Le Maréchal Bugeaud

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Le Maréchal Bugeaud
Revue des Deux Mondes4e période, tome 131 (p. 528-560).


Le maréchal Bugeaud
d’après une correspondance inédite

Thomas-Robert Bugeaud de la Piconnerie, maréchal de France, duc d’Isly, le vainqueur d’Abd-el-Kader et le véritable conquérant de l’Algérie, compte à bon droit parmi les figures originales d’un siècle auquel les hommes originaux n’ont certes pas manqué être en même temps un de nos meilleurs capitaines et l’un de nos premiers agriculteurs ; personnifier dans toute leur grandeur deux forces vitales de la France, le paysan et le soldat ; témoigner d’une égale supériorité dans l’art de détruire et de créer, montrer en toutes choses un bon sens un peu rude sans doute, mais efficace, une volonté ardente, précise ; avoir la vision rapide et claire de la réalité, du but et des moyens d’y parvenir ; inspirer confiance par cette qualité indéfinissable, l’autorité, qui est aux hommes ce que la grâce est aux femmes, et se compose de force morale, de ténacité, d’éloquence, du prestige de la victoire ; demander peu de conseils aux livres et aux hommes, beaucoup à l’expérience, à l’observation directe ; tirer de son génie intérieur le projet d’une campagne, le plan d’une bataille, les argumens propres à ébranler la routine rurale, — personne, maintenant que la fumée des polémiques et des injures d’antan est dissipée, ne s’aviserait de contester à Bugeaud de tels mérites. Si l’on ajoute un caractère impétueux, passionné, droit et sensible ; une confiance entière dans la valeur de ses conceptions ; le besoin de penser tout haut, de dire leur fait à tous, amis et adversaires, journaux et colons, chambres et ministres, sans s’inquiéter de déplaire ou d’embarrasser ; un esprit vif, débordant de saillies qui attestaient d’ailleurs plus de verve que de bon goût ; une intelligence toute personnelle, indépendante des fortes études classiques qui firent défaut à sa jeunesse ; si l’on met en ligne l’art de surprendre et de dompter les caprices de la fortune en face de l’ennemi, de se faire adorer de ses soldats et d’en obtenir les plus rares efforts ; et si enfin, l’on note, au service de ces dons, une santé de fer, fortifiée par la terrible endurance des guerres du premier Empire, par les longues années passées au milieu des champs, et cette faculté de travailler presque indéfiniment commune aux grands hommes d’action, on aura les principales lignes du portrait, tel qu’il se dégage des nombreux écrits de Bugeaud, de l’ouvrage si complet de M. d’Ideville, — et d’une correspondance intime que le hasard a mise en notre possession.

Il naquit à Limoges le 15 octobre 1784, quatorzième enfant d’un gentilhomme périgourdin, Jean-Ambroise Bugeaud, marquis de la Piconnerie, et de Françoise de Sutton de Clonard, issue d’une famille irlandaise qui s’était fixée en France avec Jacques II. On le destinait à l’Église, mais la Révolution éclata, bouleversant fortunes, espérances, projets. Son père, sa mère, une de ses sœurs emprisonnés, ses frères aînés émigrés, ses plus jeunes sœurs obligées de travailler pour vivre, de faire des chemises, tandis que, âgé de huit ans à peine, il s’occupait de la cuisine et des commissions, — heureux encore lorsque la journée se passait sans une visite au tribunal révolutionnaire, où Phillis venait avec lui défendre la tête de ses parens, — ces premières leçons de choses durent graver en sa jeune âme de profonds enseignemens. Il perd bientôt sa mère, passe quelque temps à Limoges avec son père, gentilhomme féodal dans toute la force du terme, dur, égoïste, violent, ivre d’autorité et d’orgueil, à qui ses enfans ne devaient jamais adresser la parole sans être interrogés, que longtemps après sa mort les paysans croyaient entendre pendant la nuit, faisant rage à travers les bois de la Durantie, escorté d’une meute fantastique, lançant avec sa trompe des appels de menace qui se confondaient avec le vent et le tonnerre. Bugeaud étouffait dans cette atmosphère de contrainte et de terreur. Se sentant abandonné, sevré de toute caresse, il quitte un jour la maison, et, muni d’un morceau de pain, marche toute la nuit, arrive, exténué mais ravi, au château de la Durantie (près Lanouaille, Dordogne) où le marquis avait laissé ses filles : il n’avait que treize ans et avait fait seize lieues sans s’arrêter. Là aussi on était fort pauvre ; ses sœurs, faute de chaussures, restaient des mois sans sortir, mais leur tendresse toute maternelle transforma cette demeure en paradis : avec elles il apprenait des scènes de Molière et de Racine, qu’ils jouaient en se donnant la réplique ; sa pêche, sa chasse alimentaient une table maigrement servie où les châtaignes formaient le plat de fondation. Et, — tant ils avaient l’habitude de mettre en commun joies, pensées, soucis, — une nuit d’hiver, tandis qu’il attendait le renard à l’affût, apercevant des bécasses qui sautillaient sur la neige durcie, il courut à la maison pour forcer Phillis et Hélène à se lever et prendre leur part de ses émotions cynégétiques.

Ayant de la sorte atteint dix-huit ans, et comprenant que cette existence ne pouvait toujours durer, qu’il fallait, pour lui, pour les siens, se créer un avenir, il demande une place de commis à M. Festugières, maître de forges dans le Périgord : « Je ne veux pas d’un gentilhomme pour commis, répond celui-ci ; ce n’est pas votre place : votre intelligence vous mènera à de grandes positions dans l’armée. Entrez-y donc, puisque vous êtes pauvre. » Conseil prophétique qui désespéra d’abord notre héros, parole heureuse qui fit lever le bon grain, car, employé dans les forges du Périgord, qui sait si Bugeaud se fût seulement rendu digne de remplacer un jour son patron ? Le 29 juin 1804, il est admis aux vélites de la garde, et sa correspondance avec Phillis nous initie à sa nouvelle existence. Comment la vie de caserne n’aurait-elle pas semblé très amère à ce jeune homme de dix-neuf ans qui avait vécu au grand air, en libre grâce, dans l’intimité de la famille, et se trouvait subitement soumis à une discipline d’airain, malmené par les anciens[1], commandé par des chefs qui « tous ont une très mauvaise morale, croient qu’après la mort tout est fini, qu’ils sont des animaux comme les autres. Ils croient à un Être suprême, mais ils le supposent neutre ? » Il déplore la pauvreté qui l’a chassé de son pays, cherche « à se former une bonne société bourgeoise, » trouve fort mauvais que les lingères de Paris entretiennent presque toutes un grenadier et, loin d’en être payées, qu’elles le paient. Afin de se procurer des livres d’étude, il vend une partie de son pain, et, quand ses camarades ne font plus leur sabbat d’enfer, il lit à la clarté douteuse du lumignon enfumé de la chambrée. Comme il regrette son chien, son fusil, les caresses des chères sœurs ! Comme il maudit son ambition ! Souvent il a bien faim et dévore en rêve les châtaignes, les pommes de terre de la vieille Durantie. Sa consolation est d’aller s’asseoir au pied d’un arbre, dans la forêt de Fontainebleau, pour y pleurer toutes ses larmes. Un de ses camarades, l’ayant rencontré au milieu de ces tristes ébats, le gronde amicalement : « Que fais-tu là, grand imbécile ? Au lieu de pleurnicher comme un veau, viens au bal des blanchisseuses. » Il l’entraîne de force, donne le mot d’ordre aux plus jolies filles de l’endroit, et voilà Bugeaud entouré, fêté, oubliant sa mélancolie entre un sourire et la valse dont il raffole : on peut croire qu’il retourna un peu moins souvent au bois.

Aussi bien de puissantes distractions viennent imprimer un meilleur branle à son âme : les fêtes du sacre où « tout avait l’air divin », où l’Empereur lui a adressé la parole, où il se serait cru dans l’Olympe s’il n’avait pris la fièvre en faisant la haie devant le cortège les pieds dans la boue ; le camp de Boulogne ; la campagne de 1805, Austerlitz, la capitulation d’Ulm, l’armée ennemie défilant aux pieds de l’Empereur, qui, en se chauffant, brûle cette redingote grise, « à laquelle il semble attacher un peu de superstition ; » les souffrances, les fatigues, les privations mille fois plus pénibles que la bataille, si pénibles qu’à certain moment Bugeaud invoque un de ces boulets qui pieu vent sur son régiment. D’ailleurs le métier de héros est si fort celui d’un brigand qu’il le déteste de toute son âme : il faut avoir un cœur de rocher, dénué de toute humanité, pour aimer la guerre, et, ces rois qui la déclarent sans motifs légitimes, « on devrait les condamner à entendre toute leur vie les cris des blessés. » Même après l’épaulette, Bugeaud songea plusieurs fois à quitter l’armée, et il l’eût fait si ses sœurs n’avaient retenu sa lettre de démission. Il gagne à Austerlitz son galon de caporal dans la garde, qui équivalait au grade de sergent-major dans la ligne. Promu sous-lieutenant au 64e de ligne en 1806, il reçoit à Pulstuck, pendant la campagne de Pologne, sa première blessure. Dans l’Europe centrale il a vu se former, marcher, subsister des armées de 100 000 hommes ; en Espagne l’attend la guerre de partisans, la guerre de siège, la guerre des rues : l’émeute à Madrid, le siège de Saragosse, Lérida, Valence, Tortose, Tarragone, sont les principales étapes de cette rude chevauchée de cinq ans, sous les ordres du maréchal Suchet, celui-là même auquel Napoléon décernait ce compliment : « Ce qu’il écrit vaut mieux que ce qu’il dit ; ce qu’il fait vaut mieux que ce qu’il écrit. » Deux brillans combats, Ordal et Bubrégal, le font major et lieutenant-colonel ; mais, comme l’avancement à cette époque est très lent, qu’il ne suffit pas de bien jouer et qu’il faut encore être heureux, Suchet réclame en vain pour lui le grade de colonel.

C’est Louis XVIII qui, le 11 juin 1814, répara ce déni de justice. Pendant les Cent-Jours, Bugeaud, colonel du 14e de ligne, formant l’avant-garde de l’armée des Alpes, accomplit trois faits d’armes qui disparaissent dans la grandeur du désastre de Waterloo : le 15 juin, il enveloppe un bataillon piémontais, s’en empare presque sans coup férir, met en déroute une brigade accourue au secours de sa grand’garde, occupe Conflans et l’Hospital ; quelques jours après, il enlève un bataillon de grand’garde établi à Moulins ; et, enfin, le 28 juin, apprenant que 10 000 Autrichiens approchent, il forme son régiment en colonne serrée, lui lit le bulletin de Waterloo, et ajoute ces belles paroles : « Soldats du 14e, voici votre aigle : c’est au nom de la patrie que je vous le présente, car, si l’Empereur, comme on assure, n’est plus notre souverain, la France reste. C’est elle qui vous confie ce drapeau ; il sera toujours pour vous le talisman de la victoire. Jurez que tant qu’il existera un soldat du 14e aucune main ennemie n’en approchera ! — Nous le jurons ! » s’écrie tout d’une voix le régiment. Le combat s’engage, et pendant dix heures, 1 751 Français tiennent tête à l’ennemi, tuent 2 000 hommes, font 960 prisonniers, — et Bugeaud, renforcé de deux bataillons, se disposait à achever la destruction des Autrichiens, lorsque se présenta un officier d’état-major annonçant la signature de l’armistice.

