Le Maréchal de Mac-Mahon

La bibliothèque libre.
A. Quantin, imprimeur-éditeur (Célébrités contemporaines).


CÉLÉBRITÉS CONTEMPORAINES

LE MARÉCHAL
de
MAC-MAHON


par


ERNEST DAUDET



PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, rue saint-benoit, 7

1883





LE MARÉCHAL


DE MAC-MAHON




Né au château de Sully, près d’Autun, le 13 juin 1808, le maréchal de Mac-Mahon entre, au moment où nous écrivons ces lignes, dans sa soixante et quinzième année. C’est un vieillard, mais un vieillard vigoureux, très droit et très vert, sain de corps et d’esprit, bâti à chaux et à sable, comme les antiques chefs irlandais desquels il descend.

On a coutume de prétendre que la sève des vieilles races est aujourd’hui épuisée, qu’elles ne donnent plus que des rameaux desséchés et rabougris. Cela est vrai pour quelques-unes ; c’est faux pour beaucoup d’autres, faux surtout pour Maurice de Mac-Mahon, né seizième des dix-sept enfants du marquis Charles-Laure de Mac-Mahon. Homme de fer, on dirait qu’il a puisé dans l’ancienneté de sa famille une vigueur physique et intellectuelle propre à faire de lui un privilégié de la vie.

Nulle existence ne fut plus active que la sienne. Voilà près de soixante ans qu’il sert son pays. Avec Pélissier, Changarnier, Lamoricière, d’autres encore, tous jeunes comme lui, tous vaillants comme lui, il assistait le 5 juillet 1830 à la prise d’Alger. Il avait vingt-deux ans ; depuis ces heures glorieuses, toujours debout, toujours au premier rang, gagnant ses grades à la pointe de son épée, il s’est trouvé partout où il y avait à combattre sous le drapeau français : en Algérie, en Crimée, en Italie, sur la frontière française envahie par le Germain. Il a connu tour à tour les joies de la victoire et la douleur des revers ; Malakoff où il poussa le fameux cri : « J’y suis, j’y reste ! » Magenta où il fut créé duc et maréchal de France, Reischoffen où s’accrut sa gloire, Sedan où il faillit laisser sa vie.

Les soucis de l’administration et des grands commandements ne lui ont pas été épargnés. Vers la fin de sa carrière, la confiance de ses concitoyens a fait peser sur lui les responsabilités du pouvoir. Il a épuisé toutes les émotions des champs de bataille, toutes les amertumes du gouvernement, toutes les angoisses que les désastres d’une nation infligent au cœur de ses enfants, et loin que tant de sensations diverses, que de si grandes fatigues aient usé son corps ou altéré ses facultés, il n’a jamais été ni plus vaillant ni plus lucide qu’à l’heure actuelle, comme si le noble sang de ses aïeux l’avait fortifié contre les défaillances par où se révèle au soir de leur vie l’affaiblissement de ceux dont la carrière a été trop pleine.

Il est vrai qu’à tous les instants de ce long et infatigable labeur il n’a eu en vue que l’accomplissement du devoir et que, dans ce constant souci, il a trouvé un trésor de forces inépuisables. C’est par le culte du devoir que s’explique et se résume ce beau caractère. Homme du devoir, il le fut toujours et partout, simplement, modestement, dégagé de toute ambition personnelle, uniquement préoccupé de bien servir son pays et de ne rien faire contre l’honneur. Voilà sans doute la raison du respect unanime qui l’a suivi dans les diverses phases de sa carrière et qui a survécu aux jours troublés à la suite desquels il abandonna le pouvoir, plus pauvre que lorsqu’il y était monté et voulut la retraite. Ce respect de tous est le couronnement de son passé. Il en jouit parce que sa conscience lui dit qu’il le mérite.

Dans sa vie, d’ailleurs, on chercherait en vain les petitesses ou les préoccupations mesquines. Tout y est grand, le mobile même des erreurs qu’il commit comme chef d’État. Aussi a-t-il eu cette incomparable fortune que les ressentiments et les haines qu’il avait provoqués alors se sont dissipés, au moment même où il rentrait dans la vie privée, et qu’il est resté digne de cette faveur exceptionnelle de l’opinion. Ceux que sa défaite n’a pas détachés de lui et qui, spectateurs de sa conduite ou confidents de ses pensées, se plaisent à saluer dans sa personne une illustration militaire et un bon citoyen rendent hommage à sa grandeur d’âme, à son abnégation, à son patriotisme, à l’apaisement qui s’est fait dans son esprit. Il juge les hommes sans passion comme sans colère et s’il parle de ses successeurs, c’est pour regretter qu’ils n’aient pas été plus heureux que lui dans la solution des problèmes à l’étude desquels il se brisa.

