Le Mari embaumé/I/16. L’héritage de Guezevern

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Hachette (Tome 1p. 234-235-250-251).





XVI

L’HÉRITAGE DE GUEZEVERN


Renaud de Saint-Venant attendit encore une seconde ; le nom d’Éliane ainsi prononcé, n’ayant amené aucun signe de vie à l’intérieur, Renaud se dit :

« C’est bien lui qu’on a dû rencontrer sur le chemin de la rivière ! »

Et il pesa sur le loquet. La porte, qui n’était pas fermée à clef, s’ouvrit aussitôt.

Renaud de Saint-Venant, malgré la presque certitude qu’il avait d’être seul dans cette chambre, dit en entrant, par précaution :

« Dormez-vous, Guezevern ? »

Sa voix chevrotait dans sa gorge. Il avait conscience de jouer ici un jeu à se faire fendre le crâne.

Guezevern, bien entendu, n’eut garde de répondre.

Renaud, qui n’était pas encore rassuré tout à fait, passa derrière les rideaux de l’alcôve et tâta le lit de bout en bout.

Il releva la tête alors et pensa :

« J’ai toujours bien une couple d’heures devant moi. »

La nuit était tout à fait tombée. Renaud, qui était ici chez lui et connaissait parfaitement les êtres, se dirigea vers la tablette où il savait trouver le briquet. Il alluma une lampe.

La première lueur lui montra le paquet de papiers qui restait en vue au milieu de la table. Il s’approcha et lut :

« Quiconque entrerais premier dans cette chambre, devra déposer le présent paquet entre les mains de l’écuyer Mitraille. »

« Tiens, tiens ! fit Renaud étonné. Mitraille ! Pourquoi choisir ce coquin de Mitraille ? Est-ce que mon digne ami et compère se défierait de moi, à présent ? »

Pour la première fois depuis qu’il était entré, il eut son sourire félin et ajouta :

« Mon digne ami et compère n’aime pourtant pas beaucoup écrire. Comment se fait-il qu’il ait pris la peine de noircir un si gros paquet de papiers ? Mais voyons un peu ce qui manque à l’épargne de M. de Vendôme ! Je ne suis pas curieux, mais j’ai envie de voir cela. »

Il se retourna vers l’armoire, et la bande de parchemin collée sur la serrure frappa seulement alors son regard.

Il recula d’un pas. Sa première pensée fut de rapporter cette précaution à lui-même.

« Il faudra que M. le baron de Gondrin me paye gros, dit-il entre ses dents, pour le danger que je cours dans cette maudite affaire ! Personne ne m’a vu entrer. Il serait encore temps de m’en aller et de laisser les choses marcher comme elles voudront.

Sa frayeur atteignait à un tel paroxysme qu’il fit un faux mouvement vers la porte.

Mais ses yeux tombèrent sur la lettre qu’il tenait à la main, la lettre entourée de lacs de soie.

Il la porta à ses lèvres en murmurant :

« Celle-ci m’a ensorcelé ! Il me faut ma belle Éliane ! Je la veux… je l’aurai ! »

Il y a des poltrons qui ont de l’audace.

Au lieu de gagner la porte, Renaud de Saint-Venant s’approcha de l’armoire et leva sa lampe pour déchiffrer ces mots tracés sur le scellé :

« Madame Éliane, veuve du défunt intendant Pol de Guezevern, a seule le droit de rompre ce parchemin. »

Son étonnement fut si profond, qu’il se prit à relire l’inscription, prononçant chaque mot à haute voix.

« Défunt ! répéta-t-il, en homme qui croit rêver ; le défunt intendant Pol de Guezevern ! »

Il s’interrompit en un cri de joie.

« Par la mort Dieu ! fit-il, on l’a rencontré sur le chemin de la rivière ! Aurais-je réussi au delà de mes espérances ? Serais-je à tout jamais délivré de lui ? »

D’un geste violent et peut-être irréfléchi, il lacéra l’enveloppe, qui contenait les trois lettres de maître Pol et ouvrit celle qui était adressée à Éliane.

Dès les premières lignes, un flux de sang lui monta au visage.

« Par la messe ! gronda-t-il, voilà une aventure ! Le pauvre nigaud a sauté le pas ! nous sommes les maîtres ! Et ma belle Éliane va s’appeler madame de Saint-Venant, si mieux elle n’aime être tout uniment ma maîtresse. Quant à M. le baron de Gondrin, nous compterons, ou que le diable m’emporte ! et il n’héritera pas tout seul !

