Le Malheur d’Henriette Gérard/Chapitre 06

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Poulet-Malassis et De Broise (p. 90-113).


CHAPITRE VI


la conversation est l’œuf d’où sort l’action


Les imbéciles sont des êtres navrants dans les petites choses comme dans les grandes. Ces conversations que je viens de rapporter, avec quelques autres qui suivront, expriment tout entière l’existence des Tournelles, existence certainement très mouvementée, grâce à l’esprit tracassièrement actif de madame Gérard. Il n’y avait pas un seul ennuyé dans toute la maison, depuis qu’Henriette avait trouvé à placer ses idée et ses sentiments sur la tête d’Émile, et c’est un résultat miraculeux en province.

La jeune fille, remontée dans sa chambre, fut tentée d’écrire à Émile, pour l’amuser, ce qui s’était passé avec l’oncle après son départ ; elle avait oublié l’aspect redoutable et inquiétant de Corbie lorsqu’il l’avait abordée. Et cependant ces impressions qu’on ne reçoit qu’une fois et subitement sont des avertissements auxquels on ne saurait trop se fier ; mais elle était trop occupée de ses combinaisons personnelles pour réfléchir là-dessus.

En revenant pour dîner, l’abbé rencontra sous le vestibule Aristide, qui se regardait dans un petit miroir, et qui lui dit :

« N’est-ce pas, monsieur l’abbé, que je ne suis pas beau ! Mais Perrin est encore plus laid que moi. Henriette, elle, est magnifique, ça ne pouvait pas manquer. On devrait la marier à Perrin, ce serait une bonne farce.

— Vous aimez à vous amuser, dit le curé qu’embarrassait toujours la manière de raisonner de ce jeune homme déraisonnable ; c’est bien permis, lorsque cela ne fait de mal à personne.

— Monsieur l’abbé, reprit Aristide, j’ai mes chagrins comme les autres !

— Mon cher enfant, répondit le curé, il faut savoir les supporter.

— Voilà ce que c’est, dit Aristide : je suis l’homme, je suis l’aîné : pourquoi suis-je mal partagé ? c’est injuste. Personne ne me fait jamais de compliments. Henriette a tout. On est toujours après elle, à l’admirer. Il me semble que c’est moi qui aurais dû avoir l’avantage. »

Le curé ne prenait pas Aristide au sérieux, mais il avait peur de ses farces grossières ; ne se sentant pas la force de remettre un peu de clarté dans cet esprit troublé, il se retrancha derrière la religion.

« Dieu a ses raisons pour tout, lui dit-il ; ce qui paraît mal fait est bien fait. Ce dont vous vous plaignez est probablement un bien.

— Pourtant, dit Aristide, si c’était moi qui avais su dessiner, faire de la musique, lire des vers, parler de tout, quel mal ça aurait-il pu me faire ?

— Ce sont, dit le curé, des dons brillants, mais dangereux ; il faut se féliciter plutôt de ne pas les avoir.

— Bon ! dit Aristide, triomphant de se raccrocher à une logique évidente, c’est donc dangereux pour ma sœur ? Pourquoi les lui a-t-on appris, alors ?

— Madame votre mère est trop sage, trop supérieure, pour n’avoir pas élevé mademoiselle votre sœur comme il convenait.

— Si ma mère a bien fait de faire apprendre tout ça à Henriette, ce n’est pas dangereux, et il serait plus juste que ce fût moi qui eusse ces talents-là. »

Le curé ne fut pas content de s’être laissé ramener au point de départ du débat, par Aristide. Il avait envie d’entrer au salon le plus vite possible, mais l’autre le tenait et semblait commencer à le considérer comme une espèce de sot.

« Madame votre mère, répondit-il, a donné à mademoiselle Henriette des principes solides, dont ces talents ne sont que l’ornement. C’est lorsque celui qui les possède n’a pas de principes salutaires, que de tels dons deviennent un poison.

— Est-ce que je n’ai pas de principes ? demanda Aristide.

— Ce n’est pas là ce que je dis, s’écria le curé ; les talents dont nous parlons ne sont bons qu’à donner de la vanité, à exciter l’envie. Ils sont plus séants chez une femme, à cause de leur frivolité. Avant tout, il faut servir Dieu.

— Je sais bien, dit Aristide mais puisque je suis l’aîné, l’homme, il ne devrait pas être qu’on mette ma sœur au-dessus de moi, qu’on ne fasse attention qu’à elle. »

Et il ajouta, reconnaissant que l’abbé ne semblait pas bien attristé de ce malheur « On a toujours l’air de ne pas savoir ce que je veux dire.

— Mais il me semble, dit le sage curé, que vous devriez être très-satisfait d’avoir une sœur comme mademoiselle Henriette. Les hommes ne peuvent pas entrer en rivalité avec les femmes, d’ailleurs !

— Qu’on ne la mette pas au-dessus de moi !

— Vous êtes un peu enfant en ce moment, dit le curé.

— Ah ! vous ne valez pas mieux que les autres, répondit Aristide furieux, on ne peut rien vous faire comprendre. »

Et là-dessus, le jeune homme s’en alla en grondant, et laissant là le curé désolé de son inimitié.

Quand Pierre Gérard fut revenu des champs, on dîna. Perrin eut l’insigne honneur de s’asseoir à la table. Aristide le faisait lever de temps en temps pour servir pendant que le domestique allait chercher les plats à la cuisine.

Ce fut le dîner le plus silencieux et le moins gai qu’on eût jamais vu aux Tournelles : Corbie et Aristide étaient désarçonnés, le président et madame Gérard regrettaient la journée perdue, Henriette examinait tout le monde, Pierre mangeait énormément, l’abbé essayait de se réconcilier avec Aristide par toutes sortes de petits soins de voisinage.

On passa au salon, les femmes prirent leur ouvrage, les hommes le journal. Aristide employait son temps à attirer Perrin tout autour d’une table couverte de porcelaines qu’il espérait lui faire renverser.

On aurait cru à une famille, ou endormie, ou consternée.

Un huissier vint demander Pierre, qui sortit pour lui parler. Tout le monde attendit la rentrée de Pierre comme un événement curieux. On le vit revenir.

