Le Malheur d’Henriette Gérard/Chapitre 15

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Poulet-Malassis et De Broise (p. 290-311).


CHAPITRE XV


la force chez les faibles


Le mardi, M. Euphorbe Doulinet, échauffé de zèle, proposa à madame Gérard de se dévouer auprès de sa fille. Vers le milieu du jour, donc, madame Gérard quitta le salon, laissant seuls le curé et Henriette.

Celle-ci remarquait avec une certaine inquiétude d’intérêt filial le silence glacial, le visage affligé de sa mère, qui ne se livrait plus aux grands discours.

Le curé se prépara héroïquement à être tenaillé ou retourné sur le gril par la férocité d’Henriette. Il commença, penché, parlant doux et bas, comme au confessionnal, prêt à fermer les yeux au moindre geste, car il s’attendait à être saisi et écorché vif.

« Ma chère mademoiselle, mon habit et mon caractère me donnent mission de vous adresser quelques conseils et quelques petites remontrances. »

La jeune fille se laissait toujours séduire par ces exordes et croyait qu’elle allait entendre des paroles de grand sens et réellement amicales. Mais plus tard elle se moquait de sa naïveté, en scrutant la physionomie inférieure de ces prétendus oracles.

« Je crains, continua-t-il, que vous ne pensiez pas assez à Dieu.

— Mais je vous assure le contraire, répondit-elle.

— Il n’est personne, je le sais bien, qui ne vive sans avoir l’idée de Dieu présente, mais les actes de la vie sont plus ou moins conformes à cette pensée, selon qu’elle est plus ou moins habituelle à l’esprit. Madame votre mère, par exemple, est un modèle de piété, et elle en est récompensée dans sa famille, car je ne crains pas de me tromper en osant prédire que les dissentiments cesseront avec l’aide de Dieu. Et d’après les qualités que vous et Monsieur votre frère possédez, je puis dire que madame votre mère est bénie dans sa postérité. »

Henriette pensa à la force des imbéciles ; le pauvre curé compromettait sa cause.

« J’ai peur pourtant, reprit-il, que vous ne vous écartiez de la foi. Vous ne vous présentez plus à la confession depuis longtemps. La voie que vous suivez loin de l’autel de Jésus est semée d’embûches. Elle vous entraîne, à votre insu, à des tendances mondaines, et vous porte à vous mettre en opposition avec vos parents. Vous savez qu’un de nos plus sacrés commandements veut l’obéissance. Ne donnez jamais scandale à Dieu, chère mademoiselle : la vérité divine vous abandonnerait, et vous vous égareriez. Nul n’a plus de paix que le juste. Descendez dans votre cœur, examinez vos propres déchirements, et voyez si vous avez la paix du juste. Votre chère mère, votre cher père, seraient si heureux de votre bon vouloir !… »

Le curé s’encouragea. Au lieu de montrer les dents on faisait le gros dos.

« Je voudrais vous voir convaincue que la piété doit vous guider dans la vie », ajouta le curé, charmant de douceur et de bénignité.

Elle pensait : « Les discours du curé sont vagues et sans portée ! »

« Vous attirerez la bénédiction divine sur votre tête, chère Demoiselle, en renonçant à des sentiments que notre sainte Église réprouve, reprit la voix nasillarde et cadencée du prêtre. Il n’y a de vérité que dans la vertu, toutes les vertus, vous n’en doutez pas.

— Cela est écrit dans tous les sermons, dit Henriette, qui commença à s’animer, étant touchée à l’endroit sensible.

— La vie ici-bas n’est qu’un long renoncement, s’écria le curé, transporté de son argument. Plus nous renonçons, plus nous méritons : telle est la grande idée qui soutient le chrétien. Est-ce un sacrifice si pénible que de suivre les désir d’une mère aimante et bien-aimée ?

— Non, c’est en effet bien simple », dit Henriette, ne voulant plus l’admettre à l’honneur d’être un conseiller sérieux

Mais le curé reprit l’avantage ; il répliqua : « Ce qui n’est point simple, c’est votre persévérance dans le mauvais sentier. Et cependant toute erreur, tout oubli de Dieu est puni, vous l’éprouvez par vos doutes. »

Tous, madame Baudouin, le président, Aristide, le curé avaient l’un après l’autre frappé dans la plaie d’Henriette en lui reprochant de manquer à la vertu, en l’accusant d’égoïsme, ou en lui rappelant qu’elle doutait visiblement d’elle-même.

Henriette ne voulait point baisser la tête, et alors elle s’irritait de ne pouvoir se justifier mieux que par son amour pour Émile. Elle luttait, moins parce qu’elle croyait avoir raison que parce qu’elle ne pouvait se résoudre à accorder raison à des personnes qu’elle n’estimait pas et à se soumettre à leur direction.

« Nous ne pouvons savoir si votre sentence est bonne, dit-elle, donc rien n’est encore fini.

— Elle est bonne, continua M. Doulinet, la sentence a été prononcée par Dieu même. Il faut songer à tous les malheurs de ce monde et de l’autre que vous pouvez attirer sur vous et votre famille en persistant à ne pas donner satisfaction au bien et à la vertu.

— On me fatigue avec la vertu, dit Henriette. Quelle vertu ? Qui en a ? Moi-même n’en ai-je pas autant que… Du reste j’y réfléchirai encore !