« Vit-on jamais un âne bâté comme ce Guezevern ! se tuer pour quelques milliers de pistoles ! Sainte croix ! Renaud, mon ami, vous allez avoir de quoi acheter une charge de président, si le cœur vous en dit. Et vous ferez un respectable magistrat, j’en réponds ! Allons ! allons ! divertissons-nous comme il faut et sachons le fond de l’histoire, afin d’arranger nos cartes et de jouer bellement le restant de notre partie ! »

Il s’en alla, tranquillement cette fois, vers la porte d’entrée qu’il ferma à double tour, puis il revint à la table, près de laquelle il s’installa dans un bon fauteuil, les jambes croisées l’une sur l’autre, comme ferait de nos jours, un bourgeois qui va se donner la volupté grande de lire son journal du soir.

La lettre que Guezevern adressait à sa femme était ainsi conçue :

« Madame ma chère femme,

« La présente missive est pour vous faire savoir que je m’en vais mourant d’un mal que nul médecin ne peut guérir. Pendant cinq années j’ai vécu honnêtement et bien, moyennant que j’ai suivi vos bons conseils, reconnaissant comme je le fais, à cette heure, qui est la dernière de ma vie, que vous avez été mon ange gardien, mon bras droit, mon intelligence et ma conscience.

« Vous m’aviez fait promettre de ne point me laisser entraîner par mon ancien compagnon Renaud de Saint-Venant, parrain de notre cher enfant, et de ne point jouer. J’ai manqué à mes deux promesses.

« J’ai fait chose pire, madame et bien-aimée femme, j’ai écouté certaines paroles proférées par ledit écuyer Renaud de Saint-Venant, paroles à double sens, qui n’accusaient certes pas votre vertu, car il aurait eu la tête fendue avant d’avoir achevé son mensonge, mais qui m’ont laissé de la tristesse et du découragement dans le cœur.

« Vous aviez raison, cet homme est mauvais. Je ne le sais point de science certaine, mais je le sens, ce qui vaut mieux.

« S’il n’avait point parlé, peut-être aurais-je gardé le courage de vivre. Mais il a fait allusion une fois, deux fois peut-être, à l’abandon où souvent je vous ai laissée, et la femme qui n’est point soutenue par le constant amour de son mari, doit rester parfois à l’esprit de tentation.

« Non que je vous soupçonne, Éliane, ma chère âme, au moment de vous dire adieu pour jamais. Vous êtes pour moi une sainte ; mais il a parlé, cet homme, et j’ai du remords.

« Je ne saurais pas exprimer de telles pensées. Je suis jaloux sans pouvoir dire quel motif j’ai d’être jaloux. Ma jalousie vient uniquement sans doute de mon indignité. Je ne méritais pas le trésor que Dieu m’avait donné. »

Ici, Renaud interrompit sa lecture pour se frotter les mains tout doucement.

« Qui donc a dit que les paroles s’en vont et que les écrits restent ? murmura-t-il. Je n’ai prononcé qu’une parole, et voilà un pauvre bon garçon qui l’a mise à son cou, comme une pierre, pour s’en aller au fond de l’eau ! »

Il resta un instant rêveur.

« Une seule chose vaut mieux que la parole prononcée, pensa-t-il encore, c’est la parole qu’on a su retenir. Si j’avais accusé formellement ma belle Éliane, Guezevern m’aurait cassé la tête. Corbleu ! profitons ! nous sommes ici à l’école ! »

Il reprit la lettre.

« Je voulais toujours savoir pourquoi vous détestiez ce Renaud qui me semblait un si bon compagnon. Une fois je l’interrogeai, parce que l’idée m’était venue qu’il vous avait peut-être insultée. Je ne me souviens pas au juste de ce qu’il me répondit, ou plutôt je crois qu’il garda le silence ; mais depuis ce moment, je vous vois seule dans ce grand château que jamais je n’aurais dû quitter ; je vous vois toute seule.

« Et je me demande : quelles pensées pouvait avoir mon Éliane entourée de cette solitude ?

« Éliane, Éliane, je n’ai jamais songé comme aujourd’hui. J’aurais tant de choses à vous dire. Mais à quoi bon ? Il n’est plus temps.

« J’ai joué, j’ai perdu plus du tiers de l’épargne de M. de Vendôme. Je le connais. Il eût puni le vivant, il pardonnera au mort. Je me tue pour que le nom de mon fils soit épargné et pour que vous n’ayez point à partager la honte d’un malheureux qui n’était pas digne de vous.

