Le Mari embaumé/I/18. Où Madame Éliane ressuscite un mort

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Hachette (Tome 1p. 266-267-282-283).





XVIII

OÙ MADAME ÉLIANE RESSUSCITE UN MORT


Ce n’était pas de ce côté que Renaud de Saint-Venant attendait le danger. Certes, la vue de Guezevern ressuscité lui aurait causé une bien autre épouvante, mais néanmoins ses rêves amoureux s’envolèrent comme si on l’eût inondé d’eau froide. Il eut peur et resta immobile, parce qu’il connaissait Éliane. Il savait que cette frêle enveloppe cachait une vaillance virile.

Il essaya de parlementer, c’est-à-dire de tromper.

« Noble dame, balbutia-t-il, ayez pitié de moi ; la folie d’amour m’a entraîné… je suis à votre merci !

— Silence ! interrompit Éliane. Où est Pol de Guezevern, mon mari ? »

Renaud hésita, puis il répondit, espérant profiter peut-être du coup que cette nouvelle allait porter à la jeune femme.

« Pol de Guezevern est mort. »

Éliane fut frappée, en effet, frappée violemment. Elle recula d’un pas, et fut obligée de saisir le rideau pour ne point tomber à la renverse.

Mais Renaud ayant voulu se mettre sur ses pieds, elle lui dit d’une voix qui glaça le sang dans ses veines :

« À genoux et fais ta prière ! »

Les genoux de Renaud fléchirent malgré lui.

« Je prie Dieu, ma noble dame, s’écria-t-il, je prie Dieu qu’il vous éclaire et vous fasse voir la vérité, puisque mon sort est entre vos mains. Eussé-je des armes, comment me serait-il possible de me défendre contre vous ? J’ai péché, je m’en repens amèrement ; mais, à cette heure qui peut être la dernière de ma vie mortelle, je jure que je n’ai rien fait contre mon ami et compère Pol de Guezevern ; que je sois foudroyé à l’instant même si je mens !

— Tu dois mentir ! murmura Éliane entre ses dents serrées. Tu ne l’as pas frappé, tu n’aurais pas osé ; mais il y a des paroles qui tuent comme le poison. Tu as parlé, il a voulu mourir. »

Elle leva l’épée ; mais elle était femme : l’idée du sang lui fit horreur.

Renaud vit cela, et, loin de triompher ostensiblement, il s’humilia davantage.

« Le ciel m’est témoin, madame, dit-il encore, que je n’aurais point murmuré en recevant le châtiment de votre main. Je vous ai offensée grièvement, et j’ai mérité les plus cruels supplices.

« Mais, en dehors de cet instant de démence, où le transport de mon grand et malheureux amour a envahi mon cerveau comme une ivresse, n’ai-je pas toujours été le fidèle compagnon de votre époux, l’ami dévoué de votre maison ? Je suis le parrain de votre fils unique, madame. Et qui sait si, en m’arrachant la vie, vous n’allez point priver Renaud, mon filleul, d’un tendre tuteur et d’un second père ?

— Silence ! » ordonna pour la seconde fois Éliane.

Puis elle ajouta, en jetant loin d’elle l’épée :

« Je sais bien que je me repentirai de n’avoir point eu la force de vous punir. »

Renaud se traîna jusqu’à elle en rampant sur ses genoux, et baisa dévotement le bas de sa robe.

Éliane le repoussa du pied, et lui dit :

« Rallumez la lampe. »

Il obéit aussitôt.

La lumière, en frappant le visage d’Éliane, éclaira une si mortelle pâleur que Renaud resta stupéfait. On eût dit une belle statue de marbre.

« Est-ce ce soir ? prononça-t-elle à voix basse.

— C’est ce soir, répliqua Renaud.

— C’était lui, » murmura Éliane.

Elle songeait à ce bruit lugubre, le bruit du corps tombant à l’eau.