— Oh ! s’écria le curé, arrachez de votre cœur toute semence douteuse, réconciliez-vous avec Dieu et avec les vôtres, au nom de la paix éternelle. Renoncez à vos inclinations pour un jeune homme ennemi à toute votre famille. Mariez-vous et vivez selon l’Église. L’amour défendu vient du démon. Revenez à vous. Soulagez votre âme par la confession. La contrition vous y préparera. Je vous attendrai dès qu’il vous plaira. Venez plus souvent à Dieu. »

« Il est faible et emphatique. Il me débite un vieux sermon », se dit Henriette. « Je penserai longuement à tout ceci », répliqua-t-elle pour en finir.

— Alors je puis donner de l’espérance à madame votre mère ? » demanda le curé.

« Ah ! pensa la jeune fille, c’est elle qui les souffle tous. »

Afin de se débarrasser du curé, elle reprit « Ne désespérez pas !

— Plaise à Dieu ! Nous en serions tous bien joyeux ! Avec tant de qualités, il était impossible que vous ne rentrassiez pas de vous-même dans la bonne voie. Permettez-moi aussi, chère mademoiselle, de vous rappeler l’accomplissement des devoirs religieux comme la meilleure sauvegarde. »

Madame Gérard rentra, pareille à une statue du chagrin. Depuis trois jours, elle se laissait tomber sur les fauteuils, ou se soulevait avec effort, prenait le bras de quelqu’un pour s’appuyer en marchant, et languissait à merveille.

Henriette ne se défia pas de cette nouvelle attitude et en fut émue. « Est-ce donc moi qui ai mis ma mère en cet état pénible ? » se demandait-elle.

Madame Gérard dit au curé, afin d’avoir un prétexte pour l’emmener : « Pouvez-vous m’entendre aujourd’hui ? » Et elle sortit avec lui, se traînant à son bras. Le curé lui prodiguait des attentions infinies, comme à une grande malade. De tels soins formaient un muet reproche contre l’insensibilité d’Henriette.

« Je suis forte, » répétait avec un sourire triste madame Gérard, paraissant résister à ces attentions et essayer de dissimuler son état.

« Hélas ! je ne crois pas, » répondait le curé. Appuyez-vous bien sur moi !

Il était persuadé des douleurs de cette mère frappée dans sa famille.

« Je la fais souffrir ! » se dit Henriette avec découragement.

Devoir, obéissance, mariage, ces trois mots s’inscrivaient pour ainsi dire sur les murs du salon. Si la jeune fille fermait les yeux, ils tournaient autour d’elle, persécuteurs, tyranniques, obsédants.

L’idée qu’elle avait peut-être de grands torts était entrée dans son cerveau. En analysant en chimiste tous les discours tenus devant elle, Henriette ne put en extraire rien qui prouvât autre chose qu’un calcul naïvement intéressé. Mais on ne le lui cachait pas, et ce calcul était bien légitime. On lui avouait franchement qu’on trouvait la fortune de Mathéus très désirable et qu’on tenait à faire une bonne affaire. Pourquoi non ? Il n’y avait rien de tors et d’excessif là-dedans.

D’ailleurs, point de nouvelles d’Émile ! Personne n’en prononçait le nom ! Était-il absent ? marié lui-même ? quoi encore ? oublieux !

En passant, Henriette écoutait parfois ce que disaient les domestiques à la cuisine, et ils ne parlaient jamais d’Émile, eux non plus.

Et cependant ces obsessions, ces mécomptes, ce silence, ne suffisaient pas à la convaincre qu’il fallait cesser d’espérer en Émile.

Pour désincruster une pierre fortement enchâssée, il faut la déloger petit à petit d’un coin, puis d’un autre. Ainsi, l’image et l’affection du jeune homme étaient si fortement enserrés dans le cœur d’Henriette, que, même à demi arrachés, ils y tenaient solidement.

La jeune fille songea à consulter l’oncle Corbie, qui ne se mêlait point du grand combat, et qui avait toujours eu de l’amitié pour elle.

Dans la chambre voisine, le curé sonnait des fanfares aux oreilles de madame Gérard.

« Je suis fort content de mademoiselle Henriette, dit-il, elle est à nous !

— Pourvu que cela dure ! répliqua madame Gérard, qui ne croyait pas au succès du prêtre doux et flatteur. Henriette passe du noir au blanc en une heure, ce qui me donne beaucoup plus d’ennuis que si elle ne variait jamais. Au moment où je la crois ramenée, tout est à recommencer.

— Oh ! reprit le curé, traducteur infidèle, elle m’a dit qu’elle cédait à mon influence !

— J’en suis étonnée, ajouta madame Gérard ; je redoute un piège ou une moquerie. »

Elle était jalouse du succès que s’attribuait ! e curé.

« Et, continua-t-il si, mademoiselle Henriette n’avait pas négligé ses devoirs religieux, cela ne serait pas arrivé.

— Si elle les a négligés, dit madame Gérard, c’est la faute de mon mari, qui donnait l’exemple de l’indifférence. »

Puis elle ajouta :

« Ah ! quel poids de moins, le jour où je la verrai mariée !

— C’est chose arrangée ! » dit le curé, plein de confiance.

Malheureusement, le soir même, Henriette montra que ce n’était point encore chose arrangée. Le curé en fut très désappointé et lui garda rancune.

Madame Gérard n’était que recouverte d’une couche de chagrin : dessous on retrouvait la femme-fourmi. Elle avait le temps d’inspecter des établissements bienfaisants, de griffonner des paragraphes à insérer dans le plaidoyer de M. Vieuxnoir ; elle se levait à six heures du matin, tracassait les domestiques par des ordres multipliés, organisait les blanchissages, les conserves d’office, le charbon, le vin ; ensuite elle retournait dans sa chambre, écrivait dix lettres, notait les pensionnaires de la Société de Providence ; après déjeuner, elle faisait ou recevait des visites, ayant encore un moment de la journée à consacrer au curé, qui faisait son office de directeur, puis au président, qui dirigeait les affaires de la famille. En même temps, madame Gérard, de concert avec madame Baudouin, surveillait la confection du trousseau d’Henriette. C’étaient de continuelles conférences sur les dentelles et les batistes.

