un maître ne songe pas à ce qu’il fait, une servante bien sensée est en droit de le redresser.

argan, courant après Toinette.

Ah ! insolente, il faut que je t’assomme.

toinette, évitant Argan, et mettant la chaise entre elle et lui.

Il est de mon devoir de m’opposer aux choses qui vous peuvent déshonorer.

argan, courant après Toinette autour de la chaise avec son bâton.

Viens, viens, que je t’apprenne à parler.

toinette, se sauvant du côté où n’est point Argan.

Je m’intéresse, comme je dois, à ne vous point laisser faire de folie.

argan, de même.

Chienne !

toinette, de même.

Non, je ne consentirai jamais à ce mariage.

argan, de même.

Pendarde !

toinette, de même.

Je ne veux point qu’elle épouse votre Thomas Diafoirus.

argan, de même.

Carogne !

toinette, de même.

Et elle m’obéira plutôt qu’à vous.

argan, s’arrêtant.

Angélique, tu ne veux pas m’arrêter cette coquine-là ?

angélique.

Hé ! mon père, ne vous faites point malade.

argan, à Angélique.

Si tu ne me l’arrêtes, je te donnerai ma malédiction.

toinette, en s’en allant.

Et moi, je la déshériterai, si elle vous obéit.

argan, se jetant dans sa chaise.

Ah ! ah ! je n’en puis plus. Voilà pour me faire mourir[4].


Scène VI.

BÉLINE, ARGAN.
argan.

Ah ! ma femme, approchez.

béline.

Qu’avez-vous, mon pauvre mari ?

argan.

Venez-vous-en ici à mon secours.

béline.

Qu’est-ce que c’est donc qu’il y a, mon petit fils ?

argan.

Ma mie !

béline.

Mon ami !

argan.

On vient de me mettre en colère.

béline.

Hélas ! pauvre petit mari ! Comment donc, mon ami ?

argan.

Votre coquine de Toinette est devenue plus insolente que jamais.

béline.

Ne vous passionnez donc point.

argan.

Elle m’a fait enrager, ma mie.

béline.

Doucement, mon fils.

argan.

Elle a contrecarré, une heure durant, les choses que je veux faire.

béline.

Là, là, tout doux !

argan.

Et a eu l’effronterie de me dire que je ne suis point malade.

béline.

C’est une impertinente.

argan.

Vous savez, mon cœur, ce qui en est.

béline.

Oui, mon cœur ; elle a tort.

argan.

M’amour, cette coquine-là me fera mourir.

béline.

Hé là, hé là !

argan.

Elle est cause de toute la bile que je fais.

béline.

Ne vous fâchez point tant.

argan.

Et il y a je ne sais combien que je vous dis de me la chasser.

béline.

Mon Dieu ! mon fils, il n’y a point de serviteurs et de servantes qui n’aient leurs défauts. On est contraint parfois de souffrir leurs mauvaises qualités, à cause des bonnes. Celle-ci est adroite, soigneuse, diligente, et surtout fidèle ; et vous savez qu’il faut maintenant de grandes précautions pour les gens que l’on prend. Holà ! Toinette !


Scène VII.

ARGAN, BÉLINE, TOINETTE.
toinette.

Madame.

béline.

Pourquoi donc est-ce que vous mettez mon mari en colère ?

toinette, d’un ton doucereux.

Moi, madame ? Hélas ! je ne sais pas ce que vous me voulez dire, et je ne songe qu’à complaire à monsieur en toutes choses.

argan.

Ah ! la traîtresse !

toinette.

Il nous a dit qu’il vouloit donner sa fille en mariage au fils de monsieur Diafoirus : je lui ai répondu que je trouvois le parti avantageux pour elle, mais que je croyois qu’il feroit mieux de la mettre dans un couvent.

béline.

Il n’y a pas grand mal à cela, et je trouve qu’elle a raison.

argan.

Ah ! m’amour, vous la croyez ? C’est une scélérate ; elle m’a dit cent insolences.

béline.