Au mois de septembre 1815, malgré sa loyale adhésion à la royauté, Bugeaud est licencié comme brigand de la Loire, et se retire à la Durantie, où il épouse Mlle de Lafaye, où pendant quinze ans il va satisfaire une de ses maîtresses passions, l’agriculture. Manier la charrue et la faux, diriger soi-même du matin au soir les ouvriers, n’est qu’un jeu pour un tel homme. Mais il ne lui suffit pas de transformer sa propriété par de nouveaux procédés de culture, de fonder une école dans sa propre maison : il veut changer le sort misérable du paysan et coloniser le pays ; il s’attaque à la routine, triomphe des défiances, prouve la bonté de ses idées par le succès ; et l’un des plus beaux jours de sa vie est sans doute celui où les propriétaires du canton forment à sa voix le premier comice agricole de France. Et, après comme avant 1830, à la Chambre et en Algérie, dans sa correspondance avec les préfets et les ministres, au Conseil général de la Dordogne, il demeure un des plus fermes défenseurs de l’agriculture, soit qu’il réclame des millions pour généraliser l’institution des comices agricoles ou qu’il propose de fertiliser les landes de Bretagne et de Gascogne avec le concours de l’armée, les territoires de l’Algérie par des colonies militaires, soit qu’il s’efforce d’introduire des cultures nouvelles, comme le mûrier, dans son département, toujours fidèle à sa devise : Ense et aratro. Et en effet, pourquoi l’armée, qui porte en elle tous les élémens d’une société, ne pourrait-elle, avec ses bras nombreux et à bon marché, produire une partie de ce qu’elle coûte ? s’il y a du trop-plein dans les villes, qui empêcherait de l’employer dans les campagnes ? et pourquoi l’agriculture, mieux connue, donnant des résultats certains, ne deviendrait-elle pas une carrière qui absorberait les intelligences oisives et, par leur intelligence même, dangereuses ? Ces idées réformatrices, Bugeaud les répandra continuellement, avec la ferveur de l’apôtre, sans se laisser décourager par l’égoïsme de ses auditeurs. Tout lui sera tribune et prétexte à conférence, l’écurie du paysan qu’il visite, le champ où il laboure, la route où il chemine. Et grâce à son activité, peu à peu le Périgord, une partie même du Limousin revêtent une nouvelle physionomie : aux maigres bruyères, aux prairies marécageuses, au bétail étique, aux métairies sordides, succèdent les champs bien cultivés, des fermes confortables, des prés largement drainés, des prairies artificielles nourrissant de beaux animaux ; mieux vêtu, mieux nourri, mieux logé, le paysan aime cet homme qui lui apporte la contagion du bon exemple. Il avait soin aussi, pour se mettre à la portée de ses Périgourdins, simple colonel ou maréchal de France, de leur parler presque toujours en patois, et l’on a conservé plusieurs de ces harangues où il leur distribuait la manne des conseils pratiques : tel, dans une langue moins rustique, mais aussi claire, aussi incisive, s’adressait aux paysans du Bourg-d’Iré, un autre agriculteur, le comte de Falloux.

La révolution de 1830 n’était pas pour affliger grandement le colonel Bugeaud. Il se trouvait sans doute heureux dans son horizon restreint, refusant d’assister aux conciliabules républicains ou bonapartistes de Périgueux et de Limoges ; mais l’action, maîtresse de tels hommes, devait tôt ou tard l’emporter dans des régions plus vastes, plus orageuses aussi. Croyant la guerre imminente, il demande donc du service au lendemain des journées de Juillet, et reçoit le commandement du 56e de ligne, en garnison à Grenoble. Là, tout en instruisant ses soldats, il suit d’un regard inquiet les premières aventures du nouveau régime. Deux tendances se manifestaient, deux partis s’étaient aussitôt formés parmi les vainqueurs de 1830 : — ceux-ci prétendant que Louis-Philippe avait été couronné non parce que, mais quoique Bourbon, partisans d’une nouvelle Charte, hantés par le souvenir de la Déclaration des Droits de l’Homme et de la Constitution de 1791, voyant dans la monarchie nouvelle la meilleure des républiques, prêtant l’oreille aux utopistes, pleins de bienveillance pour les émeutiers, estimant enfin qu’on faisait toujours trop pour le pouvoir, jamais assez pour la liberté ; ceux-là — et parmi eux le duc de Broglie, Guizot, Casimir Perier — s’efforçant de ne pas devenir révolutionnaires même en accomplissant une révolution ; rappelant que celle-ci avait été entreprise consommée pour l’ordre et non contre l’ordre, au cri de : Vive la Charte ! et se flattant d’introniser une quasi-légitimité, une quasi-hérédité. Est-il besoin de dire que c’est de leur côté que Bugeaud se rangea ? Autant il s’indigne des faiblesses du jury, des concessions aux amis du bonnet rouge, aux députés de l’opposition, autant il seconde une politique qui au dehors posait le principe de non-intervention ; au dedans faisait respecter le jugement de la Chambre des pairs sur les ministres de Charles X ; enlevait à La Fayette le commandement des gardes nationales du royaume ; et, prenant tout son essor avec Casimir Perier, ramenait le calme dans les rues, l’ordre dans l’administration, et rassurait l’Europe sans lui céder[2].

Élu député, promu général en 1831, il donne un gage de son dévouement en acceptant, bien malgré lui, le poste de gouverneur de la citadelle de Blaye, où venait d’être enfermée la duchesse de Berry (13 janvier 1833). « Le Roi le sacrifie, sans penser qu’il a une famille, soupirait Mme Bugeaud ; et, devant le déchaînement des partis, le gouvernement ne le soutiendra pas ! » Lourde, en effet, était la tâche. Bugeaud s’efforça de la remplir en gentilhomme : il répond avec indépendance aux ministres, leur met le marché à la main lorsqu’il juge sa dignité compromise, émet l’avis de renvoyer la princesse avant les couches, décide non sans peine le Cabinet à lui épargner un acte de constatation de son état, concilie, — elle-même l’a reconnu plus tard, — ses devoirs de soldat avec les égards dus à une grande infortune. Des relations courtoises s’établissent même entre le geôlier, sa famille et la prisonnière. Dieu sait cependant si les attaques des carlistes, les dénégations de l’entourage de la duchesse, exaspéraient un homme aussi loyal que susceptible ! — « Que me diriez-vous, lui demanda un jour M. de Brissac, si dans de pareils momens j’allais visiter le chambre de votre femme et tâter son lit ? — Comme son geste et son ton étaient impertinens, je lui répondis : « Je vous donnerais un soufflet et un coup d’épée ; mais ma femme n’a pas fait la guerre civile ; elle n’a pas non plus accouché devant un nombreux public et montré à trente grenadiers et à un maréchal de France que son enfant allait naître. Ces gens-là parlent et argumentent comme s’ils étaient encore aux Tuileries. » Lorsque tout est terminé, le général supplie le président du conseil de ne lui accorder aucune récompense : de cette affaire il n’attend rien et ne veut rien que le bonheur d’aller passer cinq ou six mois avec ses bœufs et ses trèfles ; et, le Roi lui ayant spontanément envoyé 20 000 francs, il obtient qu’on les consacre à l’établissement d’une fontaine sur la place d’Excideuil. Hélas ! pendant que Mme Bugeaud et ses enfans rentraient en Dordogne, il fallait que le général bût le calice jusqu’à la lie : il dut accompagner la duchesse de Berry, en Sicile, et, sitôt qu’on eut mis le pied sur l’Agathe, il put constater que soins, égards, marques de sympathie étaient oubliés comme par enchantement. La princesse le tenait à l’écart avec une préméditation évidente de le mortifier, tandis qu’elle comblait de politesses toute la marine, prenait le bras même à de simples élèves. Aussi ne fit-il aucun séjour à Palerme, et reprit-il joyeusement le chemin de la France.

C’est alors que commencent ses relations avec Romieu, le futur auteur de l’Ère des Césars et du Spectre rouge, d’abord mystificateur émérite, vaudevilliste, dramaturge, rédacteur en chef du Messager, puis administrateur fort distingué, de bon renom et de grande popularité, circonspect et avisé, préparé d’ailleurs à ces fonctions par de fortes études (il avait passé par l’Ecole polytechnique et montra une rare compétence dans les questions de ponts et chaussées, d’eaux et forêts). Bugeaud, qui se connaissait en hommes, eut bientôt apprécié les solides qualités du nouveau préfet de la Dordogne, et les rapports officiels firent place à une sympathie affectueuse. J’ai sous les yeux cent seize lettres que lui écrivit le général de 1833 à 1844, et, si elles ne présentent pas leur auteur sous un nouvel aspect, du moins confirment-elles d’une manière décisive le témoignage de sa famille et de ses amis ; elles mettent en relief son caractère public et privé, ses opinions sur les hommes et les choses à mesure qu’ils défilent, se heurtent ou se mêlent à sa vie. Des questions de famille, des affaires départementales, je n’aurai cure : les deux amis se racontent naturellement les soucis, les joies intimes ; de loin comme de près Bugeaud suit avec sollicitude les intérêts de ses commettans, s’efforce de faire pleuvoir sur eux la rosée des bienfaits du pouvoir, se montre un député fort vigilant et expert en cuisine électorale ; comme on pense, ses adversaires sont un peu les ennemis de la chose publique, et il a en horreur les tièdes, les traîtres qui pullulent en Dordogne, à Paris, en Algérie.

Ils ont d’autres affinités : pas plus que le préfet, le général ne saurait se tenir d’insérer dans les carrés de papier des articles anonymes, de rendre coup pour coup aux journaux qui l’attaquent. Ceux-ci ne s’en font pas faute : ils savent combien il a l’épiderme sensible, et le criblent de mille flèches. Et lui de faire face de tous côtés, sans que jamais personne arrive à lui faire goûter les avantages d’un silencieux dédain. Qu’il défendît son honneur injustement attaqué à propos du procès du général de Brossard, ses intentions méconnues, ses plans, ses opérations militaires, il ne distingue pas entre la plaisanterie et la satire amère, ne s’inquiète pas s’il blessera d’autres personnes ou lui-même par ricochet, s’il est bien utile de tirer des perdreaux avec des boulets de trente-deux. Cette lépreuse, cette épileptique, la presse, il la compare à la peste, au choléra ; elle opprime tout le monde, sauf cinq cents loups-garous de journalistes ; elle embarbouille de sophismes l’esprit des nouveaux députés ; elle perdra la France ! Le journaliste qui tous les jours attaque l’ordre social est cent fois plus coupable que le malheureux qu’on envoie aux galères pendant dix ans pour un fait isolé. La presse indépendante est bien plus dépendante que la presse soudoyée : aucun ministre n’aurait de quoi la rétribuer comme la rétribuent les passions. Mais le remède ? Museler le plus possible la mauvaise presse, celle qui ne pense pas comme lui, qui critique la royauté, les ministres ; se concerter pour faire une presse exterminante, annihilante, empêcher maires et fonctionnaires de s’abonner aux journaux des gueux du bousingolisme, faire vivre les nôtres, ne pas rougir d’être de son parti. Avec Bugeaud l’homme de guerre déborde sans cesse sur l’homme politique, il voit la société comme un camp, avec ses parcs d’artillerie, un général en chef, des officiers, des soldats, le code militaire, le sabre et le nerf de bœuf pour la gouverner. Tout ce qui se rapproche de cet idéal lui plaît, tout ce qui s’en écarte l’horripile.

« Ici (dans le Nord, écrit-il en 1839), la presse a hébété une population paisible, modérée, industrielle et riche. Elle nomme huit députés de l’opposition extrême ou presque extrême sur douze, maigre qu’elle veuille la monarchie, l’ordre et la paix, et qu’elle soit très satisfaite des brillantes affaires qu’elle fait. Les fabricans, les filateurs, les boutiquiers sont orgueilleux comme des parvenus ; ils veulent, disent-ils, des députés indépendans ; et ils prennent les plus dépendans possibles de leurs passions, de la presse et d’une vaine popularité. Voilà l’œuvre de cette presse qu’on dit tombée dans l’impuissance, et qui, selon moi, sera toujours très forte, parce que les sots et les faibles seront toujours en majorité… » Plus loin, le général exprime le désir que M, Thiers fasse partie du nouveau cabinet, après le triomphe de la coalition de 1839, cette fronde parlementaire où chacun mit son drapeau dans sa poche pour l’en retirer tout fripé, où les chefs donnèrent un si mauvais exemple aux soldats, marchant de faute en faute, ouvrant la porte à la coalition réformiste de 1847, esclaves de leurs ressentimens, de leurs ambitions, de leurs amours-propres irrités :


M. Thiers hors du Cabinet ira aux dernières limites, et, en attendant, il rendra le gouvernement très pénible, et par son habileté personnelle, et parce qu’il dispose de toute la presse, laquelle forme aujourd’hui l’aristocratie la plus compacte, la plus puissante qui ait jamais existé. Voyez comme elle tient le pays bloqué de manière à ne lui laisser arriver aucune vérité. Voyez comme elle élève un de ses chefs au-dessus du roi. C’est un duc de Bourgogne…


Et ailleurs :


…Je ne pense pas que la faction soit tout à fait découragée ; ses raisons sont dans la presse, et tant que celle-ci pourra souffler le feu et prêcher la république, il y aura de temps à autre des tentatives et du sang répandu. C’est là tout notre mal. Insensés que nous fûmes de lâcher la presse sans bride ni liens ! Nous avons établi la liberté de 500 journalistes, de quelques factieux, et opprimé tout le reste. En tout cela nous avons obéi aux sophismes dont la presse elle-même avait embarbouillé notre esprit et troublé notre raison, pour mieux établir son influence despotique. Oh ! comme je la hais ! Quand pourrai-je faire partie d’une croisade contre elle ? Jamais on ne détesta autant les barons féodaux ! Plus j’aime la liberté, plus je suis patriote, et plus j’abhorre la presse ! Elle fait tant de mal au pays ! Elle corrompt tout : les lois, les hommes, les meilleures choses ; et on l’appelle la plus précieuse de nos libertés ! Ah ! oui, précieuse, comme la peste et le choléra ! Mieux vaudrait porter ces deux fléaux aux Allemands que la liberté de la presse !… Quand les journaux me paieront-ils leurs scélératesses ? Oui, il y a liberté pour les journaux : tout le reste est esclave. Mais les journaux eux-mêmes sont esclaves des passions qu’ils ont soulevées, des nécessités de leur horrible fabrique, des sordides intérêts qui s’y rattachent. Pauvres indépendans ! comme dit Jaubert.