« C’est le fermier des Brosses que je suis obligé de faire saisir, dit-il.

— Obligé ! » s’écria Henriette involontairement.

Il y eut alors au sujet de la saisie une lutte dans laquelle les bons et les mauvais esprits se rangèrent sous deux bannières opposées. À la fin le parti d’Henriette l’emporta, et sa mère se mit à renchérir alors d’idées généreuses sur elle.

Corbie, plein de rancune contre sa nièce, aurait voulu la contredire, mais il n’était pas assez hardi pour faire paraître sa colère. Cependant il laissa échapper un mot amer qui peignit l’état de son âme. Il venait de dire qu’il ne fallait pas faire plus qu’on ne doit. Madame Gérard et le président s’étant récriés, il répliqua :

« Oh ! c’est une idée de vieillard, parbleu ! »

En fin de compte, Aristide, à son grand mécontentement, fut obligé de courir avec Perrin chez l’huissier pour donner ordre d’arrêter les poursuites. Autre grief contre sa sœur, dont la bonté causait ce dérangement ennuyeux à huit heures du soir.

Ensuite on parla d’une jeune fille de l’âge d’Henriette, nommée Eugénie Charrier, qui avait épousé un homme de soixante ans, assez riche.

Tout le monde blâma ce mariage, excepté Corbie, qui, prenant le parti du mari âgé, s’écria :

« Quel mal y a-t-il donc à épouser un honnête homme ? »

Henriette entendit avec joie son père et sa mère s’élever contre les parents qui sacrifiaient leur enfant à l’argent.

Le président se mit à attaquer le curé comme toujours, et pour couper court à ses tracasseries, on fit chanter Henriette au piano.

Aristide et Perrin étaient revenus.

« Va donc souffler les bougies de ma sœur, dit Aristide, ce sera amusant.

— Oui ! ton père se fâchera !

— Mais non, ça fera rire !

— Ta sœur ne sera pas contente.

— Elle ne dira rien, va donc ! »

Perrin se leva, marcha jusqu’au milieu du salon, et, voyant qu’on le regardait avec étonnement, n’osa plus ni avancer ni reculer. M. de Neuville lui fit un geste menaçant ; Perrin s’enfuit terrifié, et au moment où il voulut s’asseoir, Aristide trouva plaisant, pour troubler la musique, de lui retirer sa chaise. Perrin tomba sur le derrière, et Aristide jeta la chaise à terre avec un fracas épouvantable en criant :

« Fait-il du bruit, cet animal-là ! »

Corbie se mit à rire, à cause d’Henriette ; les autres se fâchèrent.

La jeune fille refusa de continuer. Perrin n’osait plus souffler, ni regarder personne.

« Si Henriette nous disait les derniers vers de Victor Hugo ? demanda le président.

— C’est donc le grand spectacle aujourd’hui ? » marmotta le frère.

Henriette récita ses vers avec une grande docilité.

Quand elle eut fini, Aristide s’écria :

« Fermez la serinette ! » Ce qui fit rire bruyamment de nouveau l’oncle Corbie.

Madame Gérard s’inquiéta de la contemplation enthousiaste où le président restait plongé devant Henriette, et, dans le subtil travail de son esprit, elle attribua les tendresses que le président avait eues pendant le jour à un reflet de son affection pour la jeune fille.

Le père Gérard s’endormait visiblement. Henriette en avait assez, elle reprit le prétexte de sa maladie pour se retirer.

Sa sortie occasionna un mouvement dont Aristide profita pour lancer Perrin dans une de ces expéditions périlleuses et burlesques qu’il aimait tant à inventer. Il lui dit : « Il y a un jeu très drôle. On va derrière une personne et on crie : « Corbeau ! corbeau ! » Alors la personne répond. Tu verras. »

Il le mena derrière l’abbé, puis le laissa, et de loin lui fit signe. Le confiant Perrin cria consciencieusement : « Corbeau ! corbeau ! » Le pauvre curé bondit. Madame Gérard, furieuse, s’écria : « C’est trop fort ! Aristide, renvoie cet imbécile ! »

Aristide, riant aux larmes, poussa Perrin dehors en lui répétant cruellement : « Va-t’en, imbécile ! »

Henriette ne se doutait pas que son départ allait être le signal de ses malheurs.

Sa mère, jalouse de M. de Neuville, se décidait à la marier depuis quelques jours, pour se délivrer de ses inquiétudes. Il y a quelquefois des mères de famille qui, pour consoler leur amant de leur retraite dans la simple amitié à la fin des amours, lui donnent leur fille avec une belle dot. Mais madame Gérard n’en était point encore arrivée à ce point de détachement, où l’on a tant de courage et où l’on croit devoir offrir un dédommagement. Aussi :

« Il me semble, dit-elle, qu’il serait temps de marier Henriette.

— Ah ! dit le président, voilà un mariage que vous serez heureux de faire, monsieur l’abbé.

— Avec qui ? demanda Corbie, songeant follement qu’on allait peut-être lui répondre : Avec vous !

— Avec un bon parti, répliqua la mère il faut nous mettre tous en campagne. »

Il passa dans la tête de Corbie l’idée qu’on pouvait mal marier Henriette, ce qui le vengerait. Le curé entrevit un nouvel appui pour Saint-Anselme ; M. de Neuville seul aurait voulu qu’on ne se pressât pas tant.

« Je compte beaucoup sur vous, lui dit justement madame Gérard de l’air d’une personne qui donne un coup de poignard.

— Un bon gendre en prés et en bois, s’écria Pierre en riant.

— Ce sera amusant, dit Aristide, une noce !

— Voyez-vous déjà dans le pays quelqu’un qui puisse nous convenir ? demanda madame Gérard.

— C’est assez difficile, répondit M. de Neuville : les fortunes territoriales sont ou trop considérables ou trop faibles.

— Vous voyez toujours le difficile partout, reprit brusquement madame Gérard, qui était de mauvaise humeur contre lui.