Hé bien ! je vous crois, mon ami. Là, remettez-vous. Écoutez, Toinette : si vous fâchez jamais mon mari, je vous mettrai dehors. Çà, donnez-moi son manteau fourré et des oreillers, que je l’accommode dans sa chaise. Vous voilà je ne sais comment. Enfoncez bien votre bonnet jusque sur vos oreilles : il n’y a rien qui enrhume tant que de prendre l’air par les oreilles[5].

argan.

Ah ! ma mie, que je vous suis obligé de tous les soins que vous prenez de moi !

béline, accommodant les oreillers qu’elle met autour d’Argan.

Levez-vous, que je mette ceci sous vous. Mettons celui-ci pour vous appuyer, et celui-là de l’autre côté. Mettons celui-ci derrière votre dos, et cet autre-là pour soutenir votre tête.

toinette, lui mettant rudement un oreiller sur la tête.

Et celui-ci pour vous garder du serein.

argan, se levant en colère, et jetant tous ses oreillers à Toinette, qui s’enfuit.

Ah ! coquine, tu veux m’étouffer !


Scène VIII.

ARGAN, BÉLINE.
béline.

Hé là, hé là ! Qu’est-ce que c’est donc ?

argan, se jetant dans sa chaise.

Ah, ah, ah ! je n’en puis plus.

béline.

Pourquoi vous emporter ainsi ? Elle a cru faire bien.

argan.

Vous ne connoissez pas, m’amour, la malice de la pendarde. Ah ! elle m’a mis tout hors de moi ; et il faudra plus de huit médecines et de douze lavements pour réparer tout ceci.

béline.

Là, là, mon petit ami, apaisez-vous un peu.

argan.

Ma mie, vous êtes toute ma consolation.

béline.

Pauvre petit fils !

argan.

Pour tâcher de reconnoître l’amour que vous me portez, je veux, mon cœur, comme je vous ai dit, faire mon testament.

béline.

Ah ! mon ami, ne parlons point de cela, je vous prie : je ne saurois souffrir cette pensée ; et le seul mot de testament me fait tressaillir de douleur.

argan.

Je vous avois dit de parler pour cela à votre notaire.

béline.

Le voilà là dedans, que j’ai amené avec moi.

argan.

Faites-le donc entrer, m’amour.

béline.

Hélas ! mon ami, quand on aime bien un mari, on n’est guère en état de songer à tout cela.


Scène IX.

MONSIEUR DE BONNEFOI, BÉLINE, ARGAN.
argan.

Approchez, monsieur de Bonnefoi, approchez. Prenez un siège, s’il vous plaît. Ma femme m’a dit, monsieur, que vous étiez fort honnête homme, et tout à fait de ses amis ; et je l’ai chargée de vous parler pour un testament que je veux faire.

béline.

Hélas ! je ne suis point capable de parler de ces choses-là.

monsieur de bonnefoi.

Elle m’a, monsieur, expliqué vos intentions, et le dessein où vous êtes pour elle ; et j’ai à vous dire là-dessus que vous ne sauriez rien donner à votre femme par votre testament.

argan.

Mais pourquoi ?

monsieur de bonnefoi.

La coutume y résiste. Si vous étiez en pays de droit écrit, cela se pourroit faire : mais, à Paris et dans les pays coutumiers, au moins dans la plupart, c’est ce qui ne se peut ; et la disposition seroit nulle. Tout l’avantage qu’homme et femme conjoints par mariage se peuvent faire l’un à l’autre, c’est un don mutuel entre vifs ; encore faut-il qu’il n’y ait enfants, soit des deux conjoints, ou de l’un d’eux, lors du décès du premier mourant[6].

argan.

Voilà une coutume bien impertinente, qu’un mari ne puisse rien laisser à une femme dont il est aimé tendrement, et qui prend de lui tant de soin ! J’aurois envie de consulter mon avocat, pour voir comment je pourrois faire.

monsieur de bonnefoi.