Très autoritaire, dévoué à la politique du Roi, archigouvernemental, protectionniste et censitaire dans l’âme, il déteste la République, les régicides, les émeutiers, « qu’il faut mettre à part des forçats pour que ceux-ci ne soient pas infectés par ces excrémens de l’espèce humaine, » n’aime pas l’opposition, témoigne une sympathie fort tiède au régime parlementaire. C’est une politique réaliste dans toute la force du terme, d’une logique rigoureuse mais étroite, peu attentive aux leçons de l’histoire, aux perpétuelles antinomies des questions. Les yeux fixés sur le péril d’aujourd’hui, sur l’heure présente, il a manqué à Bugeaud de voyager dans le passé ou même dans le présent, d’aller par exemple en Turquie, où le général Sebastiani, en moins de deux ans d’ambassade, voyait périr par des conspirations onze ministres et deux souverains. En revanche, de tels hommes sont d’incomparables agens : jamais de défaillance, une présence d’esprit que rien ne déconcerte, un dévouement infatigable, des idées simples qui tout naturellement se concrètent en volonté, en action, en succès immédiat. Dans ses lettres à Romieu, on voit Bugeaud, mécontent souvent et pour son compte et pour le compte de la France, toujours prêt à servir au premier appel, à brûler ses vaisseaux, affrontant toutes les responsabilités, même celles d’actes qu’il n’a pas accomplis, — par exemple se taisant lorsqu’on l’appelle l’égorgeur de la rue Transnonain ; — et il n’avait point pris part à cette répression. Cependant il n’ignore pas les avantages du métier de Célimène parlementaire ; il sait qu’il vaut mieux se promettre que se donner, qu’on tient davantage les hommes par l’espérance que par la reconnaissance, que les caractères non tranchés, nageant entre deux eaux, réussissent ; qu’enfin beaucoup de politiques n’osent s’associer à lui, le nommer aux grands emplois à cause de la haine que lui portent les factieux et la presse. Et j’imagine que ces relations familières purent inspirer à Romieu quelques-unes des idées ultra-autoritaires qui font le thème de l’Ère des Césars, du Spectre rouge, et qu’aussi quelques molécules de cette humeur combative passèrent dans le talent de Louis Veuillot, qui, rédacteur du Mémorial de la Dordogne pendant plusieurs années, devint et resta son ami fidèle jusqu’à la mort.


Je trouve qu’il y a trois ans et demi que le gouvernement attend un peu de respect, qu’il attend de ses fonctionnaires autant de dévouement et de considération qu’ils en accordent aux clubs, aux journaux, aux bousingots ; savez-vous pourquoi ? C’est que le gouvernement est faible et débonnaire et que les journaux, les clubs, les bousingots sont hardis et querelleurs. Carrel est plus respecté que le Roi cent fois ; c’est que Carrel a un journal mordant et qu’il met l’épée à la main. Faites-vous mouton et l’on vous tondra ; cet adage vaut celui de la reine Gillette… — Le gouvernement fait en grand ce que vous avez fait en petit. Voyez comme cela lui réussit ! Il ne tire aucun parti de ses victoires. Il est aujourd’hui aussi faible qu’avant les journées d’Avril. Le public commence à douter, malgré l’évidence des résultats, malgré la prospérité générale. Pourquoi ? C’est qu’on a manqué de fermeté ; c’est que personne n’a encore été puni ; c’est qu’aucun fonctionnaire n’a été destitué pour ses hostilités ouvertes. Aussi redoutent-ils plus de déplaire au journal bousingot qu’au gouvernement. Nos ministres ont beaucoup de talent de parole, beaucoup de savoir, mais ils ne savent pas manier le pouvoir. Sous ce rapport, un maître d’armes de régiment gouvernerait mieux qu’eux… (Lettre du 18 octobre 1834.) — On règne bien plus dans le monde par ses vices que par ses vertus ; c’est que les vices sont une force… — Des tempéramens, des ménagemens, de la souplesse, de l’adresse, oui, il en faut, mais en son temps, et ce qu’il faut le plus, c’est de la fermeté, de la force. Pourquoi Napoléon a-t-il été le souverain le mieux obéi ? C’est qu’on savait qu’il ne fléchirait pas devant les petites considérations, et qu’il serait inexorable pour l’hostilité et l’insubordination ?… Toutes ces sales lâchetés viennent de ce que l’on croyait de l’avenir et de la force à la République. C’est qu’il y avait derrière tout cela 6 ou 8 000 coquins armés. Il ne faut pas se brouiller avec ces puissances, attaquons le Roi et le juste milieu : s’ils sont vaincus, nous chanterons victoire et nous partagerons le gâteau ; s’ils triomphent, nous n’avons rien à en redouter. En résumé, on respecte la force, on se rallie à la force, on ne respecte pas la faiblesse, telles bonnes que soient ses intentions. Cela est vrai en gouvernement, en administration, comme en guerre… — Essayons donc de la barre de fer…


Voilà pour le ministère lorsqu’il verse dans la tolérance et le laisser faire ; et voici pour les Chambres qu’il ne ménage pas plus, où il voit intrigailler tant d’hommes qui ne valent pas ses bœufs, que dis-je ? les loups et les renards de la Durantie :


La Chambre passée était un mauvais plat fait avec de bons comestibles. (Lettre du 30 août 1837.) Espérons que des élections prochaines il sortira quelque chose de plus net, mais non pas de plus avancé dans le progrrrrès[sic]. Vous savez que j’appelle progrès deux épis, deux moutons, deux bœufs pour un. Vous voyez comme moi, et chaque jour vient prouver que nous avons du bon sens…

L’esprit public me paraît se gâter ; l’anarchie de la Chambre (janvier 1839) passe dans les esprits, il circule une foule d’idées fausses : le Roi envoie de l’argent à l’étranger, il ne fait pas de dépenses, et c’est la cause de la stagnation du commerce. C’est aussi la faute du gouvernement si le pain est cher, le Roi veut nous ramener au despotisme, etc. — On me raconta l’autre jour que, sous la Restauration, le comte de Marcellus s’étant avisé de proposer à la Chambre de placer, au-dessus de la tribune, le Christ comme témoignage de respect, de justice et de foi, le comte Beugnot demanda la parole et dit : « Je viens appuyer la proposition, et j’y ajouterai même un amendement qui sera de circonstance ici : je prie la Chambre de faire inscrire en lettres d’or, aux pieds du Sauveur, ces paroles de grâce qu’il adresse, en mourant, à Dieu : « Pardonnez-leur, mon père, car ils ne savent ni ce qu’ils font ni ce qu’ils disent. »


Certes Bugeaud en mainte circonstance eût avec enthousiasme voté une semblable proposition : les détails de la cuisine politique, la traite des députés, les secrets de certaines consciences ne lui répugnent pas moins que l’incohérence parlementaire.

Les qualités brillantes de M. Thiers, son esprit, son talent de parole, ses dons de fascination avaient profondément impressionné Bugeaud qui longtemps vit en lui l’homme du gouvernement de Juillet. Thiers historien militaire, théoricien et praticien du régime représentatif, Thiers défenseur de l’ordre, causeur prestigieux dans un salon et à la tribune, Thiers homme d’État universel, voyageur d’idées incomparable, charmait un soldat qui avec lui se sentait presque à côté d’un compagnon d’armes. Ses admirateurs le proclamaient le Gœthe de la politique, le Périclès, l’Alcibiade du système parlementaire, et il tenait de Napoléon sans doute son goût pour les drames d’imagination, les coups de théâtre, les projets poétiques qui caressent l’âme des foules : peut-être avait-il conquis une partie de sa popularité en flattant le penchant national pour le bonapartisme; et puis, mieux que les autres ministres de la monarchie, il avait le sens de la révolution. Ses ennemis, au contraire, le traitaient de roué gouvernemental sans foi ni loi, lui reprochaient d’être le Danton en miniature d’un régime pacifique, l’historien de la fortune et du succès, de personnifier la fantaisie de la domination et le sensualisme du pouvoir, de n’avoir que l’habileté des petites choses : et Bugeaud de se récrier contre les critiques, et d’en découdre pour son ami. Mais voilà que petit à petit Thiers creusait le fossé entre ses collègues du 11 Octobre et lui; il voulait rester séparé et distinct, prêtait l’oreille au tiers parti, aux chefs de l’opposition dynastique. Bugeaud devenait inquiet, chagrin comme un amant qui découvre chez une maîtresse adorée quelques défauts; la coupure s’élargissait, la scission s’accusait plus profonde, envenimée par les états-majors des généraux. M. Thiers enrégimentait sous son drapeau presque toute la presse, il formait le ministère du 22 février 1836, où entrèrent trois coryphées du tiers-parti. Bugeaud se lamentait de plus en plus, mais la lune de miel durait encore, le charme n’était pas rompu : Bugeaud pouvait marcher avec le Roi qui espérait maintenir par M. Thiers l’ancienne politique, tout en faisant fléchir légèrement les apparences, et à qui cette trinité ministérielle de Guizot, Thiers, de Broglie semblait Casimir Perier en trois personnes. A plusieurs reprises, le général tente de les réconcilier, se flatte même d’avoir réussi, confond des armistices avec la paix, comme si les amitiés des hommes politiques étaient autre chose en général que des trêves formées par des haines ou des intérêts communs.


Je suis bien parvenu à rapprocher MM. Thiers et Guizot, écrit-il à Romieu en 1836. Ils se voient, ils se donnent le bras et causent amicalement; mais il y a autour d’eux beaucoup d’irritation. Autour du premier elle est quelquefois violente et grossière, autour du second elle est digne, mais profonde. A la Chambre elle se manifeste dans les commissions et les bureaux. Les jeunes doctrinaires, pour me servir du dégoûtant jargon des partis, font la petite guerre, et cela désole M. Thiers. Je prêche les Jaubert, les Piscatory, mais ils me répondent que, M. Thiers ayant voulu les traiter en brebis galeuses, les séparer de l’ancienne majorité, ils tiennent à lui faire sentir ce que valait leur ancienne amitié, et lui prouver qu’il n’était pas facile de faire d’eux un cheptel ministériel. « Mais prenez garde! leur dis-je : par des tracasseries mesquines vous nuirez à votre position. Les hommes comme moi n’aiment que la guerre de principes: notre force est dans la dignité et le dévouement désintéressé au système du 13 Mars; quand on verra que vous faites la guerre aux hommes, on vous délaissera. Gardez vos munitions pour les combats qu’il faudrait livrer à une infraction sérieuse à notre système. » Ils conviennent que j’ai raison, et je crois qu’ils sont un peu calmés. Au total, voici la situation : les doctrinaires et la presque totalité de l’ancienne majorité se tiennent en observation et donnent leur adhésion conditionnellement; les oppositions continuent de se taire par tactique et peut-être par convention tacite; le tiers-parti espère des places dans l’intervalle des sessions. Le ministère ira donc sans danger jusqu’à quelque grosse question où, la gauche l’abandonnant, il pourrait être renversé par un vote, mais il ne sera point attaqué ouvertement par l’ancienne majorité qui, dans l’intérêt du pays et dans le sien propre, doit le soutenir, tant qu’il restera dans la ligue. Or, comme il paraît très décidé à y rester, il faut de l’imprévu pour l’abattre ; mais l’imprévu gouverne le monde...