La charrue de Pierre arriva enfin à maturité. La tête de cet inventeur bouillonnait de projets et de spéculations que l’alliance avec Mathéus pouvait seule féconder.

Il commença à presser sa femme.

« En finissons-nous ? lui dit-il. Il est étonnant qu’on laisse traîner cela en longueur. Le temps de moissonner arrive. Henriette ne se laisse pas mener, elle est plus rusée que vous !

— Demain, répondit madame Gérard, le notaire vient préparer le contrat, et j’envoie Aristide demander la publication des bans à la mairie. Le curé est déjà averti, quant aux bans religieux !

— Ah ! bravo ! » s’écria Pierre, foudroyé par l’activité de sa femme.

Le mercredi, Aristide alla à Villevieille, monté glorieusement sur une vieille jument qui avait une grosse loupe à la croupe, de sorte qu’on aurait pu se passer de selle, à la rigueur. Il fit la déclaration du mariage à la mairie, puis profita de sa journée pour se présenter chez madame Vieuxnoir, qu’il n’avait pas encore revue, malgré son désir.

Après ce long intervalle de six jours, la petite avocate ne l’attendait plus. Cependant, pendant les trois premiers jours, elle avait étudié une valse nouvelle, pour la jouer à Aristide mais, à tout hasard elle se tenait rigoureusement en toilette.

En le voyant enfin, elle fut sûre qu’il était épris ; il ne s’agissait plus que de laisser aller !…

Cette nouvelle entrevue enivra Aristide ; il s’y comporta plus amoureusement, devina les finesses d’aveu de madame Vieuxnoir, en obtint des confidences plus intimes, plus tendres, se risqua à une déclaration où elle sut l’amener.

Aussi la joie le poussa, lorsqu’il fut de retour, à de méchantes inventions ridicules. Il imagina, pendant la nuit, de monter sur les toits et de faire le revenant, afin d’effrayer sa sœur. Il cria par la cheminée de la chambre d’Henriette :

« Je t’ordonne de te marier. Hou ! hou ! »

Henriette reconnut la voix du stupide garçon et demanda qu’on interdît à son frère toute espèce de démonstrations contre elle. Mais, lorsque madame Gérard voulut semoncer Aristide, l’amant de madame Vieuxnoir se regimba fièrement et dit :

« Je ferai ce qui me plaira ; je suis bien mon maître, je crois. »

Madame Gérard, cependant, pria Corbie de s’entremettre à son tour près d’Henriette. À la première ouverture, il s’écria :

« Non, non je ne réussirais pas, je ne suis pas propre à porter la conviction…

— Mais vous me rendrez service, insista madame Gérard.

— Je sais bien, mais ce serait peut-être un mauvais service ; je ne suis pas adroit, et j’ai pour principe de n’influencer personne.

— Vous me désobligez.

— Je ne voudrais pas vous désobliger, ma belle-sœur. Je sens que ce que je dirais à Henriette ne lui irait pas, et puis je n’aime pas trop à tenir conversation avec elle.

— Ah çà, vous la prenez donc tous pour une panthère. Je n’ai jamais vu une terreur pareille. Allons, c’est moi qui irai l’apprivoiser…

— Ma nature n’est pas portée à conseiller, » dit Corbie.

Dans le jour, vint le notaire. Madame Gérard fit établir une donation entre vifs, par laquelle Henriette abandonnait sa part d’héritage, et s’engageait, si elle survivait à son époux, à héberger sa famille à la Charmeraye et à servir une rente viagère à Aristide jusqu’à la mort des père et mère.

Mathéus, prévenu, arriva, de son côté, avec un contrat tout prêt, par lequel il donnait, de son vivant même, toute sa fortune à Henriette. Insigne folie en affaires ! Aussi son notaire avait-il difficilement consenti à rédiger l’acte. Madame Gérard se récria beaucoup sur la grandeur de Mathéus ; mais le vieillard dit en souriant un peu amèrement : « Je n’ai point d’autre mérite, il ne faut pas me l’ôter. »

Le soir, madame Gérard dit négligemment à sa fille : « On s’est occupé des actes, aujourd’hui ! »

Henriette acquiesça d’un signe de tête, n’ayant point l’intention de se rebeller car, depuis qu’elle cherchait le moyen d’éviter le mariage sans combattre pied à pied comme par le passé, il lui était venu à l’idée de s’enfuir une nuit, ou au moins d’alter à Villevieille savoir des nouvelles d’Émile chez lui-même. Toutefois, la jeune fille avait le cœur serré d’être réduite à ces extrémités, et de n’espérer le salut qu’au milieu d’une sorte de catastrophe. Beaucoup de scrupules s’accrochaient à elle. À toutes ses déterminations, elle entrevoyait une suite scandaleuse et redoutable, et, par moments, elle préférait s’en remettre au hasard et céder, pour gagner quelques heures de tranquillité. Les conseils, les reproches, les avertissements qui lui arrivaient de toutes parts attachaient d’ailleurs quelques-unes de leurs parcelles à sa conscience.

Elle ne reçut pas mal Mathéus, le plaisanta sur son affection et le rendit ainsi très heureux. Il rappela la promesse de venir à la Charmeraye. Mais Henriette ne pouvait se contraindre entièrement à être agréable pour ce vieux fantôme, qui lui causait tant de soucis.