Ce n’est point à des avocats qu’il faut aller, car ils sont d’ordinaire sévères là-dessus, et s’imaginent que c’est un grand crime que de disposer en fraude de la loi : ce sont gens de difficultés, et qui sont ignorants des détours de la conscience. Il y a d’autres personnes à consulter, qui sont bien plus accommodantes, qui ont des expédients pour passer doucement par-dessus la loi, et rendre juste ce qui n’est pas permis ; qui savent aplanir les difficultés d’une affaire et trouver des moyens d’éluder la coutume par quelque avantage indirect. Sans cela, où en serions-nous tous les jours ? Il faut de la facilité dans les choses ; autrement nous ne ferions rien, et je ne donnerois pas un sol de notre métier.

argan.

Ma femme m’avoit bien dit, monsieur, que vous étiez fort habile et fort honnête homme. Comment puis-je faire, s’il vous plaît, pour lui donner mon bien et en frustrer mes enfants ?

monsieur de bonnefoi.

Comment vous pouvez faire ? Vous pouvez choisir doucement un ami intime de votre femme, auquel vous donnerez en bonne forme, par votre testament, tout ce que vous pouvez ; et cet ami ensuite lui rendra tout. Vous pouvez encore contracter un grand nombre d’obligations non suspectes au profit de divers créanciers qui prêteront leur nom à votre femme, et entre les mains de laquelle ils mettront leur déclaration que ce qu’ils en ont fait n’a été que pour lui faire plaisir. Vous pouvez aussi, pendant que vous êtes en vie, mettre entre ses mains de l’argent comptant, ou des billets que vous pourrez avoir payables au porteur.

béline.

Mon Dieu ! il ne faut point vous tourmenter de tout cela. S’il vient faute de vous, mon fils, je ne veux plus rester au monde.

argan.

Ma mie !

béline.

Oui, mon ami, si je suis assez malheureuse pour vous perdre…

argan.

Ma chère femme !

béline.

La vie ne me sera plus de rien.

argan.

M’amour !

béline.

Et je suivrai vos pas, pour vous faire connoître la tendresse que j’ai pour vous.

argan.

Ma mie, vous me fendez le cœur ! Consolez-vous, je vous en prie.

monsieur de bonnefoi, à Béline.

Ces larmes sont hors de saison ; et les choses n’en sont point encore là.

béline.

Ah ! monsieur, vous ne savez pas ce que c’est qu’un mari qu’on aime tendrement.

argan.

Tout le regret que j’aurai, si je meurs, ma mie, c’est de n’avoir point un enfant de vous. Monsieur Purgon m’avoit dit qu’il m’en feroit faire un.

monsieur de bonnefoi.

Cela pourra venir encore.

argan.

Il faut faire mon testament, m’amour, de la façon que monsieur dit ; mais, par précaution, je veux vous mettre entre les mains vingt mille francs en or que j’ai dans le lambris de mon alcôve, et deux billets payables au porteur, qui me sont dus, l’un par monsieur Damon, et l’autre par monsieur Gérante.

béline.

Non, non, je ne veux point de tout cela. Ah !… Combien dites-vous qu’il y a dans votre alcôve ?

argan.

Vingt mille francs, m’amour.

béline.

Ne me parlez point de bien, je vous prie. Ah !… De combien sont les deux billets ?

argan.

Ils sont, ma mie, l’un de quatre mille francs, et l’autre de six.

béline.

Tous les biens du monde, mon ami, ne me sont rien au prix de vous.

monsieur de bonnefoi.

Voulez-vous que nous procédions au testament ?

argan.

Oui, monsieur ; mais nous serons mieux dans mon petit cabinet. M’amour, conduisez-moi, je vous prie.

béline.

Allons, mon pauvre petit fils.


Scène X.

ANGÉLIQUE, TOINETTE.
toinette.

Les voilà avec un notaire, et j’ai ouï parler de testament. Votre belle-mère ne s’endort point : et c’est sans doute quelque conspiration contre vos intérêts, où elle pousse votre père.

angélique.