Que Bugeaud n’ait pas d’affinités électives avec le centre gauche, qu’il condamne sévèrement ses fluctuations, ses compromis avec la gauche, l’accuse de dissoudre la majorité, de convoiter avant tout des places, le contraire aurait de quoi nous surprendre : jamais les chefs du tiers-parti ne trouveront grâce devant lui, car ils lui font l’effet de ces gens qui s’interposent entre l’incendie et les pompiers. Aussi fait-il bonne garde autour de la majorité conservatrice dont il est un des membres influens, et, sentinelle avancée, se plaçant lui-même en grand’garde, observant les menées, les approches de l’ennemi, notant le plus petit pli de terrain, il dénonce le péril, la plus légère tentative de schisme. Vous ne devriez pas être ici, vous! crie-t-il en pleine Chambre au légitimiste Berryer, Très suspects aussi, archi-suspects les Dupin, les Teste, les Passy, les Dufaure. Faire la guerre de partisan, entretenir de bons rapports avec Barrot, ménager les factieux, craindre de mécontenter la presse, cribler d’épigrammes les doctrinaires, ces erremens flairent l’hérésie : ce parti-là est en quelque sorte le pont aux ânes de la gauche, comme la gauche est le pont aux ânes du parti républicain ; ce sont des hommes politiques sans portée, des hermaphrodites, d’indignes roués sans patriotisme; gens d’esprit, peut-être, et encore ! Pour Bugeaud l’esprit n’est rien sans justesse et sans profondeur ; il ne le sépare point de l’art de bien faire, et prise peu les hommes qui ne sont que des hommes de mots, car dans sa pensée un homme d’esprit est un homme « capable de gouvernement, d’industrie ou de commerce. » J’imagine qu’il leur appliquerait volontiers le mot du moraliste : les abus les plus crians sont ceux dont on ne profite pas ; — et en tout cas, il trouve fort mauvais qu’on soit à la fois fonctionnaire et de l’opposition, dans la garnison de la place et dans l’armée assiégeante.

« Ne nous effrayons pas trop du tiers-parti : il est peu nombreux, et il n’a pas un ministère à former qui puisse durer un mois. Il est composé de quelques hommes à préventions contre certains ministres, et à préjugés quant aux principes politiques. Joignez-y une demi-douzaine d’ambitieux, dont deux seulement ont du mérite : Dupin pour la parole, Passy pour les affaires, et voilà le tiers-parti (20 avril 1834). » Lorsqu’un ministère de tiers-parti s’ébauche en 1835, pour ne durer que ce que durent les roses, pas même une semaine, Bugeaud, furieux, s’empresse d’accommoder à sa façon les coryphées du parti-eunuque...


Eh bien ! qu’en dites-vous? N’avons-nous pas un propre ministère? C’est donc désormais par la mollesse, l’indécision, l’amour d’une vaine popularité, les dénigremens de salon sur les hommes dont on est envieux, qu’on peut arriver à gouverner la France ! Un Teste! un Passy! un Charles Dupin! Teste est un homme sans énergie, qui n’a pas osé voter ouvertement avec nous dans les grandes circonstances, et qui demanda que la loi des associations ne fût que temporaire. En un mot, c’est un être amphibie. Il n’y a de positif chez lui que l’ambition de faire une fortune qu’il n’a pas. Passy est plus honorable, mais il n’a pris la parole que pour éplucher les budgets, jamais pour défendre la société et le trône constitutionnel. Charles Dupin s’est mieux conduit à la Chambre; je ne lui reproche que ses intrigues, ses dénigremens ambitieux et l’ennui qu’il nous a donné à la tribune...


Tout est bien qui finit bien, et Bugeaud se réjouit grandement du résultat : le ministère était allégé du maréchal Gérard, démissionnaire parce qu’on lui refusait l’amnistie. L’amnistie! encore une folie aux yeux du général!


Est-ce que, s’exclame-t-il, le crime politique n’est pas plus énorme, plus odieux cent fois que le crime de droit commun? Est-ce que l’assassin qui plonge une nation dans l’anarchie, la guerre civile et la guerre étrangère, est moins coupable que celui qui tue une seule personne, que la fille qui fait périr son enfant pour sauver son honneur?


Jugemens sommaires qui attestent une fois de plus les déraisons de la raison, les illogismes de la logique et la nécessité des concordats entre les principes et les hommes. Et comment Bugeaud aurait-il compris Dupin, sympathisé avec lui? Ils étaient aux pôles opposés du talent. Le général aurait peut-être fait bon marché du droit écrit. Dupin y rapporte tout, politique, morale, philosophie : le gouvernement n’est qu’un tribunal agrandi, avec ses actions, exceptions, défenses, moyens dilatoires; la Charte de 1814, un contrat synallagmatique rompu pour inexécution des conditions, refait en 1830 avec des conditions nouvelles. Dans cette recherche scolastique du texte, celui qu’on appela « le plus spirituel des esprits communs » s’attache aux virgules, aux syllabes, semblable au vieux préteur romain qui, observateur fidèle du droit quiritaire formaliste et barbare, ignorait le droit des gens, plus humain, plus spiritualiste. Emporté par son zèle de légiste, Dupin se place un jour en face de Jésus-Christ, dénonce la sentence de Pilate comme injuste et sujette à révision, pour vice de forme et fausse interprétation de la loi. Incapable de discipline, aussi prompt au sarcasme qu’aux oscillations politiques, détestant « ces beaux Narcisses de doctrinaires », habile à mêler les brusqueries aux complimens lucratifs, et si près de ses intérêts qu’on l’accusa d’avoir fait sa règle de conduite d’un mot prêté au maréchal Soult : « On ne m’arrachera mon traitement qu’avec la vie, » il déploya les qualités d’un président modèle, mais ne dut s’en prendre qu’à son caractère et à ses coups de boutoir s’il perdit cette dignité. Et je ne voudrais pas laisser)entendre, après lui, que, s’il l’eût conservée, Louis-Philippe serait peut-être mort aux Tuileries, mais la Chambre y aurait gagné sans doute quelques instans de gaîté ; — et une attitude plus ferme le 24 février.

Bugeaud aime le Roi, la royauté, et s’il reproche quelque chose à Louis-Philippe, c’est de manquer parfois de fermeté. D’ailleurs, il n’admet nullement que le trône soit devenu un fauteuil, la royauté une métaphore, une abstraction couronnée, son représentant un dieu d’Epicure. Dans cette mêlée confuse, où le parti arrivé au pouvoir prend les armes de son adversaire, comme Hamlet et Laërte échangent leurs épées au milieu du combat, le Roi lui apparaît comme régulateur suprême et clef de voûte du système : lui seul peut pacifier les combattans, discerner les véritables courans de l’opinion publique, établir une moyenne entre ceux-ci et les volontés de la Chambre ; seul il représente l’esprit de permanence et de tradition. Et tant mieux s’il est le vrai ministre, dont la pensée se fait acte dans la politique étrangère, qui gouverne aussi bien qu’il règne, à force de concessions, de bonnes leçons, de ménagemens ! Tant mieux si le chef d’orchestre des Tuileries arrive, en fin de compte, à obtenir la même musique de ses principaux artistes! « Votre Majesté, lui dit un jour Thiers, croit être l’homme le plus fin de ce pays, mais je connais ici quelqu’un de bien plus fin : c’est moi. » Et le Roi de répliquer fort justement : « Vous vous trompez, monsieur Thiers : si vous l’étiez, vous ne le diriez pas. » La politique est une espèce de religion qui compte ses croyans, ses indifférens, ses faux dévots, ses athées et ses exploiteurs : Bugeaud de prime abord se range parmi les croyans; il a l’oreille du Roi, s’emploie à maintenir la majorité en un faisceau solide. Toutes ses sympathies vont vers M. Thiers et les doctrinaires ; on sent qu’il lui en coûtera beaucoup de suivre les uns plutôt que l’autre, qu’il s’y résignera cependant, parce que M. Thiers fait trop de coquetteries à la révolution, tandis que ces « monstres de doctrinaires ont l’infamie d’avoir des idées arrêtées, qu’ils sont assez simples pour croire que flatter les passions anarchiques n’est pas le meilleur moyen de les amortir, et que les hommes de la victoire ne doivent pas céder le pas aux hommes sans couleur, aux lâches et aux ambitieux. »

Peut-être témoigne-t-il moins dégoût que le Roi à M. Molé, un indifférent et un éclectique qui eût volontiers rangé la politique au nombre des sciences inexactes, entre l’astrologie et l’alchimie, pour lequel semblait fait le mot de Retz : « Il faut souvent changer d’avis pour rester de son opinion. » Etranger d’ailleurs à tout dogmatisme étroit, plein d’aversion pour les formules et les idées arrêtées, possédant au plus haut degré la science des détails, le côté domestique des affaires, l’art de séduire les hommes, mais ne trouvant dans nos révolutions perpétuelles rien qui ressemblât à un principe, toujours porté à se contenter du passable de crainte du mauvais. Molé se distinguait fortement des doctrinaires. Il se contentait de gouverner avec les intérêts, peu soucieux du lendemain, manquant des qualités qui dominent les événemens, orateur adroit, insinuant, un peu insuffisant en présence des crises extraordinaires ; ce qui ne l’empêche point de faire la chouette aux coalisés de 1839. Et ce scepticisme conciliant, qui devait agacer Bugeaud, arrangeait fort bien le Roi, qui retrouvait en Molé le parfait homme de cour, agréable aux puissances étrangères, agréable à lui-même. « Vous verrez, observe plaisamment Henri Heine, que toutes les fois qu’on lui laissera l’alternative de choisir ou M. Guizot ou M. Thiers pour premier ministre, Louis-Philippe répondra toujours avec regret : « Laissez-moi prendre Molé ! » Le Roi me rappelle à cette occasion un petit garçon à qui je voulais acheter un jouet. Lorsque je lui demandai ce qu’il préférait d’un Chinois ou d’un Turc, le petit répondit : « Je préfère un petit cheval de bois, peint en rouge, avec un sifflet dans le derrière. » Et, de son côté, Bugeaud se fit plus d’une fois devant la Chambre l’interprète de la pensée secrète du Roi, qui lui témoignait de la confiance, et avait avec lui des entretiens dont quelques échos viennent jusqu’à Romieu; mais leur rareté fait contraste avec l’abondance des autres épanchemens, et l’on ne peut que le regretter si toutes les conversations royales ressemblaient à celle-ci :


Mon cher préfet, j’ai vu le Roi, et S. M., en me questionnant sur le département, m’a fourni très naturellement l’occasion de lui parler de la division. Voici le dialogue qui a ou lieu : « Comment va votre département? , Est-on content? — Il va bien. Sire. On y est calme, les dernières lois y ont produit un excellent effet. On n’y parle presque plus politique. On s’y occupe beaucoup d’intérêts matériels, d’agriculture, de routes et de chemins. Une seule chose afflige le département et surtout Périgueux : c’est la suppression de la 20e division militaire. Votre Majesté, en signant cette mesure, ne s’est pas souvenue qu’immédiatement après la révolution de Juillet, elle promit au maire et à la députation de Périgueux que la division ne leur serait plus enlevée. — Doucement! général, je n’ai rien promis, car la maison d’Orléans a pour principe depuis fort longtemps de ne rien promettre, mais de faire tout ce qu’on peut. Un autre principe que nous avait laissé un de nos aïeux, c’était de ne jamais lire une lettre ou un placet en présence de celui qui nous le remet. Je n’ai donc pas pu promettre cela, j’ai dit que je ferais ce que je pourrais. — V. M. en est certainement convaincue, mais, au milieu de ce délire de la révolution de Juillet, elle peut bien avoir oublié un moment ces petites règles de conduite, et il est malheureux qu’on ait proposé cette mesure à V. M., sans une urgence bien évidente, car il est certain que la population de Périgueux croyait avoir votre promesse. — (Avec impatience). Non, général, je n’ai rien promis. — Je le crois, Sire, mais il y a un remède en attendant mieux, c’est de nous donner une bonne garnison. — Ah! voyez pour cela le ministre, je ne demande pas mieux. » J’ai dû cesser une conversation qui fatiguait évidemment le Roi, et je l’ai félicité sur la gloire que le duc d’Orléans vient d’acquérir à Oran. Alors sa figure s’est épanouie, et, dans une conversation de dix minutes, il m’a dit des choses pleines de vérité et de bon jugement.