« Cette Charmeraye, dit-elle, m’empêche de dormir et me menace comme un donjon.

— Oh ! toujours !… toujours ! s’écria Mathéus suppliant, levant ses mains en l’air.

— Eh bien, soit ; la Charmeraye a peut-être de bonnes qualités, reprit-elle meilleure.

— Et le propriétaire ?

— Je n’en sais rien. »

Elle se mit à rire.

« Vous allez continuer à m’écraser ? dit-il en riant aussi.

— À force de vous voir, je m’y habituerai peut-être, » reprit Henriette sur le même ton.

Cette gaieté, rare comme un ciel bleu en décembre, était un baume pour le vieillard.

Madame Gérard, étendue dans un fauteuil, inspirait les sensations de la glace par son apparence morne. Elle se demandait si la gaieté d’Henriette n’était pas une insulte à sa feinte tristesse.

D’autant plus que depuis longtemps l’intérieur était sombre aux Tournelles. Père, mère, enfants, sentaient que les liens se desserraient chaque jour. Les regards étaient gênés, secs, indifférents ou ennemis.

Aussi avait-on imaginé de jouer aux cartes. Le jeu soulageait et donnait une contenance à chacun. On préférait se borner à prononcer les mots consacrés du vingt-et-un : Je passe, etc., et éviter de lancer des phrases qui tout à coup attiraient d’une part ou de l’autre des reparties aiguës : car chaque parole semblait porter un éperon d’acier, et la plus inoffensive faisait quelque blessure, sans qu’on y eût mis d’intention. Pierre se déplaisait à son foyer, et le président était effrayé des dispositions de la famille, qui présageaient de grands changements. La possibilité d’être séparé de son amie vint poindre à ses yeux. Il demanda à madame Gérard, un matin, ce qu’elle comptait faire lorsque Henriette serait mariée. Elle répondit qu’on irait probablement s’installer à la Charmeraye. M. de Neuville comprit que la littérature lui resterait peut-être seule pour asile. Sa figure allongée trahissait les méditations soucieuses où le jetait la pensée de ces troubles prochains de son existence.

Le jeu n’avait de charmes que pour Aristide et Mathéus. Le premier était forcené au gain, et le second y trouvait une occasion d’être assis à côté d’Henriette. Il déployait une foule d’attentions muettes qu’elle était obligée de subir. Ils s’associaient pour la partie, et le vieillard emportait le paradis dans son cœur.

Lorsque les vieillards deviennent amoureux d’une jeune fille, ils sont comme les enfants qui tiennent des oiseaux dans leurs mains. Ils les serrent si fort, de peur de les lâcher, qu’ils les étouffent.

Depuis quelque temps, les journées étaient pluvieuses. Des teintes grises couvraient le ciel ; le vent sifflait dans les arbres, dont les feuilles, toujours secouées, rendaient un bruissement monotone et engourdissant. Les allées se remplissaient de flaques d’eau. Beaucoup de fleurs, de petites plantes, se couchaient sur le côté, flétries et portant des milliers de gouttelettes pendues à leurs tiges. Le sable était sillonné, roulé, enlevé çà et là, amassé plus loin. Les nuages bas et lourds oppressaient. On aurait craint qu’ils ne vinssent, jusqu’à terre, tout envelopper de brouillard.

Au milieu de juin, le froid obligeait à entretenir du feu et à reprendre les habits d’hiver.

Il fallait vivre renfermés ensemble encore davantage. Henriette passait des heures entières à regarder, à travers les vitres, le parc bouleversé, les nuages courant vite, les oiseaux, le jardinier et les domestiques, qui seuls mettaient le pied dehors.

Les mêmes influences d’atmosphère agissaient sur Émile.

En se réveillant chaque matin, il éprouvait une terreur singulière, maladive, sans cause directe.

Il avait pourtant repris un peu de forces et de chair, mais il gardait sous les yeux deux sillons bleuâtres, « deux chemins de larmes, » et sa bouche restait contractée.

Madame Germain consultait cette figure dévastée avec inquiétude, et devenait à son tour presque aussi malade que son fils, car elle n’osait plus lui parler des Tournelles, le voyant plein d’impatience et toujours disposé à repousser brusquement les plaintes et les questions.

Cependant Émile aurait voulu se jeter une heure au cou de sa mère et lui crier : « Je suis malheureux ! je suis malheureux ! » Mais il avait peur de parler de ses chagrins, comme si, en les disant tout haut, il eût pensé qu’ils redoubleraient.

Une nuit, madame Germain rêva que son fils se noyait, qu’elle lui tendait la main pour le secourir, et que lui refusait de saisir cette main. Elle ne raconta pas son rêve.

Leurs petits dîners à deux étaient affligeants : Émile mangeait à peine, demeurant les yeux fixes, sifflant ou chantonnant des lambeaux d’airs mélancoliques, et laissant échapper trois ou quatre paroles en toute une soirée.

Une pensée le maîtrisait tout entier : « Je ne suis bon à rien ! »

Elle épuisait son cerveau, en le frappant sans relâche comme un marteau.

