Le Marchand de Zamora
LE MARCHAND DE ZAMORA
Quatre mules noires traînaient un carrosse sur l’une des grandes routes d’Espagne : c’était l’équipage d’un marchand de Zamora, vieux et fort riche, qui s’en allait en Ségovie, où l’appelaient les intérêts de son commerce. Il avait donné l’ordre de s’arrêter aux approches de la nuit : aussi, dès qu’elle se montra, l’on fit halte à la porte d’une hôtellerie d’assez mince apparence, mais ayant l’avantage d’être seule à cet endroit de la route. Elle ne démentait pas la réputation des hôtelleries espagnoles : c’était une de ces masures où l’écurie est la plus belle salle, où les voyageurs d’habitude sont des muletiers.
L’hôte vint recevoir le marchand, un flambeau à la main, la serviette sur le bras, cérémonial d’usage lorsqu’on va au devant des princes. En Espagne, comme dans tous les pays civilisés, un carrosse donne droit au respect des hommes. « — Seigneur, dit l’hôte en se courbant, soyez le bienvenu ; une heureuse étoile vous a conduit dans mon gîte, où l’hospitalité, pour n’être pas gratuite, n’en sera pas moins courtoise. Si, pour trouver quelque chose chez la plupart de mes confrères, il faut l’y apporter, ici vous rencontrerez l’abondance sans vous inquiéter de rien. On vous servira du vin pour lequel Mahomet lui-même violerait le Coran ; ma cuisine est variée comme la création ; vous reposerez ensuite dans un lit capable de faire dormir le grand inquisiteur, que Dieu bénisse !
« — Je ne crois guère aux promesses des aubergistes, répondit le marchand d’un ton sérieux, mais poli ; si je fais chez vous maigre chère, vos discours, quelque beaux qu’ils soient, n’y changeront rien. Si elle est au contraire délicate, je saurai bien m’en apercevoir ; mon appétit n’est pas sans intelligence. »
L’hôte, un peu déconcerté, s’en étant tiré par une révérence, pour montrer qu’il prenait de fort bonne grâce la réponse du marchand, s’empressa de le faire entrer dans une espèce de salon garni de quelques meubles épars. Sur les murs, une grossière peinture représentait, ici, les actions éclatantes du fameux chevalier de la Manche ; là les hauts faits de l’amant de Chimène, ce grand exterminateur des Maures ; car l’Espagne n’a que deux héros populaires : le Cid et don Quichotte. Comme l’hiver faisait souffler l’un de ses vents les plus froids, des sarments pétillaient et brillaient dans la cheminée, tandis qu’une lampe, suspendue aux poutres d’un plafond noirci, semblait brûler à regret le peu d’huile qu’une main économe lui avait versée.
Le souper ne se fit pas attendre. Le voyageur aux mules noires, ayant pris place, mangea sans rien dire, mais fort surpris de la bonté des mets. Ils contrastaient merveilleusement avec l’aspect d’un lieu si pitoyable. Pendant que le marchand mangeait, l’hôte, debout, poussait de fréquents soupirs. Il était demeuré pour servir, ne voulant laisser cet honneur à personne, ou peut-être parce qu’il était à lui seul, dans son auberge, le maître et le valet.
« — Qu’avez-vous ? lui dit enfin le marchand, dont l’appétit s’en allait avec les plats vides ; vous soupirez : auriez-vous quelque chagrin ? — Seigneur, répondit l’hôte, j’ai un fils ; il est toute ma famille, il est aussi toute mon espérance. Demain il part, il se rend à Salamanque pour étudier à l’Université. — Ah ! ah ! vous avez donc formé des desseins pour son avenir ? Et que sera votre fils ? — Tout ce qu’il voudra. À sa sortie de l’Université, je le lancerai dans le monde. Le gaillard ne peut manquer d’avoir de l’esprit, continua l’hôte avec un air de satisfaction vaniteuse, et il ira loin. Au dire d’un chanoine de ma connaissance, l’esprit est la fortune de ceux qui en ont une à faire. »
Cette fois, pour toute réponse le marchand se contenta de sourire.