— Trop faibles, soit, mon cher Moreau, dit Pierre, ceci doit être écarté de notre programme ; mais trop considérables, ce mot n’existe pas plus pour nous que l’impossible pour Napoléon. Henriette vaut des millions.

— Au moins deux cents ! grogna Aristide.

— Demandera-t-on au moins quelques qualités au mari ! répliqua M. de Neuville, irrité à la fois contre Pierre et contre sa femme.

— Un homme est toujours bon, dit Gérard, s’il a des millions. C’est un engrais qui améliore les qualités pratiques ! rien que cela ! Les bonnes terres ne sont pas pittoresques. »

Madame Gérard ajouta à son tour :

« C’est une grave et sérieuse affaire pour des parents, que de se séparer de leur enfant après l’avoir élevée, vue grandir, soutenue et amenée jusqu’au bord de la vie.

— Henriette est mon plus bel épi, dit Pierre en riant ; le comice agricole me doit un prix de première classe pour ce produit-là. »

Puis, comme ses idées se trouvaient ramenées vers l’agriculture, il crut entrevoir la forme de sa charrue comme dans un éclair, il sauta vers la table, prit son crayon et son papier en criant :

« Cette fois, je l’ai ! »

On le regardait avec stupéfaction et d’un air d’attente, pensant qu’il avait trouvé un mari pour sa fille ; mais quand on le vit barbouiller une sorte de dessin, puis le déchirer et frapper du pied en murmurant : « Ce n’est pas ça ! » chacun sentit l’ironie entrer dans sa poitrine, une ironie spéciale à chaque nature. Aristide ramassa les morceaux de papier et les fourra dans le dos de Perrin, qu’on avait laissé rentrer après une pénitence dans le corridor. Perrin n’eut pas l’audace de se plaindre, et se contorsionna toute la soirée, victime des petits morceaux de papier à angles piquants. Corbie trouva son frère léger. Le président pensa que Pierre ne devait pas plaire à une femme.

Madame Gérard reprit froidement :

« Je vois que mon mari est distrait ; nous attendrons, pour reparler de tout cela, un moment où il aura l’esprit plus libre.

— Bah ! répondit Pierre, c’est une idée que je ne pouvais pas laisser échapper ! Je crois avoir fait ma fille exprès pour la marier, mais cela ne m’empêche pas de chercher une charrue qui sera un bienfait pour les populations. C’est aussi pour ma fille que je travaille, en voulant rendre à la terre le bien qu’elle nous a fait. »

Sa femme l’interrompit.

« Nos amis, dit-elle, sont initiés à toutes les affaires de la famille, nous ne ferons rien sans les consulter. »

Le domestique Jean vint annoncer que la carriole du soir était prête pour ramener chez eux les habitants de Villevieille.

Il arrivait fort rarement que le président et le curé retournassent ensemble à la ville. Le curé se sentait inquiet devant la perspective de passer vingt minutes seul avec le magistrat, assis tout près, à se serrer, sans aucune barrière entre eux. Le président aurait volontiers souhaité que la voiture versât et que le curé se rompît le cou. M. Doulinet s’attendait à boire beaucoup de vinaigre, mais il ne pouvait décemment paraître avoir peur. Il se serrait seulement de toute sa force dans son coin pour ne pas effleurer M. de Neuville, qui ruminait les moyens de confondre et de dégoûter l’exécré Théopompe. À force d’écrire contre Théopompe, le président avait toujours ce nom sur les lèvres, et, emporté par l’habitude, il lui dit de sa voix aigre :

« Monsieur Théopompe, vous croyez donc…

— Pardon ! » s’écria le curé, bouleversé de ce nom païen.

M. de Neuville s’arrêta tout court, aussi surpris que l’abbé, puis, trouvant l’aventure bouffonne, se mit à rire beaucoup.

Le curé se garda bien de demander des explications et savoura prudemment les bienfaits de la trêve qui suivit le lapsus linguæ de son ennemi, et qui aurait mérité à la carriole le surnom de carriole de la paix.

Henriette, remontée dans sa chambre, avait mis le portrait de son amant sur une petite table, et, accoudée devant, elle le contemplait, animée par toutes les idées heureuses qu’il lui inspirait. Elle chantait à demi-voix en réfléchissant qu’elle pourrait passer sa vie toute avec Émile, et qu’elle serait seule auprès de lui qu’alors elle aurait toute liberté de l’aimer, de le serrer dans ses bras. Quand elle pensait au corps élégant d’Émile, sa force disparaissait ; la jeune fille se demandait alors quelle nécessité la contraignait à attendre un mariage, tandis que demain, si elle le voulait, en faisant à peine quelques pas au milieu de la nuit, ainsi que le proposait Émile, elle serait maîtresse de sensations nouvelles et d’un trésor précieux de révélations. Et qui le saurait d’ailleurs ?

Henriette ne dormit pas de toute la nuit. Quoique très lourd, elle attacha à son cou le portrait de son ami ; mais cette communion plus étroite ne la calma pas, et après ses agitations elle vit arriver le jour avec bonheur. La venue du soleil l’apaisa peu à peu. Elle se leva, entendit chanter les oiseaux, sentit les fleurs, regarda les transformations du ciel quand le crépuscule commence, puis se recoucha et s’endormit seulement alors. La jeune fille fut ensuite fort contente de ne se réveiller que vers neuf heures. Le temps de s’habiller et dix heures sonnèrent.

À dix heures, en effet Henriette était au fond du parc ; Émile, non moins exact, apparut sur le mur et sauta près d’elle.

« N’ayez donc plus rien à craindre, lui dit-elle joyeusement : ce sont d’excellentes gens qui veulent que l’on marie les jeunes avec les jeunes. »

Elle lui raconta la conversation qu’on avait tenue sur Eugénie Charrier, et elle ajouta en riant :

« Ah ! mais si, vous avez un rival en mon oncle, beau jeune homme de soixante ans. »

Ce rire, cette gaîté, cette assurance, se communiquèrent à Émile ; d’ailleurs il avait autre chose en tête.

« Enfin, à quelle heure s’endort-on aux Tournelles ? demanda-t-il.

— Toujours la même question ! répondit Henriette.

