Le Mari embaumé/II/17. La veillée

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E. Dentu (Tome 2p. 227-240).





XVII

LA VEILLÉE


Don Estéban ayant ainsi parlé, porta son verre à ses lèvres en saluant ses deux compagnons avec une grave bonhomie.

Ceux-ci lui rendirent son salut et l’on but en silence. Au moment où les verres vides étaient replacés sur la table, onze heures de nuit sonnèrent à l’horloge du beffroi de Pardaillan.

Le bruit allait s’éteignant au rez-de-chaussée du cabaret, où le troupeau des gens de robe et des soudards avait réussi à se parquer sans doute.

Au dehors, l’orage n’était plus, et un rayon de lune blanchissait les carreaux étroits de la lucarne.

Don Estéban compta les onze coups de la cloche et reprit :

— Nous avons encore deux heures. Mes jeunes maîtres, vous me demandiez près de qui je compte prendre mes renseignements. Quelques-uns de ces renseignements sont pris d’avance ; car j’ai fait beaucoup de rencontres dans mon voyage de Parie jusqu’ici, et devançant toujours tout le monde, j’ai changé souvent de compagnons. J’ai été le cavalier de Mélise, ami Roger. Ami Gaëtan, j’ai caracolé à la portière des dames de Pardaillan, ce qui ne m’a pas empêché de causer avec M. le baron de Gondrin, lieutenant de roi ; avec le conseiller de Saint-Venant, avec maître Mathieu Barnabi et bien d’autres. En conscience, je n’ai point perdu mon temps sur la route, et si j’avais su, voilà huit jours, tout ce que je sais maintenant, peut-être n’y aurait-il point tant de chalands, ce soir, à l’auberge de Minou Chailhou, notre hôte. Mais tout est pour le mieux, croyez-moi, et il faut des témoins aux affaires bien faites. Quant aux renseignements qui me font défaut encore, j’ai compté sur vous pour me les fournir.

— Sur nous ! répétèrent les deux jeunes gens avec un reste de défiance.

Et Gaétan ajouta :

— Nous ne savons pas encore qui vous êtes.

— C’est juste, répondit le More avec un sourire, mais se cacher n’est pas un crime, monsieur le chevalier. Depuis combien de jours portez-vous le nom de votre brave, de votre malheureux père ?

Ceci fut prononcé d’un tel ton que la main de Gaétan se tendit d’elle-même.

Le More la serra d’une étreinte véritablement paternelle.

— Et vous, ami Roger, reprit-il, ne savez-vous point depuis quelque temps déjà que votre vrai nom n’est pas celui que vous portez ?

Le page rougit, mais son étonnement ne fut point comparable à celui du chevalier, qui s’écria :

— Oh ! oh ! est-ce un prince déguisé qui a daigné croiser le fer avec moi ?

— Vous aimez au-dessus de vous, dit pour la seconde fois le More, il aime au-dessous de lui, et cette chère enfant, si noble, qui promenait naguère sa mélancolie sous les tilleuls du clos Pardaillan, ne sera point si haut titrée en mariage que la fille de ce coquin de Mitraille… à moins, chevalier, que vous ne lui gagniez une couronne de duc avec le temps.

— Seigneur Estéban, murmura le page, j’ai pu avoir en ma vie des souvenirs et des espoirs ; je n’ai jamais eu de certitude, et je crois que vous en savez plus long que moi.

Le More lui tendit la main à son tour.

— Vous aviez plus de quatre ans, quand on vous enleva, ami Roger, dit-il. De cet âge-là, on n’oublie rien, et jamais vous n’avez pu entendre sans tressaillir le nom de Guezevern !

— Et quand j’ai vu madame Éliane au manoir de Rivière-le-Duc, poursuivit le page dont les yeux brûlaient à travers ses larmes, tout mon cœur s’est élancé vers elle…

— Vive Dieu ! s’écria Gaëtan, qui bondit sur ses pieds, serait-il le frère de Pola ?

Il s’élança vers Roger les bras ouverts. Roger secoua la tête et garda ses yeux baissés.

— Tout mon cœur, répéta-t-il. Mais madame Éliane me laissa m’éloigner sans me dire : « Enfant, je suis ta mère ! »

Il se redressa, jetant en arrière les boucles de sa blonde chevelure et emplit résolument son gobelet.