« Il faut tout abandonner, » se disait-il ; puis un cri désespéré succédait : « Je ne veux pas perdre Henriette ! »

L’amour surmonta une fois faiblesse et découragement. Émile se décida à retourner aux Tournelles, malgré les présages contraires. Ces présages furent qu’en s’habillant et en mettant ses souliers, il cassa les lacets. Ensuite, en déjeunant, il laissa tomber une assiette qui se brisa. Dans ces deux petites insignifiances Émile retrouva la persécution du sort. Il accompagna d’un ricanement faible cet autre cri de désolation :

« Il en sera ainsi de tout ce que je ferai ! »

Émile partit néanmoins ; il arriva aux Tournelles, sonna, entra, franchit l’allée tournante, déboucha devant la maison, et la première apparition qu’il vit fut le profil de madame Gérard. Elle travaillait derrière la fenêtre de son boudoir, dont elle avait relevé les rideaux.

Émile frémit, mais eut l’audace folle de marcher jusqu’au perron. Le sable cria sous ses pas, madame Gérard tourna la tête vers lui ; elle ne le reconnut pas tout à fait, et cependant ouvrit vivement la croisée. Elle devinait un danger.

Émile, cloué, pétrifié, ébloui par le bourdonnement de son sang dans ses oreilles et ses yeux, la salua.

Elle le reconnut.

« Qu’osez-vous venir faire ici ? » cria-t-elle, furieuse.

Émile ne vit plus clair : il se croyait entraîné parmi un écroulement immense.

« Ah ! c’est vrai ! Madame », dit-il, pris d’un vertige.

Dans le désordre de son malheureux esprit, cela signifiait :

« C’est vrai, j’ai tort, je le reconnais ; je m’en vais, puisque vous me barrez le chemin ! »

Accablé d’une stupeur qui le rendait chancelant, Émile reprit l’allée tournante, éprouvant une sensation étrange, qui, absorbant toutes les autres, était intense, sans limites, atroce. Il croyait sentir derrière lui les deux yeux de la terrible mère d’Henriette, comme deux instruments de mort ou de blessure, d’où allaient s’élancer sur lui je ne sais quels bizarres et redoutables projectiles.

De semblables secousses peuvent donner la fièvre chaude. Peut-être n’était-il pas assez vigoureux, heureusement, pour en devenir la victime. Cependant sa respiration saccadée, ses jambes coupées, sa gorge desséchée, ses mains, son front brûlants, lui restaient comme les stigmates de ses souffrances intérieures.

Lorsqu’il revint chez lui, sa mère s’écria :

« Tu ne peux toujours me mentir ou te taire… ; tu es encore blessé, je suis sûre, malheureux enfant !

— Ah ! s’écria aussi Émile, ah ! si tu m’avais aidé, comme auraient fait tant de mères ! »

Il accusait la sienne, ne sachant à quoi se raccrocher, démoralisé, éperdu, fou. Tous ses malheurs venaient d’elle ! Ce ne pouvait être toujours lui !

Elle comprit le ravage de ce cœur détruit, et elle l’excusa.

« Oui, reprit-il avec exaltation tu n’as pas voulu t’en mêler, écrire à madame Gérard ; je serais marié à l’heure qu’il est. Il en est toujours ainsi. Sous prétexte d’aimer les gens, on les empêche de réussir et d’être heureux !

— Oh ! pauvre enfant dit-elle, dans quel état ils t’ont mis ! Tâche de reprendre un peu de fermeté. Tu vois qu’il faut réfléchir et être prudent dans la vie. Voyons, nous pouvons bien vivre heureux tous les deux. Tu es intelligent, tu avanceras. Tu te marieras, tu seras tranquille. Il ne s’agit que d’un peu de patience. Tu pourras faire bien des choses que tu as dans la tête. L’amour mène toujours à souffrir, c’est vrai ; mais combien de gens ont passé par là et en sont sortis sans faiblesse ! Tu avais des idées toutes contraires il y a un an.

— Ah ! s’écria Émile, s’il n’y avait que l’amour !

— Qu’y a-t-il donc de plus ? demanda madame Germain effrayée.

— Il y a tout ! les petites choses et les grandes. Tout ce que je veux échoue ; je n’ose plus rien, je ne sais plus que faire.

— Comme ta tête travaille ! reprit la mère ; tu es toujours en exaltation, mon cher enfant. Songe un peu à la vie réelle. Reprends quelques idées saines. Tu vis dans une fournaise que tu te plais à rallumer constamment.

— Tu me dis tout ce que tu peux de bon et de doux, répliqua Émile, et je n’en suis pas plus consolé ! C’est comme de l’air qui passe quand on a très chaud. Pendant deux minutes on est rafraîchi, et ensuite on se trouve plus brûlant. Je ne suis bien nulle part.

— Quelle terrible organisation ! dit madame Germain.

— Que veux-tu que j’y fasse ? J’en porte le premier la peine, reprit-il.

— Et moi, s’écria sa mère, je ne dors plus.

— Tu as tort, dit Émile ; j’aimerais mieux savoir qu’il n’y a que moi qui ai des tourments.

— Mais, dit madame Germain, tu t’es pourtant laissé soigner pour tes blessures ; en changeant d’air…

— Oh ! répondit-il en l’arrêtant de la main, c’est impossible.

— Pourquoi ? demanda madame Germain : tu le répètes toujours sans donner de raison. Si tu n’as pas de bon sens, je ne bétonne pas que tu sois malheureux ; c’est ta plus grande maladie.

— Qu’est-ce que ça fait d’aller là-bas ? dit Émile : ça ne changera ni moi ni les autres. Si j’y voyais un remède, j’irais tout de suite, mais je suis sûr que non. »

Madame Germain sentit qu’elle se heurtait contre quelque arrière-pensée inexplicable.

« Mais enfin, dit-elle, as-tu des projets ? Que veux-tu faire ?

— Attendre, voilà tout, dit Émile, savoir ce qui va se passer. »

Il conta sa nouvelle course aux Tournelles.

