Le Malade imaginaire/Notice

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Le Malade imaginaire
Œuvres complètes de Molière, Texte établi par Charles LouandreCharpentiertome III (p. 582-584).

NOTICE.


Voltaire a dit du Malade imaginaire : « C’est une de ces farces de Molière dans laquelle on trouve beaucoup de scènes dignes de la haute comédie. » Geoffroy a dit à son tour avec beaucoup de raison, en répondant à Voltaire : « Il faut retourner ce jugement. Le Malade imaginaire n’est point une farce, c’est une excellente comédie de caractère, où l’on trouve, à la vérité, quelques scènes qui se rapprochent de la farce ; et même, si la pièce était jouée décemment et sans charge, comme elle doit l’être, il n’y aurait qu’une scène de farce, celle du déguisement de Toinette en médecin. Dans cette pièce, qu’on voudrait flétrir du nom de farce, on voit combien l’amour désordonné de la vie est destructeur de toute vertu morale. Argan, voué à la médecine, esclave de M. Purgon, est aussi un époux sot et dupe, un père injuste, un homme dur, égoïste, colère. Avec quelle énergie et quelle vérité l’auteur trace le tableau des caresses perfides d’une belle-mère qui abuse de la faiblesse d’un imbécile mari pour dépouiller les enfants du premier lit ! Quelle décence, quelle raison ! quelle fermeté dans le caractère d’Angélique ! Cette comédie est l’image fidèle de ce qui se passe dans un grand nombre de familles. Enfin l’auteur a osé y attaquer un des préjugés les plus universels et les plus anciens de la société ; il a osé y combattre les deux passions qui font le plus de dupes, la crainte de la mort et l’amour de la vie : il a bien pu les persifler, mais, hélas ! il était au-dessus de son art de les détruire. Les usages qui ont leur force dans la faiblesse humaine, bravent tous les traits du ridicule. Molière, il faut bien l’avouer, n’a point corrigé les hommes de la médecine, mais il a corrigé les médecins de leur ignorance et de leur barbarie. Les représentations du Malade imaginaire ne diminuèrent pas le crédit des médecins de la cour : madame de Maintenon n’en eut pas moins de respect pour la Faculté ; le sévère Fagon, digne émule de Purgon, n’en purgea pas moins Louis XIV toutes les semaines ; les jours de médecine du monarque n’en furent pas moins des jours solennels, des jours d’étiquette ; et les écoles de médecine continuèrent longtemps à retentir des arguments des Diafoirus. »

« On sait, dit encore Geoffroy, que le Malade imaginaire est la dernière pièce de Molière. Cette pièce, qu’on a coutume de donner dans le carnaval, est en elle-même un peu lugubre et rappelle une grande perte. Quand Molière joua le rôle du Malade imaginaire, il était lui-même attaqué d’une maladie très-réelle. Depuis un an, il s’était réconcilié avec sa femme. La réconciliation d’un mari amoureux et jaloux avec une femme vive et coquette s’accorde mal avec le régime du lait. Molière oublia qu’il avait une poitrine, pour se souvenir qu’il avait un cœur ; mais il éprouva que le plaisir n’est pas si sain que le bonheur. Pour maintenir la bonne intelligence avec une femme très-difficile à vivre, il fit des sacrifices qui augmentèrent considérablement sa toux. La mort sembla vouloir venger ses fidèles médecins, plus vivement attaqués dans le Malade imaginaire que dans aucune autre maladie. »

Molière, en composant le Malade imaginaire, avait eu l’intention de « délasser le roi de ses nobles travaux, car on était au retour de la première campagne de Hollande, signalée par de nombreux triomphes. » La pièce, par des motifs qui ne sont pas connus, ne fut point représentée devant la cour, et elle fut donnée pour la première fois au public le 10 février 1673, le vendredi avant le dimanche gras. « Le jour de la quatrième représentation, le 17 du même mois, Molière, qui remplissait le rôle d’Argan, dit M. Taschereau, se sentit plus malade que de coutume. Baron et tous ceux qui l’entouraient le sollicitèrent en vain de ne pas jouer : « Comment voulez-vous que je fasse ? leur répondit-il ; il y a cinquante pauvres ouvriers qui n’ont que leur journée pour vivre, que feront-ils si je ne joue pas ? je me reprocherais d’avoir négligé de leur donner du pain un seul jour, le pouvant absolument. » Il fut convenu seulement que la représentation aurait lieu à quatre heures précises. Sa fluxion le fit si cruellement souffrir qu’il lui fallut faire de grands efforts intérieurs pour achever son rôle. Dans la cérémonie, au moment où il prononça le mot juro, il lui prit une convulsion qui put être aperçue par quelques spectateurs, et qu’il essaya aussitôt de déguiser par un rire forcé. La représentation ne fut pas interrompue ; mais immédiatement après ses porteurs le transportèrent chez lui, rue de Richelieu. Là, sa toux le reprit avec une telle violence, qu’un des vaisseaux de sa poitrine se rompit. » Il mourut suffoqué par le sang. Le Malade imaginaire appartient, quant au fond, entièrement à Molière ; mais les commentateurs ont indiqué, comme ayant fourni au poète le canevas de plusieurs scènes : 1o  la pièce italienne, Arlechino medico volante ; 2o  le Mari malade ; 3o  Boniface ou le Pédant, pièce italienne, déjà imitée dans le Mariage forcé, qui avait aussi fourni à La Fontaine le conte du Paysan qui a offensé son seigneur. Si l’on en croit le témoignage d’un contemporain, Georges Backer, qui publia à Bruxelles, en 1694, une édition des œuvres de notre auteur, les médecins auraient fait des démarches très-actives auprès de Louis XIV pour empêcher l’impression de la pièce.