En réalité, Bugeaud est du parti du Roi et il suit sa politique; il la sert avec efficacité, parce qu’elle est la sienne, et que le régime constitutionnel n’en permet pas de meilleure. Et l’on se tromperait fort si l’on s’imaginait que l’esprit militaire rarement s’associe avec la souplesse et l’habileté : ils s’accordent très bien au contraire, l’art de gouverner les hommes faisant partie des qualités d’un bon général ; qu’ils aient ou non un fusil entre les mains, leur inspirer confiance est un problème fort ardu. Et qu’est-ce donc que la stratégie et la tactique, sinon la finesse, l’esprit de repartie mises en œuvre et portées à leur plus haute puissance? Qu’est-ce que ces ruses de guerre, brusques attaques et retraites, marches rapides, charges de cavalerie soudaines? Qu’est-ce que ces armistices, ces capitulations, sinon la diplomatie de l’épée? Ce décor de franchise réelle ou apparente, cet appareil de bonhomie, loin de montrer la pensée intime, ne servent-ils point à mieux la cacher, et les moyens que l’homme de guerre tire de son métier ne sauraient-ils dérouter ses adversaires quand il les applique à la vie civile? Je ne parle pas ici de Bugeaud, dont le talent ne réclamait que justice, mais combien de ses émules surent mettre au service de leurs ambitions personnelles le flair du courtisan le plus délié! « Vous pouvez toujours compter sur ma parole militaire, disait Napoléon ; seulement ne comptez pas sur ma parole politique. » L’une et l’autre ne se mêlaient-elles pas au point de se confondre souvent? La guerre ne contient-elle pas une part énorme de politique, et, de ce que les hommes d’épée font d’autres gestes, en déploient-ils moins de souplesse pour réussir?

A la Chambre, dont Bugeaud fut membre pendant ce règne, son éloquence un peu âpre, qui sentait la pondre à canon, sa franchise parfois brutale, l’originalité de ses saillies, ne laissent personne indifférent : il exaspère les uns, il effraie les autres par des hardiesses qu’ils approuvent en secret. Jamais un de ses discours ne passe inaperçu; quelques-uns même, lorsqu’il fait appel au patriotisme, obtiennent un assentiment presque unanime, arrachent des larmes aux députés, aux spectateurs des tribunes. Point de harangue de parade, aucun effet de style, nul souci des périodes cadencées: il parle parce qu’il est ému, pour défendre ou faire triompher ses vues ; et il parle souvent, parce que les questions qu’il connaît reviennent souvent sur le tapis. Tant pis s’il lui échappe une expression triviale, comme ce fameux picotin d’avoine appliqué à l’avancement des officiers ; tant pis si la presse lui reproche un langage de caporal, l’appelle un orateur de corps de garde : il n’épargnera pas non plus cette aristocratie de l’écritoire, ces généraux de l’émeute qui disposent de la publicité et dénaturent les séances. D’abord il était allé s’asseoir à côté de MM. Laffitte et Dupont de l’Eure, mais il a trouvé là des billevesées tellement extraordinaires qu’il a bientôt émigré dans les rangs de la majorité. Les guerres de propagande, de liberté! Mais ces guerres-là, comme les autres, se résolvent par des batailles, et pour gagner des batailles, il faut des bataillons, des escadrons et des batteries bien organisées. Pour sa chère agriculture il est sans cesse sur la brèche, réclamant crédits, conseil central, encouragemens aux comices agricoles[3], décorations pour leurs membres les meilleurs, bourses pour leurs enfans. Il risquera même de se compromettre en demandant à Abd-el-Kader, au traité de la Tafna, 100 000 francs pour les chemins vicinaux de la Dordogne. Protectionniste décidé, il traite de songe-creux les économistes et redouterait davantage l’invasion permanente des bestiaux étrangers que l’invasion des armées russe et autrichienne. « En agriculture, s’écrie-t-il, tout est grand, le plus petit progrès est immense, car il se multiplie par 52 millions d’hectares et 18 millions d’agriculteurs. » Même sollicitude pour l’armée. Ne répand-elle pas d’une main ce qu’elle reçoit de l’autre? Ne fait-elle pas vivre une foule d’industries? Les garnisons ne donnent-elles pas la vie, l’activité à toutes les branches du commerce? Et sur ce terrain, qu’il s’agisse des traitemens des officiers, de pensions en faveur des veuves, du recrutement de l’armée, des fortifications de Paris, des places de guerre, de l’école de la Flèche, des conseils de révision, de l’enseignement de la gymnastique aux soldats, sa parole a toujours du retentissement, elle tombe de haut, elle est attendue avec impatience, écoutée presque toujours avec respect. Peu importe que son opinion soit ou non populaire : en 1840 il s’oppose énergiquement à ce que la France fasse la guerre à l’Europe pour Méhémet-Ali ; longtemps avant il lance cet avertissement prophétique : « On ne défend, ou l’on n’envahit les empires que par des batailles. La guerre va très vite, et, si la paix était troublée, vous n’auriez pas, comme au commencement de la Révolution française, le temps d’organiser des troupes. Je le répète, la guerre marche vite aujourd’hui, et il faut être en mesure dès le début de livrer des batailles avec des chances de les gagner. Une bataille gagnée donne à l’armée victorieuse des avantages immenses ; elle gagne habituellement un carré de soixante ou quatre-vingts lieues de côté. »

Principes politiques, conceptions militaires du général semblent résumés dans une lettre inédite, que Bugeaud communiqua à Romieu, puisqu’elle figure à son dossier, lettre vraiment éloquente à force de simplicité, de clarté, de patriotisme, de lucidité stratégique, dont il faut reproduire les principaux passages, malgré sa longueur, car elle est pleine de choses, fait comprendre la puissance de séduction de M. Thiers, et combien ceux qu’on appela les gazelles de cet homme d’État avaient de peine à sortir du cercle enchanté :


J’ai reçu vos adieux avec peine, car je suis fâché de vous voir quitter la France dans des circonstances qui sont loin d’être rassurantes pour qui sait voir d’un peu loin, et vous pouvez d’un instant à l’autre être nécessaire et presque indispensable. Je suivrai au besoin d’autant mieux vos conseils, dont je vous remercie, que jamais ma pensée ni mon ambition ne s’étaient tournées de ce côté-là, et ce n’est pas à une époque où le pouvoir devient chaque jour moins appréciable que naîtront chez moi les prétentions de le partager. Je ne me sens pas assez nécessaire pour me dévouer, et, selon moi, pour vouloir un ministère, il faut avoir une grande ambition ou de grands talens qu’on veut montrer et faire tourner au profit du pays. Si j’avais eu la grande ambition, je me serais bien gardé de me dessiner comme je l’ai fait à la Chambre... J’aurais surtout évité de me brouiller avec la presse, de lui rompre en visière comme je l’ai fait. J’aurais été indécis, pâle, insignifiant; j’aurais blâmé dans le couloir les mesures de salut pour lesquelles j’aurais voté tout doucement; j’aurais été tiers-parti en un mot. Voilà ce qu’on fait quand on n’a pas votre talent de tribune et qu’on veut absolument arriver. Avec votre talent, j’aurais fait comme vous, j’aurais soutenu Perier, j’aurais modéré la Révolution, mais je ne me serais pas séparé de ceux qui, pendant six ans, m’auraient aidé dans l’œuvre la plus belle, la plus difficile, la plus patriotique qui ait jamais été accomplie par des hommes d’Etat... Je ne vous ai jamais dit que vous étiez le véritable représentant de la Révolution de Juillet, j’étais trop de vos amis pour cela. Je vous préférais, je vous préfère encore aux doctrinaires, parce que je vous crois plus l’homme d’État des circonstances difficiles, telles qu’une grande guerre, une insurrection; mais quant au fond de la politique intérieure, je n’ai jamais su apercevoir la moindre différence. Cette nuance a été inventée par les journalistes et les ambitieux; elle a été accueillie par les esprits de travers et les hommes sans portée qui ne voyaient pas que séparer ces deux colonnes, c’était diviser la majorité en présence des factions ennemies toujours prêtes à profiter de nos fautes...

Les doctrinaires n’auront pas la majorité, et ce ne serait pas moi qui pourrais la leur donner. Je serais un embarras de plus pour eux, on crierait dix fois plus fort que c’est un ministère impitoyable puisqu’il s’est adjoint l’égorgeur des rues en Avril. Ils auraient raison de m’appeler impitoyable... oui, je serais impitoyable envers ces hommes corrompus qui tous les jours compromettent la France pour satisfaire leur cupidité ou leur basse ambition. Avec moi, ils ne joueraient pas à l’insurrection : la victoire serait terrible... il ne leur serait pas permis d’être lâches au combat et audacieusement insolens dans leurs feuilles. J’appliquerais là les saines règles de la tactique, je compléterais la victoire les jours suivans. Je ne dirais pas aux vaincus, comme on a semblé leur dire : « Préparez-vous à dix autres batailles, reprenez vos armes, remplissez vos arsenaux, et quand vous vous croirez assez forts, vous nous attaquerez de nouveau. » Aussi disent-ils qu’ils ont dix batailles à perdre, et que nous n’en avons qu’une. Je les mettrais à l’unisson, ils n’en livreraient qu’une...

L’ensemble de votre lettre indique de l’acrimonie contre les doctrinaires. Et pourquoi leur en voudriez-vous d’entrer au pouvoir lorsque vous le quittez volontairement? On ne dira pas, j’espère, que ce sont leurs intrigues qui vous en chassent; ils étaient loin de Paris, isolés, à la campagne. Ils ne pouvaient pas prévoir les événemens d’Espagne, et la dissidence qui surviendrait dans la manière de les envisager et d’agir avec eux. La place est vacante, on les appelle, ils la prennent : et il y a un certain courage à la prendre en face de la révolution espagnole et de l’état déplorable de la Chambre. Dans une telle situation, ils ne refuseront le secours de personne, et vous pourrez les protéger tout à votre aise. Vous vous honorerez et vous servirez le pays en raffermissant la politique du 11 Octobre qu’on a espéré ébranler.

Mais laissons cette fastidieuse politique, et parlons guerre et Afrique. Voici le maréchal C. (Clauzel) qui recommence ses opérations et son système de camps retranchés et de blockhouses; il aura bientôt mis en prison (en avançant dans le pays) une autre forte partie des troupes qui restent disponibles. Je les vois déjà faire des camps retranchés et des blockhouses de quatre lieues en quatre lieues, sur les trois lignes d’opérations. C’est déjà commencé en avant de Bouffarick. Quoi ! on ne voudra pas comprendre que la domination du pays est dans la mobilité des troupes; qu’avec un ennemi essentiellement mobile, il faut se rendre aussi mobile que possible; que les postes retranchés ne commandent qu’à la portée du fusil ; que tout le reste du pays appartient à l’ennemi; que les postes multipliés sur une ligne et sur une base d’opérations ne dispensent pas d’une colonne agissante tout aussi forte que si les postes n’existaient pas; qu’on ne peut réellement communiquer qu’avec cette colonne ; et que la multiplication des postes empêche souvent de l’avoir disponible, à moins que l’effectif ne soit immense?...

Tâchez de vous échapper d’Italie pour aller visiter Alger, Bône et Oran...

Il faut pénétrer dans le pays avec nos expéditions, si vous voulez le juger et surtout le voir, non pas avec les lunettes de l’histoire, mais les grands yeux du commerce et de l’agriculture, puisque c’est là-dessus qu’est basé l’espoir de la colonie. Il est évident que si le pays, par la nature de son sol, par son climat, surtout par la rareté de ses eaux, par l’exiguïté de ses rivières qui ne permettent d’irriguer qu’une infiniment petite partie de la surface, ne peut produire que du grain et des bestiaux, la France aurait grand tort de persévérer dans des sacrifices qui, dans tous les cas, ne pourraient amener des résultats que pour les générations futures. Tâchez d’apprécier toutes les difficultés matérielles qui s’opposent à l’établissement des Européens au milieu des Arabes. Je vous recommande aussi d’observer le palmier nain dont nos grands hommes n’ont rien dit : c’est l’un des plus grands obstacles à la culture. Ils ont dit que le soleil d’Afrique vivifiait tout; à moi il m’a paru le principal inconvénient à une bonne culture, excepté dans le très petit nombre de localités où l’on pourrait arroser.