Si nous avions l’obligation de raconter la carrière militaire du maréchal de Mac-Mahon, les quelques pages dans lesquelles nous sommes tenu d’enfermer cette biographie, qui doit être moins une biographie qu’un portrait, n’y suffiraient pas. C’est toute l’histoire militaire de notre pays depuis un demi-siècle qu’il faudrait raconter : la conquête de l’Algérie, la guerre d’Orient, la campagne de Kabylie, la guerre d’Italie, les gestes héroïques de l’armée du Rhin, la guerre contre la Commune, ces souvenirs émouvants, tragiques, douloureux qu’on ne saurait se rappeler sans tristesse et non plus sans orgueil. Dans ces souvenirs, Mac-Mahon tient une place considérable ; son nom ne peut en être détaché et vivra loin dans la postérité parce qu’il y vivra avec eux.

Comment, par exemple, parler de la prise de Malakoff sans montrer l’admirable soldat escaladant la terrible tour, s’en emparant par un coup d’audace et la gardant après l’avoir prise, ce qui était peut-être plus difficile que de la prendre ? Comment raconter la journée de Magenta sans rappeler que le succès de cette journée fut l’œuvre du maréchal et que par la promptitude de son coup d’œil, la rapidité de sa marche, son sang-froid, il transforma en une victoire féconde un revers certain ? Comment décrire la sanglante épopée de Reischoffen sans célébrer la vaillance héroïque du chef malheureux, plus grand dans l’infortune que dans un triomphe ? Et enfin comment séparer des dramatiques souvenirs de la Commune la prudence et la ténacité déployées par le généralissime qu’avait choisi M. Thiers ? Quel Parisien enfermé dans Paris durant ces jours détestés n’a pleuré d’émotion en lisant, le 28 mai 1871, dans les dernières fumées de la bataille des rues et au bruit des dernières fusillades, cette proclamation si vibrante en sa concision : « Habitants de Paris, l’armée de la France est venue vous sauver. Paris est délivré. Nos soldats ont enlevé à quatre heures les dernières positions des insurgés. Aujourd’hui, la lutte est terminée ; l’ordre, le travail et la sécurité vont renaître. » Ces lignes étaient signées de Mac-Mahon.

Ainsi, cet illustre nom est associé aux épisodes les plus saisissants de l’histoire nationale contemporaine. Il l’est encore à d’autres incidents oubliés trop vite par ceux qui en furent les témoins, mais que l’avenir ressuscitera. Nous n’en citerons qu’un seul parce qu’il permet de juger l’homme dont nous parlons et d’apprécier quel grand cœur bat dans cette poitrine de soldat.

Ceci se passait le 25 février 1858.

À la suite de l’attentat d’Orsini, le Sénat venait d’être saisi d’un projet de loi dit de sûreté générale élaboré par le Conseil d’État, déjà voté par le Corps législatif et inspiré par la peur. C’était une de ces mesures de réaction et de compression qu’elle arrache aux gouvernements éperdus et affolés. Loi maladroite, loi inconstitutionnelle, loi de violence et de terreur. Au Corps législatif, personne ne l’avait dit ; au Sénat, un seul orateur osa le dire : le général de Mac-Mahon. Il faut lire aujourd’hui ces accents qu’ignorèrent les contemporains, les discussions des Chambres n’étant pas publiques. Ils méritent le grand jour de l’histoire. En les lisant et en se rappelant la rigueur du régime qui pesait alors sur la France, on comprendra ce qu’ils trahissent de courage et d’indépendance.

« Messieurs, j’éprouve une certaine émotion à m’opposer à une loi déjà votée par le Conseil d’État, par le Corps législatif et qui me semble devoir être adoptée par le plus grand nombre d’entre vous ; je vous avoue même que, pour persister dans cette résolution, j’ai dû me rappeler cet adage de nos pères : Fais ce que dois, advienne que pourra.