« Tu as bien peu de fierté, dit madame Germain. Tu devrais en avoir fini avec ces gens-là et mépriser tout ce monde. Tu trouveras d’autres familles ! »

Madame Germain, avec tous ses discours, ne produisait pas plus d’effet sur Émile qu’avec une rayure d’ongle sur un rocher.

La vue d’Émile avait excessivement irrité madame Gérard ; elle voulait punir cette insolente bravade qui renversait sa sécurité. Elle tremblait qu’Henriette ne fût prévenue de l’arrivée du jeune homme. Elle en était rouge et émue. Après s’être assurée qu’Henriette ne se doutait point qu’Émile fût si près, madame Gérard écrivit au commissaire de police, en l’informant que le repos de sa famille était troublé par un sieur Émile Germain, dont elle croyait la tête dérangée ou les desseins dangereux, et qui s’était introduit à diverses reprises dans sa maison, malgré sa défense formelle. Elle priait l’officier de paix d’intervenir et de délivrer les Tournelles des entreprises du jeune homme.

Le commissaire de police, flatté d’être utile à des gens importants, fit le soir même comparaître Émile devant lui.

Le jeune homme, en reconnaissant le timbre de la police sur une enveloppe qu’il reçut à cinq heures du soir, eut peur tout d’abord, sans penser à rattacher cette nouvelle aventure à Henriette. Il était devant sa porte quand le commis lui apporta la missive ; il la prit, et sa mère n’en sut rien, heureusement.

Émile se demanda s’il n’avait pas derrière lui quelque crime ou quelque faute à expier. Il ne s’étonnait plus, s’attendant à se voir accusé de quelque chose qu’il aurait oublié, de pensées ou de tendances secrètes qu’on aurait devinées ; soumis enfin à son malheur éternel.

Le commissaire de police homme, à physionomie dure, ne le regarda point quand il entra. Le commis lui dit de s’asseoir. Émile sentit des natures ennemies. Il examina la chambre grise, carrelée, le poêle en faïence, les vieux cartons à étiquettes sales remplissant tout un panneau dans des casiers de bois noirci, les deux bancs de bois de chaque côté de la porte, le bureau d’acajou du commissaire, le bureau de sapin du commis, la lampe pendue au plafond. Le commis, de temps en temps, jetait un regard sur Émile.

« Votre nom ? » dit-il enfin, quoiqu’il le sût. Il écrivit et passa un papier à son chef en parlant à voix basse ; le commissaire leva la tête en arrière pour voir Émile par-dessus son bureau et remit le nez dans ses écritures.

Le brigadier de gendarmerie entra.

« Vous avez le rapport ? » demanda le commissaire d’une grosse voix militaire. Émile sentit son cœur battre ; il crut que ce rapport le concernait, et il suivait avec assez d’anxiété la main du gendarme qui fouillait dans une sacoche. Le commissaire donna des ordres à celui-ci pour la ville ; Émile respira.

Enfin, après vingt minutes, le commissaire appela le sieur Émile Germain.

« Allez devant le bureau, » dit le commis au jeune homme. Émile se leva et s’approcha. Son impatience, son malaise, croissaient à chaque instant. Il en vint à se dire que, s’il devait être emprisonné ou guillotiné, il serait prêt à tout. Ce mot : le sieur, l’avait aussi froissé.

« Je vous ai fait venir, dit le commissaire, parce qu’on se plaint de vous. Je vous avertis de prendre garde à vous. Je ne tolérerai rien. »

Émile cherchait dans sa tête les circonstances répréhensibles de sa vie, et il usait sa mémoire sans pouvoir allier les paroles du commissaire avec lui-même.

Voyant son air étonné, celui-ci reprit : « Oui, vous savez parfaitement ce que je veux dire. Vous jetez le trouble dans une famille honorable. Vous vous permettez de violer le domicile d’autrui. Je veux bien vous prévenir cette fois, sans user de rigueur envers vous, bien que vous vous soyez exposé à la rigueur de la loi.

— Mais, enfin qui est-ce qui se plaint ? » dit Émile, comprenant avec indignation.

Le commissaire lui jeta un mauvais regard, mécontent d’être interrompu par ce coupable.

« Vous feignez de ne pas le savoir, ce n’est pas adroit, dit-il. Soit je vais vous le dire. Lisez cette lettre. »

Émile lut la lettre de madame Gérard, plein de terreur.

« Eh bien ! reprit le commissaire, vous considérez-vous comme suffisamment averti, et avez-vous l’intention de renoncer à inquiéter la famille Gérard ? Je vous ferai surveiller d’ailleurs, et félicitez-vous que je n’intervienne pas plus sévèrement…

— C’est très bien ! dit Émile ; puis-je me retirer ?

— Oui, et songez à ce que vous venez d’entendre, » répondit le commissaire.

Émile fut découragé définitivement. Il lui paraissait si énorme de mêler la police à des choses d’amour ! Il se trouva si faible, si impuissant ! Ce nouveau mécompte s’ajouta à tous les autres, et, comme dans une machine brisée où s’agite encore un seul rouage, l’idée fixe du malheur resta seule en lui : les Tournelles lui semblèrent tout à coup transportées à deux cents lieues de là, et Henriette être un souvenir déjà ancien ; puis cet abattement fit place à une colère grandissante contre madame Gérard, contre « cette femme » plus terrible pour l’empêcher d’arriver à Henriette qu’un mur à pic haut de cent pieds.

« Si elle avait voulu ! » se disait-il.

Il lui écrivit, en rentrant, toutes les amertumes qu’il avait dans la tête.