L’aubergiste ne s’y trompa point ; il vit un blâme dans ce sourire. « — Serais-je assez heureux, ajouta-t-il aussitôt, pour recevoir de vous, seigneur, un bon conseil ? — Je n’en donne presque jamais, repartit le marchand ; j’ai appris à connaître leur inutilité. Un conseil peut tout au plus éclairer la raison ; il ne saurait donner la force d’agir : pour marcher, il faut en avoir la volonté ; il ne suffit pas de voir juste et loin devant soi. Ajoutez que suivre un conseil, c’est avouer qu’un autre l’emporte sur nous en sagesse : or, l’amour-propre ne se laisse guère arracher de tels aveux. — La supériorité de votre sagesse sur la mienne ne saurait être mise en doute, continua l’hôte : étant plus âgé, vous avez plus d’expérience. Et d’ailleurs, un père souffre tant à se séparer de son fils, que, dussiez-vous renverser mes projets les plus chers, mon cœur, je le sens, serait de votre côté. — Eh bien ! dit le marchand rendu plus causeur par la gaîté du vin, eh bien ! je vais vous conter une petite histoire, vous en saisirez la leçon si vous avez du sens. Asseyez-vous pour m’écouter avec plus d’attention. » L’hôte prit une chaise, se plaça à une distance respectueuse du marchand, qui, après s’être un moment recueilli, commença son récit à peu près en ces termes :
« — J’habite la ville de Zamora, où mon père vendait de la serge. Lorsqu’il vit la mort s’approcher, il m’appela près de son lit.
« — Mon fils, me dit-il, ma boutique est ton héritage : tu n’auras pas à rougir d’être plus ou moins que moi ; voilà pour ce qui regarde ta position dans le monde. Tu partiras du point où je me suis arrêté, voilà pour ce qui concerne ta fortune. J’ai fait la moitié du chemin, achève le reste. Sois honnête homme, quoique marchand ; suppose à chaque pas que je suis toujours devant toi ; de cette manière tu atteindras, sans t’égarer, le but de toute industrie : le repos dans l’aisance.
« Il expira.
« Le dernier conseil de mon père étant pour moi une chose sacrée, je me livrai, malgré mon affliction profonde, aux soins de mon commerce.
« Ma vie, sans événements, marchait uniforme et douce. Si j’avais à raconter toutes mes journées, je ferais, au hasard, le récit d’une seule. On peut appliquer aux hommes ce que l’on a dit des peuples : leurs désastres sont bruyants, leurs prospérités silencieuses : aussi les plus courtes histoires sont celles des peuples les plus heureux.
« Je sortais rarement, je ne fréquentais personne ; cependant, le ciel en soit loué ! j’avais toujours chez moi nombreuse compagnie : c’était les acheteurs.
« À cette époque, un nommé Gavino vint loger en face de ma demeure. Ayant pour revenu trois cents piastres bien comptées, il vivait dans l’oisiveté ; elle était même pour lui le résultat d’un système ; il prétendait que les plantes offrant dans la nature l’existence la moins tourmentée précisément parce qu’elles sont privées de toute action, il fallait leur ressembler le plus possible. Un peu de promenade, c’est tout ce qu’il se permettait. Après nous être d’abord salués, nous avions échangé quelques paroles. Quand je l’eus une fois prié d’entrer dans ma boutique, la politesse l’y ramena, puis l’habitude, bientôt enfin ce fut l’amitié.
« Un jour il me parut rêveur. — Qu’est-ce ? lui dis-je. — J’ai besoin de vous parler. — Faites ; notre voisinage est presque une parenté. — Faut-il vous l’avouer ? la solitude est trop vide pour moi. Quand je vous quitte, je suis tellement seul que je ne me trouve plus moi-même. Cela m’a donné quelque désir de me marier. À ce mot je le regardai. — Oui, voisin, poursuivit-il, on m’offre la main de dona Térésa. Elle a quinze ans ; sa dot est assez forte pour doubler ma fortune. Veuillez me conseiller avec franchise ; l’amitié vous rendra le conseil facile, je vous le rendrai commode, tant je suis résolu d’avance à vous céder. — Vous l’exigez ? — Absolument.
« Peut-être je lui peignis le mariage sous des couleurs un peu sévères. Je m’attachai surtout à lui faire comprendre qu’en se mariant il fallait au moins qu’une femme ne trouvât pas l’âge d’un père dans celui d’un époux. Il jeta ses deux bras autour de mon cou en s’écriant : — Cher Gaspard, votre sagesse est une vraie lumière ! Térésa est charmante, sans doute ; mais, comme vous le dites avec une justesse admirable, je suis venu trop tôt pour elle dans ce monde. J’aurais beau la tenir par la main, je serais toujours en avant. N’y pensons plus.
