Le Mari embaumé/II/6. La Pomme d’amour

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E. Dentu (Tome 2p. 69-83).





VI

LA POMME D’AMOUR


Le cardinal de Richelieu avait dépensé beaucoup de temps et d’argent pour créer cette magnifique propriété qui fut, depuis lors, un des traits les plus connus de la physionomie de Paris. Certes, aucun autre palais ne pourrait raconter tant d’histoires dramatiques ou amoureuses. Aussitôt construit, il devint le centre de la vie parisienne. Il régna, comme Louis XIV, dès son berceau, puis, rival heureux des Tuileries, intrigant, spéculant, soupant, faisant l’amour, il fut tantôt la Fronde, tantôt la Régence, tantôt la Révolution, tantôt l’Invasion, toujours à la mode, toujours favori de la grande ville, jusqu’à ces derniers temps où sa vogue calmée le livra en proie aux restaurants à prix fixe, providence des dîneurs provinciaux.

Paris brillant s’en est allé plus loin, Paris populaire est ailleurs. On dirait que ce pauvre Palais-Royal, nettoyé, assaini et faisant de la musique pour vivre, comme un aveugle, a en lui désormais quelque chose qui repousse Paris. C’est peut-être un restant de l’odeur des Cosaques auxquels il fit si terriblement fête autrefois.

Au temps où se passait notre histoire, il était tout battant neuf. Il était sorti de terre entre notre prologue et notre drame.

Vers l’année 1628, M. de Richelieu avait acheté l’ancien hôtel de Mercœur, abandonné depuis longtemps par les Lorrains et l’hôtel de Rambouillet, antique demeure du fameux connétable Bernard d’Armagnac, plus quatre autres domaines au travers desquels passaient les remparts et fossés de Paris. Il se trouva maître ainsi d’une enceinte parallélogrammatique qui touchait d’un côté à l’hôtel de Rohan, de l’autre au chemin des Bons-Enfants. La rue de Richelieu fut percée sur ses terres.

En 1630, le palais était achevé. Mais en l’année 1643, où nous sommes, bien que la reine régente et le jeune roi y eussent établi leur demeure, rien n’avait été fait encore pour dégager les abords de cet immense carré que les propriétés particulières opprimaient de tous côtés, même au-devant de sa façade.

Le chemin des Bons-Enfants, surtout, d’un bout à l’autre, couvents, hôtels et masures, dominait entièrement les jardins, beaucoup plus grands alors qu’aujourd’hui.

À l’extrémité méridionale de cette ruelle et non loin de la magnifique salle de spectacle que le cardinal avait fait construire pour les représentations de Mirame, sa tragédie bien-aimée, se trouvait un cabaret de vaste étendue dont la porte d’entrée donnait sur la Court-Orry, sorte de cul-de-sac irrégulier que la cour des Fontaines remplaça en partie. Ce théâtre, que Molière devait illustrer par ses triomphes et par sa mort, était alors abandonné, à cause du grand deuil royal.

Du cabaret à la porte latérale du palais qui ouvrait sur la Court-Orry, c’était une sorte de terrain vague, plein de décombres et de matériaux, car la mort avait surpris le cardinal au milieu des grands travaux qu’il avait entrepris de ce côté.

Le cabaret portait pour enseigne un tableau représentant le berger Paris tenant le prix de beauté entre trois déesses, avec cette enseigne : « À la Pomme-d’Amour, bonne chère et bon vin. » Il était tenu par deux de nos anciennes connaissances : la Chantereine, cette belle fille qui avait fait autrefois l’ornement du cul-de-sac Saint-Avoye, sous Marion la Perchepré, et l’ex-racoleur don Ramon, lequel était rentré dans la vie civile.

Ils formaient maintenant un couple légitime, auquel, contre l’habitude, la femme avait donné son nom. C’étaient maître Chantereine et sa bourgeoise.

La Pomme-d’Amour pouvait passer pour une maison bien achalandée, où le populaire abondait, où les pages et valets des hôtels nobles du voisinage faisaient volontiers ripaille, et où maints gentilshommes sans préjugés ne dédaignaient point d’entrer sains de corps et d’esprit pour en ressortir fous et malades.

C’était le soir de notre visite au clos Pardaillan. Il y avait bonne et nombreuse compagnie à la Pomme d’Amour, et dame Chantereine, que les ans avaient grossie abondamment et fleurie outre mesure, trônait, majestueuse, derrière son comptoir.