« Consciencieusement, je crois cette loi inconstitutionnelle, susceptible de conséquences fâcheuses. Je pense qu’on aurait pu obtenir les résultats qu’elle se propose sans violer la Constitution ; par suite, en honnête homme qui ai juré fidélité à la Constitution, en homme indépendant, comme nous le sommes tous, en qualité de législateur, je me vois obligé de voter contre. »

Après ce préambule, l’orateur exposait les principes de 1789. Il les recherchait dans la Déclaration des droits de l’homme, dans la Constitution de 1789, dans la loi du 10 août 1790, et il démontrait que ces principes ne permettent pas de mettre dans la législation la violence, l’arbitraire et la proscription. Puis, prenant le projet corps à corps, il en dégageait le caractère fâcheux, attentatoire au bon renom de l’autorité judiciaire, à la dignité de l’autorité administrative, à la considération du Sénat.

« Elle peut provoquer, dans une certaine classe d’individus, ajoutait-il, une irritation des plus dangereuses. Je dirai même, ce que je n’oserais faire si nos séances étaient publiques, que je tremble que cette loi ne tarde à porter quelque malfaiteur, excité par la déportation de parents ou d’amis, à quelque tentative aussi horrible que celle que nous avons déplorée dernièrement. Je pense que cette chance d’excitation n’existe pas au même degré lorsque les individus sont soumis au régime des lois définies du pays et non sous le coup d’un tribunal qu’ils considèrent comme arbitraire. Cette impression me semble digne de vos méditations.

« Eh bien ! messieurs, je passerais cependant outre à toutes ces considérations si, comme un grand nombre d’entre vous, je pensais que cette loi pût seule sauver la société ; mais, j’ai la persuasion, au contraire, que l’on peut arriver au même résultat avec des fonctionnaires consciencieux, agissant avec modération mais fermeté, sans arrière-pensée, fidèles à l’empereur, comme ils doivent l’être d’après leurs serments, avec le jury en temps ordinaire, les conseils de guerre en temps de troubles, et j’ajouterai peut-être avec des lois plus sévères contre ces conspirateurs, ces ennemis de la société que, comme vous, je désire voir sauver. Je serais donc tout prêt à voter des lois plus sévères si elles nous étaient présentées ; mais, par les différentes considérations que je vous ai soumises, je ne puis que proposer la non-approbation de celle présentée aujourd’hui, que je considère comme inconstitutionnelle. »

Tel fut ce discours d’un soldat. En le prononçant, Mac-Mahon ne cherchait pas la popularité. Il savait que le pays ne connaîtrait pas son langage et que sa parole expirerait dans l’enceinte sénatoriale. Il s’exposait à une disgrâce, à de longues rancunes. Mais il voulait obéir à sa conscience, à la voix impérieuse du devoir et sa protestation n’eut pas d’autre cause. Alors, elle resta sans écho ; aujourd’hui, elle devient pour sa mémoire un titre d’honneur.

Si aux souvenirs que nous venons de rappeler et qui résument les services du maréchal, on veut ajouter la mission dont il fut chargé en 1860, d’assister au couronnement du roi de Prusse, à Kœnigsberg, comme représentant de la France, et son gouvernement en Algérie, de 1864 à 1870, on aura les principaux traits de sa vie jusqu’au jour où l’Assemblée nationale, après la démission de M. Thiers, lui confia le pouvoir, le 24 mai 1873.

Cette destinée nouvelle et si haute, le maréchal ne l’avait ni souhaitée ni prévue. Lorsque, dans la soirée du 23 mai, il fut officieusement averti que si M. Thiers maintenait sa démission, et si cette démission était acceptée par les représentants, lui-même recueillerait la majorité des suffrages de l’Assemblée, il conçut un trouble profond. Vingt-quatre heures plus tard, après une longue et orageuse séance, son nom sortait de l’urne, proclamé par 390 voix sur 392 votants composant les droites, qui seules avaient pris part au scrutin. Quand M. Buffet, président de la Chambre, se présenta à lui accompagné d’un grand nombre de députés pour lui faire part de la décision qui venait d’être prise, il répondit d’abord par un refus. Il fallut, pour vaincre sa résistance, adresser un énergique appel à cet esprit de dévouement au pays dont il avait déjà donné tant de preuves.

Quelques mois plus tard, dans une circonstance grave, il fit une piquante allusion aux conditions dans lesquelles il avait accepté le pouvoir, et le trait mérite d’être mentionné ici. Il offrait des portefeuilles à deux députés qu’il voulait faire entrer dans le ministère et qui hésitaient à lui répondre affirmativement.

« Je vous donne deux heures pour réfléchir, leur dit-il tout à coup.

— Deux heures ! c’est trop peu, monsieur le Maréchal, s’écria l’un d’eux.