« Le lendemain je le revis. Rien entre nous ne rappela la conversation de la veille. Le jour suivant, même silence ; je ne retrouvai dans son esprit aucune trace de son projet. Je m’en réjouissais, au moment même où un billet de sa main vint me prier de me rendre promptement à l’église. Une noce s’y préparait, c’était la sienne ; mon ami se mariait.
« De l’église j’accompagnai chez eux les nouveaux époux. Nous y trouvâmes compagnie nombreuse, festin délicat, le tout embelli par la joie des visages. Le voisin vint à moi, sa contenance était un peu embarrassée ; je le mis à l’aise en lui vantant les charmes de sa femme, en le félicitant sur son mariage ; il en fut ravi.
« Vous voilà tout étonné de me voir applaudir à ce que j’avais voulu empêcher. C’est qu’un voyageur français m’a appris, je ne sais à quel propos, qu’un philosophe de sa nation pensait qu’il ne faut jamais blâmer une chose à laquelle il n’y a point de remède[1]. La maxime m’a paru sage, je l’ai gardée pour en faire une des règles de ma conduite.
« Moi-même, je l’avouerai, séduit par l’ivresse générale, peut-être plus encore par les grands et beaux yeux noirs de Térésa, j’allai jusqu’à considérer une noce comme un acte passé avec le bonheur. J’admirai la mariée, son voile blanc, sa couronne de fleurs ; je me plaisais à me rappeler combien le matin elle avait été ravissante, ainsi parée, au pied de l’autel ; j’oubliais qu’à l’église un parent de la mariée, homme fort savant, m’avait appris que, dans l’antiquité, ce costume était celui des jeunes filles conduites au temple pour être sacrifiées. Ma pensée, loin de s’arrêter sur cette parure des victimes, se laissait distraire par le voluptueux fandango dessinant ses pas aux sons de la castagnette. Si bien qu’en rentrant chez moi, ma maison me sembla plus grande. Je rêvai sans le vouloir à ce mot de mariage, pour moi jusqu’alors sans magie ; mais le sommeil traita toutes ces idées comme une ivresse, il les dissipa.
« Je voyais Gavino moins souvent ; le plaisir ou le souci — on ne sait jamais bien lequel quand il s’agit de mariage — le retenait chez lui. En peu d’années il était devenu père de deux fils. L’aîné avait été nommé Pedro ; le second reçut le nom de Fabrice. À la naissance de ce dernier, je dis à mon voisin : — Cher Gavino, la fécondité de votre Térésa peuple la solitude dont vous vous plaigniez. L’ennui ne vous chasse plus du logis. — Non, me répondit-il ; mais l’ennui, en s’en allant, a laissé la porte ouverte au chagrin. Gavino avait raison. Son revenu était bien modique pour toute une famille. Il sentit combien il avait eu tort de n’avoir pas rendu le travail compagnon de sa jeunesse.
« — Mes fils seront plus heureux, me disait-il, mon expérience leur sera profitable. Ils auront une carrière à parcourir ; je la leur choisirai belle. Ils y marcheront à la richesse, peut-être même aux honneurs, si ce n’est à la gloire.
« Vous le voyez, Gavino n’était pas dépourvu de sagesse, mais ces mots de gloire et d’honneurs vous annoncent aussi qu’il n’était pas exempt de vanité ; et cette folle de vanité gâte les meilleures choses et trouble les têtes les plus saines.
« La situation de mon voisin devint pénible. Son beau-père mourut. La succession était assez considérable ; mais huit enfants ne purent en faire le partage sans plaider, cela veut dire sans se ruiner.
« Gavino restitua la dot : gêné dans ses ressources, il restreignit ses dépenses. Il fut donc obligé de contrarier parfois Térésa dans ses besoins de luxe, dans ses caprices de coquetterie. Elle se considéra dès lors comme une femme sacrifiée. Le chagrin, cette fièvre de l’âme, ne tarda pas à détruire, à ronger Térésa, naguère si fraîche et si riante. Trois médecins appelés furent tous trois d’avis différents ; aussi le pauvre Gavino, désolé, vint me voir un matin tout vêtu de noir. C’était son habit de noce ; il n’avait eu qu’à placer un long crêpe à son chapeau.