— Buvons ! ajouta-t-il en étouffant un soupir. Je suis page de M. de Vendôme, Qui sait si on ne mettrait pas cette noble origine entre moi et celle que j’aime ?

— Pol de Guezevern aussi, dit le More à voix basse, était page de M. de Vendôme.

— Eh bien ! oui, s’écria Roger avec une soudaine violence, c’est la vérité, j’ai peur ! Il y a une chose terrible, un doute funeste. J’ai peur d’être l’héritier d’un grand malheur. J’ai peur qu’une voix s’élève et me dise : comte de Pardaillan, soyez juge entre votre père et votre mère !

— Frère ! prononça tout bas Gaëtan, ne croyez-vous point à madame Éliane ?

— Cet homme l’a dit, répliqua le page avec une émotion profonde ; je n’ai jamais entendu le nom de Pol de Guezevern sans tressaillir dans toutes les fibres de mon cœur !

Le More leva son verre jusqu’à ses lèvres. Son visage de bronze ne pouvait point pâlir, mais ses lèvres tremblaient. Il y eut un silence.

— Don Estéban, reprit Gaëtan le premier, vous ne nous avez pas dit qui vous êtes.

— C’est vrai, ajouta Roger, et plus que jamais j’ai besoin de le savoir.

Le More semblait se recueillir en lui-même.

— Vous avez raison, dit-il enfin au lieu de répondre, j’en sais plus long que vous ; et cependant je ne sais pas tout. C’est cette nuit ou jamais qu’il me faut tout savoir. Chevalier, j’ai connu votre père, je l’ai respecté ; il y avait entre nous deux la même différence d’âge qui nous sépare vous et moi ; il m’aimait. Et cependant, le vrai lien qui nous unit c’est votre amour pour cette chère créature, la fille de Guezevern : Pola de Pardaillan. Ne m’interrogez plus, je vais tout vous dire, du moins tout ce qui peut être dit. Roger, je fus l’ami de votre père, et, pendant bien longtemps, son seul ami. Nous avons souffert et combattu ensemble. Écoutez avec calme, car ceci est la vérité. Ceux qui accusent votre mère — elle est votre mère — d’avoir assassiné son mari, sont des menteurs. Pol de Guezevern n’est pas mort.

— Oh ! soyez béni !… s’écria le page. Et que Dieu…

— Attendez, l’interrompit le More, avant de remercier Dieu. Ceux qui accusent votre mère ne sont pas les seuls à mentir. Votre mère ment.

— Ma mère, répéta Roger, en portant la main à son épée.

— Bien, frère ! dit Gaëtan.

— Votre mère, continua le More, ment aussi et ment depuis quinze ans. Pol de Guezevern n’est jamais entré dans cette chambre mystérieuse qui passe pour abriter sa folie incurable. Voilà deux semaines, Pol de Guezevern ne savait pas qu’il avait une fille ; il ignorait avoir perdu un fils, et à la première notion qu’il a eue de l’existence de Pola, il a crut à une trahison adultère.

— Mais où est-il ? interrompit encore Roger, incapable de se contenir.

— Enfant, répliqua péniblement le More, quand on a aimé de tout son cœur, quand on a souffert longtemps et cruellement, on est faible contre les conseils de la vengeance. Pendant les heures de la lutte, pendant les longs jours de la captivité, Pol de Guezevern était soutenu par une seule pensée. Et si le courage l’abandonna parfois dans ses lointaines traverses, c’est qu’il avait emporté avec lui un doute, une douleur. Un faux ami lui avait inspiré des soupçons contre sa femme avant même la catastrophe qui l’éloigna de sa patrie. Pol de Guezevern avait laissé sa femme pauvre, plus que pauvre, et cette ruine était son ouvrage à lui. Quand il est revenu, il a cherché sa femme pauvre pour lui rendre le repos et le bonheur, conquis au prix d’un terrible martyre. Il a retrouvé sa femme riche, et non pas veuve, quoiqu’elle eût appris (il savait cela) la nouvelle de sa mort, mais puissante, mais liguée avec ses ennemis, mais engagée dans une intrigue de cour et se parant de je ne sais quel héroïsme conjugal, qui était une effrontée comédie.