— Comment, trop peu ! fit-il vivement ; mais on m’a donné dix minutes pour accepter la présidence ! »

Il n’exagérait rien. On ne lui avait pas laissé plus de temps pour se décider, et s’il s’était décidé si vite, c’est que là comme dans tous les grands événements de sa carrière, il avait compris la nécessité d’accomplir son devoir sans hésiter. La mission que lui confiaient les représentants du pays, il l’acceptait en soldat, se considérant désormais comme une sentinelle dépositaire d’un mot d’ordre et chargée de la défense d’un poste d’honneur.

Pour rendre hommage à la vérité, il faut avouer que la politique ne porta pas absolument bonheur au maréchal. Il ne fut pas longtemps sans se sentir mal à l’aise au milieu des intrigues parlementaires, ou, pour mieux dire, il ne s’y accoutuma jamais. Dans le volume que nous avons consacré au souvenir de sa présidence, nous avons exposé avec autant de vérité, croyons-nous, que d’impartialité les causes de la conduite qu’il tint au pouvoir. Ces quelques pages expliquent et font comprendre le maréchal de Mac-Mahon, chef de gouvernement, et c’est à ce titre que nous en reproduisons le début.

« Appelé au pouvoir par la majorité de l’Assemblée nationale, comme à un poste de défense sociale ; arraché brusquement à la vie des camps sans avoir eu le temps d’acquérir avec la gloire l’éducation politique nécessaire à tout chef de gouvernement, le maréchal s’était accoutumé pendant plus de trois années à se considérer non seulement comme le mandataire de la France, mais encore comme le délégué de cette majorité et comme solidaire de ses tendances et de ses volontés. Il se croyait engagé envers elle par la reconnaissance et envers le pays par la mission qu’il avait reçue d’elle et qu’il envisageait au gré de ses propres opinions.

« Une disposition particulière de son esprit, fortifiée par l’expérience du passé non moins que par les propos des hommes qui s’étaient chargés d’être ses initiateurs à la vie publique, lui faisait considérer le parti républicain comme le refuge des ennemis de l’ordre social, le détournait d’y chercher des conservateurs, lui laissait croire que c’est uniquement afin de défendre la société contre ce parti qu’il avait été élu le 24 mai, et l’empêchait de comprendre que, quel qu’eût été, au point de départ, le caractère de sa mission, elle s’était rapidement étendue et ennoblie ; qu’en un mot, la confiance du pays, justifiée par l’éclat des services et par l’admiration qu’il garde à tous ceux qui se vouent sans arrière-pensée à sa prospérité, l’avaient faite plus belle et plus grande que la mission d’un chef de parti.

« On attendait, en effet, du président de la République autre chose que le but que se proposaient la plupart de ceux qui l’avaient choisi et n’avaient pu se mettre d’accord, pour le choisir, qu’en négligeant de se mettre d’accord sur ce but. On lui demandait d’oublier ses origines, de s’élever à l’aide de son irresponsabilité constitutionnelle au-dessus des factions, d’être l’homme de la France, le défenseur des institutions qui naissaient à peine et le pacificateur d’une société profondément divisée.

« C’est bien là ce que le maréchal voulait être ; mais mille symptômes tendaient à révéler qu’il était obsédé par le souvenir des origines de son pouvoir, sentiment logique et humain, né de la fatalité même d’une situation qu’il n’avait pas créée, et que tout autre, à sa place, eût subie comme il la subissait. L’irresponsabilité du chef de l’État est sans doute une admirable et précieuse fiction dans une constitution monarchique ; elle est presque impraticable dans une organisation républicaine. Il n’était pas plus possible au maréchal que cela ne l’a été ensuite à son successeur de représenter aux yeux de la France et de l’Europe d’autres opinions que celles de la majorité qui l’avait élu. »

Nous pourrions ajouter à ce qui précède que le jour où cette majorité fut vaincue sur le terrain électoral, il se sentit vaincu avec elle, et qu’il ne put se résigner à gouverner avec des hommes considérés jusque-là, par lui, comme des adversaires. C’est pour se débarrasser d’eux qu’il fit le 16 mai, et c’est parce que, après le dénouement de cette entreprise, il ne pouvait continuer à vivre avec eux ni subir leurs exigences, qu’il s’empara de la première occasion qui s’offrit à lui de marquer le dissentiment et de donner sa démission.