— Je suis venu cette nuit jusqu’à la porte de la maison, mais je l’ai trouvée fermée. Il y a eu de la lumière dans votre chambre jusqu’à minuit. Dans toutes les autres on a éteint vers onze heures. J’ai vu votre ombre sur les rideaux de votre fenêtre. »

Henriette demeura toute saisie.

« Comment, vous étiez là ! s’écria-t-elle ; mais vous êtes un fou de faire de pareilles imprudences ! À quelle heure êtes-vous donc rentré chez vous ?

— À trois heures du matin.

— Qu’a dû dire votre mère ? ajouta-t-elle en secouant la tête d’un air de reproche.

— Je l’avais prévenue.

— Comment prévenue ? dit Henriette en rougissant de l’idée qu’avait dû donner d’elle à madame Germain cette visite nocturne.

— Prévenue que je rentrerais peut-être tard.

— Vous n’avez pas peur sur la route ? C’est dangereux, il peut y avoir des voleurs ! dit-elle avec un tendre effroi.

— Je n’y pense pas, dit Émile ; et il reprit : Puisqu’on ferme la porte du vestibule, je pourrais bien monter jusque dans votre chambre par le dehors, s’il y avait des points d’appui.

— Oh ! dit Henriette, on entendrait. Non, non ! si on vous trouvait !

— J’aurais toujours bien le temps de me sauver.

— Oui, vous faire tuer, n’est-ce pas ? Vous perdez la tête.

— Je viendrais toutes les nuits, interrompit Émile, voir s’il y a de la lumière à votre fenêtre, et…

— Non, répondit-elle tout agitée, je préfère sortir et aller vous retrouver.

Si je ne vois pas de lumière, continua Émile, tout singulier aussi, c’est que vous ne pourrez pas venir.

— Je viendrai ! » répéta-t-elle d’une voix tremblante.

Il y a de telles souffrances à lutter contre un désir ou une passion, qu’on ressent d’abord une profonde tranquillité à se laisser vaincre. Mais il est étrange aussi qu’on ne voie pas vivantes et palpables les conséquences redoutables d’une faute.

Le déshonneur, le mépris, la colère des personnes de sa famille, rien n’inquiétait Henriette : elle les trouvait faciles à supporter ; mais ce qui lui paraissait insupportable, c’était d’attendre toujours.

« Je ne puis plus rester loin de vous, lui dit Émile, je voudrais vous voir toujours. Maintenant nous pourrons être ensemble le matin et la nuit, nous ne serons plus obligés de nous séparer si brusquement.

— Oui, dit Henriette, dont le cœur se serrait cependant un peu.

— Vous me le promettez ?

— Je viendrai, répéta-t-elle, éprouvant les mêmes sentiments qu’Émile, et pesant intérieurement la force de cette affection avec une joyeuse fierté ; car la sensitivité se développe si puissamment en amour, qu’en quelques secondes sont affectés les nerfs du chagrin, de la joie, de l’irritation, de l’orgueil, chacun par un mot qui le touche, comme le doigt tombe sur une note de piano ; seulement l’exécutant ignore la musique qu’il produit ainsi.

— Je ne puis pas vous écrire, dit Émile, parce qu’alors j’ai tout de suite l’envie de venir auprès de vous, et une lettre me semble triste et froide ; j’aime mieux vous parler.

— Venez le plus souvent possible, » répondit Henriette, entraînée, par toutes ces douces choses, à ne plus se montrer réservée et prudente.

Dans ce moment d’exaltation, le sacrifice de l’honneur lui apparaissait dû à Émile, qui avait pour elle une tendresse si profonde, et elle mettait de l’orgueil et du bonheur à avoir à perdre certainement plus que lui.

Mais quand il fut parti, la jeune fille rentra accablée à cause de la promesse faite et des difficultés qui se présentaient pour la tenir ; attendre qu’on fût endormi, ouvrir les portes, se glisser sans bruit, puis rentrer, enfin se cacher ! et comment s’expliquer si elle était surprise ? Ces calculs pénibles l’occupèrent à ce point qu’elle fut tout étonnée de heurter les marches du vestibule : car elle ne croyait pas avoir marché.

La première chose qu’Henriette fit en ouvrant la porte de sa chambre fut de regarder vers la petite table où elle avait mis le portrait. Il n’y était pas. Son émotion et le choc qu’elle reçut dans la poitrine et au cœur sont semblables à ce qu’on éprouve lorsqu’on a failli faire une chute dangereuse. Le sang est arrêté, puis retombe comme les masses d’une cascade en froissant toutes les veines et toutes les artères.

« Est-ce qu’on l’a pris ? » dit-elle tout haut avec un accent rempli d’effroi.

Elle courut voir à la porte si la clef était restée dans la serrure pendant sa sortie, ne se rappelant pas, en effet, l’avoir tirée de sa poche pour ouvrir. Elle n’avait point emporté sa clef ! son inquiétude augmenta ; en vain ses yeux cherchaient partout.

« Je n’avais pas fermé ma porte ! » se disait Henriette pleine d’une terreur croissante ; c’était l’idée mère de toutes ces angoisses. La jeune fille fouillait dans tous les coins avec une activité saccadée, elle arrachait presque ce qu’elle touchait, regardant derrière les meubles et les rideaux ; Henriette crut avoir serré le portrait dans quelque tiroir, et elle eut un moment heureux ; elle bouleversa son linge, ses robes, en jetant la moitié au milieu de la chambre pour aller plus vite. Elle se tortura l’esprit pour imaginer des cachettes impossibles et recommença trois fois ses recherches. À la fin elle tomba dans un fauteuil, lassée et découragée, ayant à peine la force de raisonner, tout entière livrée à la peur. Puis elle se releva et se mit à ranger tout, espérant encore découvrir la petite peinture.