« Malgré sa tendresse pour ses deux fils, mon voisin ne pouvait leur rendre ces soins de tous les instants dont le cœur d’une mère a seul le secret. Il résolut de hâter leur entrée au collége. Il les conduisit lui-même chez des moines qui, séparés du monde, semblaient vouloir néanmoins, en se consacrant à l’enfance, dédommager la société des rigueurs de leur célibat.
« À son retour, Gavino trouva sa maison plus triste encore qu’elle ne l’était avant son mariage ; aussi ne sortait-il presque plus de chez moi. L’avenir de ses enfants l’occupait au point de changer sa préoccupation en inquiétude. Oubliant le sort de mon premier conseil, je crus devoir en donner un nouveau, l’amitié m’en imposait la loi. — Mettez, lui dis-je, vos deux fils dans ma boutique. Ils vivront sous mes yeux jusqu’au jour où ils me succéderont. Je vous offre pour eux un sort tout fait, peu brillant, mais solide. Ôter au présent ce qu’il peut avoir d’aventureux, c’est déjà faire beaucoup pour l’avenir. Gavino réfléchit un moment, puis il me dit : — Vous avez raison, cher Gaspard ; mais je préfère un moyen de fortune plus prompt, un essor plus rapide, quelque chose d’éclatant. Vous travaillez opiniâtrément sans avoir pu jusqu’à ce jour vous rendre riche. Il faut donc à ces chers enfants une carrière moins lente, des chances moins restreintes. J’apprécie vos conseils, aussi n’adopterai-je qu’un parti assez raisonnable pour mériter votre assentiment.
« Dans l’attente de ce que le ciel devait inspirer à mon voisin, je cherchai quelque moyen de le distraire. Son antipathie pour le travail avait toujours éloigné les livres de ses yeux. Afin de le familiariser avec la lecture, je lui en parlai comme d’un amusement ; je me gardai de la lui montrer comme une étude.
« À défaut de bibliothèque, j’avais quelques volumes épars chez moi, dans une chambre inhabitée. Ils faisaient partie de l’héritage d’un vieux parent. Je ne m’en servais guère ; mes livres de commerce sont ceux où je lis avec le plus de complaisance ; les autres ne sont pour moi qu’une distraction.
« Parmi ces volumes, Gavino en prit un au hasard, qu’il emporta : c’était l’histoire d’un maréchal de France, écrite par un évêque, commentée par un chanoine ; la traduction en espagnol était d’un bénédictin.
« Le lendemain, devançant l’heure accoutumée, Gavino vint chez moi. La joie illuminait son visage. — Mon ami, me dit-il, plus d’indécision j’ai trouvé, j’ai choisi pour mon fils une carrière. J’ai lu… La belle chose qu’un livre ! comme il vous ouvre un monde nouveau ! comme il chasse vos propres idées pour vous donner celles des autres ! Mon cher voisin, si vous lisiez davantage, vous finiriez par ne plus songer à votre commerce. — Mais expliquez-moi, lui dis-je… Ayant regardé de tous côtés pour bien s’assurer que personne ne pouvait l’entendre, il frappa sur le volume en s’écriant : — Voilà la vie de Pedro ; voilà son sort ! — Fort bien, mais que sera-t-il ? — Lieutenant général des armées du roi. — Lieutenant-général des armées du roi ! — Vous ne vous attendiez guère à cette nouvelle ; le poste est brillant. — — Mais n’est-ce pas un rêve laissé par la nuit dans votre esprit ? — Je n’ai pas dormi trois secondes. — C’est cela, vous êtes malade. — Du tout ; je ne me suis jamais mieux porté. — Un Français dirait que vous bâtissez des châteaux en Espagne ; cela vous est commode, étant sur les lieux. — Apprenez mon dessein, vous jugerez après : L’éducation de mon fils une fois achevée, je le fais entrer dans un régiment. — Soldat ? — Soldat. — Ceci est plus facile ; mais le voilà loin du généralat. — Patience ! Fabert, dont je viens de lire l’histoire, a commencé à peu près ainsi. Après avoir franchi tous les grades de l’armée, il a fini par la commander. — Mais parce que Fabert a réussi… — Pourquoi mon fils ne réussirait-il pas comme lui ? Était-il d’une trempe particulière, ce Fabert ? — Mais sa naissance ! — Il était fils d’un imprimeur. Pedro a pour père un bourgeois. — Mais ses talents ! — Mon fils en possède ; son régent, à qui j’ai envoyé quelques flacons de vin de Xérès, m’a bien assuré, en me remerciant, que Pedro ne serait pas un homme ordinaire. Ah ! ah ! il ira loin, dit l’heureux Gavino parcourant à grands pas ma boutique. — Au moins, repris-je, faudrait-il consulter ses goûts. — Je vous attendais là. Mon fils a l’humeur belliqueuse ; il bat tous ses camarades. Quel avenir pour lui, quelle gloire pour moi, quand les sentinelles lui porteront les armes, quand il défilera sur la grande place de Madrid à la tête de bataillons nombreux ! Mon ami, ce même livre renferme, comme gage du succès, une maxime excellente ; la voici : Pour réussir, que faut-il ? Audace et volonté. La destinée de mon fils est dans ces deux mots.