Maître Chantereine, qui avait pris tournure de citoyen paisible, prenait le frais sur le pas de sa porte en buvant à petites gorgées une tasse de vin cuit et regardant avec une somnolente indifférence le paysage nocturne qui lui faisait face. Nous disons paysage, car la lune, en se levant derrière les échafaudages d’une maison neuve, bâtie par le cardinal lui-même en conséquence de son contrat avec le marquis d’Estrées, dernier propriétaire du vieil hôtel de Mercœur, donnait de la largeur et de la physionomie aux décombres qui emplissaient le terrain et que surmontaient deux ou trois arbres, épargnés par le hasard : c’étaient des monceaux de pierre, des poutres, de hauts poteaux supportant des ponts de planches. À droite, la maison du marquis d’Estrées qui jamais ne devait être achevée, laissait passer les rayons de la lune par ses murailles à jour ; à gauche, une étroite échappée montrait la rue Saint-Honoré ; au fond, la masse du palais Cardinal s’élevait avec ses fenêtres sombres, et la grande lanterne suspendue au-dessus de sa porte latérale, alors connue sous le nom de Porte Le-Mercier.

Deux ou trois groupes de pages et laquais causaient et buvaient dans la salle commune du cabaret, qui contenait en outre des soldats et des petits bourgeois. Ce coquin de Mitraille, mélancolique et n’ayant devant soi ni chopine, ni gobelet, s’asseyait dans un coin, seul à sa table. On causait de tous côtés à la fois, et la conversation vagabonde abordait quantité de sujets. Il n’y avait que Mitraille pour rester silencieux.

— Avant huit jours, dit un page de Vendôme, M. le duc de Beaufort sera le maître. Madame la reine lui a commandé d’oublier la belle Montbazon pour l’amour d’elle.

— Le petit abbé de Gondy, racontait plus loin un laquais de la Meilleraye, a persuadé à mademoiselle de Chevreuse qu’il n’était plus temps de jouer à la poupée. Elle commence de bonne heure à chasser de race. Quant au petit abbé, il se bat tous les matins et se grise tous les soirs.

— Il sera cardinal, conclut le page de Vendôme.

— Entendîtes-vous parler, demanda la Chantereine, de ce sacrilège assaut donné aux murailles du couvent des Capucines par un certain chevalier Gaëtan ?

— Nous savons qui est ce chevalier Gaëtan, répliqua un soudard. Son père, François de Saint-Preuil, gouverneur d’Arras, avait pris la mignonne de M. de la Meilleraye. M. de la Meilleraye et le cardinal ont assassiné Saint-Preuil, en 41, par la main du bourreau.

— Tais ta langue ! interrompit le laquais du maréchal.

Il y eut un murmure. On disait :

— François de Jussac d’Ambleville, seigneur de Saint-Preuil, était loyal comme son épée et plus brave qu’un lion !

— Il n’empêche, repartit le laquais, que le jeune Gaëtan a parlé de vengeance, et qu’il ne fera pas de vieux os. M. le maréchal tient l’armée du Roussillon ; la reine a besoin de lui. Je parie deux pistoles qu’avant huit jours le jeune coq aura la crête coupée.

Ce coquin de Mitraille donna un grand coup de poing sur la table.

— À qui en avez-vous, capitaine ? demanda-t-on de toutes parts.

Et la Chantereine ajouta :

— Capitaine, que faut-il vous servir ?

— Ici l’homme ! ordonna Mitraille en s’adressant au cabaretier.

L’ancien racoleur se leva indolemment.

— Plus vite ! commanda Mitraille.

— Il n’en est pas moins vrai, reprit le page de Vendôme, que maître Gaëtan court encore. Avez-vous ouï parler de cet original qu’on appelle le More, vous autres ?

— Parbleu ! fut-il répondu à la ronde.

— À l’heure où maître Gaëtan se sauvait, poursuivit le page, on a trouvé ce drôle de corps dans la galerie qui mène à l’appartement privé de M. le duc… et M. le duc croit désormais dur comme fer que le More est l’enchanteur qui lui donne la colique.

On rit un peu, mais la colique de M. de Vendôme durait depuis tantôt vingt-cinq ans. C’était un comique bien usé.