Voyez tout cela, mon ami, vous ne pouvez mieux occuper les loisirs de l’homme d’État; c’est plus utile que de visiter les monumens de Rome et de Florence. Surtout méfiez-vous des intéressés et des charlatans qui abondent là comme à Paris, et peut-être plus...

Il ne me reste plus que le temps et la place de vous dire que, ministre déchu ou en disponibilité, je vous aime autant et plus que président du Conseil, que je vous aimerai dans toutes les situations, à moins que vous ne redeveniez journaliste; et que j’aime tout ce qui vous appartient. C’est l’élan du cœur, mais c’est aussi du devoir, car vous avez été pour moi aussi bon que je pouvais le désirer. Votre ami envers et contre tous, malgré tout.


Ainsi, à la fin de 1836, Bugeaud a pénétré en Algérie, il a vaincu, il a été le maître de l’heure, il a trouvé la véritable méthode de la guerre arabe, et, après avoir vu, comparé, jugé, il ne sait s’il faut garder ou abandonner la nouvelle conquête : en 1840, il doutera encore. Faut-il s’étonner si beaucoup d’hommes politiques ont hésité et hésiteront longtemps, si cet état d’incertitude imprime à la lutte une allure incohérente, où les succès n’ont pas de lendemain, où les fautes diplomatiques succèdent aux fautes militaires, où l’on gaspille les millions de la France, le sang de ses soldats dans des expéditions mal concertées, au point que Veuillot put, sans trop d’exagération, avancer qu’en 1841 le territoire français n’était qu’un hôpital dans une prison? Des traités maladroits ont grandi la puissance de l’ennemi qu’il fallait abattre, d’Abd-el-Kader, l’homme le plus éloquent et le meilleur cavalier de son pays, qui en peu de temps a formé le noyau d’une nation arabe, créé des finances, établi des fabriques de fusils et de poudre, organisé une armée régulière, qui incarne les passions et les rêves de ses compatriotes, et vis-à-vis d’eux se pare du titre de coupeur de têtes de chrétiens pour l’amour de Dieu. Le 4 juin 1836, Bugeaud écrit à Romieu qu’il regarde la colonie d’Alger comme le ver rongeur de la France, un fléau que les Bourbons déchus semblent nous avoir laissé pour se venger de leur défaite; et les Chambres pensent de même, mais pas plus que les ministres elles n’ont le courage de leur opinion. Si cependant elles se prononçaient pour l’abandon, il y aurait lieu de négocier avec les puissances intéressées à la suppression de la piraterie pour occuper à frais communs quelques points militaires de la côte. Mais si le système contraire triomphe, plus de demi-mesures, plus d’occupation limitée, car il est plus facile de prendre le tout que la partie. Et, par une piquante ironie de la fortune, au moment même où il va parler contre l’Algérie, le Roi l’appelle à venger l’échec du général d’Arlanges, à débloquer le camp de la Tafna.

Mais Bugeaud a mesuré la grandeur de l’obstacle[4]; à peine arrivé, il ordonne, au grand étonnement de ses officiers, le renvoi à Oran des canons, du matériel de campagne; les mulets, les chevaux porteront le matériel de campagne, les tentes serviront de bâts et de sacs ; et l’on pourra passer de la défensive à l’offensive, s’écarter des routes battues, celles qu’on nomme les chemins du sultan, traverser montagnes et torrens. Ayant ainsi rendu sa division indépendante du convoi, il se rend à Tlemcen, revient à la Tafna, met en défaut la vigilance de l’émir. « Ce Français est un renard, s’écrie le prince des croyans, et son armée est un serpent, mais sera-t-il un lion ? » Et séduite par l’espoir de s’emparer des approvisionnemens destinés à la garnison de Tlemcen, l’armée musulmane quitte les hauteurs, vient livrer bataille aux chrétiens en rase campagne, au confluent de la Sickah et de l’Isser. Avoir attiré l’ennemi où il veut, c’est pour Bugeaud l’avoir vaincu ; dès huit heures du matin, le combat est terminé : 1 200 Arabes tués, 130 prisonniers, 700 fusils, 6 drapeaux tombent entre nos mains ; de notre côté on ne compte que 32 hommes tués et 70 blessés ‘6 juillet 1836).

Moins d’un an après, il revenait en Algérie : le maréchal Clauzel ayant subi un grave échec devant Constantine, le sentiment national se prononça fortement pour une réparation complète. Le gouvernement porta l’effectif de 31 000 à 43 000 hommes, nomma le général de Damrémont gouverneur général et Bugeaud commandant de la province d’Oran, avec la mission secrète de traiter le plus tôt possible avec Abd-el-Kader. Le 30 mai 1837, Bugeaud signait le traité de la Tafna qui fut ratifié par les Chambres, malgré les violentes critiques de l’opposition, critiques justifiées par les avantages considérables accordés à l’émir : reconnu souverain indépendant, dispensé du tribut, ce dernier obtenait l’intérieur des provinces d’Oran et de Tittery, avec le district et le port de Cherchell qui lui donnait l’accès de la mer. Nous reculions ainsi jusqu’en 1830 sous le rapport de l’occupation territoriale, nous abandonnions des tribus fidèles qui avaient combattu sous nos drapeaux ; — mais cette convention pacifiait les provinces d’Alger, d’Oran, de Tittery, permettait à la division d’Oran de marcher sur Constantine. Et puis, comme dira plus tard Bugeaud à la tribune, les traités n’ont jamais lié les nations que quand ils sont conformes à leurs intérêts.

Il n’avait pas tardé à s’apercevoir que les Arabes sont nos maîtres en rouerie diplomatique. Il constate qu’ils ne disent jamais ni oui ni non, de peur de s’enferrer ; leur formule ordinaire est : s’il plaît à Dieu, quand Dieu voudra, cela est dans les mains de Dieu. Dans son entrevue avec Abd-el-Kader, celui-ci gardait l’avantage de l’étiquette et du décor de la force aux yeux de ses sujets, malgré la bravoure du général qui s’avança presque seul au milieu de son armée, et de sa forte main l’enleva de terre pour lui apprendre à se tenir debout avec lui. D’ailleurs il employait à merveille ses derniers mois dans la province d’Oran, et, en attendant une complète revanche, il étudiait à fond ses adversaires.


Pendant que vous faites de la statistique électorale, j’échange des lettres avec Abd-el-Kader et ses agens, je parcours le pays pour l’étudier; je licencie le bey de Mostaganem et sa milice turque; je lui substitue une administration municipale et une milice africaine sans solde, ce qui constitue une économie de 152 000 francs. J’instruis mes troupes et mes officiers, j’organise et j’instruis la milice d’Oran, ce qui a fait crier les journalistes; je chasse un général voleur et traître; je mets de l’ordre dans tous les services, je présente au gouvernement les moyens d’économiser plusieurs millions sur la nourriture des hommes et des chevaux; je distribue des terres à nos soldats pour y cultiver des pommes de terre et autres légumes, et je leur fais chercher du bois qu’ils vendent en ville pour se procurer des outils, des charrues, des semences. Enfin je donne des idées d’agriculture à nos douairs, et je tâche de leur enseigner la culture des arbres et d’un fourrage artificiel. Tous ces travaux sont entremêlés de mille détails, de mille affaires que donnent sans cesse les Arabes alliés ou voisins, qui sont bien les hommes les plus difficiles à conduire qui existent sur la surface du globe, surtout avec nos mœurs et nos lois douces, qu’ils considèrent comme faiblesse. Il faut être grand marabout et chef absolu comme Abd-el-Kader, faire couper quelques têtes et distribuer des millions de coups de bâton, pour en venir à bout. Aussi quand je passe dans la rue, aucun Arabe ne me salue, et si Mustapha ou l’un de ses lieutenans paraît, on se lève, on salue, et l’on baisse la tête ou la main selon son rang. Cependant nos Arabes m’aiment et m’estiment comme guerrier, mais je suis un Roumy qui ne leur a jamais fait donner des coups de bâton et qui les reçoit avec cordialité quand ils viennent le voir. Nous n’avons rien de ce qu’il faut pour gouverner ces gens-là. Si j’y restais, je deviendrais trois quarts Arabe, un quart Français.


Il rentra en France à la fin de 1837, et ne revint en Algérie que trois ans plus tard, cette fois en qualité de gouverneur général. C’est au ministère de M. Guizot que revint l’honneur d’un choix si heureux ; mais avant qu’on osât affronter les clameurs de l’opposition, il y avait eu bien des hésitations, bien du temps perdu et des mécomptes causés par ces ajournemens. Bugeaud rongeait son frein, vouait aux dieux infernaux les ministres pusillanimes, les journaux qui lui fabriquaient une auréole d’impopularité, le maréchal Valée qui, « invisible dans son palais, excepté pour une actrice et une jeune Mauresque, dégoûtait tout le monde. » Il fait du dévouement depuis dix ans, et on vient de lui offrir, quoi? une division sous les ordres du maréchal ! On le juge toujours propre aux situations difficiles, jamais aux situations élevées ! Eh bien! que les ministres envoient les journalistes commander en Algérie, puisqu’ils gouvernent par eux, pour eux! La maison brûle, et cependant il se tait ! — Dès 1839, Abd-el-Kader avait complété son organisation, accru son armée régulière, élevé au sud de l’Atlas une ceinture de forteresses nouvelles : Thaza, Saïda, Tafraoua, Tagdent, où il cache son trésor, ses dépôts, ses fabriques, ses arsenaux ; il fait prêcher la guerre sainte dans toutes les mosquées, persuade aux indigènes que, semblables aux poissons, nous ne pouvons vivre qu’à la mer. « La haine du chrétien est un héritage légué par les aïeux, et l’on ne saurait renier cet héritage. Le paradis n’est-il pas au bout de leurs fusils ? » Fidèles à la voix des marabouts, les Arabes oublient leurs défaites, s’exaltent au moindre succès, se promettent d’expulser l’infidèle de la terre musulmane, d’envahir ensuite la terre chrétienne. « Oui, le sultan enverra l’aman aux chrétiens, ils lui conduiront des gadas, disant : « Seigneur des Seigneurs, vous êtes le couteau et nous la chair, tranchez comme il vous plaira ! »

Vers la fin de 1840, on avait occupé Milianah et Médéah ; mais les garnisons étaient bloquées, on ne pouvait leur porter des vivres sans livrer de sérieux combats ; l’ennemi poussait des partis jusqu’auprès d’Alger, il fallait 1 500 hommes pour aller à Blidah. La campagne déserte, la confiance partout ébranlée, la population européenne diminuant, aucune relation avec l’indigène qui n’apportait ni un œuf ni un bœuf, impossibilité d’aller à un quart de lieue d’Oran sans risquer sa tête, ce tableau de la situation avait éloigné du maréchal Valée la plupart de ses partisans : le ministère du 12 mai 1839 songeait à le rappeler vers la fin de décembre, mais le duc d’Orléans, son protecteur, était parvenu à conjurer l’orage. Bugeaud l’explique fort nettement dans une lettre du 5 janvier 1840, où, n’osant s’en prendre directement au prince, il décharge sa mauvaise humeur sur les ministres :


Après m’avoir répété avec développement ce qu’il m’avait dit dans ses lettres, après avoir ajouté qu’il avait acquis plusieurs fois, en Afrique, la conviction que j’étais l’officier général le plus désiré de l’armée, il m’a conseillé d’accepter une division sous les ordres du maréchal Valée. De mon côté, j’ai répondu d’abord ce que j’avais déjà dit au G. de B..y… et j’ai ajouté : « Si j’ai l’opinion, les vœux de l’armée, si mes principes de guerre sont les seuls applicables à l’Afrique, si, au moyen de ces principes, j’ai seul battu Abd-el-Kader, toutes choses que dit V. A. R., je suis l’homme que vous devez chercher pour le mettre à la tête de l’armée. La grande opinion que V. A. veut bien avoir de moi, et le sentiment que j’ai de ma force, ne me permettent pas d’accepter une division sous les ordres d’un homme qui, à mon avis, ne connaît pas la guerre d’Afrique : je jouerais là un rôle de caporal qui ne va plus à mon âge et âmes antécédens militaires. Depuis 1810, j’ai toujours été détaché, c’est-à-dire que j’ai commandé en chef. Je commandais en 1815 l’avant-garde de l’armée des Alpes, et j’ai gagné seul trois combats, dont un des plus mémorables ; enfin j’ai commandé deux fois en chef en Afrique, et j’ai battu trois fois Abd-el-Kader. M. le maréchal Valée n’a ni livré ni gagné un seul combat. Si V. A. R. désire que j’aille avec elle en simple volontaire, je suis prêt à partir; mais je la prie de me dispenser du reste, » Le prince a paru être de mon avis, et il a fini par me dire que la question ne serait pas résolue dans cette campagne, et que probablement je serais appelé plus tard à terminer cette affaire.