Elle ne demandait plus pourquoi cette main de fer lui avait étreint le cœur.

« Il avait joué ? demanda-t-elle encore.

— Bien malgré moi, répondit Renaud. Je fuis le jeu comme la peste, ma noble dame : j’ai vu tant de malheurs ! Mais en arrivant à Paris, maître Pol était comme un cheval échappé…

— Ne dites rien, contre M. le comte de Pardaillan ! commanda sévèrement Éliane.

— Que Dieu et les saints m’en préservent ! Depuis que j’ai l’âge de raison, je n’ai point connu une meilleure âme. »

Il s’arrêta parce que Éliane le regardait en face.

« C’est contre M. le baron de Gondrin-Montespan qu’il a joué et perdu ? » interrogea-t-elle.

Renaud balbutia une réponse équivoque.

« Je sais que vous êtes aux gages de M. le baron, ajouta froidement Éliane. Je viens d’un lieu où l’on vous connaissait bien tous les deux.

— Que je sois puni éternellement !… » commença Renaud.

Elle l’interrompit d’un geste impérieux.

Renaud se tut ; mais, pour la première fois, il rougit de colère.

« Dites-moi ce que vous savez, fit-elle.

— Noble dame, repartit Renaud, n’ayant point réussi à retenir mon ami infortuné !

— Je suis comtesse, dit-elle, donnez-moi le titre qui m’appartient.

— Si mes vœux étaient exaucés, vous seriez reine ! déclama Saint-Venant. Donc, noble comtesse, n’ayant pu empêcher mon malheureux ami de se rendre à cette maison infâme, je ne lui épargnai point les reproches, ce qui le portait à se cacher de moi. Nous nous séparâmes froidement, hier au soir, et c’est seulement lorsqu’il a pris la résolution d’attenter à ses jours qu’il s’est souvenu du compagnon de son enfance pour lui confier ses dernières volontés. Il vint à mon auberge, aujourd’hui, car j’avais pris une chambre à l’hôtellerie pour lui céder mon propre logis. Il vint chez moi vers les cinq heures de relevée, et il était si changé que j’eus peine à le reconnaître.

« Il me dit : Renaud, mon meilleur camarade, mon seul ami, j’aurais bien dû suivre tes conseils. J’ai manqué à mon devoir et il faut que je quitte la France où il n’est plus pour moi d’honneur ni de sûreté. Voici deux plis, l’un pour Mme Éliane, ma femme, l’autre pour M. de Vendôme, mon seigneur. Me promets-tu de n’en point prendre connaissance avant neuf heures de nuit ?

— Où sont ces plis ? » demanda Éliane.

Renaud les tira de la poche de son pourpoint.

« Ils n’étaient point scellés ? fit la jeune femme avec défiance.

— Madame la comtesse, répliqua Saint-Venant, vous connaissiez mieux que moi ce noble, ce généreux cœur. Il ne pouvait se confier à demi. Ses lettres n’étaient point scellées… Et j’ajoute que si la pensée m’est venue… mais comment vous faire comprendre que j’ai puisé dans les paroles mêmes de mon ami mourant, le désir, l’espoir d’être le protecteur de sa veuve et le défenseur de son fils ?

— Je défendrai mon fils, prononça fièrement Éliane, et je n’ai pas besoin d’être protégée. »

En même temps, elle prit les deux lettres écrites par Guezevern et porta celle qui lui était adressée à ses lèvres.

Puis elle lut.

Pendant qu’elle lisait, Renaud de Saint-Venant réfléchissait.

Le danger était passé. Éliane avait jeté son épée.

Et pourtant quelque chose disait à Renaud de Saint-Venant qu’il n’était pas temps encore de relever la tête.

Quand Éliane eut achevé sa lecture, elle demeura pensive si longtemps que Renaud reprit le premier la parole.

« Madame la comtesse, dit-il, ne demanderez-vous point conseil au plus humble, au plus dévoué de vos serviteurs ?