À propos du 16 mai, on a dit que le maréchal avait obéi ce jour-là aux passions et aux volontés de son entourage ; on a parlé d’un mot d’ordre venu de Rome, d’une mise en demeure de la droite, d’une manœuvre du duc de Broglie. Ces rumeurs sont inexactes autant qu’invraisemblables, et plus simple est la vérité. Rien dans l’acte du 16 mai ne fut ni préparé, ni réglé, ni voulu. Un ensemble de circonstances fâcheuses, des conseils imprudents, des récriminations violentes, avaient « chauffé à blanc » le maréchal ; le 16 mai, il éclata. Mais il agit seul, dans un mouvement de colère, sans avoir pris conseil de personne, et les plus surpris par l’événement furent ceux-là mêmes qui étaient accoutumés à recevoir ses confidences et qu’il n’avait pas mis dans le secret de ses résolutions.

Nous nous souvenons encore d’avoir rencontré à l’Élysée, dans la matinée du 17 mai, le duc de Broglie à qui tout le monde attribuait la responsabilité de ce qui venait de se passer. Il était surpris et consterné, et il nous dit :

« Qui eût cru cela du maréchal ? Mais enfin, à quoi bon gémir ? On nous a jetés maladroitement à l’eau ; il faut nager. »

Le maréchal disait de son côté :

« J’avais assez de Simon. Je ne pouvais plus tolérer sa présence. Maintenant voilà Decazes qui me propose un ministère avec Dufaure. Je n’en veux pas. J’ai écrit à Fourtou. Je compte sur lui pour me tirer de là. »

Et M. de Fourtou était si peu préparé à se jeter dans l’entreprise que la lettre du maréchal alla le trouver en Périgord, d’où il ne revint qu’après l’avoir reçue, comme le duc de Broglie n’était revenu de Normandie qu’en apprenant le renvoi de M. Jules Simon.

En ces circonstances, le maréchal fut donc l’homme d’audace et de premier mouvement qu’il avait toujours été. Mais l’échiquier politique est autre chose qu’un champ de bataille. On n’y procède point par les mêmes coups, et la manœuvre qui réussit ici échoue là. La période du 16 mai ne fut pour le maréchal qu’une longue désillusion, et quand il eut constaté qu’il s’était trompé dans ses prévisions, que la majorité du pays, contrairement à ce qu’il n’avait cessé de croire, n’était pas avec lui, il voulut abandonner le pouvoir. Son patriotisme l’y retint, et pendant quinze mois encore il y resta. Nous dirons tout à l’heure comment il en descendit.

Si, comme politique, le maréchal de Mac-Mahon fut impuissant à résoudre les difficultés dressées à toute heure sur ses pas, comme représentant du pouvoir, il réalisa toutes les espérances placées en lui par ceux qui l’avaient élu. Son nom, ses origines, son caractère, ses alliances de famille, sa gloire militaire lui avaient créé par toute l’Europe une situation exceptionnelle. Chef d’une république, il était, dans ses relations avec toutes les cours, traité à l’égal des souverains, non pas seulement parce que, vis-à-vis d’elles, la France s’incarnait en lui, mais encore parce qu’il était son illustration la plus haute. Au dehors, le prestige de son nom faisait sa force, comme au dedans le prestige de son uniforme. Que de négociations diplomatiques furent ainsi facilitées ! L’Europe avait en lui une confiance illimitée. Il la rassurait par sa présence au gouvernement.

À l’intérieur, il avait su plaire aussi. Ceux mêmes qui regrettaient qu’il fût resté au pouvoir l’homme d’un parti avaient foi dans sa loyauté, dans sa droiture. Ils savaient quel appui son renom de soldat apportait à la République dans ses relations avec l’étranger. Quand ils blâmaient ses tendances politiques, son peu de foi dans l’efficacité du régime républicain, ils admiraient son patriotisme, son désintéressement, l’éclat que par sa manière de vivre il donnait au pouvoir exécutif. Il dépensait, en frais de représentation, non seulement son traitement qu’il ne voulut jamais laisser augmenter, mais encore ses revenus personnels, si bien que son passage aux affaires l’appauvrit. Aucun souverain, aucun grand personnage étranger ne passait à Paris sans être reçu à l’Élysée. Les réceptions et les fêtes y étaient fréquentes et y ressuscitaient les somptuosités des plus grandes cours.

