Le Mari embaumé/II/19. Renaud de Saint-Venand

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E. Dentu (Tome 2p. 255-268).





XIX

RENAUD DE SAINT-VENANT


Pendant que le More essayait de sonder les mystères de la chambre du deuil et trouvait au fond une énigme nouvelle, plus insoluble que toutes les autres énigmes posées en travers de son chemin depuis qu’il avait passé la frontière de France, madame Éliane oubliait, entre ses deux enfants chéris, les tristesses du présent, les menaces de l’avenir.

C’était une heure de répit, une heure de joie, la seule qu’elle eût savourée depuis qu’elle était comtesse de Pardaillan. À voir ce jeune homme si fier, si vaillant, si tendre, qui était son fils, cette enfant si douce et si belle, qui était sa fille, le cœur de la pauvre mère s’extasiait en une allégresse profonde. Elle vivait la minute présente avec une avidité passionnée, fermant volontairement les yeux, et rejetant à la fois hors de son esprit toutes les amertumes de la veille, toutes les angoisses du lendemain.

Elle n’accueillait qu’une seule pensée, la pensée qui la soutenait depuis huit jours : le souvenir de la promesse de la reine.

La reine n’avait pu mentir. Il y avait entre elle et la reine un engagement sacré. Or, la reine possédait le pouvoir suprême. Un mot d’elle pouvait se placer comme un rempart infranchissable entre la pauvre Éliane et la cruelle victoire de ses ennemis.

Nous allons voir tout à l’heure qu’elle n’avait pas tort d’espérer, et que malgré la méchante intervention de Kaddour, le matou d’Anatolie, et du cat-fox écossais, les débris de l’ordre signé par Anne d’Autriche pouvaient encore servir à quelque chose. Cette nuit où nous avons laissé M. de Mazarin assis auprès du lit de la reine, avait eu un lendemain comme toutes les nuits.

Seulement, entre la bonne volonté de la reine, entre l’honnêteté commerciale de Mazarin qui avait fait avec Éliane un véritable marché à titre onéreux et le château de Pardaillan, il y avait loin.

En outre, tout le long du chemin, bien des obstacles se dressaient.

Et, tout autour du château, cette muraille d’assiégeants, commandés par M. le baron de Gondrin, lieutenant de roi, était une terrible barrière.

Kaddour et le cat-fox avaient dévoré le précieux parchemin sans songer à mal. Ici, nombre de gens l’eussent détruit de parti pris.

Vers trois heures du matin, alors que la mère et ses deux enfants, serrés l’un contre l’autre, échangeaient leurs meilleures caresses, on avait frappé doucement à l’une des portes de l’oratoire ; non point celle qui était gardée par le chevalier Gaëtan, placé en sentinelle dans le corridor.

Ce coquin de Mitraille était entré, la tête basse, le pas chancelant, comme un homme abêti par l’ivresse. De fait, il n’avait pas toute son intelligence, Mélise nous a expliqué cela, parce qu’il ne buvait que de l’eau depuis deux jours.

Il avait le regard éteint, la langue épaisse, la taille courbée.

Il s’approcha de madame Éliane, et lui parla tout bas.

— Lui ! s’écria-t-elle en se levant, à cette heure ! et qui lui a ouvert les portes du château de Pardaillan ?

— C’est moi, s’il plaît à madame la comtesse, répondit Mitraille avec un sourire important. Je sais ce que je sais, peut-être ! Il m’a dit qu’il venait dans l’intérêt de madame la comtesse.

Voyez-vous, cette petite Mélise avait raison de bout en bout. Les gens comme ce coquin de Mitraille perdent cent pour cent à boire de l’eau. Cela les grise.

Depuis huit jours, il défendait le château envers et contre tous ; le roi serait venu à la tête de ses mousquetaires qu’il eût laissé le roi à la porte. Mais l’arrivée de madame Éliane exagérant soudain l’idée de sa responsabilité, il avait fait abstinence imprudemment et sa pauvre tête n’y était plus. Nous ne prétendons pas l’excuser tout à fait, mais nous plaidons les circonstances atténuantes.

Madame Éliane renvoya précipitamment Roger et Pola, étonnés de son trouble. Dès qu’elle fut seule avec Mitraille, elle s’écria :

— Comment avez-vous osé introduire un pareil homme dans ma maison ?