— Pol de Guezevern, en ce premier moment, a jugé sa femme et l’a condamnée.

Avant de frapper, cependant, sa main a tremblé, car cette haine nouvelle n’était que l’envers d’un grand amour.

Il a revu celle qui fut l’adoration de sa jeunesse ; il l’a revue toujours belle et portant sur son front doux et fier l’auréole angélique.

Pol de Guezevern a senti que cette femme était encore son cœur. Il a manqué de courage, il a fui, et il a dit à celui qui est un autre lui-même :

— Reste et sois son juge.

Cet autre, c’est moi, mes jeunes maîtres, et il est temps de vous dire qui je suis. Dans vos armées, il y a des fraternités qui se nouent ; on combat ensemble, côte à côte, le sang se mêle, le cœur s’épanche ; on s’aime à tort et à travers.

Mais là-bas, car en quittant la France après avoir écrit à sa femme : je suis mort, et après avoir essayé de mourir, Pol de Guezevern alla loin, bien loin, là-bas, dis-je, en Allemagne, en Bohême, en Hongrie ; dans ces batailles qui se livrent à cinq cent lieues du sol natal, quand deux hommes se rencontrent et se donnent le nom de frère, c’est à la vie et c’est à la mort.

Je suis le frère de Pol de Guezevern, ami Roger, et il m’a dit de veiller sur toi comme un père ; je suis le frère du comte de Pardaillan, chevalier, à ce point que j’ai pu vous dire : je vous aime parce que vous aimez ma fille.

C’est moi qui ai vérifié la date de naissance de l’enfant, c’est moi qui ai dit : Sur ce point, du moins, madame Éliane n’est pas coupable.

Une nuit, de l’autre côte du Danube, dans les plaines qui entourent Szegedin, le dernier village chrétien, il y eut une de ces mêlées sanglantes dont l’écho vous arrive à peine. Les Turcs restèrent maîtres du champ de bataille. Pol et moi nous fûmes triés parmi les morts, parce qu’il nous restait un souffle de vie, et trois mois après, nous ramions dans les eaux de Trieste, à bord de la galère capitane.

Nous avons ramé sept ans, comme sept ans nous avions combattu : toujours ensemble.

Ce fut un soir, nous croisions en vue d’Alger, Pol me dit : « Je mourrai donc sans revoir Éliane, ma bien-aimée femme ! Elle est venue hier me visiter en rêve. Elle m’appelait à son secours. »

Nous étions aux fers pour tentative d’évasion. Mais, depuis deux semaines, les heures accordées à mon sommeil s’étaient dépensées à limer nos chaînes, celles de Pol d’abord, puis les miennes. Avant le lever du jour nous nagions, ensemble toujours, vers le rivage. Ensemble nous avons traversé l’Afrique, ensemble nous avons franchi le détroit de Gibraltar, puis coupé toute la profondeur de l’Espagne, avant de parcourir les trois quarts de la France, de Bayonne à Paris.

Sur la route de Bayonne à Paris, le château de Pardaillan se trouve. Mais Pol de Guezevern ne savait pas encore qu’Éliane était la comtesse de Pardaillan.

À Paris… Mais je vous ai déjà dit le reste. Pol de Guezevern m’a investi de son autorité. Roger, pour toi son fils ; Gaëtan, pour vous qui aimez sa fille, je suis Pol de Guezevern.

Les deux jeunes gens l’écoutèrent encore après qu’il eut fini de parler. Il y avait dans son accent une autorité qui forçait la confiance.

Depuis longtemps déjà, le beffroi avait laissé tomber les douze coups de minuit. L’auberge dormait. La campagne solitaire faisait silence. Le ciel, un instant purifié, recommençait à se couvrir de grands nuages, qui nageaient dans le bleu comme d’immenses navires et passaient avec lenteur sur le disque de la lune.

— Que voulez-vous de nous ? demanda brusquement Gaëtan ; moi, je suis ici pour la comtesse Éliane. Le More sourit en regardant Roger.

— Et toi, murmura-t-il, tu ne me demandes pas : que voulez-vous de moi ?

Le page hésita.