« Adieu, Éliane, mon Éliane tant chérie ! C’est à cette heure seulement que je sais combien je vous aimais. »

La plume avait tremblé en traçant cette dernière ligne, mais la signature de Guezevern se lisait au-dessous, hardiment dessinée.

On eût dit un homme fier qui relève le front en face de la mort, après avoir soulagé sa conscience par le suprême aveu.

Renaud de Saint-Venant essuya ses tempes où il y avait de la sueur.

Ce n’était pas qu’il eût le cœur très-tendre, mais la mâle naïveté de ce dernier adieu avait remué ce qui lui restait de cœur.

« Après tout, se dit-il le pauvre diable a pris le bon parti. Et qui oserait prétendre que je sois cause de ce qui arrive ? Sur ma foi, cela m’a surpris ; je ne m’y attendais pas !

Il rompit le cachet de la seconde lettre, adressée à M. le duc de Vendôme.

Guezevern y disait :

« Mon respecté seigneur,

« Vous m’avez cru un intendant habile et probe et je n’ai jamais été qu’un être inutile, ne sachant point aligner les chiffres. Votre véritable intendant était Mme Éliane, ma femme, qui avait rassemblé pour vous une épargne bien au-dessus de vos espérances. Moi qui n’avais point contribué à former cette épargne, moi qui en ignorais l’existence, je l’ai eue entre les mains un jour et je l’ai dissipée.

« Monseigneur, je ne vous demande point pitié pour moi. Vous trouverez dans l’armoire cent quatre-vingt-cinq mille livres qui restent de cent mille écus à moi confiés par Mme Éliane, ma femme.

« Ayez compassion d’elle et de mon fils. Ma seule joie en quittant ce monde est l’espoir que j’ai en vous. Ma mort sauvera leur vie. »

Ce pauvre Guezevern, au fond de l’eau où il roulait sans doute à cette heure, ne pouvait pas être plus blême que Renaud de Saint-Venant.

« C’est une triste affaire, grommela-t-il, et j’y songerai longtemps. Nous avons joué ensemble, lui et moi, quand nous étions enfants tous deux. Il me défendait contre les autres, c’est vrai, car c’était déjà un petit lion… mais il me battait aussi… et, par la messe ! Mme Éliane sera la femme d’un conseiller au Parlement ! »

Il essaya de rire, mais il ne put.

« Il est mort, prononça-t-il lentement, tandis que ses sourcils se fronçaient malgré lui. Ce n’est pas moi qui l’ai tué. Que Dieu ait son âme. Il s’agit maintenant d’hériter de lui et de conduire prudemment ma barque. Écrirai-je à Mme Éliane, ou irai-je la trouver au château de Vendôme ?

« Au château de Vendôme ! répéta-t-il en tressaillant. Où donc est cette lettre de Mme Éliane que j’apportais tout à l’heure ? Le messager m’a dit qu’elle venait du château de Pardaillan. »

Il se prit à chercher tout autour de lui, oubliant, dans son trouble, que la lettre était dans sa main.

Quand il l’aperçut enfin, le rouge lui monta au visage et ses yeux s’allumèrent.

« Du calme ! fit-il. Ce trouble est un mauvais symptôme. Il faut jouer froidement ; la partie est dangereuse et je veux la gagner.

« C’est ici, ajouta-t-il en rompant un à un les fils de soie qui entouraient la missive d’Éliane, c’est ici la meilleure portion de l’héritage. »


La lettre sortit de l’enveloppe. Il baisa le papier et ses yeux se portèrent avidement sur l’écriture.

Son visage changea encore une fois.

Une stupéfaction profonde se peignit sur ses traits pendant qu’il parcourait les premières lignes.

« Il était temps ! fit-il d’une voix altérée. Comme tout marche ! »

Et il s’assit parce que ses jambes tremblaient sous lui.


Il dit encore :

« Si Guezevern avait eu ceci entre les mains… Je suis en veine, il me semble, et mon étoile commence à poindre au ciel ! Têtebleu ! si Guezevern avait pu deviner.

Tout en parlant, il lisait.


La lettre était ainsi conçue :

« Monsieur, mon cher époux,

« Je vous écris dans une maison mortuaire, au milieu des préparatifs de mon départ. J’ai bien des choses à vous dire, et le temps me presse si fort que je désespère de ne rien omettre.