Voici sa lettre :


« Madame,

« Je viens d’être appelé chez le commissaire de police, sur votre dénonciation. Je vous devais bien cela, car c’est moi qui vous ai tourmentée, tandis que vous ne m’aviez causé aucunes peines ; c’est bien vrai ! Je reconnais là, Madame, cette générosité, cette largeur d’esprit, que vous m’aviez déjà montrées en m’accusant d’avoir suborné votre fille et de vouloir m’approprier votre fortune, en compromettant mademoiselle Henriette, pour vous obliger à me la donner en mariage.

« Oui, Madame, vous avez bien raison, les jeunes gens n’ont pas d’autres pensées, et ce sont des misérables qu’il faut faire noter chez le commissaire de police, comme tarés et vicieux.

« Mais les femmes sèches et dures qui détestent un jeune homme parce qu’il est pauvre et loyal, qui lui arrachent par surprise des révélations dont elles se font une arme contre lui, qui le renvoient de leur maison, qui coupent brutalement une liaison pure sans s’inquiéter du mal qu’elles font à deux cœurs, ces femmes-là ont le droit de dormir tranquilles.

« Moi, si je suis malheureux et désespéré, c’est que je suis un coquin. Vous, Madame, qui êtes pleine de cœur et de vertus, vous vous occupez de toilettes, de bons dîners, de charités bruyantes, avec une parfaite sérénité.

« Ah ! que de choses je pourrais cependant relever qui ne sont pas à votre honneur, mais que je tairai à cause de vous savez bien qui.

« Ainsi, Madame, sans me connaître, sans jamais m’avoir vu, vous vous êtes faite mon ennemie et une ennemie acharnée, et cela parce que j’ai aimé votre fille. Vous avez profité du respect que je devais doublement vous porter, pour m’insulter de la façon, la plus cruelle, lors de cette visite que je vous ai faite et que je n’oublierai jamais. Et à présent encore, sans vous soucier de briser mon avenir, de rendre ma mère malade, vous me signalez à la police comme un être dangereux !

« Vous dites partout, j’en suis sûr, que vous aimez votre fille. Il est même possible que vous le croyiez. Soyez donc bien certaine que vous ne l’aimez pas au contraire, vous n’aimez que l’argent et vous n’appréciez que les convenances sociales ; c’est tout.

« Je regrette, je vous l’avoue, de n’avoir pu vous faire souffrir dans votre vanité, car il eût été bien juste que chacun eût sa part. Je ne vous dirai donc pas tout ce que je pense de vous. Puissiez-vous éprouver seulement une partie des rudes moments que vous m’avez fait passer, ou puissiez-vous comprendre enfin la véritable portée de ce que vous avez fait. Vous seriez assez punie.

« Il est vraiment fâcheux qu’il y ait des femmes comme vous. Elles découragent des autres. Vous n’avez rien de ce qu’il doit y avoir de bon de bienveillant, de doux et de gracieux dans les femmes. Quelqu’un vous a desséchée et vous a ôté toutes vos qualités. Tant pis pour nous, Madame, car vous êtes la seule à n’en pas souffrir. »


Cette épître incorrecte et trop juvénile n’était pas propre à plaire.

Madame Gérard reçut la lettre avec assez de dédain ; elle y vit de nouvelles insolences et ne put comprendre le sentiment qui avait poussé Émile.

Elle jeta le pauvre chiffon de papier au feu en disant :

« Quel petit sot ! Je le ferai renvoyer de sa place, s’il continue. »

Cependant, cela la décida à tenter le dernier assaut contre Henriette ; après quoi on mènerait le mariage, à tous risques, le plus vite possible.

Madame Gérard hésita à aller elle-même dans la chambre d’Henriette, ou à la faire venir. Elle choisit ce dernier parti, en réfléchissant que la solennité d’une comparution frappait davantage. En effet, Henriette fut prise d’ennui et d’impatience à cet appel ; elle se demanda avec effroi si ces luttes dureraient longtemps, et elle se sentit très lasse, tellement lasse, qu’elle avait envie de prier qu’on la laissât, qu’on ne lui dit plus rien. Madame Gérard l’accueillit avec son revêtement de douleur, ce même air particulier de sévérité dolente qui inspirait des remords à la jeune fille.

« Assieds-toi, ma fille, dit-elle, et causons sans nous irriter, bien que des entretiens comme ceux-ci me soient très pénibles. Je te parle pour la dernière fois, cela me tue de disputer continuellement. »

Elle s’arrêta, parut respirer difficilement et regarda sa fille, puis ferma les yeux et les rouvrit lentement.

« Toutes ces secousses, reprit-elle, me rendent malade. Si mes contrariétés continuent, je n’y tiendrai pas, je le sens. »

« C’est peut-être la vérité, » se disait Henriette, vaincue par ces plaintes bien mieux que par des cris de fureur.

Madame Gérard se reposa encore fatiguée, et elle passa son mouchoir sur ses lèvres ; ensuite elle ajouta : « Il dépend de toi de faire cesser cette souffrance et cette gêne morales qui se sont abattues sur ta famille ! »

Il y eut une autre pause ; madame Gérard attendait-elle quelque bon résultat d’une infiltration lente dans l’esprit de sa fille ?

« Je t’ai nourrie et élevée, dit-elle ; je me suis assez dévouée, assez fatiguée pour toi quand tu étais enfant. Maintenant, également, je me suis donné une grande peine pour te sauver. Il est temps de savoir si tu en as quelque reconnaissance et si tu veux me la témoigner. »

Henriette pensait toujours : « Elle a raison ! » et se débattait en y opposant : « Elle n’a fait que ce qu’elle devait. »

Madame Gérard continua : « Mais on est malheureux toujours par ceux qui devraient vous rendre heureux, les enfants ! Du reste je suis si habituée aux épreuves, ce n’en est qu’une de plus. Mais ce ne sont pourtant pas celles-là que je méritais.