« Il me quitta. J’espérais le revoir plus calme le lendemain ; le contraire arriva. L’illusion, dans son esprit, s’était changée en réalité. Décidément il se croyait le père d’un lieutenant-général. Aussi toute sa petite personne montrait un certain aplomb ; il avait déjà mis de côté la modestie ; c’était un à-compte sur les honneurs à venir.
« Le temps approchait où son fils allait quitter la robe d’écolier pour la casaque militaire. Gavino, rencontrant un jour chez moi mon médecin, se mit à parler de son projet. — Je voudrais connaître quelqu’un à Madrid, dit-il, mon fils va s’y rendre ; mais à qui l’adresser ? Je ne sais. — J’ai dans Madrid un ami ; je puis vous donner une lettre pour lui, répondit mon médecin. — C’est sans doute un de vos confrères ? — Oui, mais son sort est plus brillant : il est médecin du roi, décoré de ses ordres, logé au palais ; il a même reçu des lettres de noblesse. — Daignera-t-il accorder sa protection à Pedro ? — Il le doit pour peu qu’il se souvienne que, fils d’un paysan, il n’a pu s’élever sans le secours des autres. — Fils d’un paysan ! répéta Gavino en homme frappé de cette parole. — Oui, fils d’un paysan du village où je suis né. Notre amitié date du berceau.
« — Mon médecin est obligeant, dis-je, quand il fut parti. — Oui, reprit Gavino, j’ai lieu de m’en applaudir. Il paraît à son aise. L’état qu’il exerce tire ses revenus des souffrances humaines ; la ferme est bonne : on peut même aller loin ; son ami est devenu un grand personnage. Voisin, je songe à une chose. — Je la devine. — Pourquoi Fabrice ne serait-il pas médecin ? Par une autre route il arriverait, comme son frère, aux honneurs ; car la médecine, si elle ne devait pas lui servir de marchepied, ne remplirait pas mes vues. Qu’en dites-vous, cher Gaspard ? Mon fils est jeune, le médecin du roi doit être vieux, voilà une succession à recueillir. — Prenez garde, il y aura foule ; chacun se croira des droits à l’héritage. — Oui ; mais si son frère le général l’appuie de son crédit, le roi pourra-t-il refuser ? Que vous en semble ? je place assez bien mes enfants dans ce monde.
« Je fus d’abord tenté de rire à cette nouvelle chimère de Gavino ; j’aimai mieux toutefois le laisser doucement rêver. Je fis plus : je me mis à rêver avec lui.
« Gavino se hâta. Ses deux fils étant sortis du collége, leur départ se fit avec solennité. Après un banquet d’adieu auquel j’avais pris part, Gavino dit gravement à ses enfants : — Enfants, prêtez-moi toute votre attention. J’ai passé ma vie sans rien faire, à quoi Dieu m’a aidé. J’ai mangé mon revenu, j’ai aussi mangé mon capital, que j’ai considéré comme une rente plus large ; il m’a donc fallu vous donner une éducation pour remplacer votre patrimoine et pour vous ouvrir une carrière. Vous travaillerez beaucoup, sans doute, mais vos enfants feront comme moi, ils se reposeront. Partez donc, je vous recommande à la gloire. Pedro, vous serez un jour lieutenant-général des armées d’Espagne ; vous serez, vous, Fabrice, premier médecin du roi. Le but marqué, il ne s’agit plus que d’aller bon train. Deux cents piastres sont dans cette bourse, mon cher Pedro, et dans ce livre est la règle de ta conduite. C’est la vie de Fabert, ton prédécesseur. Remercie le seigneur Gaspard, ce trésor vient de lui. Dès ce moment tu as ta destinée dans ta poche. Toi, Fabrice, voilà une égale somme dans cette autre bourse. Je ne te donne point de livre, l’exemple du fameux docteur que tu dois remplacer t’en tiendra lieu ; ce sera pour toi un livre vivant. Adieu, général ; tâche de tuer tous les ennemis de ton pays ; et toi, docteur, guéris les sujets malades de ton roi. Si vous agissez ainsi, Sa Majesté y trouvera un double avantage ; quant à l’humanité, il y aura compensation.