« En premier lieu, M. le comte de Pardaillan, notre respectable oncle, est passé de vie à trépas ce jourd’hui mardi, à huit heures du matin, et vous êtes son légataire universel. »

« Par la messe ! gronda Saint-Venant, qui s’arrêta abasourdi, comment allons-nous sortir de tout ceci ?

« Merci de moi ! elle arrive ! s’interrompit-il, tandis que son regard curieux sautait plusieurs lignes. Elle sera ici ce soir ! Vais-je fuir ? vais-je l’attendre ?

« Sa fille ! s’interrompit-il encore, ébloui par les surprises qui le frappaient coup sur coup. Elle ! Éliane ! Elle serait la fille du comte de Pardaillan ! Ah ça ! je rêve ! Il y avait eu mariage ; mais voici bien une autre affaire : des faux !… Ce n’est pas en qualité de fille qu’elle hérite ; on a biaisé, et tous les actes qu’ils ont passés là-bas, au château de Pardaillan, sont entachés de faux ! Tous, depuis le premier jusqu’au dernier ! Elle l’avoue elle-même ; elle a signé là-bas pour son mari, lequel mari est mort à l’heure où nous sommes. Merci Dieu ! j’aime l’eau trouble, mais pas tant que cela ! Nous sommes dans un labyrinthe où Satan ne retrouverait pas sa route. Voyons ! j’aurai plutôt fait de lire raisonnablement et à tête reposée. J’entrevois la marche à suivre, et je crois bien que ma fortune est faite ! »

La lettre d’Éliane continuait :

« Une heure après votre départ du château de Vendôme, je reçus la dépêche ci-jointe qui vous appelait en toute hâte à Pardaillan, auprès de votre oncle, — auprès de mon père, devrais-je dire, mon pauvre excellent père que j’ai embrassé aujourd’hui pour la première et pour la dernière fois.

« Mon ami chéri, vous ne me comprenez pas, mais je vous expliquerai cela plus au long demain soir, à Paris, où je vais vous rejoindre. Et d’ailleurs, il suffira d’un mot. Vous souvient-il de notre première rencontre ? Cette pauvre femme, ma mère, qui venait de mourir dans une chambre d’auberge, avait trôné longtemps à la place d’honneur dans la grande salle du château de Pardaillan. Poursuivie et calomniée par les collatéraux avides qui entouraient mon père, elle soutenait à Paris contre lui un procès en validité de mariage, procès qui fut perdu et qui fit de moi une fille sans nom.

« Les gens qui ont tué ainsi ma mère par la honte, par le chagrin sont morts à leur tour. Hier il ne restait qu’un vieillard brisé par le repentir, qui racontait en pleurant comme quoi on avait trompé sa faiblesse, et qui joignait ses mains tremblantes, m’appelant sa fille chérie et demandant pardon à la sainte martyre assise aux pieds de Dieu.

« Aujourd’hui, personne ne reste. Le vieillard est mort dans mes bras.

« Mort en me disant : Ma fille bien-aimée, c’est la Providence qui a uni ton sort à celui de mon neveu Pol de Guezevern. Il est trop tard pour réparer un mal que la justice des Parlements a sanctionné. Dieu merci, nous avons un moyen de te rendre non-seulement tes domaines, mais encore ton nom. Pol de Guezevern va être le comte de Pardaillan et tu seras comtesse !

« Ici, mon mari, je dois vous faire un aveu, et j’aime mieux vous dire ma confession dans une lettre que de vive voix. J’ai bien hésité, allez, quoique ma conscience me criât que je ne commettais point un péché. Vous me l’avez répété souvent : je suis votre bras droit, et combien de fois m’as-tu dit, Pol, mon amour : « Nous ne faisons qu’un ! » Je gardais l’argent pour toi, je signais pour toi ; je pensais pour toi aussi, un peu, n’est-ce pas ? Eh bien ! ce que je faisais chez nous tous les jours, sans remords, puisque c’était ta volonté, je l’ai fait une fois au château de Pardaillan, et j’ai peur d’avoir mal agi ; car ce que j’ai fait nous enrichit et appauvrit M. le baron de Gondrin-Montespan, l’autre neveu de ton oncle.

« J’ai signé pour accepter la donation entre-vifs, faite en notre faveur, de tous les biens de Pardaillan, et au lieu de signer « Éliane » j’ai signé « Pol de Guezevern, » comme j’avais coutume de le faire au bureau de ton intendance.