« Si Émile le savait, pensait la jeune fille, il croirait que je ne tiens point à son portrait. Qu’ai-je donc fait pour avoir mérité ce malheur ? Que va-t-il se passer ? Est-ce ma mère qui est entrée ici ? Qui ? Avoir laissé ma clef, lorsque je devais même boucher le trou de la serrure ! Et je perds ce portrait le lendemain du jour où il me l’a donné. Je suis impardonnable ! Et s’ils l’ont, comment vais-je m’expliquer, comment pourrai-je me justifier ? Oh ! tout se réunit !… »

Henriette pleura, se voyant garrottée par les événements et comprenant qu’elle ne pouvait rien par elle-même, qu’elle dépendait de la volonté des autres et devait attendre que ces autres réglassent ses propres affaires, contrainte de subir ce qu’il leur plairait de décréter, là où elle seule aurait dû décréter, à son sens.

La cloche appela tout le monde à déjeuner. Henriette hésita à descendre, troublée comme un coupable qui va au jugement ; elle s’attendait à voir dans la salle à manger un tableau de visages sévères et hostiles. Se raidissant de toutes ses forces, elle entra et parcourut d’un œil timide toutes les physionomies ; ses genoux pliaient et son esprit était aussi peu affermi. Chacun mangeait déjà paisiblement, avec la sérénité accoutumée. La jeune fille crut sentir un vent frais qui lui dilatait les poumons. Malgré une attention ombrageuse, défiante, elle n’entendit pas un seul mot effrayant. Mais au dessert, Aristide demanda s’il n’y avait pas un faiseur de portraits à Villevielle. Sa sœur eut la sensation de quelqu’un qui reçoit un coup d’épée. La souffrance fut d’autant plus grande que la jeune fille était presque entièrement rassurée.

Un impérieux coup d’œil de madame Gérard, qu’Henriette ne vit pas, réprima les démonstrations d’Aristide. Le déjeuner finit, et Henriette resta dans une cruelle incertitude. Madame Gérard lui dit :

« Nous avons à faire des visites aujourd’hui, habille-toi, Henriette ! »

Assombrie, silencieuse, la jeune fille alla s’habiller ; elle aurait pu remarquer que sa mère ne s’était point étonnée de ce qu’elle ne mangeât pas. Les mouvements nécessités par sa toilette la calmèrent un peu. On ne sait peut-être rien ! On sait tout ! Sa tête était battue par ces deux phrases pour ainsi dire suspendues à un balancier sans repos. Henriette se demandait si elle reverrait jamais Émile, et elle se déchirait le cœur de tourments, parce qu’un moment de négligence détruisait deux bonheurs. Elle pensa à tout avouer à sa mère, mais elle ne se contait pas un élan de confiance assez fort ; elle eut peur, au contraire, de perdre l’imperceptible chance qui lui restait. Elle prévoyait qu’on ne serait pas porté à l’excuser ! L’attente était préférable.

Les visites se firent, le dîner arriva, la soirée se passa, et il ne fut plus question de rien. Henriette imagina avoir mal cherché le portrait, elle s’expliqua les paroles d’Aristide au déjeuner par une coïncidence bizarre, et quand tout le monde fut couché, elle eut la hardiesse d’ouvrir sa fenêtre pour écouter si Émile venait. Il ne vint pas. Elle resta deux heures à la fenêtre. Son oreille, ouverte et affinée par l’amour, entendit tous les bruits étranges de la nuit, les craquements de branches, les froissements de feuilles, le cri de la chouette, de petits frôlements, des roulements de charrettes sur la route ; ses yeux fouillèrent les masses noires des arbres, jusqu’à ce que les objets commençassent à leur paraître fantastiques et effrayants.

« Et c’est peut-être aujourd’hui le seul jour où nous aurions pu nous entendre pour nous sauver ! » se dit Henriette plusieurs fois. Elle se coucha engourdie par le grand air de la nuit et brisée par une espèce de fièvre. Son sommeil fut malsain et agité de rêves pénibles qui lui arrachaient des murmures et des plaintes. Une heure de douleur peut anéantir des années de joie, et une heure de joie peut effacer toutes les peines passées ! Émile était très heureux pendant ce temps-là.

Aristide avait inventé, pour s’amuser, depuis quelque temps, poussé par une curiosité malveillante et sotte, de fureter dans les chambres qu’il trouvait ouvertes, de fouiller dans les tiroirs, de lire les lettres et de cacher les menus objets. Perrin l’accompagnait d’ordinaire.

Tandis que sa sœur était dans le parc avec Germain, Aristide, après avoir essayé des clefs, considéré, par le trou de la serrure, la toilette de sa mère qui se fardait, arriva chez sa sœur, reconnut qu’elle était sortie et entra curieusement.

Le portrait ressortait tellement sur la petite table, qu’Aristide ne vit pas autre chose. Il sauta dessus, le prit, le considéra avec toutes sortes de grimaces et s’écria :

« Ah ! voyez-vous ! mademoiselle la guenon ! voilà son singe ! On le saura, par exemple ! Toutes les filles sont les mêmes ! »

Il s’échappa comme un sauvage qui a scalpé son ennemi. Il rencontra Perrin qui errait dans les couloirs.

« Tu sera cocu ! » lui cria-t-il.

Aristide courut chez sa mère, où il fit une entrée bruyante. Madame Gérard, troublée dans ses mystères de poudres, de pommades et de tours de cheveux, commença par se réfugier dans son cabinet, d’où sa voix sortit irritée, demandant :

« Qu’est-ce donc ?

— C’est moi ! répondit son fils, qui avait ainsi l’air de causer avec une porte.

— Laisse-moi ! Pourquoi ne frappes-tu pas avant d’entrer ?

— Viens voir ce que je t’apporte, ça en vaut la peine. »

Madame Gérard pendant ce colloque fit un arrangement provisoire de sa figure, puis elle passa la tête par la porte entrebâillée et vit qu’Aristide tenait un petit tableau à la main.

« Est-ce M. de Neuville qui envoie une peinture ? dit-elle.

— Non, c’est mieux. Tiens voilà ce que j’ai trouvé dans la chambre d’Henriette ?

— Comment cela ? dit madame Gérard en fronçant le sourcil ; où est Henriette ?

— J’ai pris cela sur sa table. Ce n’est pas saint Pierre ou saint Paul, je suppose.

— Connais-tu cette figure ?

— Non.

— Bon ! répliqua madame Gérard, je vois ce que c’est. Mais n’en parle à personne.