« La voix de Gavino était émue ; ses larmes demandaient à couler : il les retint, pour donner à ses fils l’exemple de la fermeté. Elles tombèrent en abondance après leur départ. Toute la gloire promise à ses fils ne le consolait pas d’une telle séparation. Peu à peu cependant le charme de ses rêves adoucit l’amertume de sa douleur.
« Fabrice et Pedro écrivirent de Madrid pour annoncer l’accueil bienveillant du médecin du roi. L’un était déjà dans un régiment, l’autre dans une école de médecine. Pedro maniait le fusil, Fabrice la lancette. — Les voilà en route, disait le voisin ; ils arriveront. En toute chose le premier pas est seul difficile ; il ne faut ensuite, pour continuer à marcher, que mettre un pied devant l’autre.
« Mais, hélas ! à quoi servent les vastes projets ? La mort, d’un coup de sa faux, se plaît à les renverser. Ces tristes réflexions, mon cher hôte, vous annoncent le moment douloureux où mon voisin Gavino me fut ravi pour toujours. Il avait dîné chez moi ; il me quitta à l’heure accoutumée. Le lendemain, il m’envoya chercher ; je le trouvai dans son lit ; sa tête était brûlante. Je devinai sans peine que cette ardeur du sang provenait de la tension continuelle de son esprit. Je lui conseillai quelques remèdes dont l’emploi m’avait été salutaire. Mon ami me répondit : — Je suivrais aveuglément votre conseil, si je ne devais pas auparavant consulter le médecin de ma Térésa. Il ne l’a pas sauvée, il est vrai, mais ce n’est pas sa faute ; la nature est souvent bien entêtée ; quelquefois aussi elle nargue les médecins. Elle a contre eux de la rancune : elle ne leur pardonne pas de la contrarier, soit qu’ils guérissent quand elle veut qu’on meure, soit qu’ils tuent quand elle veut qu’on guérisse.
« Le médecin arrive ; le mal augmente. — Voisin, me dit Gavino en serrant ma main dans les siennes, s’il me faut quitter la vie, ce sera sans regret. J’ai rempli mon devoir, j’ai fondé dans l’État une grande famille. Mon nom figurera dans l’histoire. La tristesse de mes derniers moments se perd dans la douceur de cette pensée. J’aurais bien voulu cependant voir Pedro après sa première bataille ; mais puisque Dieu en ordonne autrement, il faut obéir sans me plaindre, Mon ami, donnez à mes chers enfants la bénédiction de leur père. Pour de bons fils, cette couronne vaut bien une couronne de laurier. Je donne l’une, la gloire donnera l’autre.
« Une heure après il n’était plus. »
Ici le voyageur aux quatre mules noires suspendit sa narration. La tête cachée dans ses deux mains, il semblait oublier que l’hôte, près de lui, écoutait toujours. Après un moment de silence il toussa pour retrouver la voix. Ses yeux étaient humides ; ceux de l’hôte avaient aussi quelques larmes.
Le seigneur Gaspard continua de la sorte :
« À ma douleur je connus toute mon amitié. Après avoir écrit aux deux frères pour leur apprendre leur malheur ; après avoir payé les dettes de Gavino, seul reste de son patrimoine, je me mis à voyager. Mon âme déchirée ne me laissait plus sentir la vie.
« J’entretins d’abord une correspondance active avec les deux frères ; mais insensiblement leurs réponses à mes lettres se firent attendre. N’étant jamais pour longtemps dans la même ville, je ne pouvais indiquer le lieu précis de ma résidence ; ce qui fournissait une excuse à la négligence et non certes à l’oubli des fils de Gavino.