Qu’il dispose de son bien à sa fantaisie, pourvu qu’il ne dispose point de mon cœur. Tu vois, Toinette, les desseins violents que l’on fait sur lui. Ne m’abandonne point, je te prie, dans l’extrémité où je suis.

toinette.

Moi, vous abandonner ! J’aimerois mieux mourir. Votre belle-mère a beau me faire sa confidente, et me vouloir jeter dans ses intérêts, je n’ai jamais pu avoir d’inclination pour elle ; et j’ai toujours été de votre parti. Laissez-moi faire ; j’emploierai toute chose pour vous servir ; mais, pour vous servir avec plus d’effet, je veux changer de batterie, couvrir le zèle que j’ai pour vous, et feindre d’entrer dans les sentiments de votre père et de votre belle-mère.

angélique.

Tâche, je t’en conjure, de faire donner avis à Cléante du mariage qu’on a conclu.

toinette.

Je n’ai personne à employer à cet office, que le vieux usurier Polichinelle, mon amant ; et il m’en coûtera pour cela quelques paroles de douceur, que je veux bien dépenser pour vous. Pour aujourd’hui, il est trop tard ; mais demain, de grand matin, je l’envoierai querir, et il sera ravi de…


Scène XI.

BÉLINE, dans la maison ; ANGÉLIQUE, TOINETTE.
béline.

Toinette !

toinette, à Angélique.
Voilà qu’on m’appelle. Bonsoir. Reposez-vous sur moi[7].

PREMIER INTERMÈDE.

Le théâtre change, et représente une ville.

Polichinelle, dans la nuit, vient pour donner une sérénade à sa maîtresse. Il est interrompu d’abord par des violons contre lesquels il se met en colère, et ensuite par le guet, composé de musiciens et de danseurs.
POLICHINELLE, seul.

Ô amour, amour, amour, amour ! Pauvre Polichinelle, quelle diable de fantaisie t’es-tu allé mettre dans la cervelle ? À quoi t’amuses-tu, misérable insensé que tu es ? Tu quittes le soin de ton négoce, et tu laisses aller tes affaires à l’abandon ; tu ne manges plus, tu ne bois presque plus, tu perds le repos de la nuit ; et tout cela, pour qui ? Pour une dragonne, franche dragonne ; une diablesse qui te rembarre, et se moque de tout ce que tu peux lui dire. Mais il n’y a point à raisonner là-dessus. Tu le veux, amour : il faut être fou comme beaucoup d’autres. Cela n’est pas le mieux du monde à un homme de mon âge ; mais qu’y faire ? On n’est pas sage quand on veut ; et les vieilles cervelles se démontent comme les jeunes. Je viens voir si je ne pourrai point adoucir ma tigresse par une sérénade. Il n’y a rien parfois qui soit si touchant qu’un amant qui vient chanter ses doléances aux gonds et aux verrous de la porte de sa maîtresse. (Après avoir pris son luth.) Voici de quoi accompagner ma voix. Ô nuit ! ô chère nuit ! porte mes plaintes amoureuses jusque dans le lit de mon inflexible.

        Notte e dì v’ amo e v’ adoro[8].
        Cerco un sì per mio ristoro ;

        Ma se voi dite di nò,
        Bella ingrata, io morirò.

             Frà la speranza
             S’ afflige il cuore,
             In lontananza
             Consuma l’ hore ;
             Si dolce inganno
             Che mi figura
             Breve l’ affanno,
             Ahi ! troppo dura.
Così per troppo amar languisco e muoro.

        Notte e dì v’ amo e v’ adoro.
        Cerco un sì per mio ristoro ;
        Ma se voi dite di nò,
        Bella ingrata, io moriro.

             Se non dormite,
             Almen pensate
             Alle ferite
             Ch’ al cuor mi fate.
             Deh ! almen fingete,
             Per mio conforto,
             Se m’ uccidete,
             D’ haver il torto ;
Vostra pietà mi scemarà il martoro.