« C’était un blanc-seing. Je l’avais préparé avant de partir, au château de Vendôme. Sur mon salut, je ne m’en serais point servie au château de Pardaillan, si je n’eusse appris là que j’avais droit avant toi, droit avant tous.

« C’est la loi de Dieu que la fille hérite de son père.

« Et pourtant, je suis triste parce que, en mourant, mon père a cru que mon mari avait signé.

« Cela peut-il s’appeler une fraude ?

« Mon mari, demain, un peu après la tombée de la nuit, je serai près de vous. Vous êtes l’honneur même, la noblesse et la loyauté. Si j’ai mal fait, vous me blâmerez et nous réparerons ma faute en rendant à M. le baron de Gondrin la moitié de mon patrimoine légitime. »


Renaud de Saint-Venant baisa encore le papier à l’endroit où Éliane avait écrit son nom.

Ce fut avec une sorte de respect.

« Y a-t-il donc encore des gens faits comme cela ? murmura-t-il, et une conscience peut-elle être troublée pour si peu ? Mort diable ! je connais plus d’une sainte qui n’aurait point ces scrupules. »

Il regarda au dehors et ajouta :

« Voici la nuit tout à fait tombée. Elle peut arriver d’un instant à l’autre. Sauf réflexions ultérieures et meilleur avis, voici, je crois, la manière de procéder, pour hériter le plus possible de mon digne ami et compère l’intendant Guezevern : prendre sa femme d’abord, ensuite vendre ses domaines à M. le baron, moyennant moitié partout, plus une jolie somme pour le titre de comte, qui ne se peut point partager… car il serait dangereux de garder tout, en achevant la comédie commencée. Il y a alibi évident. Les témoins abonderaient pour prouver que maître Pol n’était point à Pardaillan, mais bien à Paris, lors des signatures. »

Il se leva brusquement et s’écria :

« En besogne ! Il faut faire disparaître tout ce qui pourrait éveiller dans ce joli petit cœur un soupçon ou une inquiétude. Mme Éliane, en entrant ici, doit se croire dans la chambre nuptiale. Il sera temps de la détromper demain matin ! »

Nous l’avons dit : il y a des poltrons qui agissent en hommes hardis. Quand le danger n’est pas actuel et représenté par une menace physique, ceux-là vont de l’avant aussi bien et mieux que les intrépides.

Renaud de Saint-Venant n’avait certes pas prévu avec exactitude tout ce qui se produisait autour de lui. Il avait semé le mal au hasard, et la récolte dépassait de beaucoup son espérance. Moissonneur de nuit, il ne craignait plus de se trouver en présence du maître, armé pour défendre son bien. Il n’y avait plus là qu’une femme : Renaud se sentait brave comme un lion.

Il arracha la bande de parchemin collée sur l’armoire et gratta avec soin la trace des scellés. La chambre fut ensuite remise en ordre tant bien que mal, après quoi Renaud gagna l’alcôve large et profonde où maître Pol avait dormi sa dernière nuit.

Il en souleva les rideaux avec une véritable émotion.

« Morbleu ! murmura-t-il, voilà un frisson qui me fait honte. Mon digne ami ne saurait plus être qu’un revenant, à cette heure… et je n’ai pas peur des fantômes, je suppose ! »

Son ricanement rompit le silence de la chambre, et il tressaillit de la tête aux pieds.

Il lui semblait qu’une forme immobile reposait sur le lit défait.

Il s’approcha : c’était l’ancienne défroque de Guezevern : les diverses pièces du costume que Guezevern avait en quittant le château de Vendôme.

Renaud se prit à rire, cette fois franchement.

« Quand on a de la veine, dit-il en dépouillant lestement son pourpoint, les atouts ne manquent jamais. J’ai la veine et voici une pleine poignée d’atouts ! »

Il cacha son vêtement sous le lit et passa celui de maître Pol, ajoutant à part lui :

« Désormais, ma belle Éliane n’y verra que du feu !

Ce fut sa dernière parole. Il alla ouvrir la porte d’entrée pour poser la clef dans la serrure au dehors, mit la lampe allumée sur le meuble le plus éloigné de l’alcôve et passa derrière les rideaux.

L’instant après, il était étendu sur le lit, tout habillé, non point pour dormir, mais pour guetter, attentif et inquiet comme un chasseur à l’affût, l’arrivée de Mme Éliane.