— C’est un amoureux, n’est-ce pas ? Il n’est pas beau pourtant, » dit Aristide en donnant une chiquenaude sur le nez peint d’Émile.

« Tais-toi, dit madame Gérard, nous verrons : il faut que tu m’aides à découvrir la vérité.

— Était-elle fine ! s’écria Aristide ; je ne m’en doutais pas.

— Laisse-moi ce portrait et ne t’éloigne pas trop de la maison, j’aurai probablement besoin de toi. »

Aristide partit. Il alla, triomphant, tourmenter Perrin en lui prédisant que les plus grands malheurs lui viendraient des femmes, et en lui conseillant, pour les éviter, de se mettre en état de chanter à la chapelle Sixtine.

Madame Gérard était plus irritée qu’affligée, mais il faut lui rendre cette justice, que sa conscience ne lui demanda nullement compte des bons ou des mauvais exemples donnés dans l’intérieur de la famille. Sa première colère contre sa fille venait surtout de ce qu’on pouvait, ou de ce qu’on pourrait savoir, à Villevieille, cette fâcheuse aventure, selon le plus ou moins de discrétion du jeune homme inconnu, et que peut-être les Gérard étaient déjà la fable de la ville, sans s’en douter ; par conséquent le silence, un étouffement adroit de ces intrigues dangereuses pour les projets d’avenir, devenait une nécessité absolue. Il fallait reconnaître les développements de cette liaison, avec le mystère qu’on emploie aux travaux de contre-mines, dans les siéges. Madame Gérard en voulait à Henriette ; il lui semblait voir une épigramme à ses propres amours ainsi qu’à ses prétentions de mère habile à élever et à surveiller, renversées de fond en comble. Comme elle connaissait de vue les deux ou trois jeunes gens de Villevieille qui avaient quelque chose, elle se disait :

« Ce doit être un petit vaurien sans le sou. »

À force de réfléchir sur tous les indices qui auraient pu être remarqués et auxquels on n’avait pas fait attention, madame Gérard se rappela que le jardinier s’était plaint de dégradations au mur du parc.

Son plan arrêté, il lui tardait d’en faire part à quelqu’un, et de remuer un peu son petit monde par des discours, des ordres, des gémissements, des opérations de campagne. Elle dit à Aristide dans le jour : « Quand ta sœur sort, tâche de savoir, sans être remarqué, où elle va et ce qu’elle fait. » Ensuite l’abbé étant venu, il eut la primeur de la nouvelle.

« Ah ! monsieur le curé, vous voyez une femme bien affligée : c’est Dieu qui me frappe ! »

Le curé parut tout de suite aussi affligé que madame Gérard.

« Oui, reprit-elle, vous vous intéressez assez à nous pour je vous confie ce qui arrive ; on a trouvé le portrait d’un jeune homme dans la chambre de ma fille. Pourvu que la malheureuse enfant ne nous ait pas précipités dans un abîme !

— Comment ! dit le curé sincèrement consterné, mademoiselle Henriette qui avait l’air si sage !

— Mon Dieu ! ajouta madame Gérard, cela se borne peut-être au portrait, et j’espère encore que cette fatale imprudence n’est pas ébruitée ; il faut à tout prix empêcher qu’on ne l’apprenne ; il faut hâter le mariage de cette malheureuse fille ! Ah ! j’ai bien besoin de consolations, de conseils. »

Mais le curé trouva la vraie note sensible de son âme et causa un vif plaisir en répondant : « Oh ! Madame ! j’ai la persuasion que vous saurez tous nous guider et nous indiquer ce que nous devons faire. »

Le président et l’oncle Corbie furent instruits de l’affaire quelques moments après, avec commandement exprès de n’en rien laisser voir. Corbie était furieux.

« Voilà donc, pensait-il, pourquoi elle ne voulait pas de moi ! »

Et il ne fut plus préoccupé que de se venger de sa nièce et du jeune homme.

Le président, sans que ses sentiments eussent jamais été aussi nets que ceux de Corbie, éprouvait aussi au fond une sorte de dépit qu’Henriette montrât de la tendresse pour un homme quelconque.

Cela se passait avant le déjeuner où la jeune fille s’était assise avec tant de craintes. De retour de ses visites, madame Gérard retrouva dans le salon ses deux amis, qu’elle avait priés de revenir, ainsi que Corbie.

« Je ne sais comment annoncer cela à mon mari, dit-elle ; j’ai presque envie de ne point lui en parler. »

Madame Gérard ne supposait pas son mari capable de comprendre les délicatesses d’une pareille situation, et elle avait moins le désir de lui épargner des soucis qu’elle ne le considérait comme un esprit inférieur. Cependant elle trouva qu’elle le mettait un peu brusquement à l’écart et reprit :

« J’aime assez cette enfant, malgré le mal qu’elle me fait, pour ne pas l’exposer à la colère de son père ! Que de ménagements nous allons avoir à prendre pour ne pas trop irriter Pierre.

— À nous quatre, dit le président, nous amortirons le coup. »

Corbie enrageait, comparant ses intentions vertueuses qui avaient été repoussées, à celles du jeune homme inconnu.

On n’apprit rien à Pierre de tout le jour.

« Te rappelles-tu, lui dit sa femme le lendemain, que le jardinier a demandé à mettre du verre sur le mur pour empêcher les escalades ?

— Oui, dit Gérard est-ce qu’il a vu des voleurs ?

— On ne sait pas, répondit sa femme, si ce sont des voleurs ou si les gens qui sont venus avaient d’autres intentions.

— Quelles intentions ? demanda Pierre ; je ne vois que les voleurs qui s’amusent à passer par-dessus les murailles.

— Oh ! dit Corbie, ce sont bien des voleurs, mais d’une autre espèce.

— Enfin quoi ? reprit Pierre : des voleurs ou des amoureux, alors !

— J’aimerais peut-être mieux les premiers, ajouta Corbie.

— Tu parles beaucoup, toi, répliqua brutalement Pierre impatienté. Des amoureux ? pour Henriette ? allons donc ! Elle est si tranquille, la petite ; elle n’y pense guère ! — Elle a bien l’âge dit madame Gérard.