Le brave capitaine se gratta l’oreille.

— C’est bien vrai, dit-il, que je me suis souvent disputé avec madame la comtesse, parce qu’elle recevait ce même scélérat. Lui et son compère Mathieu Barnabi, cela fait une paire de Judas comme on n’en a pas vu depuis Hérode ! Mais j’ai réfléchi parce que j’ai la tête saine…

Il s’embarrassa dans une explication d’ivrogne qu’il termina ainsi en changeant de ton brusquement :

— Et, au fait, madame et maîtresse, je vais, si cela vous agrée, jeter le misérable et son ordre de la reine, à l’endroit le plus profond des douves, sanguedimoy ! et de grand cœur !

— Un ordre de la reine ! répéta Éliane dont la voix trembla. As-tu dit un ordre de la reine !

— C’est lui qui le dit, noble dame, répliqua Mitraille : un ordre de la reine, arrivé de Paris cette nuit même. Et à propos de cela, il paraît que les choses ont bien changé, à Paris depuis huit jours. Je n’ai pas beaucoup compris, et si j’avais bu la moindre des choses, je croirais que c’est le vin, mais…

La comtesse s’était levée.

— Qu’on l’introduise ! interrompit-elle.

— Alors demanda Mitraille, vous ne voulez pas qu’on le jette dans le fossé ?

— Qu’on l’introduise sur le champ !

Ce coquin de Mitraille salua, chancela et se retira, disant à part lui :

— Je l’aurais jeté si vous aviez voulu, tête première. Et ça m’aurait fait grand plaisir.

Ils ont des moments lucides.

Le conseiller Renaud de Saint-Venant entra, souriant et mielleux. Il marcha vers Éliane, les deux mains tendues.

— Se peut-il, madame la comtesse, dit-il, que vous ayez fait tout cela sans chercher mes conseils, sans même me prévenir ! Ne suis-je plus votre vieil ami et le plus sincèrement dévoué de vos serviteurs ?

— Quel est cet ordre de la reine ! demanda Éliane en lui désignant un siège.

— Vous devez le savoir mieux que moi, noble dame, puisque vous allâtes le chercher, cette nuit où vous me fîtes bâtonner par cet aventurier le More…

— Le More ! interrompit Éliane. Je n’ai jamais vu cet homme.

— Certes, certes, dit Saint-Venant, on n’a pas besoin de les voir. On leur fait tenir une cinquantaine de pistoles, et tout est dit. Mais ce brave capitaine Mitraille était avec le More, madame, et c’était là une grave imprudence : Mitraille est de vos gens.

— Je vous jure, s’écria Éliane, que j’ignore ce dont vous voulez me parler. Avez-vous en réalité, un ordre de la reine ?

— Oui, bien chère dame : un ordre de la reine contresigné par M. de Beauvais, lequel n’en signera point beaucoup d’autres, car il s’est passé d’étranges choses à Paris. Ce M. de Mazarin est un homme fort habile, et il paraît que les cardinaux ont la main à gouverner la France. M. le lieutenant de roi me disait tout à l’heure, car personne d’entre nous ne dort cette nuit, M. le baron de Gondrin me disait : « Si nous étions en Brie ou en Champagne, au lieu d’être dans le Rouergue, il ne nous resterait plus qu’à prendre nos jambes à notre cou. »

— Quoi ? demanda madame Éliane, M. le baron de Gondrin se repent-il de la violence qu’il a exercée à mon égard ?

— Non, point du tout, respectée dame, parce que nous sommes dans le Rouergue, au lieu d’être en Champagne ou en Brie. Il faut à tout le moins cinq bonnes journées pour venir de Paris jusqu’ici, au train de voyage : nous en avons mis sept et nous avions des relais. Les routes ont, Dieu merci, tant de fondrières !

M. le baron de Gondrin-Montespan estime qu’il a encore quarante-huit heures pour prouver aux gens du Parlement que vous possédez l’héritage de Pardaillan par suite d’une très hardie et très ingénieuse supercherie. Les gens du Parlement et M. le baron n’en demandent pas davantage. Une fois ceci prouvé, et vous savez mieux que personne si la preuve est malaisée à parfaire, M. le baron est à l’abri. Le gouvernement aura beau changer, la reine aura beau défiler sa guirlande de ministres comme un chapelet de noix, rien n’y fera : M. de Gondrin sera héritier de par la loi, et de par la loi, vous, respectée dame, vous serez ruinée, perdue, déshonorée. Je suppose que j’ai parlé clairement ?