En même temps, il restait avant tout un soldat. Tandis qu’il abandonnait à ses ministres, et sous leur responsabilité, la conduite des affaires politiques, il s’était réservé la question si grave de l’armée et de la défense nationale. Il s’en occupait tous les jours, et avec passion, apportant sa haute compétence et sa vieille expérience dans cette tâche devenue son principal souci. Il se considérait comme le gardien des forces militaires de la France ; il n’était pas de détail dont sa sollicitude repoussât l’examen. Il visitait les forts et les casernes, passait des revues, travaillait durant de longues heures avec le ministre de la guerre. Il avait fait du siège du gouvernement une ruche où le patriotisme était l’unique inspirateur, tout y étant fait pour la France et rien que pour la France.

Ce qui était même remarquable, c’est que si, dans les actes purement politiques, on le voyait hésitant et facilement dévoyé, il devenait superbe dès qu’en lui le soldait reparaissait. Cela fut surtout sensible durant le voyage qu’au cours de 1876 il fit en Bretagne et dans les départements du Nord. Autant l’étiquette des cérémonies officielles, les discours, les défilés de corps constitués l’impatientaient, autant il redevenait lui-même dès qu’il se trouvait au milieu des soldats. C’étaient alors un tact, un enjouement, une présence d’esprit qui frappèrent les populations. Un jour, dans une ville de l’Ouest, il visitait la caserne. La garnison était sous les armes et il passait le long des rangs. Tout à coup, on vit un capitaine se détacher de sa compagnie, s’avancer vers le maréchal et lui remettre une pétition. Le maréchal prit le pli et, sans rien dire, le passa à l’un de ses aides de camp. Mais sur ses traits s’était dessinée une moue expressive propre à faire comprendre qu’il trouvait la démarche de l’officier contraire à la discipline et qu’il ne tolérerait pas qu’un acte semblable se reproduisît. Il se reproduisit cependant le surlendemain dans une autre ville et dans des conditions analogues. Seulement, cette fois, ce fut un commandant qui sortit des rangs un placet à la main. Le maréchal ne s’arrêta qu’une minute, et, vivement, d’une voix sévère, il dit :

« Avant d’aller prendre les arrêts pour quinze jours, remettez votre pétition au colonel Broye. »

Ce fut net, spontané, et, pour tout résumer, un chef-d’œuvre de présence d’esprit. Dans sa vie militaire, les traits pareils se comptent par centaines, et quelques-uns dans des circonstances autrement dramatiques. Le « j’y suis, j’y reste, » de la tour Malakoff deviendra légendaire. Durant le voyage de Bretagne, le maréchal, par ce merveilleux à-propos, par sa simplicité, conquit les populations. Elles ne saluaient en lui ni la politique, ni l’homme du 24 mai, ni le président de la République, mais le soldat, le maréchal de France dont les hauts faits étaient dans toutes les mémoires.

Avec un peu plus de sang-froid dans l’exercice du pouvoir, le maréchal eût été un chef de gouvernement incomparable. Mais il ne put se résoudre à n’être à la tête de l’État qu’un soliveau. En prenant possession du fauteuil présidentiel, il avait dit : « La confiance ne se décrète pas, mais mes actes seront de nature à la commander. » Ces paroles, maintes fois répétées sous des formes diverses, résument sa conduite et l’expliquent. Après les élections de 1876, il crut à un grand péril social, et, pour le conjurer, il fit le 16 mai. Au commencement de 1879, ce péril lui parut plus redoutable encore. Mais, cette fois, il n’y pouvait rien. Il se retira afin surtout de ne pas sanctionner de son adhésion des actes qu’il désapprouvait.

Pressé par l’opinion et engagé par son programme, le ministère Dufaure était entré dans la voie des révocations. C’en était fait du rêve favori du maréchal : la république sans les républicains. Les républicains triomphaient, et chaque jour leur part dans la distribution des places devenait plus large. Le maréchal voyait peu à peu sacrifier ses amis, ses collaborateurs, tous ceux qui depuis six ans se dévouaient à lui. Le cœur étreint par l’angoisse, il avait déjà signé la disgrâce de beaucoup d’entre eux. On sait ce qu’ont d’irritant et d’amer les questions de personnes. Il se résignait cependant, et il se résigna jusqu’au jour où le flot montant autour de lui menaça des généraux. Alors, à tort ou à raison, il vit l’armée atteinte et il refusa de céder plus longtemps.

Peut-être, — et plusieurs de ses amis l’ont pensé, — le scrupule était-il excessif, car, après tout, sa retraite ne sauvait pas les hommes qu’il voulait défendre et consommait la défaite de son parti. Mais on peut supposer que depuis longtemps, las du pouvoir, il cherchait un terrain pour tomber dignement. Ce terrain, la question militaire soulevée par les exigences du cabinet le lui offrait et il s’y plaça.