— Dieu m’avait donné un maître, répliqua Éliane d’un ton ferme ; maintenant, je suis seule et ne prendrai conseil que de moi. »

Après un silence, elle ajouta, en laissant tomber sur Renaud son regard froid et résolu.

« Combien d’argent M. le baron de Gondrin-Montespan vous a-t-il promis pour ce que vous avez fait ?

— Madame, balbutia Renaud, je vous jure… »

Elle lui ferma la bouche d’un geste méprisant, et approcha de ses lèvres le sifflet d’ivoire qui pendait à sa ceinture et qui lui servait là-bas, quand elle menait l’intendance de Vendôme, à appeler ses serviteurs.

Mais le sifflet resta muet et elle murmura.

« Personne ne viendrait. Ici, je suis seule !

— Vous êtes avec un homme, s’écria Renaud, qui voudrait mourir votre esclave ! Commandez, j’obéirai. »

Jusqu’à présent, Éliane n’avait pas versé une larme. Nous sommes tous portés à juger les autres par nous-même, et Saint-Venant se méprenait peut-être à cette glaciale apparence.

Mais nul homme de cœur ne s’y serait trompé. Il y avait sous cette froideur de statue une mortelle angoisse.

« Quoi que vous ait promis M. le baron de Gondrin, dit-elle, je surenchéris, et je vous achète au double de son prix. »

Saint-Venant pâlit, et ses sourcils se froncèrent.

En ce moment, des pas se firent entendre dans le corridor, et maître François Phaidon de Barbedieu, majordome de M. le duc, parut sur le seuil dans le costume de sa charge. Dans la demi-obscurité qui régnait il ne reconnut point les deux personnes présentes, et dit avec une bonhomie un peu railleuse :

« Monsieur Guezevern, j’ai voulu venir moi-même vous chercher de la part de M. le duc, afin d’être le premier à voir cette huitième merveille du monde : un intendant honnête homme. »

Éliane avait eu le temps de prononcer tout bas :

« Pas un mot !

Saint-Venant resta muet, pris par un sentiment nouveau : une vive et ardente curiosité.

Pour la première fois, l’idée lui venait que la veuve de maître Pol n’acceptait point son malheur tout entier, et que, du fond de sa détresse, elle allait se relever pour tenter quelque étrange partie.

« M. de Guezevern, répondit Éliane, est ce soir, comme toujours aux ordres de M. le duc. »

Saint-Venant ne put s’empêcher de tressaillir, tant ces paroles mensongères étaient proférées d’une voix nette et calme.

Il pensa une fois encore, la poitrine serrée par toute son épouvante revenue :

« Si elle s’était jouée de moi ! si maître Pol vivait !

— M. l’intendant de Guezevern n’est-il point ici, madame ? demanda le majordome qui reconnut Éliane et la salua.

— Je suis chargée, répliqua la jeune femme évasivement, de rendre les sommes épargnées par mon mari entre les mains de M. le duc, et je vais m’acquitter de ce devoir.

— Sur ma foi, s’écria gaiement Barbedieu en prenant congé, c’est à peine si l’on peut dire que M. le duc tienne plus à l’épargne qu’à l’intendant, tant il est coiffé de notre ami Guezevern ! »

Quand le majordome fut parti, Renaud dit :

« Madame la comtesse a oublié dans son trouble qu’il manque cent cinq mille livres.

— Je n’ai rien oublié, répartit Éliane, et rien ne manquera. Allez me quérir, s’il vous plaît, les deux serviteurs qui m’ont fait escorte dans mon voyage. »

Saint-Venant obéit aussitôt.