        Notte e dì v’ amo e v’ adoro.
        Cerco un sì per mio ristoro ;
        Ma se voi dite di nò,
        Bella ingrata, io morirò
[9].


Scène II.

POLICHINELLE ; UNE VIEILLE, se présentant à la fenêtre, en répondant à Polichinelle pour se moquer de lui.
la vieille chante.

Zerbinetti, ch’ ogn’ hor con finti sguardi,
        Mentiti desiri,
        Fallaci sospiri,
        Accenti buggiardi,
       Di fede vi pregiate,
       Ah ! che non m’ ingannate.
         Che già so per prova,
         Ch’ in voi non si trova
         Costanza nè fede.

   Oh ! quanto è pazza colei che vi crede !

      Quei sguardi languidi
      Non m’ innamorano,
      Quei sospir fervidi
      Più non m’ infiammano,
        Vel giuro a fe.
      Zerbino misero,
      Del vostro piangere
      Il mio cuor libero
      Vuol sempre ridere ;
        Credete a me
      Che già so per prova,
      Ch’ in voi non si trova
      Costanza nè fede.

Oh ! quanto è pazza colei che vi crede
[10].


Scène III.

POLICHINELLE, VIOLONS, derrière le théâtre.
les violons commencent un air.
polichinelle.

Quelle impertinente harmonie vient interrompre ici ma voix !

les violons continuant à jouer.
polichinelle.

Paix là ! taisez-vous, violons. Laissez-moi me plaindre à mon aise des cruautés de mon inexorable.

les violons, de même.
polichinelle.

Taisez-vous, vous dis-je ; c’est moi qui veux chanter.

les violons.
polichinelle.

Paix donc !

les violons.
polichinelle.

Ouais !

les violons.
polichinelle.

Ahi !

les violons.
polichinelle.

Est-ce pour rire ?

les violons.
polichinelle.

Ah ! que de bruit !

les violons.
polichinelle.

Le diable vous emporte !

les violons.
polichinelle.

J’enrage !

les violons.
polichinelle.

Vous ne vous tairez pas ? Ah ! Dieu soit loué.

les violons.
polichinelle.

Encore ?

les violons.
polichinelle.

Peste des violons !

les violons.
polichinelle.

La sotte musique que voilà !

les violons.
polichinelle, chantant pour se moquer des violons.

La, la, la, la, la, la.

les violons.
polichinelle, de même.

La, la, la, la, la, la.

les violons.
polichinelle, de même.

La, la, la, la, la, la.

les violons.
polichinelle, de même.

La, la, la, la, la, la.

les violons.
polichinelle, de même.

La, la, la, la, la, la.

les violons.
polichinelle.

Par ma foi, cela me divertit. Poursuivez, messieurs les violons ; vous me ferez plaisir. (N’entendant plus rien.) Allons donc, continuez, je vous en prie.


Scène IV.

POLICHINELLE, seul.

Voilà le moyen de les faire taire. La musique est accoutumée à ne point faire ce qu’on veut[11]. Oh sus, à nous. Avant que de chanter, il faut que je prélude un peu, et joue quelque pièce, afin de mieux prendre mon ton. (Il prend son luth, dont il fait semblant de jouer, en imitant avec les lèvres et la langue le son de cet instrument.) Plan, plan, plan, plin, plin, plin. Voilà un temps fâcheux pour mettre un luth d’accord. Plin, plin, plin. Plin, tan, plan. Plin, plan. Les cordes ne tiennent point par ce temps-là. Plin, plin. J’entends du bruit. Mettons mon luth contre la porte.


Scène V.

POLICHINELLE ; ARCHERS, passant dans la rue, et accourant au bruit qu’ils entendent.
un archer, chantant.

Qui va là ? qui va là ?

polichinelle, bas.

Qui diable est-ce là ? Est-ce que c’est la mode de parler en musique ?

l’archer.

Qui va là ? qui va là ? qui va là ?

polichinelle, épouvanté.

Moi, moi, moi.

l’archer.

Qui va là ? qui va là ? vous dis-je.

polichinelle.