— Ainsi, vous avez peur qu’il n’y ait un petit jeune homme ? demanda Pierre inquiété. Ce sont tous ces vers que vous lui laissez apprendre !

— C’est une chose grave, dit maladroitement le curé.

— Enfin, s’écria Pierre, a-t-elle un amant ? N’en a-t-elle pas ? A-t-on vu quelqu’un ? Il serait bien plus simple de s’expliquer. »

Madame Gérard répliqua :

« Il est possible qu’il n’y ait pas grand mal jusqu’ici ; mais il est temps que nous nous en mêlions. Voilà ce que j’ai trouvé chez elle. »

Elle tendit le portrait à Pierre, qui l’examina curieusement et demanda :

« Eh bien ! qu’avez-vous dit à Henriette ? Qui est ce garçon-là ?

— Personne ne le connaît, répondit madame Gérard. Ma fille m’inspire d’ailleurs assez de confiance.

— Voulez-vous, dit le curé, me confier cette peinture ? je saurai qui est le jeune homme. »

Pierre pensait à sa femme et à Moreau. Il était contrarié d’avoir à montrer devant celui-ci ses véritables sentiments envers sa fille. Il dit assez froidement :

« C’est une imbécile ! Elle n’a donc songé à rien ? Si ça vient à être connu, on ne pourra plus lui trouver de mari. Quelle belle affaire ! Moi, je m’en lave les mains, après tout ! »

Madame Gérard rougit, malgré toute sa tranquillité de conscience, et elle répliqua vivement :

« Enfin, nous ne resterons pas les bras croisés, j’imagine ! Quand nous devrions emmener Henriette à Paris ou aux Eaux, il faut couper toute communication entre elle et ce petit drôle et la marier immédiatement.

— Interrogez Henriette, dit le président.

— Oh ! je lui parlerai » reprit madame Gérard et, afin d’être sûre de conserver le rôle de chef d’armée et de se donner celui d’apôtre doux, elle ajouta :

« Je pense que son père ne lui fera point de reproches violents, inutiles…

— Vous ferez ce que vous voudrez, dit Pierre en haussant les épaules ; je ne veux pas être responsable. » Il s’éloigna dans le salon, murmurant entre ses dents : « Encore une belle affaire ! J’avais pourtant cru que la petite ne s’en serait pas mêlée. Ça va amener une quantité de tripotages avec la mère ! Qu’elles s’arrangent toutes les deux ! Je n’aurais jamais pensé qu’Henriette !… Bon chien chasse de race, bah ! »

Ce vilain monologue, où était contenue toute la sensibilité de Pierre, ne fut pas entendu des autres personnages, quoiqu’ils écoutassent l’espèce de vague grognement qui s’échappait des lèvres de Gérard.

Les hontes ne coûtaient pas à Pierre ; il pensait qu’il suffisait de se dire non responsable pour mettre sa conscience à l’abri, et qu’en abdiquant toute initiative honorable et morale, on ne pouvait lui demander aucun compte, puisqu’il abdiquait.

À ce moment de la conversation, la tête d’Aristide apparut au dehors, à la fenêtre du salon.

« Ma sœur va au fond du parc, dit-il, je la suis.

— Oui, expliqua madame Gérard, Aristide est un homme maintenant, on peut le charger d’observer sa sœur.

— Il s’y entend si bien ! répliqua ironiquement le père. Du reste, mon cher Moreau, vous le stylerez. »

Pierre croyait encore que cette honteuse ironie constituait de sérieuses représailles, et il était toujours très fier de lui-même lorsqu’il l’exerçait.

Aristide avait été très joyeux de se voir créer le garde du corps de sa sœur. Le matin même, il était venu s’installer dans le couloir sur lequel donnait la chambre d’Henriette, apportant une vieille guitare, et aussitôt qu’il entendit remuer, il chanta une chanson d’amoureux. Cette farce causa une certaine peur à la jeune fille, parce qu’elle comprit qu’elle serait sans appui au milieu des siens.

Henriette s’était levée inquiète, le cœur serré, malheureuse avant que les ennuis eussent pris corps. Elle évoqua les explications, les scènes pénibles, les mauvaises journées qui pouvaient surgir ; les railleuses variations de la chanson d’Aristide lui semblèrent un prélude menaçant. La terreur la saisit, et, pour échapper à ce qu’elle redoutait, elle songea presque à fuir. Puis elle se rassura un peu, se dit qu’elle opposerait à l’énergie une plus grande énergie, et que peut-être aussi se bornerait-on à quelques reproches et lui serait-on favorable ensuite. Mais alors Henriette réfléchissait que les hésitations d’Émile étaient fatales, qu’il était bien tard, trop tard, parce qu’on les accuserait tous deux, lui d’un manque de franchise, elle de l’oubli de ses devoirs. Henriette mettait ces paroles dans la bouche de sa mère : « Vous avez vu en secret ce jeune homme, c’était déjà un grand tort, mais enfin votre premier mouvement de jeune fille bien élevée a été de demander le mariage. Puis, malheureusement, vous avez laissé de côté cette préoccupation moins condamnable, pour chercher je ne sais quoi de coupable. Vous étiez coupable, puisque vous vous cachiez de nous ; sinon pourquoi auriez-vous gardé le secret ? Vous vous êtes donc compromise de gaîté de cœur, rejetant tout sentiment de convenance et de vertu et aujourd’hui, méritant d’expier votre conduite, vous venez réclamer les bénéfices d’une honnêteté sans tache que vous n’avez pas eue : vous exigez de nous que, pour l’amour d’une fille qui n’est rien moins qu’irréprochable, nous sacrifiions nos répugnances et nos projets, personnels, en la mariant à un jeune homme qui n’a rien et avec lequel elle est entrée en relations difficiles à apprécier, et cela à notre insu. »

Le bon sens d’Henriette et son instinct lui criaient qu’évidemment on lui parlerait de cette façon-là, mais elle conservait cependant de l’espoir, comme ces aveugles qui espèrent guérir parce qu’ils entrevoient je ne sais quelle lueur confuse à travers leurs yeux perdus.