Comme il allait passer le seuil, Éliane ajouta :

« Je combats pour le fils que Dieu m’a donné et pour l’enfant que Dieu me donnera. Pour la seconde fois, je vais être mère. Puisque vous avez pénétré mon secret, vous savez que l’héritage de M. de Pardaillan ne leur appartient pas seulement du chef de leur père, mais de mon chef à moi, fille unique et légitime de celui que je nommais mon oncle. Si vous êtes avec moi, vous serez un riche gentilhomme, monsieur de Saint-Venant ; si vous êtes contre moi…

— À quoi bon les menaces ? l’interrompit Renaud. Je suis avec vous, je suis à vous. »

Il parlait vrai en ce moment. La fortune le servait bien au delà de ses espérances. Cette femme, qui adorait son mari et qui le soupçonnait, lui Saint-Venant, d’avoir causé la mort de son mari, cette femme qu’il venait d’outrager, tacitement, mais cruellement, en arrivait du premier coup à se servir de lui et à le prendre pour complice.

La femme qu’il aimait quand elle était pauvre, et qui avait maintenant des millions !

Je ne saurais dire cependant pourquoi un vent glacé soufflait sur son enthousiasme, tandis qu’il allait, le long des corridors de l’hôtel de Mercœur pour exécuter les ordres de Mme Éliane.

Dans ces interminables galeries où régnait l’obscurité, il revoyait la morne et grave physionomie de la jeune femme qui naguère savait si bien sourire, et il avait vaguement frayeur.

De loin, cette tranquillité lui semblait terrible.

Éliane, restée seule, se laissa tomber sur ses deux genoux et couvrit son visage de ses mains.

De grosses larmes roulèrent lentement sur ses joues ; d’amers sanglots déchirèrent sa poitrine ; la digue qu’elle avait si longtemps opposée à son désespoir était rompue et son désespoir débordait.

Ce fut une crise poignante, mais courte.

Lorsque Renaud de Saint-Venant rentra, suivi des deux serviteurs, il trouva Éliane debout, au milieu de la chambre, pâle, défaite, changée comme si, en ce bref espace de temps elle eût subi les angoisses d’une longue maladie. Elle portait haut la tête, pourtant, et, ses yeux secs ne gardaient point la trace de ses pleurs.

Elle avait repris son costume de voyage.

Sur son ordre, trois corbeilles furent disposées ; on compta dans chacune des deux premières quatre mille cent soixante-six louis de vingt-quatre livres. Pour ce faire, il fallut emprunter déjà aux valises apportées du château de Pardaillan par Mme Éliane deux cent huit pièces d’or. La troisième corbeille fut remplie entièrement au moyen du contenu de ces mêmes valises. Nous avons vu qu’elles étaient lourdes.

Renaud de Saint-Venant regardait faire. Malgré l’énorme somme empruntée ainsi aux bagages de Mme Éliane, Renaud de Saint-Venant put voir que les sacs de cuir gardaient une rotondité respectable.

« Suivez-moi, » dit la jeune femme en indiquant d’un geste que chacun de ses compagnons devait prendre une des corbeilles.

Renaud de Saint-Venant se chargea comme les autres. Éliane ouvrit la marche, tenant le flambeau à la main.

César de Vendôme était dans sa chambre à coucher, en compagnie de dom Loysset, son chapelain secrétaire, et de maître Phaidon de Barbedieu, son majordome.

« Ventre saint gris, s’écria-t-il en voyant entrer Mme Éliane, précédant les trois paniers remplis d’or, je sais bien à qui nous allons tailler des croupières avec cela ! Tête-de-bœuf, mon ami, a-t-il la colique qu’il ne s’est point rendu lui-même à son devoir ?

— Monseigneur, répondit Éliane, au grand étonnement de Renaud, grâce à Dieu, Pol de Guezevern, mon bien-aimé mari, se porte à merveille. J’expliquerai tout à l’heure à Votre Altesse les raisons de son absence. »

Puis, se tournant vers les trois porteurs qui la suivaient, elle ajouta :

« Comptez !