« Mes voyages augmentèrent mes relations ; par elles s’accrut ma richesse. Mes opérations absorbaient les jours et les mois. Enfin, vous le dirai-je ? oui, dussé-je par là révéler un tort, je perdis la trace des deux frères. J’écrivis cependant à Madrid ; je priai l’un de mes correspondants de s’informer si dans l’armée, si dans la médecine on ne connaissait point deux jeunes hommes, l’un du nom de Fabrice, l’autre nommé Pedro. Ces recherches n’eurent aucun résultat. Un jour cependant la gazette me tomba par hasard dans les mains. J’y lus qu’une action éclatante venait d’élever au grade de colonel, malgré sa grande jeunesse, le seigneur Pedro. Il n’avait que vingt-cinq ans ; c’était l’âge du fils de Gavino. Antagoniste de mon ami dans ses chimères vaniteuses, je me mis alors à dire : — Ne peut-il donc jamais se faire que la fortune soit aussi folle que nos projets ? Je trouvai d’ailleurs piquant de voir Pedro en chemin d’écrire un jour dans l’histoire les rêves de son père. Il est vrai que la gazette ajoutait au nom de Pedro celui de Castella, et ceci me déroutait un peu. — Mais bah ! Pedro, cédant aux petitesses des parvenus, aura, du haut de sa fortune nouvelle, embelli son nom, pour que rien ne rappelle les jours de son obscurité, pas même sa signature. J’écrivis donc à tout hasard au colonel don Pedro de Castella. Point de réponse. — Allons, dis-je, attendons que mon cher Pedro, si toutefois c’est le mien, devienne général ; alors je monterai sur une de mes mules pour aller le complimenter à la tête de son armée.
« Dix ans s’étaient écoulés depuis la mort de Gavino, lorsque j’eus besoin de me rendre à Madrid. En route pour cette ville, j’arrivai dans un village bâti au milieu d’une plaine, la plus belle de l’univers. Il me prit fantaisie de l’admirer à loisir, d’attendre l’heure où le soleil le saluerait de ses derniers rayons. Pendant qu’on préparait mon dîner à l’hôtellerie où j’étais descendu, je sortis pour visiter d’abord le village. Cette promenade avait aussi un but d’utilité ; ma barbe un peu longue me faisait désirer un barbier. Je le trouvai ; il était seul dans sa boutique. J’entrai. Le barbier était un grand jeune homme fort laid, mais d’une figure assez distinguée. Elle me frappa. Je me mis à le regarder ; j’attirai par là son attention. Pendant que sa main agile faisait écumer le savon dans un plat d’étain, il me dit : — Seigneur, n’êtes-vous pas déjà venu dans ce village ? — Non, mon ami. — C’est singulier. Certainement je ne vois pas votre figure pour la première fois. — La vôtre aussi ne m’est pas inconnue.
« Tout en causant, le barbier, d’une main légère, dépouille mon menton. À peine eut-il achevé, qu’il s’écrie : — Ah miséricorde divine ! maintenant que je vois mieux vos traits… N’êtes-vous pas un marchand de Zamora ? — Comment le savez-vous ? — Vous étiez l’ami d’Ambrosio Gavino. — Gavino ! l’auriez-vous connu ? — Ah ! seigneur Gaspard, pouvez-vous méconnaître son fils ? — Le fils de Gavino ! et lequel ? — Fabrice. — Le premier médecin du roi ? — Pas même son barbier ! — Est-il possible ? vous, Fabrice, vous ? Mais oui, voilà bien les yeux, l’air et jusqu’au son de voix de mon ami.
« À ces mots j’ouvris les bras, il s’y précipita. Les plus douces larmes témoignèrent de l’émotion de nos âmes prêtes à se confondre. J’accablai Fabrice de questions, mais je lui en faisais tant et tant à la fois qu’il ne savait à laquelle répondre.