Vers dix heures, voyant qu’on ne l’empêchait pas de sortir, et n’y comprenant rien, elle alla comme à l’ordinaire au rendez-vous d’Émile.

Il lui expliqua qu’il n’avait pu venir la nuit, parce que sa mère avait été malade et ne s’était remise qu’au petit jour. Il était enfin parti, impatient et plein d’enthousiasme, encore plus amoureux et presque ivre.

Émile n’était pas très avancé sur le fait des femmes, de sorte qu’il se créait une poésie d’amour divine, et qu’il imaginait de molles extases qui n’existent pas, au lieu de ces sensations nettes, cruelles, matérielles, qui sont belles par leur forte âpreté, mais qui n’engendrent que des chagrins et des tourments, en ramenant au contraire l’homme à la terre, à la vie active, à la jalousie, au regret, à la fatigue, à l’envie, à tous les désirs de la matière.

Henriette le laissa parler quelques instants, n’osant pas troubler trop vite sa joie. Il remarqua son air triste.

« Je vous attendais, lui dit-elle, je suis inquiète. Hier, en rentrant, je n’ai plus retrouvé votre portrait dans ma chambre. On l’a pris ; je n’en ai pas dormi ; j’ai peur que vous ne m’accusiez de négligence ; c’est impardonnable de légèreté : je me suis tant pressée pour arriver ici que je n’ai pas pensé à emporter ma clef. J’en ai pleuré, Émile !

— Quel grand inconvénient cela a-t-il ? dit Émile, qui était tellement monté à la joie qu’il ne pouvait comprendre une nouvelle fâcheuse.

— Nous sommes découverts, dit Henriette, et avant d’avoir pu nous expliquer ! Tout le monde va être furieux ; on va faire toutes sortes de suppositions.

— C’est peut-être un bien, au contraire, répondit Émile ; on aura vu mon portrait, on voudra peut-être me connaître, ma figure peut les disposer mieux en ma faveur ! »

Henriette trouva cette réponse par trop naïve, elle reprit :

« Il faut que vous alliez demain chez ma mère. Maintenant il n’y a plus à hésiter. Nous sommes punis d’avoir tant perdu de temps !

— Cela, reprit Émile, ne m’empêchera pas de venir cette nuit !

— Non, répondit Henriette d’un ton décidé, il faut s’occuper des choses sérieuses ; ce sont ces projets-là qui nous ont nui !

— Le mariage va peut-être s’arranger tout seul ! dit Émile, toujours confiant.

— Oui, mais allez-y, surtout allez-y ! pensez combien je suis exposée à des reproches et à des soupçons.

— Certainement, ma chère Henriette, répliqua Émile en l’embrassant, ne vous désolez pas, je me figure que loin d’être un malheur… »

Aristide arrivait alors à pas de loup dans le massif. Les deux jeunes gens ne l’entendirent que lorsqu’il fut près ; en voyant apparaître un homme à quelques pas, Émile perdit un peu la tête, il se sauva comme un malfaiteur, mais pendant qu’il franchissait le mur, le frère d’Henriette put le reconnaître. Aristide bondit vers sa sœur, et d’un air furibond qui effraya et irrita en même temps la jeune fille :

« Avec qui étais-tu là ? » lui dit-il.

Henriette, interdite par ce ton de menace, ne répondit pas.

« Tu vas revenir à la maison tout de suite, ajouta Aristide en la prenant par le bras et en la tirant brutalement.

— Lâchez-moi ! dit Henriette très émue.

— Tu nous déshonores ! » s’écria Aristide, la forçant à marcher.

Le dédain qu’Henriette avait pour son frère lui rendait cette violence doublement humiliante. Cependant ce mot de déshonorer l’écrasa un moment ; l’entendant dire par Aristide, elle pensa que ce devait être l’arrêt de toute la maison.

Son frère la traîna encore quelques pas. Mais alors la fierté d’Henriette reprit le dessus, elle se dégagea par un mouvement qu’elle donna de toutes ses forces.

« Ah ! tu m’as écorché ! cria Aristide en portant un doigt à sa bouche.

— Allez jouer avec Perrin, mon cher frère, le reste ne regarde que les gens qui sont en état de comprendre, » dit-elle avec mépris.

Peu s’en fallut qu’Aristide ne la frappât d’un grand coup de poing ; il la ressaisit plus fortement qu’auparavant, sans se soucier de lui faire mal ou non, et répondit : « Tu ne feras plus la fière à présent ! »

Aristide n’avait jamais dit de si grands mots de sa vie, il était enchanté de trouver une aussi belle occasion. Il ne manquait pas de vigueur, il força sa sœur à courir, et, au lieu de monter tout droit, il fit le tour de la maison pour passer devant la cuisine et montrer à Perrin et aux domestiques, aux gens enfin qui avaient quelque respect pour lui, combien Henriette était renversée de son piédestal.

Mais à la cuisine on ne saisit pas la signification de cette scène ; on crut que c’était un divertissement commun. Henriette ne cherchait pas à se débattre ; un moment elle faillit involontairement appeler Émile au secours, bien qu’il fût loin ; puis elle se laissa faire, mais remplie d’indignation d’être niaisement maltraitée par ce garçon imbécile et méchant. Elle en pleurait de colère.

Madame Gérard regardait par la fenêtre du salon, au moment où Aristide ramenait sa sœur de cette agréable manière.

« Ah ! voilà Aristide qui fait des sottises ! » s’écria-t-elle ; et elle sortit précipitamment au-devant d’eux.

« Depuis quand, demanda Henriette haletante, ce sot d’Aristide a-t-il le droit de se conduire brutalement avec moi ! Tiens, vois mon poignet. Aristide n’est pas assez intelligent et pas assez âgé pour intervenir dans ce qui n’intéresse que ma mère, mon père et moi !

— Parle donc ! répliqua Aristide ; je viens de la voir avec le jeune homme du portrait, qui s’est sauvé par-dessus le mur !

– C’est bien ! dit madame Gérard, Aristide ne te touchera plus jamais. Il a eu tort. Monte avec moi, nous avons à causer. »