— C’est cela, fit César de Vendôme. Comptons, mes enfants. Ce n’est pas que j’aie méfiance de mon intendant, au moins, mais les bons comptes font les bons amis. »

Saint-Venant et les deux serviteurs versèrent leurs corbeilles sur la vaste table de chêne noir, sous laquelle nous vîmes pour la première fois ce pauvre maître Pol endormi après une nuit d’orgie.

Mme Éliane regardait justement les carreaux de cette haute fenêtre donnant sur le clos de dame Honorée et songeait peut-être aux grains de sable qu’elle lançait d’en bas pour appeler son amant.

Deux grosses larmes brillaient entre ses paupières baissées.

Saint-Venant et les deux serviteurs, surveillés par le chapelain et le majordome, comptaient leurs trois tas d’or.

Pendant que l’on comptait, César de Vendôme passa derrière les rideaux de son alcôve où son chambrier tenait provision de serviettes chaudes.

Chaque tas d’or se trouva contenir, comme nous l’avons dit, quatre mille cent soixante-six louis, auxquels Mme Éliane ajouta deux pièces d’or d’égale valeur pour parfaire les douze mille cinq cents doubles pistoles, représentant cent mille écus tournois.

Dom Loysset et maître Barbedieu déclarèrent le compte juste.

César de Vendôme rentrait en ce moment tout guilleret.

« Ventre saint-gris ! dit-il, cent mille écus en or tout neuf sont une jolie chose à voir ; mais j’en donnerais moitié de bon cœur à qui voudrait inoculer la peste noire à ce croquant de cardinal. Venez ça, charmante dame, car mon intendant est noble, vive Dieu ! et recevez, s’il vous plaît, cette étrenne de cinq cents écus pour vous acheter une garniture de dentelles. »

Éliane s’était approchée, mais elle repoussa d’un geste froid le présent qui lui était offert.

« Qu’est-ce à dire ? demanda le duc qui fronçait déjà le sourcil.

— C’est-à-dire que je refuse, monseigneur, répondit doucement Éliane.

— Monsieur mon intendant, riposta César de Vendôme en souriant d’un air narquois, ne sera pas si fier que cela.

— Monseigneur, prononça lentement Éliane, Votre Altesse, en ce moment, n’a plus d’intendant. »

Renaud tressaillit, car il crut qu’elle allait faire un aveu et peut-être l’accuser lui-même.

M. de Vendôme, frappé par les paroles de la jeune femme et son accent, demanda :

« Serait-il arrivé malheur à mon ami Guezevern ?

« Mais, non, se reprit-il ; vous avez dit tout à l’heure qu’il se portait à merveille. »

Éliane se redressa.

« Monseigneur, dit-elle, il lui est arrivé bonheur. Mon bien-aimé mari, en partant, ce soir, pour régler d’importantes affaires à son château de Pardaillan…

— Hein ? » fit le duc étonné.

Saint-Venant respira. L’eau se troublait. À dater de cet instant précis, il se sentait nécessaire.

« À son château de Pardaillan, répéta Éliane. En me quittant, dis-je, ce soir, mon mari m’a donné mission de régler ses comptes d’intendance avec Votre Altesse. »

César de Vendôme dit pour la seconde fois :

« Son château de Pardaillan ! »

Les autres ouvraient de grands yeux.

Éliane continua :

« Et de résigner entre vos mains l’emploi d’intendant qu’il tient de votre gracieuse confiance. »

Malgré sa colique, César-Monsieur devint rouge comme une pivoine.