Moi, moi, vous dis-je.

l’archer.

Et qui toi ? et qui toi ?

polichinelle.

Moi, moi, moi, moi, moi, moi.

l’archer.

    Dis ton nom, dis ton nom, sans davantage attendre.

polichinelle, feignant d’être bien hardi.

       Mon nom est Va te faire pendre.

l’archer.

       Ici, camarades, ici.
  Saisissons l’insolent qui nous répond ainsi.

PREMIÈRE ENTRÉE DE BALLET.

Tout le guet vient, qui cherche Polichinelle dans la nuit.

violons et danseurs.
polichinelle.

  Qui va là ?

violons et danseurs.
polichinelle.

        Qui sont les coquins que j’entends ?

violons et danseurs.
polichinelle.

  Euh ?

violons et danseurs.
polichinelle.

     Holà ! mes laquais, mes gens !

violons et danseurs.
polichinelle.

Par la mort !

violons et danseurs.
polichinelle.

        Par le sang !

violons et danseurs.
polichinelle.

                 J’en jetterai par terre !

violons et danseurs.
polichinelle.

Champagne, Poitevin, Picard, Basque, Breton !

violons et danseurs.
polichinelle.

   Donnez-moi mon mousqueton…

violons et danseurs.
polichinelle, faisant semblant de tirer un coup de pistolet.

    Poue.

(Ils tombent tous, et s’enfuient.)

Scène VI.

POLICHINELLE, seul.

Ah, ah, ah, ah ! comme je leur ai donné l’épouvante ! Voilà de sottes gens, d’avoir peur de moi, qui ai peur des autres. Ma foi, il n’est que de jouer d’adresse en ce monde. Si je n’avois tranché du grand seigneur et n’avois fait le brave, ils n’auroient pas manqué de me happer. Ah, ah, ah !

(Les archers se rapprochent, et, ayant entendu ce qu’il disoit, ils le saisissent au collet.)

Scène VII.

POLICHINELLE ; ARCHERS, chantants.
les archers, saisissant Polichinelle.

   Nous le tenons. À nous, camarades, à nous !
           Dépêchez ; de la lumière.

(Tout le guet vient avec des lanternes.)

Scène VII.

POLICHINELLE ; ARCHERS, chantants et dansants.
archers.

       Ah ! traître ; ah ! fripon ! c’est donc vous ?
   Faquin, maraud, pendard, impudent, téméraire,
   Insolent, effronté, coquin, filou, voleur,
       Vous osez nous faire peur !

polichinelle.

       Messieurs, c’est que j’étois ivre.

archers.

       Non, non, non, point de raison ;
       Il faut vous apprendre à vivre.
       En prison, vite en prison.

polichinelle.

Messieurs, je ne suis point voleur.

archers.

En prison.

polichinelle.

Je suis un bourgeois de la ville.

archers.

En prison.

polichinelle.

Qu’ai-je fait ?

archers.

En prison, vite, en prison.

polichinelle.

Messieurs, laissez-moi aller.

archers.

Non.

polichinelle.

Je vous prie !

archers.

Non.

polichinelle.

Hé !

archers.

Non.

polichinelle.

De grace !

archers.

Non, non.

polichinelle.

Messieurs !

archers.

Non, non, non.

polichinelle.

S’il vous plaît.

archers.

Non, non.

polichinelle.

Par charité !

archers.

Non, non.

polichinelle.

Au nom du ciel !

archers.

Non, non.

polichinelle.

Miséricorde !

archers.

       Non, non, non, point de raison ;
       Il faut vous apprendre à vivre.
       En prison, vite en prison.

polichinelle.

Hé ! n’est-il rien, messieurs, qui soit capable d’attendrir vos ames ?

archers.

        Il est aisé de nous toucher ;
    Et nous sommes humains, plus qu’on ne sauroit croire.
    Donnez-nous seulement six pistoles pour boire
          Nous allons vous lâcher.

polichinelle.

Hélas ! messieurs, je vous assure que je n’ai pas un sol sur moi.

archers.