Mais par les lettres que vous avez lues, et aussi d’après sa conversation, le prince m’avait fait croire que les ministres, en majorité, m’étaient opposés. Je m’en suis plaint à quelques députés qui occupent des fonctions près d’eux, et cela leur a été rapporté. Aussitôt ils ont saisi individuellement l’occasion de protester contre cette imputation, et comme leurs dires particuliers étaient tout à fait d’accord, j’ai dû rester convaincu de ce qui suit. A la première nouvelle des désastres, il fut décidé à l’unanimité du Conseil que je serais envoyé pour prendre le commandement des troupes; mais bientôt on réfléchit qu’ayant un caractère ferme et des idées arrêtées, je cadrerais mal avec le maréchal despote et entêté. Il fut alors question de rappeler le maréchal, mais le prince ayant plaidé sa cause avec la plus grande chaleur, ce ministère, qui prétendait mettre à néant l’influence de la cour, abandonna cette idée, et ce fut alors qu’on chercha à dégoûter le maréchal par des contrariétés, afin qu’il demandât lui-même son rappel, ce qu’il ne fera pas. Est-ce là de la force et de la dignité?... Ainsi le prince ne m’a dit que la deuxième partie de l’affaire, et s’est bien gardé d’avouer que seul il avait soutenu le maréchal Valée,..


Il fallut enfin se rendre à l’évidence : le 29 décembre 1840, Bugeaud était nommé gouverneur général, et quelques mois après tout avait changé de face ; Boghar, Thaza, Tagdent, Mascara tombent en son pouvoir, des razzias nombreuses, des combats partout heureux signalent la campagne de printemps. Bientôt il pénètre dans les montagnes de Sidi-Yahia, tandis que Lamoricière ravitaille Mascara, renverse la forteresse de Saïda, détruit le village de la Guetna, berceau de la famille d’Abd-el-Kader, En 1842, le général enveloppe dans un grand mouvement combiné les rebelles de l’Atlas entre Médéah et Milianah, obtient de nombreuses soumissions. En 1843, il jette les bases d’Orléansville et de Tenès, fond avec trois colonnes sur les pays soulevés, brûle la ville d’Haïnda, refoule son adversaire dans les monts Gouraïa; puis c’est la prise de la Smala par le duc d’Aumale, avec 4 000 prisonniers, 4 drapeaux, 1 canon, un immense butin. Pendant l’automne, Bugeaud, qui vient d’être nommé maréchal de France, envahit une troisième fois les montagnes de l’Ouarensénis, Changarnier et Lamoricière fondent de nouveaux établissemens militaires, le plus habile lieutenant de l’émir, Sidi-Embareck, perd la vie dans un sanglant engagement sur l’Oued-Malah, « Aujourd’hui, disaient avec orgueil nos soldats, notre père Bugeaud veut que nous ayons des jarrets de cerf, des ventres de fourmi et des cœurs de lion. » La lutte en effet devient une question de vitesse, et ce n’est plus une chasse au lion, mais une chasse au renard qu’on mène en Afrique : les Arabes, assez enclins d’abord à mépriser le fantassin, appelaient le nôtre Askeur-Djemel, fantassin-chameau. Abd-el-Kader a perdu les cinq sixièmes de ses États, tous ses forts ou dépôts de guerre, son armée permanente ; la province de Tittery est pacifiée et organisée jusqu’au désert. Cependant il lutte avec une admirable énergie, et transporte la guerre sur les frontières du Maroc où il a pour complices tous les marabouts, derviches et santons de l’empire, lancés sur la route de son ambition. La mauvaise foi des Marocains fournit au maréchal l’occasion d’une victoire plus éclatante que toutes les autres : tandis que le prince de Joinville bombarde Tanger et Mogador, il gagne, le 6 août 1844, la bataille d’Isly. La veille du combat il expliquait à ses officiers son plan de combat d’une manière saisissante qui justifiait son surnom de chef de l’école spiritualiste militaire[5] : « Avec notre petite armée dont l’effectif s’élève à 6 500 baïonnettes et 1 500 chevaux, je vais attaquer l’armée du prince marocain qui, d’après mes renseignemens, s’élève à 60 000 cavaliers. Je voudrais que ce nombre fût double, fût triple, car plus il y en aura, plus leur désordre et leur désastre seront grands. Moi, j’ai une armée, lui n’a qu’une cohue. Je vais vous prédire ce qui se passera. Et d’abord, je veux vous expliquer mon ordre d’attaque. Je donne à ma petite armée la forme d’une hure de sanglier. Entendez-vous bien ! La défense de droite, c’est Lamoricière; la défense de gauche, c’est Bedeau ; le museau c’est Pélissier, et moi je suis entre les deux oreilles.. Qui pourra arrêter notre force de pénétration? Ah! mes amis, nous entrerons dans l’armée marocaine comme un couteau dans du beurre. Je n’ai qu’une crainte, c’est que, prévoyant une défaite, ils ne se dérobent à nos coups. »

Cette victoire consacrait la conquête de l’Algérie : non d’une manière définitive toutefois. Poussés par Abd-el-Kader et par un habile agitateur, Bou-Maza (l’homme à la chèvre), le Dahra et l’Ouarensénis donnent le signal de la révolte au printemps de 1845 : nouvelle insurrection plus générale pendant l’automne de 1845 , en l’absence du maréchal qui rentre aussitôt à Alger, lance dix-huit colonnes mobiles, leur impose des fatigues écrasantes, et paie lui-même de sa personne avec un courage aussi simple que dominateur : en peu de mois l’Algérie est de nouveau subjuguée, apaisée. Les succès de 1846 et 1847, la prise de Bou-Maza, une expédition victorieuse dans la grande Kabylie, complétèrent son œuvre; puis, le 30 mai 1847, ne pouvant obtenir un crédit pour cette colonisation militaire qui lui tenait tant à cœur, il donna sa démission : grâce à lui, la population européenne était quadruplée, les revenus du pays quintuplés, le commerce décuplé, de grands travaux, routes, ponts, barrages, édifices de toute nature exécutés, plusieurs villes, de nombreux villages fondés. Comme tous les grands capitaines, il avait obtenu des prodiges de ses soldats, par la victoire sans doute, mais aussi par ses rares qualités d’administrateur, qualités qui semblaient sortir de son cœur autant que de son cerveau. Il excelle dans l’art de ménager les marches et les repos, veille avec un soin infini au bien-être de ses hommes, examine la qualité des vivres, châtie les fournisseurs qui mettent de l’eau de mer dans le vin de la troupe, et il lui arrivera de congédier fort cavalièrement le duc de Nemours qui le dérangeait dans l’inspection de caisses de biscuit. Savait-il l’anecdote des centurions romains en Sicile découvrant que la plupart des sacs de blé destinés à l’armée étaient remplis de terre? Et les gros officiers le voyaient avec quelque étonnement négliger la dignité du commandement, descendre de cheval, par exemple, pour aider un muletier, ou bien encore faire déshabiller tous les soldats d’une colonne et punir ceux qui ne portaient point la ceinture de flanelle réglementaire. Un jour qu’il se promenait dans le camp, il entendit un zouave se plaindre de la pluie et de la faim : « Conscrit, tu as tort, gronda un vieux soldat, si tu avais été, hier, comme moi, de garde à la tente « de la casquette, » tu donnerais des renfoncemens à tes gémissemens[6]. Tout maréchal de France et duc qu’il est, entends-tu, conscrit, je l’ai vu de mes yeux, le vieux, grignoter tout seul, sans se plaindre, un morceau de biscuit et boire par-dessus un coup d’eau! Or, quand le bon Dieu n’a rien, que veux-tu qu’aient ses saints? — Il a raison, l’ancien, s’écria l’escouade. Tais-toi, conscrit; à bas le conscrit! » De tels éloges payaient Bugeaud de tous ses soins. Malgré sa prédilection pour la colonisation militaire au moyen de soldats mariés, il fit bon accueil à certains colons célibataires, aux sœurs de Saint-Joseph, aux jésuites, aux trappistes établis depuis 1843 à Staouéli, les aida puissamment dans leur entreprise, assista avec les autorités ecclésiastiques et civiles à la pose de la première pierre de la nouvelle abbaye : elle fut placée sur un lit de boulets ramassés sur le champ de bataille de Staouéli. Il mit à la disposition des Pères des sapeurs du génie, des condamnés militaires, et, faisant la part de Dieu, leur donna à plusieurs reprises des troupeaux de bœufs, de vaches et de moutons pris dans les razzias : même il obtint de l’évêque de Valence un secours de dix mille francs pour continuer les travaux de construction qui menaçaient de rester inachevés. Ni bigot, ni jésuite, disait-il de lui-même, mais humain et bon chrétien.

Moins d’un an après son retour en France, la monarchie de Juillet s’écroulait lamentablement, et il assistait à sa chute, impuissant, la rage au cœur, investi trop tard d’un commandement que la faiblesse du pouvoir achevait de paralyser, dénonçant avec force les causes immédiates de cette révolution, la défaillance d’un roi qui préféra tomber en philosophe, la campagne des banquets, la neutralité des baïonnettes intelligentes entre les émeutiers et les défenseurs de l’ordre, insensible à ces causes lointaines ou médiates qui, elles aussi, agirent puissamment contre le trône : le vice de l’institution de juillet 1830, la réforme électorale refusée ou ajournée, l’incapacité de la bourgeoisie à devenir un parti de gouvernement, la méconnaissance des aspirations légitimes de la démocratie, cette faute des conseillers de la couronne qui s’attachèrent à la lettre de la Constitution au lieu d’en respecter l’esprit, qui, loin d’entendre le silence de ceux qui ne parlaient point, s’enfermèrent obstinément dans l’étroite enceinte du pays légal, et ne découvrirent point l’immense région qui enserrait de toutes parts celui-ci. Retiré à la Durantie après ces terribles angoisses, menacé un instant par les mauvais gars des communes environnantes auxquels on avait persuadé que le Roi lui avait confié trente millions en pièces de cinq francs, Bugeaud revivait douloureusement le drame du 24 février, regrettant de ne pas les avoir sauvés malgré eux, dictant à sa fille bien-aimée, la comtesse Féray, des lettres, des brochures où il combattait avec sa lucidité habituelle les doctrines socialistes, toujours préoccupé de cette presse qui, même en 1845, au milieu de ses plus grands triomphes, empoisonnait son existence, de l’opinion publique, cette dispensatrice de la gloire en viager. Au mois de mars 1848, alors qu’on croyait à une guerre européenne, il avait offert ses services à Lamartine; ils furent refusés; il cherchait à se consoler en causant par la poste avec Louis Veuillot, Léon Roches, Thiers, Bedeau, Gardères[7], en donnant son avis sur les affaires de l’Algérie au général Cavaignac qui avait chargé le colonel Féray de le consulter. Un instant se pose sa candidature à la présidence de la République, et, dans ses lettres à MM. Léonce de Lavergne et Louis Veuillot, on sent plus d’hésitation que d’empressement à accepter une telle charge ; en tous cas, si ses amis le portent, il recommande son procédé ordinaire : la décision, l’énergie. Mais il ne croit pas au succès de son nom, les conservateurs se montrant « toujours disposés à brûler plusieurs cierges devant le diable et à mettre tout au plus un lampion devant Dieu. » Bientôt d’ailleurs, il se rallie à la candidature du prince Napoléon, qu’il préfère, malgré tout, à la domination de « cet infâme National. »

Nommé le 20 décembre 1848 commandant en chef de l’armée des Alpes, on le voit, dans ses proclamations, préoccupé des dangers intérieurs plus que des dangers extérieurs, déclarer sans ambages à ses soldats, aux habitans de Lyon, de Bourges que les départemens ne doivent plus subir la tyrannie des factions de Paris; mais au milieu des occupations les plus sévères, de déplacemens continuels, une invincible sollicitude le ramène aux choses de la terre : « Donne-moi des nouvelles de mon veau et de ma génisse normands-limousins, écrit-il le 11 mars 1849 à la duchesse d’Isly. Je parie que tu n’es pas allée les voir. As-tu du lait? Les avoines sont-elles nées? Les trèfles sont-ils semés? Travaille-t-on à la bâtisse des maisons? » Nommé représentant à l’Assemblée législative qui venait de se réunir, comme il s’apprêtait à regagner Lyon, le mal qui sévissait à Paris, le choléra, l’atteignit le 6 juin, en revenant d’une séance. Quatre jours après il expirait, calme comme en un jour de bataille, ayant gardé la pleine conscience de soi-même, entouré de ses amis. Le président de la République, le général Cavaignac, le comte Molé, le général Rulhières, ministre de la guerre, l’archevêque de Paris rendirent visite à ce grand serviteur de la France, dont l’épée était une frontière, selon l’expression de Veuillot. Mais tous ces honneurs qu’on lui prodigua pendant sa maladie et après sa mort, funérailles solennelles aux Invalides, statues à Alger, à Périgueux, il y eût renoncé de grand cœur pour revoir sa femme et ses enfans restés à la Durantie, ignorant la gravité du mal, rassurés par son aide de camp le colonel Suget qui annonçait la convalescence, le départ immédiat pour la campagne. Vain espoir : le surlendemain, l’évêque de Périgueux apporta la fatale nouvelle. Leur désespoir ne connut plus de bornes, quand ils apprirent que l’imprudence d’un domestique, un verre d’eau rougie donné au maréchal malgré les prescriptions des médecins, avaient causé une rechute: à peine eut-il bu, il tomba dans d’horribles souffrances ; eux présens, le malade était peut-être sauvé.