« Ventre-saint-gris, gronda-t-il, en voici bien d’un autre ! Où diable Tête-de-bœuf croit-il que je vais trouver un second intendant honnête homme ? Et vous qui parlez, ma mie, avez-vous l’âme si ingrate ? Ne vous souvenez-vous plus que je vous ai portée à la gredindaine, moi, fils de France, une nuit où j’étais bien incommodé ? Je ne sais plus ce qui vous était arrivé, mais vous n’étiez pas si brave qu’à cette heure, madame ! ce fut là, je pense, que ce Breton bretonnant devint amoureux de vous ! Et votre mariage ? c’est moi qui vous ai mariés, un autre soir où j’étais encore bien empêché. Et n’est-ce point surprenant que cette incommodité me tourmente depuis si longtemps ? Monsieur le cardinal en fait des gorges chaudes, mais, par la vraie-croix ! rira bien qui rira le dernier ! J’y songe ! Je fais une gageure ; c’est le diable rouge qui me joue encore ce tour-là !

Éliane voulut protester, mais M. le duc lui ferma la bouche rudement et continua avec une indignation croissante :

— Tête et sang ! vous êtes une effrontée, ma mignonne ! On dit que vous menez cet innocent de Bas-Breton par le bout du nez, et qu’il ne jure plus, et qu’il ne boit plus, et qu’il a le fouet au logis quand il lui arrive de remuer les dés ou de toucher les cartes ! Savez-vous ce qui arrive ? Vous m’avez donné un accès de mon mal ! Et de quel droit une caillette comme vous trouble-t-elle la digestion d’un prince tel que moi ? C’est le monde renversé, ou que je sois puni de mort subite ! En quel temps vivons-nous, par la sambregoy ! n’est-ce plus le seigneur qui chasse son intendant ? Est-ce l’intendant qui congédie son seigneur ? Mort et passion ! ma mie, le roi mon frère vient de bâtir un couvent pour les donzelles de votre sorte. Vous irez aux Madelonnettes bel et bien, et je garderai monsieur mon intendant qui est un honnête homme ! »

Ce dernier mot se perdit en un gémissement et il s’élança tête première derrière ses rideaux.

« Parlez, madame, cria-t-il du fond de son alcôve ; je vous écoute. J’ai lieu de penser que ceci est une crise favorable. Pourquoi Tête-de-bœuf ne veut-il plus être mon intendant ? »

Il y avait sur toutes les lèvres un sourire irrésistible mais le chapelain et le majordome reprirent leur sérieux quand Éliane répondit :

« Monsieur de Guezevern ne peut plus être votre intendant, monseigneur, parce que cet emploi ne convient plus à sa présente qualité. Je ne sais pas s’il voudrait être, à cette heure, le trésorier de notre sire le roi. M. de Guezevern se nomme désormais le comte de Pardaillan.

— Saint sépulcre ! s’écria M. de Vendôme, bondissant hors de l’alcôve, ceci est une avanie de M. le cardinal. J’avais le seul intendant honnête homme qui fût en l’univers chrétien, ils me l’ont pris pour en faire un grand seigneur. Tubleu, Pardaillan ! Beau nom ! riche domaine ! Et figurez-vous, comtesse, que me voici frais comme une rose ! Qu’on mette la nappe, ventre-saint-gris ! je me sens un appétit de page ! Voulez-vous souper avec le fils aîné de Henri le Grand, belle dame ? Non ? Tant mieux ! où il y a de la gêne il n’y a pas de plaisir. Qu’on m’aille quérir une demi-douzaine de messieurs mes amis, n’importe lesquels… ou plutôt, j’y songe, un nombre égal de cadets nobles au brelan de Marion la Perchepré ; je choisirai parmi eux le mieux buvant pour remplacer Tête-de-bœuf, et nous dormirons sous la table. »

César de Vendôme se redressa sur ces derniers mots et quand il voulait, il avait ma foi, belle prestance. Il baisa galamment la main de Mme Éliane et la reconduisit jusqu’à la porte, disant :

« Comtesse, nous vous félicitons de grand cœur. Le hasard a réparé sa propre faute en vous donnant un état digne de vous. Portez s’il vous plaît toutes nos civilités à notre digne compagnon et bien bon ami, M. le comte de Pardaillan, et que Dieu vous ait en sa garde !