Le Mannequin/05

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Bibliothèque artistique et littéraire (p. 85-Impr.).
UNE INDUSTRIE PARISIENNE


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UNE INDUSTRIE PARISIENNE



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ARIS, seul, pouvait oser le mannequin de mode, seule la Parisienne par son esprit pouvait le faire accepter.

Jadis on faisait les vêtements autour du Palais Royal, rue Saint-Honoré, puis rue Richelieu et rue Vivienne. Les tailleurs ne coupaient guère que sur mesures.

La confection pour hommes prend date vers 1850.
Osier, 1797.

Elle dut fabriquer pour le client des collections de vêtements sériés. Le mannequin commercial naquit de cette nécessité, faisant suite au gabarit d’usage particulier. Il fallut alors construire des formes appropriées et de toutes dimensions.

Le costume de femme s’essayait encore sur des employées de taille et de proportions régulières qui prirent le nom de l’objet qu’elles remplaçaient.

C’est sur les filles-mannequins des couturières en vogue qu’on copie actuellement les bustes en plâtre qui gonfleront les cartonnages. Longtemps ce fut pour elles un honneur envié. Pensez-donc ! voir son torse reproduit â des milliers d’exemplaires, donner le ton â ses contemporaines ! N’était-ce pas entrer vivante dans l’Histoire ?…


À l’aube du siècle, c’était à peine l’informe maritorne d’osier. Vers 1835 elle fut de fil-de-fer ou de laiton. Puis on la garnit d’étoupe. Ce n’est que vers 1867 qu’apparaît le buste en carton, timidement, sur les bras du tailleur Stockman.

Ces infimes créations de l’industrie parisienne, d’un art naïf qui en fait la valeur, sont intéressantes à citer. Au pilier des Halles, rue Coquillière, Oualle, fabricant de mannequins d’osier, affirme que sa maison existait à cet endroit dès
1800
LE MANNEQUIN D’OSIER
« IMAGE CONJUGALE »
(Anatole France)
1797. Ce qu’il y a de certain, c’est que les têtes en carton pour modis&spy ; tes sont plus que séculaires, relatées dans le premier annuaire-almanach de Didot-Bottin, au millésime de 1788, et que les mannequins pour couturières n’y paraissent qu’en 1848.

Jusqu’en 1850, ces objets furent faits par des vanniers qui vendaient même des chevaux en bois de sau&spy ; le. En 1850 on commence à les rembourrer d’étoupe ou de crin.

Des noms :

Boiché, 1835, mannequins en fil-de-fer.

(Les Boiché, père et petit-fils, étaient ferblantiers. C’est en éta&spy ; mant des gouttières de fil-de-fer, puis divers appareils destinés â sou&spy ; der les fractures des membres, qu’il leur vint l’idée d’assembler ces piè&spy ; ces et d’en construire des carcasses entières).

1848 — Vessière, rue Sainte Avoie N° 32, mannequins, pour couturières et confectionneurs.

Fil-de-fer, 1835.

1858 — Lagrange, rue Coquillière, mannequins d’osier rembourré.

1860 — Oualle, rue Coquillière, mannequins en osier.
Fil-de-fer, 1835.
Fil-de-fer, 1835.
1862 — Fessart, rue du Temple, 20, mannequins en carton peint, « pour tous les sexes ».

1864 — Pelletier, rue St-Denis, mannequins en carton recouvert de toile.

1865 — Lavigne, 15 rue Richelieu, bustes pour couturières.

1866 — Maison Piau, rue Montmartre, mannequins rembourrés en osier :

1869 — Stockman, avenue de Clichy, puis rue Legendre. Bustes et mannequins sur pieds, pour couturiers, tailleurs et confections, en carton rembourré « d’après l’anatomie ».
Osier rembourré, 1848.
Parmi les mainteneurs actuels de cette industrie, les plus anciens sont Lavigne et Stockman. — Mais l’influence la plus considérable fut sans contredit celle de ce dernier.
Osier rembourré, 1848.

Associer le costume aux sinuosités du corps, coller une robe sur des flancs au goût du jour est difficile. Fréd. Stockman — je pense au fameux docteur d’Ibsen — s’est très honnêtement inspiré du torse de la femme vêtue d’un corset, et même moins vêtue que cela. Alors que d’autres mannequiniers ont poussé l’insouciance anatomique jusqu’à la négation de la ligne naturelle et la déformation systématique de ce torse, et ont bâti des cartonnages avec lesquels nulle femme ne pourra jamais s’identifier.