« Et moi, se dit Henriette, ne souffré-je pas aussi ? »

« Je serais bien heureuse, reprit madame Gérard, qu’au moins une fois dans ta vie tu eusses quelque déférence pour nous.

— Oh ! une fois dans ma vie ! répondit Henriette, froissée de l’exagération.

— Oui, répéta madame Gérard, mais peu importe le passé. Je pense que tu sais apprécier tout ce que nous avons fait pour toi.

— Certainement, dit Henriette.

— Tu n’as pas l’air bien convaincu. »

Henriette était mécontente de ces attaques. Elle se disait que, puisqu’on ne voulait pas voir ce qu’elle avait de bon, il était inutile de montrer aucune tendresse, et elle prit un visage plus froid, plus raide. Madame Gérard le remarqua.

« Je vieillis, reprit-elle, variant ses expérimentations, je suis affaiblie. Toi, tu es forte ; tu es en âge de mener une maison, de me remplacer. Je voudrais pouvoir compter sur toi. Ce n’est pas peu d’avoir élevé un fils et une fille, d’avoir augmenté la fortune de votre père. Il est temps que je me repose un peu à mon tour et que d’autres prennent la place. Je n’ai rien fait dans ma vie qui n’eût pour but l’avenir et le bonheur de mes enfants. »

Henriette écoutait religieusement cette profession de conduite.

« J’ai cherché, dit madame Gérard, à leur donner le sentiment du devoir, mais on ne réussit peut-être pas dans tout ce qu’on entreprend ; enfin écartons ceci, et réfléchis que, malgré mes efforts et ceux de votre père, notre fortune n’est pas en rapport avec les nécessités de notre position dans le pays. Si nous mourions, nous vous laisserions toi et ton frère dans un état médiocre, quand vous partagerez. À présent, sept mille livres de rente pour un homme ce n’est rien, et comme dot c’est insignifiant. Quinze mille livres de rente pour toute une famille sont maigres… »

Henriette en convenait.

« Ton père a une infinité de spéculations, de grands desseins, qu’il ne peut mettre à exécution faute de ressources. Son influence dans le département se trouve brusquement arrêtée dans sa marche. Mais au fait je te parle là de choses qui ne t’intéressent peut-être pas beaucoup. »

Henriette fut plus froissée qu’elle ne l’avait jamais été de cette façon désagréable de lui exprimer qu’on la supposait égoïste. Elle se détachait facilement des gens qui ne lui montraient pas de confiance. Ses yeux devinrent menaçants.

« Nous t’avons donné le temps de réfléchir, dit madame Gérard, n’imaginant pas qu’elle venait d’être maladroite, de peser ton amour-propre avec notre satisfaction. Que veux-tu faire ? As-tu de l’affection pour nous ?… D’ailleurs je ne veux pas prolonger notre conversation, cela me fatigue extrêmement. M. Mathéus est bouleversé par tes étrangetés. Nous lui avons donné notre parole d’honneur que le mariage se ferait, et nous voilà dans une singulière situation vis-à-vis de lui. Il t’aime beaucoup pourtant… mais tu repousses tous ceux qui t’aiment. »

Devant cette mère résignée, à la voix brisée, Henriette sentit sa résolution chanceler, et cependant pour tout au monde elle n’eût voulu paraître céder à une influence quelconque ; elle se raisonna, se dit qu’elle était dirigée par une force supérieure, et elle répondit : « Je voudrais savoir des nouvelles de M. Germain, ou bien réfléchir encore.

— Nous t’en avons donné le temps, répéta madame Gérard.

— Il n’y a pas quinze jours passés, dit Henriette.

— Comme tu voudras, reprit madame Gérard, moi je ne t’en parlerai plus jamais ; mais j’y gagne d’être éclairée sur tes sentiments. »

Henriette se taisait.

« Quel cœur sec ! » murmura madame Gérard.

Henriette sembla ne pas entendre, elle fit un pas pour se retirer, et, voyant que sa mère était anéantie et ne la retenait pas, elle quitta la chambre.

Une saignée ne l’aurait pas plus fatiguée ; elle se mit sur son lit, n’ayant plus conscience de ses déterminations. Désolée de résister à sa mère, désolée de manquer de parole à Émile, accablée de ses continuelles incertitudes ; désirant ardemment la tranquillité, cherchant si elle ne la trouverait pas dans le mariage, qui ne pouvait lui apporter de pires journées que celles qu’elle passait ; puis, songeant à Mathéus, un frisson la saisissait, et jamais il ne lui paraissait possible de subir cet homme, même avec l’espérance de le voir bientôt mourir, qu’on lui avait gravée dans l’esprit.

Mathéus vint ce jour-là, quoique sentant les atteintes de son rhumatisme ; il apportait de jolis bijoux. Henriette feignit la malade et ne parla que par quelques gestes. Le vieillard souffrant faisait le jeune homme, le galant, tournait autour d’elle, tout velours, tout duvet. De temps en temps il s’arrêtait au milieu d’une phrase, et une sueur froide brillait sur son front : c’était une douleur qu’il dissimulait.

Henriette s’efforçait de lui trouver quelque valeur et l’étudiait minutieusement : jamais il n’avait été si laid, si tracassant, si grimé, si poupée ; après une heure, elle ne pouvait plus le regarder et détournait la tête d’un autre côté.