— Seigneur Estéban, dit-il enfin, mon père a-t-il pardonné à ma mère ?

— Non, répondit le More.

Roger baissa la tête. Le More poursuivit :

— Ton père me maudirait, enfant, si j’essayais de t’attirer, à lui, transfuge de la cause de ta mère !

— Voilà qui est bien dit, seigneur ! s’écria Gaëtan. Vous êtes un gentilhomme !

— Je suis un homme ! rectifia Estéban avec une sévère emphase.

Puis, s’adressant à Roger, il poursuivit encore :

— Ton père ne veut point pardonner.

Roger était si pâle que Gaëtan se leva pour le soutenir.

— Dieu m’est témoin, murmurait-il, que je donnerais tout mon sang pour ma mère… mais j’aime mon père.

La voix du More se fit plus émue.

— Moi, je me souviens de ma mère, dit-il, comme s’il se fût adressé à lui-même. Je l’aurais défendue contre tous. Oui ! et contre Dieu ! Renaud de Guezevern ! reprit-il en regardant le page, qui tressaillit violemment à ce nom, votre mère vous adorait autrefois. Que sa conduite soit héroïque ou coupable, tout ce qu’elle a fait, elle a dû le faire pour vous. Voulez-vous être son avocat auprès de votre père ?

— Oui, de tout mon cœur et de toute mon âme ! s’écria Roger.

— Levez-vous donc et venez ! dit le More en quittant son siège. Vous m’avez entendu : votre père ne veut point pardonner.

— J’ai compris : il veut absoudre. Pour plaider, il faut savoir. Est-ce vers mon bien-aimé père que vous allez me conduire ?

Estéban répondit :

— Pour savoir, il faut interroger. Guezevern, je vous conduis à votre mère.

Il serrait, en parlant, le ceinturon de son épée. Roger l’imita.

— Et moi ? dit Gaëtan, qui restait assis.

— Nous n’avons pas assez de troupes, répliqua le More en riant, pour laisser garnison dans les places que nous abandonnons. Chevalier, vous avez droit, suivez-nous : vous êtes de la famille.

Gaëtan eut besoin de se contenir pour ne pas sauter de joie. Il toucha la main du More avec un évident respect. Cet homme avait pris sur les deux jeunes gens un empire extraordinaire.

Le beffroi mettait en mouvement son carillon qui fut suivi d’un seul coup, marquant la première heure après minuit, à l’instant où nos trois compagnons quittaient la chambre de l’aïeul. Ils descendirent à bas bruit et se trouvèrent bientôt dans l’espèce de vestibule où Cathou Chailhou avait causé avec le chevalier. On avait étendu de la paille sur la terre battue et le vestibule servait de chambre à coucher à une douzaine de dormeurs ronflant pêle-mêle, en digérant les longes de génisse de madame Chailhou.

Estéban, qui marchait le premier, ne se donna point trop de peine pour dissimuler son passage. Il alla droit son chemin, suscitant çà et là quelque blasphème d’un ronfleur à demi éveillé. La salle commune, qu’il fallait traverser aussi, était encore plus encombrée que le vestibule ; le feu mourant y jetait quelques lueurs.

Une voix de soudard cria dans l’ombre :

— Qui vive !

— Mort de moi ! répondit Estéban rondement et sans contenir sa voix, cuve ton vin, mon camarade, l’orage est fini, et j’aime mieux dormir sur l’herbe mouillée que dans la peste de ce trou.

L’archer se retourna sur sa paille en grommelant :

— La peste ! Le fait est que nous ne flairons pas la rose, ici…

Et il ronfla.

Nos trois compagnons étaient dehors. La solitude régnait aux abords du tourne-bride, mais le long des murs du château on pouvait voir la ligne des sentinelles. La maison de la comtesse de Pardaillan était littéralement assiégée.

— Allons-nous attaquer ces hommes ? demanda Roger.

— Nous attaquerons quand il le faudra, répondit le More. Ce n’est pas encore l’heure de l’épée. Savez-vous où trouver vos chevaux ?

— Nos chevaux ! répétèrent les deux jeunes gens avec étonnement. N’allons-nous point où est madame Éliane ?

— Si fait, mes fils, répliqua Estéban, mais le chemin est plus long que vous ne croyez, et l’heure presse.