C’est que Fréd. Stockman avait fait des études sérieuses de dessin et de modelage, et même de la sculpture. La mauvaise fortune l’obligea d’abandonner ses espoirs artistiques.
Cartonnage 1880
1880
1880
Il devint Couturier, travailla chez les premiers tailleurs de l’époque, Schrader, Pom madère, Jansens, Dusautoy, et comprit l’importance qu’auraient des gabarits pour toutes professions, établis d’après les meilleures méthodes de coupe., Il n’existait uniquement que le mannequin pour dames, Stockman étendit le système à tous les âgés du vêtement et fut donc le créateur principal du genre d’industrie actuel. Ses débuts furent modestes. Le Gagne Petit, le premier, lui achète, et l’encourage. La ténacité et la persévérance le soutinrent. Depuis 1869, que de chemin parcouru ! Aujourd’hui ses fils, qui lui ont succédé, possèden une usine modèle avec un’outillage moderne clés plus perfec tionné, Lin atelier de coupe et de modelage. Plusieurs de leurs scènes de mannequinage sont à rappeler. Pour une d’elles, à l’Exposition Universelle, dans la galerie qui longe l’avenue La Bourdonnais, les passants s’arrêtent avec joie devant la baraque de Marseille fils, et s’imaginent être à la foire de Neuilly. Voyez les athlètes célèbres Robin, Devoogt, Albert le Bouboule, Mariette l’a Flamande, photographiés sous toutes les faces, modelés d’après nature par Devenet, se livrant à leurs
Moulage sur nature
MOULAGE SUR NATURE}}
1867
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1872
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1882
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1895
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EXPOSITION RÉTROSPECTIVE DU BUSTE-MANNEQUIN (Cartonnage  rembourré)
F. Stockman en 1869.
exercices ordinaires. jusqu’où ne va pas l’art d’imitation….. Les têtes de ces forains, traitées de même, ont été reproduites en cire par Talrich, cet artiste si spécial.


Paris, dis-je, fut le berceau du buste mannequin. Ce n’est guère qu’à Paris qu’il peut vivre. Il faut pour la création des modèles un contact permanent avec les élégantes, les couturières et autres artistes du goût dont il est le lieutenant. Il se modifie suivant les caprices du jour et des femmes, poi trine haute ou basse, taille longue ou courte, avec ou sans hanches. Depuis 1869 il a été créé plus de vingt séries de formes différentes.

En 1865, Lavigne, le plus important des tailleurs mannequiniers, vendait peut-être 5o bustes par an. Aujourd’hui il s’en écoule plus de 30.000. Dès 1872 le développement du commerce des vêtements devient considérable, les maisons
Serie1890
Série 1890 Serie1893
Série 1893
EXPOSITION RÉTROSPECTIVE DU BUSTE-MANNEQUIN (Cartonnage  rembotrré)
de nouveautés et de confections en gros se fondent partout, elles peuvent, par le moyen des nouveaux bustes, fabriquer des approvisionnements et doubler l’exportation. Elles trouvent désormais des formes sériées pour hommes, femmes et enfants comme cela existait déjà dans la chapellerie et la chaussure.
1900 Exp. rétrospective du Buste-Mannequin

Le buste mannequin est construit en carton sur des plâtres. Puis recouvert d’ouate pour épingler, de différents tissus, doublure, cotonnade, satin, velours ou peluche. Il est ensuite monté sur un pied de bois verni ou de métal. Depuis quelques années il s’en fabrique énormément avec encolure et pieds nickelés, bronzés ou dorés, escortant le luxe progressif des magasins. D’où, selon un humoriste, pourquoi les « pieds nickelés » « ne marchent pas ». Le Consul général britannique au Havre en sait quelque chose. Agacé, il somma son voisin le tailleur d’enlever les mannequins costumés qui, placés sur le trottoir, avaient l’air de monter la garde de chaque côté de l’allée conduisant aux bureaux du consulat. Celui-ci se plaignit en revanche que les marins allant au consulat s’étaient emparés des mannequins au cours d’une rixe pour se les jeter à la tête. Le Tribunal appréciera… — Le mannequin articulé, entier, avec tête, bras et mains, jambes et pieds, est établi dans des conditions analogues.

« A qui un gant ? »
(Mannequin cartonnage)


Ce n’est pas un « petit métier » comme jadis. Le personnel, d’environ trois cents ou
« Il y a belle et nombreuse société à l’intérieur. »
(Mannequin cartonnage)
vriers et ouvrières, composant une dizaine de maisons dont deux ou trois de première importance, comporte des cartonniers pour les carcasses, des couturières pour la garniture, des découpeuses et des mécaniciennes pour le piquage des doublures, des tourneurs, ébénistes vernisseurs pour la confection des pieds, des sculpteurs sur bois pour les jambes et les mains, des monteurs d’articulations, etc.

En 1867, un mannequin bon ordinaire se vendait 45 francs.

En 1875, 25 fr., en 1880, 20 fr., en 1900, 12 francs.

On petit évaluer la production annuelle à près d’un million et demi.

C’est ainsi, par ces choses à côté, que l’art fugitif de la mode se renouvelle, cet art qui passe dans la rue, pour le plaisir des yeux et le complémént du décor. Si peu magistral soit-il, son influence n’est pas négligeable, car son sillon léger suit les étapes de la domination des femmes.

janvier 1900.





Annonay (Ardèche) — Imp. J. ROYER