          Au défaut de six pistoles,
          Choisissez donc, sans façon,
          D’avoir trente croquignoles,
          Ou douze coups de bâton.

polichinelle.

Si c’est une nécessité, et qu’il faille en passer par là, je choisis les croquignoles.

archers.

          Allons, préparez-vous,
          Et comptez bien les coups.

DEUXIÈME ENTRÉE DE BALLET.
Les archers danseurs lui donnent des croquignoles en cadence.
polichinelle, pendant qu’on lui donne des croquignoles.

Un et deux, trois et quatre, cinq et six, sept et huit, neuf et dix, onze et douze, et treize, et quatorze et quinze.

archers.

        Ah ! ah ! vous en voulez passer !
        Allons, c’est à recommencer.

polichinelle.

Ah ! messieurs, ma pauvre tête n’en peut plus, et vous venez de me la rendre comme une pomme cuite. J’aime mieux encore les coups de bâton que de recommencer.

archers.

    Soit, puisque le bâton est pour vous plus charmant,
        Vous aurez contentement.

TROISIÈME ENTRÉE DE BALLET.
Les archers danseurs lui donnent des coups de bâton en cadence.
polichinelle, comptant les coups de bâton.

Un, deux, trois, quatre, cinq, six. Ah, ah, ah ! je n’y saurois plus résister. Tenez, messieurs, voilà six pistoles que je vous donne.

archers.

       Ah ! l’honnête homme ! Ah ! l’ame noble et belle !
     Adieu, seigneur ; adieu, seigneur Polichinelle.

polichinelle.

Messieurs, je vous donne le bonsoir.

archers.

     Adieu, seigneur ; adieu, seigneur Polichinelle.

polichinelle.

Votre serviteur.

archers.

     Adieu, seigneur ; adieu, seigneur Polichinelle.

polichinelle.

Très humble valet.

archers.

     Adieu, seigneur ; adieu, seigneur Polichinelle.

polichinelle.

Jusqu’au revoir[12].

QUATRIÈME ENTRÉE DE BALLET.
Ils dansent tous, en réjouissance de l’argent qu’ils ont reçu.

fin du premier acte.

  1. « Ah ! que j’en veux aux médecins ! Quelle forfanterie que leur art ! On me contoit hier cette comédie du Malade imaginaire que je n’ai point vue. Il étoit donc dans l’obéissance exacte de ces messieurs ; il comptoit tout : c’étoient 16 gouttes d’un élixir dans 13 cuillerées d’eau ; s’il y en eût 14, tout étoit perdu. Il prend une pilule, on lui a dit de se promener dans sa chambre ; mais il est en peine, et demeure tout court, parcequ’il a oublié si c’est en long ou en large ; cela me fit fort rire, et l’on applique cette folie à tout moment. »
    Lettres de Mmede Sévigné, Paris, Blaise. 1820, in-8o, t. IV, p. 469.
  2. Tout ce jeu de théâtre est emprunté au Tartuffe, acte II, scène II. (Bret.)
  3. Ce dialogue est presque copié mot à mot de la scène VI du premier acte des Fourberies de Scapin.
  4. Cette scène rappelle la scène seconde de l’acte II du Tarfuffe. Toinette parle comme Dorine, Argan parle comme Orgon : c’est le même dialogue et la même situation, modifiés par de nouveaux caractères. (Bret.)
  5. Ce passage est imité d’Horace. Il y a dix-huit cents ans que ce grand poëte conseilloit à ceux qui veulent attraper des successions de tenir une conduite à peu près semblable à celle de Béline :

    « Obsequio grassare : mone, si increbruit aura,
    Cautus uti velet carum caput,
     » etc.


    « Obsédez par vos complaisances. Au plus léger souffle du vent, dites : Couvrez bien cette tête qui nous est si chère ! » (Horace, Satire V, livre II).
    (Aimé Martin.)