« Nous parlerons de tout cela à table, lui dis-je ; viens, viens dîner avec moi. »
« Il ferma sa boutique. Nous voilà cheminant vers mon hôtellerie. Je courus à la cuisine pour faire doubler mon repas, pour le changer, s’il était possible, en festin. Pendant ce temps, Fabrice, qui m’avait suivi, regardait un soldat debout, mais pas trop d’aplomb sur sa jambe de bois, et buvant dans un verre grossier un vin plus grossier encore. — Ce soldat t’occupe, lui dis-je, le connais-tu ? — Il me semble… je le crois, du moins, à mon cœur… Le soldat, qui entend parler de lui, se retourne. — Mille bombes ! s’écria-t-il, voilà un barbier pareil de tout points mon frère. — Voilà un soldat terriblement façonné sur le modèle de Pedro. — Pedro ! c’est mon nom — Ton nom ? quoi ! c’est toi ? — Et toi aussi, mon frère ! Et les voilà se précipitant dans les bras l’un de l’autre, et me voilà courant à eux, me mêlant à leurs embrassements, pleurant, riant, m’écriant : — C’est donc là notre général ? — Sergent, me répondit Pedro, et sans ma jambe de bois… — Et où allais-tu ? dit le barbier. — À Madrid, te chercher, répondit l’invalide. Sans attendre de nouvelles questions, je les emmène tous deux au salon, où nous nous mettons à table. La joie double et triple notre appétit.
« Le repas fini, les questions recommencent. — Un moment, dis-je, procédons par ordre. Chacun à son tour va raconter comment ont été détruits les projets de votre bon père. Mon avis étant adopté, je donnai la parole à Pedro. Son histoire ne fut pas longue. Toute la protection du médecin du roi avait à peine pu lui obtenir un grade subalterne dans un régiment. Traîné de garnison en garnison, ses années s’écoulaient, se perdaient, lorsque, la guerre s’étant déclarée, Pedro vit enfin la carrière ouverte à son ambition. Il allait se distinguer, il allait marcher au généralat ; mais à la première affaire, sa jambe partit, le laissant là sans qu’il ait pu jamais en avoir des nouvelles. Conduit dans un hospice, on le soigna, on le guérit, puis on le mit à la porte. Le régiment fit de même. On lui délivra son congé de réforme, honorable certificat qui vous déclare brave et inutile. Dans ses plans de grandeur militaire, Gavino croyait avoir tout prévu ; il n’avait oublié qu’une bagatelle : le canon.
« Fabrice mit la même brièveté dans son récit. Sa vie n’était pas trop chargée d’événements. Il avait étudié la médecine, la chirurgie et jusqu’à la pharmacie ; mais les malades semblaient s’être donné le mot pour fuir sa triple science. Ils avaient plus de plaisir à mourir de la main des autres qu’à guérir de la sienne. Sa vie se consumait ainsi dans une activité stérile, lorsqu’enfin la misère, cette seconde fatalité qui jette les hommes hors de leurs projets, lui offrit, pour dernière ressource, une savonnette, un cuir et un rasoir. Le voilà d’abord fort abattu de sa mauvaise fortune, puis la supportant par l’habitude, ce correctif du malheur. Enfin, après avoir traversé beaucoup de villes, séjourné dans un grand nombre de villages, toujours sans joie, parce qu’il manquait de ce qui la donne, l’argent, il s’était arrêté là, où le hasard lui avait amené son frère et l’ancien ami de sa famille. C’était pour Fabrice son premier bonheur.
« Je fis monter les deux frères dans mon vieux carrosse. Leur caractère était si loyal, qu’un moment m’avait suffi pour l’apprécier. Nous prîmes la route de Zamora. Aussitôt arrivé, je les mis à la tête de mon commerce, où je les ai traités comme s’ils étaient mes enfants. Ils n’ont pas à s’en plaindre, car, depuis que le lieutenant-général et le médecin du roi se sont faits marchands, ils lèvent la tête, et, forts de leur travail, forts de leur indépendance, n’ayant rien à demander aux hommes ni aux événements, rien à souffrir de l’insolence d’un protecteur dont la faveur s’obtient, non par le mérite, mais par la bassesse, ils voient la fortune leur arriver de tous les côtés ; ils n’ont plus besoin, grâce au ciel, de courir après elle. Les voilà surtout bien convaincus que la vie est trop sérieuse pour la jouer sur une carte. »
L’hôte, après avoir écouté avec une attention profonde, demeura pensif. Sans dire une seule parole, il prit un flambeau, conduisit le marchand à la chambre qui lui était destinée, puis, l’ayant salué, il se retira.
Le lendemain, au moment où paraissait le jour, un grand bruit de chevaux réveilla notre marchand. Il ouvrit sa fenêtre, regarda dans la cour ; c’était le fils de l’hôte qui partait pour l’Université de Salamanque.
- ↑ Correspondance de Diderot.