Aller droit au but, ne jamais se laisser dominer par , dédaigner la poésie politique, et croire qu’un peuple est satisfait s’il peut mettre la poule au pot le dimanche, ce fut une des forces et aussi une des faiblesses de ce rude soldat. Mais toutes les charités ne sont pas du pain, toutes les libertés ne sont pas des libertés culinaires, des libertés grasses, bien portantes : on a vu des peuples pauvres, gardant des mœurs simples avec le plus noble idéal, des peuples riches et corrompus, incapables de vivre autrement que dans la servitude. Sous certains rapports, la conception du maréchal était une conception matérialiste, niant l’effort d’une société vers sa plénitude d’expansion morale. Que la plupart des hommes ne demandent que sécurité et bien-être, qu’ils n’aient souci que de leur estomac, et qu’il faille répéter la formule dédaigneuse de Preudhon : « un sur dix mille, les autres sont des bipèdes », une telle théorie n’a rien de flatteur pour notre pauvre humanité. Mais n’y eût-il qu’un petit nombre d’êtres préoccupés d’absolu, de liberté, ceux-là font marcher le pouvoir sans qu’il s’en doute, et ils le brisent parfois comme un fétu de paille, parce qu’ils représentent la dignité humaine. C’est pourquoi un gouvernement doit toujours s’inquiéter de ce que demandent la jeunesse, les poètes, les penseurs, c’est-à-dire l’enthousiasme, l’esprit et l’intelligence : ces forces-là ont leur raison, aussi raisonnable parfois que les calculs du bon sens ; peut-être se trompent-elles aujourd’hui, mais qui sait si elles n’auront pas raison demain ? Lamartine sous la monarchie de Juillet avait fondé un parti social qui, disait-il, siégeait au plafond ; les hommes d’État de ce régime se moquèrent du parti social qu’un autre poète, Henri Heine, signalait avec tant de clairvoyance ; ils ne sacrifièrent point au dieu inconnu ; et les plus admirables talens se perdirent, entraînèrent avec eux la royauté pour n’avoir pas assez compris que le suffrage universel était la conclusion fatale et légitime du syllogisme politique dont les prémisses avaient été posées en 1789 ; qu’un peuple n’a pas moins besoin d’avancer que de durer ; que le danger stationnaire en certains cas se dresse aussi menaçant que le danger révolutionnaire.

Victor Du Bled.
  1. À cette époque, les soldats avaient une seule gamelle de soupe pour six ; on la plaçait sur un banc ou sur une table, les convives formaient un rond autour ; chacun à son tour plongeait sa cuiller de bois et la retirait pendant que le voisin exécutait la même manœuvre. « Un jour, dit la comtesse Féray, mon père, affamé, oublia la consigne, et, après avoir avalé une première cuillerée, en prit immédiatement une seconde. Sur ce, un des vieux grognards se précipite vers le gourmand et lui crie en fureur : « Avec tes thématiques et ta gérographie, tu n’es qu’un f… blanc-bec. » À cette apostrophe, l’insolent reçut sur la figure le contenu de la gamelle. Un duel s’ensuivit ; le vieux grognard fut tué ; et de ce jour les jeunes conscrits souffre-douleur et martyrs furent respectés davantage dans le régiment. » Bugeaud eut plus tard deux autres duels également funestes à ses adversaires. Le dernier, en 1832, coûta la vie au député Dulong.
  2. On jouait Robert le Diable en 1832, et Henri Heine commentait spirituellement le sens politique du livret : « Robert le Diable, fils d’un démon aussi réprouvé que Philippe-Égalité et d’une princesse aussi pieuse que la fille des Penthièvre, Robert le Diable est poussé au mal, à la révolution, par l’esprit de son père, et, par celui de sa mère, au bien, c’est-à-dire vers l’ancien régime. Ces deux natures innées se combattent dans son âme ; il flotte entre les deux principes, il est juste-milieu. C’est en vain que les voix de l’abîme infernal veulent l’entraîner dans le mouvement, en vain qu’il est appelé par les esprits de la Convention qui, nonnes révolutionnaires, sortent de leur tombeau, en vain que Robespierre, sous la figure de Mlle Taglioni, lui donne l’accolade. Il résiste à toutes les attaques, à toutes les séductions. Il est protégé par l’amour d’une princesse des Deux-Siciles, qui est fort pieuse, et lui aussi devient pieux ; et nous l’apercevons à la fin dans le giron de l’Église, au milieu du bourdonnement des prêtres et des nuages d’encens. »
  3. II en donne cette excellente définition : « Un comice agricole, c’est une petite société d’agriculture, non pas théorique, mais pratique, qui se charge d’appliquer, sur la surface qu’elle embrasse dans son action, ce qui convient le mieux au sol, au climat, aux habitudes de la localité... »
  4. Il avait alors cinquante ans (1836). « Il était de haute stature, carrément sculpté, et d’une vigueur peu commune; il avait le visage plein et musculeux, légèrement gravé de petite vérole, le teint fortement coloré, l’œil gris clair; le regard perçant, mais adouci dans la vie ordinaire par l’expression d’une sympathique bienveillance; le nez légèrement aquilin, la bouche un peu grande, la lèvre fine et railleuse. Quand la physionomie, empreinte de franchise et de simplicité, s’animait tout à coup au choc d’une pensée rapide, le génie rayonnait sur son front large et puissant, couronné de cheveux très rares, qui pointaient en flammes argentées. Tout en lui respirait alors l’habitude du commandement et l’allure supérieure d’une volonté sûre de se faire obéir. C’était une nature de fer, âpre à la fatigue, inaccessible aux infirmités de l’âge, et qui n’aurait dû disparaître que dans le nuage d’un champ de bataille. »
  5. Quand on le fit duc d’Isly, il refusa de payer les 18 000 francs réclamés pour droit de sceau, par ce motif péremptoire qu’avec cette somme on pouvait se procurer vingt-quatre paires de bons bœufs. Le gouvernement s’empressa de délivrer le parchemin à titre gracieux.
  6. Une seule fois les réguliers de l’émir réussirent à mettre en défaut la vigilance de ses fidèles zouaves, et, pendant la nuit, vinrent faire sur le camp une décharge meurtrière. Le maréchal, réveillé en sursaut, court au danger, rallie ses hommes et rétablit l’ordre. Le combat achevé, il s’aperçoit que tout le monde le regarde en souriant, porte la main à sa tête ; il était coiffé comme le roi d’Yvetot de Béranger. Il demande sa casquette et mille voix de crier : « La casquette, la casquette du maréchal! » Le lendemain matin, les zouaves suivaient leurs clairons en chantant ces paroles légendaires répétées par toute l’armée française : As-tu vu la casquette, la casquette? As-tu vu la casquette du père Bugeaud? La fanfare de marche n’eut plus d’autre nom, et le maréchal disait souvent au clairon de piquet : « Sonne la Casquette. » (Duc d’Aumale, les Zouaves; Revue du 15 mars 1855.)
  7. À cette occasion, nous avons tout récemment retrouvé, dans les archives de la Revue, à laquelle on se rappellera peut-être que le maréchal Bugeaud avait collaboré (voyez la Revue des 1er mars 1845 Bataille d’Isly, 1er juin 1848, 1er et 15 juillet 1848), la lettre suivante, adressée à M. François Buloz, et que nous donnons pour compléter le portrait du personnage politique :
    La Durantie, 4 juillet 48.
    Monsieur,
    J’ai reçu votre lettre du deux juillet ; les événemens m’empêchèrent de vous envoyer l’article que je vous avais annoncé ; je partis pour Bordeaux, et ce n’est qu’à mon retour que j’ai pu le terminer. Vous devez l’avoir reçu dans ce moment.
    Autant qu’on peut être bon juge de son œuvre, je crois que cet écrit est fort important : il contient des vérités que l’on sait peut-être, mais qu’on ne dit pas au peuple. Je veux croire que nos utopistes ne les savent pas, car, s’ils les savaient, ils seraient de grands scélérats, puisqu’ils proclament le contraire et font que l’on s’égorge pour une révolution sociale qui n’a aucune base, aucune autre mine à exploiter que celle du travail. Pourquoi donc s’égorger ? Je consentirais peut-être à bouleverser la société s’il était vrai que l’on pût par là améliorer le sort des masses. Mais j’ai la conviction la plus profonde que l’on atteindrait le but opposé, et c’est justement pour cela et parce que j’aime réellement le peuple, que je suis conservateur à outrance. J’ai pour cela autant d’ardeur que les démolisseurs, et j’y sacrifierais cent vies si je les avais, pour combattre les barbares qui se sont élevés au sein de la civilisation par l’odieuse influence des écrivains à l’esprit faux.
    Vous ne vous êtes pas trompé : j’ai longtemps médité sur la guerre des rues, je l’ai faite à Saragosse et à Paris ; je l’ai professée à l’École-Militaire lorsque j’y commandais une brigade en 1831. Pour éviter les attaques des journaux, je confondais ce cours oral avec d’autres sujets de guerre et je prenais pour exemple les sièges de Saragosse et du Caire. Comme mon auditoire était nombreux, puisqu’il se composait de tous les officiers et sous-officiers de trois régimens, il s’y trouva quelques affiliés des sociétés secrètes qui me dénoncèrent au National et à la Tribune. Ces deux feuilles m’attaquèrent avec violence, ce qui ne m’empêcha pas de continuer. Ma persistance me valut des lettres anonymes dans lesquelles on me menaçait de m’assassiner pour me punir d’enseigner « l’art d’opprimer et d’égorger les citoyens ».
    Les bons Français qui m’écrivaient sont de ceux qui ont la prétention de violer les lois, d’attaquer à main armée le gouvernement, et qui trouvent odieux et infâme que l’on se défende. Ils viennent de voir que la république, ou, pour parler plus vrai, la société, n’a pas été de cet avis.
    Je suis donc en mesure de faire un traité assez complet de la matière ; je vais tâcher d’en trouver le temps ; il nous restera à examiner si je dois le signer. Je vous ai dit que je donnerais cent vies pour l’ordre, mais je voudrais les donner en combattant, comme mon ami le brave général Négrier. Je ne redoute que l’assassinat, et mon traité pourrait bien m’y exposer. J’ai vu par quelques détails des événemens de Paris que mes leçons de l’École-Militaire n’avaient pas été entièrement perdues. Sur quelques points, on a percé les maisons à un étage quelconque, pour déborder les barricades : cela faisait partie de mon enseignement.
    Je crois connaître les moyens de rendre impossible la réussite de l’émeute, mais il faut pour cela un gouvernement qui ait la volonté et le courage de les appliquer.
    Recevez, Monsieur, l’assurance de ma considération distinguée.
    Maréchal B. d’ISLY.
    P. S. — Je vous ai prié, dans la lettre qui accompagne l’article, de le faire revoir soigneusement et de l’insérer dans le numéro du 15: je vous renouvelle cette prière.
    Je n’ai pas reçu le numéro de la Revue que vous m’annoncez.