Madame Éliane était très pâle, mais non point abattue. Elle regardait le conseiller en face.

— Oui, dit-elle, vous avez parlé clairement. J’ai péché, puisque Dieu a commandé de ne point mentir. J’ai gardé mon mari mort dans son lit, comme je gardais son souvenir vivant dans mon cœur, mais j’ai menti. Quel marché venez-vous me proposer ?

Le conseiller Renaud de Saint-Venant tressaillit en ce moment, et tourna la tête avec vivacité vers la cloison qui séparait l’oratoire de la chambre en deuil.

— J’ai entendu du bruit, murmura-t-il.

Éliane sourit doucement.

— Les morts sont immobiles, dit-elle, et ne parlent point. Nul ne peut entrer dans la retraite où j’ai enseveli mon secret. Nul, jusqu’à demain !

Le conseiller prêta l’oreille un instant encore. On n’entendait plus rien. Il reprit avec un reste de défiance :

— Puisque j’ai bien pénétré jusqu’ici, M. de Gondrin pourrait faire de même, et il est le plus fort.

— N’êtes-vous point ici dans ses intérêts ? demanda Éliane amèrement.

— Non, répondit Saint-Venant de sa voix la plus mielleuse, je suis ici dans les vôtres, respectée dame. Ah ! si vous aviez eu confiance en moi ! Et je suis ici dans mes intérêts, aussi, un peu.

La comtesse laissa échapper un geste de profonde fatigue et prononça tout bas :

— Cet ordre de la reine, l’avez-vous ? Quel est-il ? combien voulez-vous me le vendre ?

Le conseiller prit alors seulement le siège qu’on lui avait offert, et ce ne fut point sans lancer une cauteleuse œillade vers la partie de la cloison où le bruit s’était fait entendre.

Si cette œillade avait eu le pouvoir de percer la cloison, un autre regard, ardent et avide, eût croisé celui du conseiller et l’aurait fait muet comme une pierre.

Don Estéban était de nouveau à son poste d’observation.

Saint-Venant dit en rapprochant son siège :

— Nous avons le temps, respectée dame, et il est bon que notre explication soit complète. Je vais rester ici votre ami et votre serviteur ou me retirer votre ennemi. Or, dans ce dernier cas, vous êtes perdue sans ressource. Soyez donc attentive, je vous prie, et raisonnons, comme il convient entre gens sages. Vous avez risqué un jour votre réputation pour sauver la réputation et la vie de la reine ; c’était fort adroit, mais les reines oublient. Par mon patron, madame ! n’y aurait-il point moyen de voir ce qui se passe dans la chambre voisine ? J’ai entendu un souffle : j’en suis sûr !

— Les morts n’ont plus de souffle ! prononça lentement madame Éliane : voyez si ma respiration n’est pas égale et tranquille au moment où elle devrait faire éclater ma poitrine. J’ai déjà le calme des gens qui vont mourir.

Saint-Venant prit la lampe et ouvrit la porte qui donnait sur la chambre du deuil. Il disparut pour un quart de minute et revint précipitamment. Il était tout blême.

— Je n’ai rien vu, grommela-t-il. Je n’aime pas être seul là-dedans. Respectée dame, voici votre situation en deux mots : elle n’est pas avantageuse. Vous êtes bloquée dans ce château avec un soin minutieux, je vous prie de le croire. C’est moi qui ai pris toutes les mesures ; elles sont bien prises.

— Nous avons avec nous une armée d’archers, venus de Rodez, de Milhau, de Sainte-Affrique et de partout. Mon compère et ami, M. de Gondrin-Montespan, est le favori de M. de Beaufort, qui passe encore dans ce pays reculé, pour être le favori de madame la reine. Cela nous suffit amplement : on lui obéit comme au Messie. Je suppose bien que vous avez des intelligences au dehors, car vous êtes une femme très avisée, et j’ai rencontré cette nuit, après l’orage, trois cavaliers que j’ai cru reconnaître pour n’être point des amis de M. le baron, mais il faudrait des ailes à qui voudrait forcer notre blocus. Mort de moi ! comme disait ce pauvre beau Guezevern, nous avons un luxe de sentinelles à défier feu le chevalier Bayard, sans peur et sans reproche.