C’est au conseil des ministres du 28 janvier 1879 que ces exigences se produisirent. Le ministre de la guerre ayant à l’improviste annoncé un prochain mouvement parmi les commandants de corps d’armée dont cinq, les généraux de Lartigue, Bataille, Bourbaki, de Montaudon et du Barrail devaient être mis en disponibilité, le maréchal protesta. Selon lui, ces généraux, non encore arrivés au terme de la période pour laquelle ils avaient été nommés, étaient couverts par la loi et ne pouvaient être mis en disponibilité que quelques mois plus tard. Ce fut sur cette interprétation de la loi que le dissentiment éclata. Le maréchal voulait bien céder les généraux de Lartigue et de Montaudon, malades et désireux de se retirer, mais non les autres.

« Qu’on me fasse connaître les causes qui les signalent à vos rigueurs ! s’écria-t-il dans le conseil, et si je suis convaincu de leur indignité, je souscrirai à la disgrâce qu’on veut leur faire subir. Mais, s’il s’agit de donner satisfaction à des passions que je désapprouve et que je déplore, je ne les sacrifierai pas ; qu’un autre le fasse ; moi, j’aime mieux me retirer. La Constitution me confie le commandement de l’armée, et je ne peux la laisser désorganiser. Ce serait commencer à la désorganiser que de frapper des généraux que j’estime et que j’aime et qui n’ont pas démérité. Qu’a fait Bourbaki ? Qu’a fait Bataille ? Et du Barrail, un de nos meilleurs généraux de cavalerie, qu’avez-vous à lui reprocher ? Pas plus que vous, je ne veux que la politique se mette dans l’armée. En deux circonstances, je l’ai prouvé : d’abord, en retirant son commandement à l’amiral Laroncière Le Nourry, ensuite, en révoquant mon vieil ami Ducrot. Qu’on m’indique, contre ceux dont vous demandez la mise en disponibilité, des faits répréhensibles, et je signerai ; sinon, non. Je suis responsable de l’armée devant le pays et je n’obéirai pas, en ce qui le concerne, aux injonctions des journaux qui dressent tous les jours des listes de dénonciation contre des fonctionnaires. Destituez des magistrats et des préfets, soit ! mais des généraux, non. Je m’en irai plutôt que d’y consentir ; si je suis resté au pouvoir après le 14 décembre, si, depuis un an, j’ai consenti à avaler tant de couleuvres, c’est uniquement pour protéger l’armée. Si je l’abandonnais aujourd’hui, si je faisais une chose que je considère comme attentatoire à ses intérêts, à ceux du pays, je me croirais déshonoré ; je n’oserais même plus embrasser mes enfants. »

Nous avons cité tout au long la réponse du maréchal à ses ministres parce qu’elle indique dans quel état d’esprit il se trouvait et l’importance qu’il donnait à la question qui venait d’être inopinément soulevée devant lui. Il convient d’ajouter qu’il était convaincu que les ministres du 16 mai allaient être mis en accusation, et cela, l’honneur lui défendait de le souffrir. Il cherchait donc un prétexte pour se retirer, qui lui fut fourni par la question des généraux.

M. Dufaure et ses collègues lui offrirent leur démission ; il la refusa, et c’est lui qui, le lendemain, donna la sienne, noblement, simplement, avec la bonne grâce d’un gentilhomme et la résolution d’un soldat. Dans la lettre qu’il écrivit aux présidents des deux Chambres pour la leur faire connaître, on lit cette phrase : « En quittant le pouvoir, j’ai la consolation de penser que, durant les cinquante-trois années que j’ai consacrées au service de mon pays, je n’ai jamais été guidé par d’autres sentiments que ceux de l’honneur et du devoir et par un dévouement absolu à la patrie. » Ces paroles ne constituaient point une vaine apologie. Elles étaient l’expression de la vérité. On sait que le congrès élut le même jour (30 janvier) M. Grévy. Comme ce dernier venait d’apprendre son élection, on lui annonça le maréchal.

« J’ai voulu être le premier, lui dit l’illustre soldat en entrant, à venir saluer le chef de l’État. »

Le maréchal est tout entier dans cette démarche, à laquelle il n’était pas obligé et qui toucha vivement son successeur. C’était le sentiment du devoir qui l’avait poussé à rendre spontanément cet hommage à M. Grévy et à lui porter des avis dictés par le plus pur patriotisme.