  6. M. de Bonnefoi rapporte ici, presque textuellement, les articles 280 et 282 de l’ancienne Coutume de Paris.
  7. Dans un parallèle fort ingénieux entre le Malade imaginaire et le Tartuffe M. Petitot a indiqué, pour la première fois, plusieurs rapports entre la situation d’Argan et celle d’Orgon. Ces deux personnages sont égarés par leur faiblesse et leur crédulité ; tous deux ont une fille qui doit être sacrifiée ; tous deux sont contredits par une suivante qui exerce un grand empire dans la maison ; enfin tous deux sont mariés en secondes noces, et ont un frère honnête homme qui emploie divers moyens pour les ramener à la raison. La situation est donc absolument la même. Pour lui donner de la nouveauté, il a suffi à l’auteur de changer les passions des personnages, de peindre d’autres ridicules, et de créer d’autres caractères : c’est ce qu’il a fait d’une manière si heureuse, que jusqu’à ce jour la ressemblance des deux situations avoit échappé à tous les commentateurs. (Aimé Martin.)
  8. Nuit et jour je vous aime et vous adore.
            Je cherche un Oui qui me restaure ;

            Mais si vous me répondez Non,
            Belle ingrate, je mourrai

                Dans l’espérance
                Le cœur s’afflige,
                Dans l’éloignement
              Il consume ses heures.
                L’erreur si douce
                Qui me persuade
              Que ma peine va finir,
                Hélas ! dure trop
    Ainsi, pour trop aimer, je languis et je meurs.

      Nuit et jour je vous aime et vous adore.
        Je cherche un Oui que me restaure ;
          Mais si vous me refusez,
        Belle ingrate, je mourrai.

          Si vous ne dormez pas,
            Au moins pensez
              Aux blessures
        Que vous faites à mon cœur.
            Ah ! feignez au moins,
          Pour ma consolation.
              Si vous me tuez,
                D’avoir tort ;
        Votre pitié adoucira mon martyre.

  9. Nuit et jour je vous aime et vous adore.
           Je cherche un Oui que me restaure ;
             Mais si vous me refusez,
           Belle ingrate, je mourrai. (L.B.)

    Les couplets italiens de cette scène du premier intermède, et ceux de la seconde, ne se trouvent point dans le ballet du Malade imaginaire imprimé par Christophe Ballard en 1673.


    Il paraît que Molière les a ajoutés après la première représentation de cette pièce.


  10. Galants qui, à chaque moment, par des regards trompeurs,
                  Des désirs menteurs,
                    De faux soupirs,
                  Des accents perfides,
                Vous vantez d’être fidèles,

            Ah ! vous ne me trompez pas !
            Je sais par expérience
            Qu’on ne trouve point en vous
          De constance ni de fidélité.

        Oh ! combien est folle celle qui vous croit !

              Ces regards languissants
            Ne m’inspirent point d’amour,
              Ces soupirs ardents
              Ne m’enflamment point,
            Je vous le jure sur ma foi.
              Malheureux galant !
              Mon cœur, insensible
                À votre plainte,
                Veut toujours rire :
                   Croyez-m’en ;
              Je sais par expérience
                Qu’on ne trouve en vous
              Ni constance ni de fidélité.

        Oh ! combien est folle celle qui vous croit. (L. B.)

  11.     « Omnibus hoc vitium est cantoribus, inter amicos
        Ut nunquam inducant animum cantare rogati ;
        Injussi nunquam desistant.
     » (Horace.)

  12. Dans Boniface ou le Pédant, une demi-douzaine de voleurs rencontrent Mamphurius, et lui laissent le choix ou de venir en prison, ou de donner les écus qui restent dans sa gibecière, ou de recevoir dix férules avec une courroie, pour faire pénitence de ses fautes. Le pédant essaie un peu de chaque chose, et après avoir été bien étrillé, il finit par donner sa bourse. Cette petite scène a fourni à La Fontaine le sujet d’un conte charmant, et à Molière le sujet de son meilleur intermède. (Voyez Boniface ou le Pédant, de Bruno Nolano, acte V, scène XXVI, p. 225.) (Aimé Martin.)