Vos trois amis, fussent-ils sorciers, seraient égorgés vingt fois avant de franchir nos lignes. Et quand ils les franchiraient par impossible, voyez la belle victoire ! Pourraient-ils vous protéger contre la force réunie à la loi ? car nous sommes la loi, bien-aimée dame. Il ne s’agit pas d’une attaque de soudards : nous avons avec nous un président à mortier, des conseillers, tous les baillis de la province, tous les sénéchaux, tous les prévôts, tous les gens tenant parlements et présidiaux, plus des procureurs, plus des avocats, plus des recors jurés, des huissiers, des archers — et encore des gentilshommes, madame, et encore des bourgeois ! N’est-ce point assez ? Non. Nous avons aussi des dames. Ah ! c’est une affaire bien menée !

Nous avons annoncé le spectacle à son de trompe, le grand spectacle de la reine Artémise, convaincue d’avoir assassiné son roi Mausole. C’est curieux, cela. Les spectateurs sont arrivés en foule. À l’heure où je vous parle, outre la cohue qui remplit votre auberge du Tourne-Bride et toutes les masures de votre hameau de Pardaillan, toutes ! il y a des gens campés dans la forêt, comme s’il s’agissait d’un pieux pèlerinage, et les routes qui conduisent à votre château, du nord, du midi, du levant et de l’occident, sont encombrées de voyageurs qui se pressent, qui se poussent pour voir la plus belle fête qu’on puisse offrir à la méchanceté des hommes : la ruine, la ruine violente, complète, honteuse d’une personne qu’on jalousait hier. Car vous aviez beau être bonne, madame, généreuse, secourable, sachez cela, il y avait une terrible dose de haine dans l’amour qu’on vous portait.

Vous étiez si riche, et vous aviez été pauvre ! Vous étiez une parvenue. Il ne faut jamais chanceler quand on est parvenu. Chacun se vantera demain de vous avoir abhorrée d’instinct et sans savoir ; chacun se vengera de vous avoir chérie. Rien, entendez-vous, rien ne peut vous donner une idée de ce qui se passera demain au château de Pardaillan : ce sera hideux, mortel, terrible ; c’est moi qui vous le dis, moi qui ai tout préparé. Sur ma parole, j’ai grand’pitié de vous !

Jusqu’alors, madame Éliane avait écouté, immobile et muette. Ici, un éclair de courroux s’alluma dans ses beaux, yeux ; mais cet éclair s’éteignit dans ses larmes. Elle murmura :

— Mes enfants ! mes pauvres enfants !

— C’est juste, fit Renaud de Saint-Venant qui retrouva son méchant sourire, banni par la menace de ses dernières paroles. Ils sont deux maintenant… et nous allons parler tout à l’heure de mon filleul. Je ne sais pas si vous me croirez, madame, quand je vais vous dire que, malgré les apparences, je suis toujours resté votre sincère ami.

Éliane fit un geste d’horreur. Renaud répéta en appuyant sur les mots :

— Votre ami dévoué, votre seul ami, je vais vous le prouver. Il est en mon pouvoir de changer votre détresse en triomphe : je viens vous proposer le salut.

Cette ouverture ne releva point la paupière mouillée de madame Éliane. Elle connaissait Renaud de Saint-Venant. Celui-ci continua :

— Vous ne me croyez pas ? Je m’y attendais. Depuis quinze ans, votre malheur est de n’avoir point eu confiance en moi. J’espère, cependant, vous convaincre d’un mot : je vais vous remettre l’ordre de la reine.

La comtesse se leva toute droite. Elle tremblait, mais ses yeux ranimés brûlèrent.

— Sur ma foi, murmura Renaud qui la regarda étonné, vous êtes plus belle que votre fille, madame !

Il y avait un autre regard qui dévorait cette merveilleuse beauté sur laquelle les années avaient passé comme la caresse du temps au front des chefs-d’œuvre de la statuaire antique.

Il y avait une autre voix qui balbutiait, jaillissant d’un cœur ému jusqu’au transport :

— Qu’elle est belle ! qu’elle est belle ! et comme elle a souffert !