« Je n’ai pas de conseils à vous donner, ajouta-t-il, et je ne me permettrai pas de vous en donner un. Cependant, laissez-moi vous dire combien il est nécessaire que vous vous préoccupiez de la question extérieure. Si vous m’en croyez, vous conserverez M. Waddington à tout prix, et vous ne changerez pas les ambassadeurs, surtout ceux de Vienne et de Berlin. »

M. Grévy ne dissimula pas au maréchal combien la question extérieure le préoccupait et qu’il attendait beaucoup de lui pour faciliter sa prise de possession du pouvoir et ses relations avec les gouvernements étrangers. Le maréchal lui promit son concours et, dès le lendemain, il tenait sa promesse d’abord en écrivant à son ami, M. de Vogué, ambassadeur de France en Autriche, pour l’engager à conserver son poste qu’il voulait quitter, et ensuite, en apportant lui-même aux ambassadeurs des grandes puissances l’assurance que la politique extérieure du nouveau président ne différerait pas de la sienne.

Des traits pareils peignent un homme, le font connaître, sans qu’il soit besoin de commentaire pour mettre en relief ce qu’ils offrent de vraiment grand. Ils lui assurent l’estime de ses contemporains comme l’admiration de la postérité. Si les contemporains sont injustes, le temps réforme leurs arrêts, le temps qui remet tout en bonne place, les hommes et les choses, qui rend la parole à la justice et fait d’elle l’arbitre souverain des arrêts définitifs de l’histoire. Mais Mac-Mahon n’aura pas besoin d’interjeter appel devant celle-ci de l’opinion publique sous l’œil de laquelle il a vécu, car l’avenir n’aura qu’à ratifier, en ce qui touche le maréchal, ce qu’on pense et ce qu’on dit de lui. Seulement, il embellira encore sa grande figure, lui donnera le cadre et les proportions de la légende. Il dira que, vainqueur ou vaincu, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, il ne prit souci que de deux choses : le pays et l’honneur. Il l’assimilera à ces héros d’autrefois dont le souvenir nous a été transmis pur, superbe, dégagé de toute prévention. Nous nous souvenons qu’un jour le maréchal commentait devant quelques intimes un passage des mémoires de Marmont, dans lequel il est dit que jamais un homme ne ressent de plus cruelles angoisses que lorsqu’il est partagé entre le devoir et l’honneur.

« Marmont se trompe, s’écria-t-il. Il n’arrive jamais, il ne peut jamais arriver qu’il y ait contradiction entre l’honneur et le devoir. Remplir son devoir, c’est être fidèle à l’honneur. »

Il résumait lui-même, en parlant ainsi, la maxime de sa vie. Homme du devoir, disions-nous en commençant ; oui, toujours et partout, et chevalier de l’honneur.

Descendu du pouvoir, le deuxième président de la République française a eu à cœur de ne pas créer de difficultés à ses successeurs. Il n’a eu aucun effort à faire pour cela, car il n’a gardé ni colère, ni rancune, ni même mauvaise humeur. Il vit maintenant dans la retraite, sinon dans le repos, regrettant de n’être pas appelé à prendre part à la réorganisation militaire de la France, mais s’intéressant passionnément à tout ce qui se fait dans ce but. Il trompe l’infatigable besoin d’activité qui est en lui en donnant ses soins à sa famille qu’il adore et dont il est adoré, en montant à cheval, en chassant, en assistant quelquefois aux discussions des Chambres. On l’a vu fréquemment, à diverses reprises, dans l’une et l’autre assemblées, au jour des grands débats, dissimulé au fond d’une tribune, suivant de près les questions, jugeant les orateurs comme il juge dans l’intimité les gouvernants, de l’esprit le plus libre, le plus fier, le plus indépendant.

Peut-être n’est-il plus tout à fait ce qu’il était au gouvernement, qu’il a quitté juste à l’heure où l’expérience l’y avait rendu plus propre qu’autrefois, et maintenant qu’il ne sent plus peser sur ses épaules les lourdes responsabilités, est-il animé de plus d’indulgence pour les opinions qu’il ne partage pas. Cela ne veut pas dire cependant que les siennes se soient modifiées. Mais il les subordonne à l’intérêt et à la volonté du pays ; il les conserve dans son cœur sans en parler jamais, car ce vaillant soldat est avant tout un patriote et un Français.