Gaëtan et Roger se mirent à chercher parmi les chevaux attachés autour du cabaret. Le More siffla doucement et d’une façon que nous eussions reconnue. Les branches d’un taillis voisin bruirent, agitées, puis s’écartèrent, et Keïs, bondissant, vint mettre ses naseau auprès du visage de son maître, qui sauta sur son dos. Dès que les deux autres furent en selle, le More commanda : « Au galop ! »

Et il prit la tête, guidant ses deux compagnons.

Ce brusque départ détermina un mouvement parmi les sentinelles qui se rapprochèrent du pont comme pour en défendre l’entrée. Mais ce n’était qu’une vaine alerte, le pas des chevaux allait rapidement s’éloignant.

Le More prit d’abord sa route à travers les champs détrempés par l’orage. Il atteignit en quelques minutes le village de Pardaillan, dont il traversa l’unique rue au galop. Au moment où la petite troupe dépassait les dernières maisons comme un tourbillon, un homme, enveloppé dans un manteau de couleur sombre, sortit du moins pauvre logis qui fût en ce hameau et, surpris par le passage des cavaliers, essaya de se dissimuler dans un enfoncement de muraille.

— Bonsoir, monsieur le conseiller, dit le More sans ralentir sa course.

Et les deux autres répétèrent :

— Monsieur le conseiller, bonsoir !

Renaud de Saint-Venant, c’était lui qui sortait à cette heure indue pour des affaires que nous saurons bientôt, ne reconnut point Estéban ni ses deux suivants, mais il ressentit entre les deux épaules comme un arrière-goût des magnifiques plats d’épée reçus dans la maison en construction le soir de la lanterne magique.

Au sortir du village, Estéban tourna la petite église et franchit une haie qui le mit en plein champ. Une seconde haie franchie le lança dans une large route de chasse, percée à travers les futaies de Pardaillan. La route montait le mamelon, situé derrière le château.

La course continua pendant un quart d’heure. Gaëtan et Roger se demandaient :

— Où nous mène-t-on si loin ?

Le bois s’épaississait, le terrain commençait à redescendre, nos deux jeunes gens pensaient avoir traversé toute la profondeur du mamelon, lorsqu’un son de cloche très voisin vint frapper leurs oreilles. Gaëtan et Roger reconnurent parfaitement le timbre rauque du beffroi de Pardaillan, sonnant le quart après une heure.

Estéban s’était arrêté court.

— Pied à terre ! ordonna-t-il.

Les deux jeunes gens firent halte et descendirent. Pendant qu’ils attachaient leurs chevaux à deux arbres, le More caressait Keïs qu’il lança, libre, sous la futaie, après lui avoir dit :

— Attends-moi !

— Sommes-nous arrivés ? demanda Roger en faisant un pas vers une sorte de haie très basse, qui semblait fermer la route.

La main du More l’arrêta brusquement.

— De ce côté-là, dit-il en riant, on n’arrive pas, on tombe.

Il fit approcher Roger avec précaution de ce qui semblait être une haie, et lui montra par-dessus un ourlet rocheux, couvert de quelques touffes de bruyères, un précipice au delà duquel le château de Pardaillan dessinait sa masse carrée.

— Ici, dit encore Estéban, il n’y a point de sentinelles.

— Vous connaissiez donc le pays d’avance ? murmura Gaëtan. Moi qui l’ai habité j’ignorais l’existence d’une route menant au lieu où nous sommes.

— Chevalier, répondit le More gaiement, les amoureux n’y voient goutte.

— Et comment franchir cet abîme ? pensa tout haut Roger.

Estéban mit deux doigts entre ses lèvres, et un coup de sifflet aigu retentit, éveillant les échos du vieux manoir.

Des profondeurs de l’ombre, une voix douce monta qui chantait :

Nous étions trois demoiselles,

Toutes trois belles
Autant que moi,
Landeriguette,
Landerigoy !
Un cavalier pour chacune
Courait fortune
Auprès du roi,
Landerigoy,

Landeriguette !

— Mélise ! murmura Roger.

— Qui vous attend, monsieur le comte, répondit le More. Il ne s’agit plus que d’arriver jusqu’à elle sans vous casser le cou !