— Et quelle fortune voulez-vous que je vous donne pour acheter cet ordre ? demanda Éliane.

— Il faut d’abord, répondit le conseiller, que vous examiniez l’objet à vendre : l’ordre est parfaitement en règle et tel que vous l’avez demandé.

Tout en parlant, il avait déplié un large parchemin, touché au sceau royal et absolument semblable à celui que ce facétieux Kaddour et le chat-renard d’Écosse avaient détruits dans leurs ébats. Il n’y avait ici nulle supercherie : ce parchemin était sincère et véritable. M. de Mazarin, toujours soigneux, le lendemain de la scène que nous avons racontée, était entré le premier dans la chambre de la reine régente qu’il avait quittée le dernier. Tout en causant avec Anne de choses très importantes, car ils préparaient le coup d’État qui allait rendre si brusquement le pouvoir aux créatures de Richelieu, le cardinal avait été offusqué par la vue de plusieurs lambeaux de parchemin épars sur le carreau. Il aimait la propreté minutieusement ; il fit d’abord le ménage, ramassant une à une ces bribes, puis il tomba par hasard sur un lambeau plus grand qui, malgré le travail consciencieux des dents de Kaddour, laissait lire encore quelques mots du protocole royal.

La mémoire lui revint aussitôt. Ce parchemin avait coûté cent mille livres, en définitive. M. de Mazarin savait que le compétiteur de la comtesse de Pardaillan était M. de Gondrin, nommé lieutenant de roi sans sa participation et créature du duc de Beaufort, qui était sa bête noire. Il s’assit, libella un nouvel ordre, et le fit signer à la reine, après quoi, il envoya le parchemin scellé à la demeure de madame Éliane.

Le message arriva une heure ou deux après le départ de cette dernière. Elle avait laissé des ordres précis. Le parchemin lui fut expédié par exprès au château de Pardaillan.

— Seulement, respectée dame, poursuivit le conseiller de Saint-Venant, après lui avoir raconté tout cela, ou du moins ce qu’il en savait, rien n’entre au château de Pardaillan et rien n’en sort. M. de Gondrin a bien voulu me nommer généralissime du siège, et je vous jure que je fais bonne garde, non pour lui, mais pour moi… ou plutôt pour vous, car je ne séparerai vos intérêts des miens propres qu’à la dernière extrémité.

Je fais aussi un peu le blocus autour de M. le lieutenant de roi. Si l’ordre était tombé dans ses mains, tout était perdu. Il est tombé dans les miennes, et vous voyez que je l’apporte fidèlement. Grâce à ce bon office, j’espère que nous allons enfin nous entendre.

— Je vous ai déjà demandé, dit Éliane, le prix que vous exigiez ; je ne marchanderai pas.

— Tant mieux pour vous, belle dame, répliqua Renaud, car la nuit passe, et discuter serait désormais hors de saison. Nous allons parler franc, s’il vous plaît. M. le baron de Gondrin m’a offert une somme assez ronde. Quand il saura que j’ai l’ordre du roi, il doublera la somme, il la triplera, il la décuplera, si je veux. Ce n’est donc pas l’argent qui me tient. Je vous ai aimée bien ardemment, Éliane !

La comtesse tressaillit à ce nom, lancé avec une doucereuse effronterie. On n’entendait plus aucun bruit derrière la cloison.

— Mais, reprit le conseiller, si nous faisons usage de l’ordre de la reine pour disperser cette nuée de corbeaux, il sera bon de laisser vivre encore quelque temps M. le comte, afin de saisir une opportunité de l’enterrer sans scandale. Or, me voilà qui prends de l’âge, et je ne puis beaucoup attendre. Je m’en tiens, pour ce qui est du mariage, à notre chère Pola, que vous m’avez déjà refusée.

— Son frère est là, maintenant ! interrompit madame Éliane.

— Son frère n’y doit point rester ! prononça durement Renaud. J’ai plus d’une mission en ce pays de Rouergue, respectée dame. M. le maréchal de la Meilleraye m’a chargé de saisir, partout où je le trouverais, le rebelle Gaëtan de Saint-Preuil, qui est, je crois, mon rival auprès de mademoiselle de Pardaillan. Demain, le chevalier Gaëtan et le page Roger partiront pour Paris sous bonne escorte : ils auront fait tous deux un bon rêve.