— Çà, maître Chantereine, dit Mitraille au cabaretier qui était enfin venu à l’ordre, n’as-tu point vu, ce soir, ici ou aux alentours, un personnage cuivré de peau, haut de taille, coiffé d’un turban païen et enveloppé dans un bernuz, comme ils appellent ce manteau blanchâtre ?

— Mais, c’est le More dont vous parlez là, capitaine, répliqua l’ancien racoleur.

— C’est le More ; ne l’as-tu point vu ?

— Vertu Dieu ! grommela le cabaretier, je l’ai assez vu comme cela, et ses questions sur le passé ne me plaisent qu’à demi, j’en réponds ! Non, capitaine, ajouta-t-il tout haut, il n’est pas venu, ce soir.

Mitraille toucha une énorme épée qu’il avait au côté.

— J’ai pris cet outil à son intention, gronda-t-il en frisant sa moustache. Ce démon-là me fait peur… et ceux qui me font peur, je les larde, sanguedimoy !

Il était à jeun, ce coquin de Mitraille, et selon le système exposé par la gentille Mélise, sa fille, il devait avoir de mauvaises pensées.

Il demanda une mesure de vin, et rien que l’idée de boire adoucit son accent.

— Quoique, murmura-t-il à part lui, poursuivant un travail mental qui ne lui était point ordinaire, quoique la fillette prétende que cet homme a du bon… Qu’il parle, ventrebleu, si ses intentions sont honnêtes ! Mais vous feriez plutôt causer une borne ! Ce qui est certain, c’est qu’il est l’ami ou l’ennemi de madame Éliane, puisqu’il n’ouvre jamais la bouche que pour questionner à son sujet. Dans le doute, moi je pense qu’il faut lui casser la tête ! c’est clair.

Maître Chantereine revenait en ce moment avec la mesure de vin.

— Ce serait œuvre pie, capitaine, dit-il, que de débarrasser la ville de cette diabolique figure. Dieu sait ce que ce scélérat d’Espagnol, son maître, vient faire chez nous. La reine regarde toujours par-dessus les Pyrénées. Et si on allait nous apporter la sainte inquisition, capitaine… Soyez tranquille, aussitôt que j’aviserai le More, je vous ferai signe, et je vous servirai de second si vous voulez le mener sur le pré.

Une chose singulière, c’est que la lune, à quelques pas de là, pénétrant dans l’enceinte à jour de la maison en construction, éclairait en ce moment un être humain, immobile comme une statue, qui répondait parfaitement à la description de ce coquin de Mitraille.

Il était cuivré de peau, haut de taille, coiffé d’un turban païen et enveloppé dans un bernuz ou burnous, pareil à ceux que portent les Africains de Tanger. Il avait en outre, circonstance oubliée par Mitraille, une barbe épaisse et d’un brun fauve qui masquait presque entièrement son visage.

Cet homme semblait placé là en sentinelle. Il guettait par une des ouvertures de la muraille ce qui se passait au dehors.

Quand il s’aperçut que la lune l’éclairait par derrière, il se rangea de côté pour se mettre dans l’ombre.

Le terrain vague qu’il paraissait surveiller était en ce moment désert.

Ce coquin de Mitraille but un verre de vin. Il le trouva bon et pensa :

— Après tout, le diable n’est pas si noir qu’on le pense. Ce don Estéban a des yeux qui… En vérité, oui, des yeux de chrétien ! et je donnerais gros pour savoir où j’ai vu ces yeux-là autrefois !

— Tiens, tiens ! s’écria le page en ce moment, voici les fenêtres du salon de madame la reine qui s’éclairent.

Chacun tourna les yeux vers le palais Cardinal, dont les croisées présentaient en effet maintenant une ligne de lumière.

C’est la première fois depuis la mort du roi, dit-on à la ronde.

Et quelques voix ajoutèrent :

— Le deuil de Sa Majesté n’aura pas duré longtemps !

La Chantereine prit un air d’importance.

— Vous n’y êtes pas, dit-elle. On sait ce qui se passe ici, parce qu’on a gardé quelques belles connaissances. M. le baron de Gondrin, qui va faire la pluie et le beau temps si le jeune duc de Beaufort mène bien sa barque, se souvient de jadis et vient encore de temps en temps nous dire : Bonsoir, mignonne. Il y a donc que madame la reine voudrait bien se divertir un tantinet, sans rompre son deuil. Vous avez ouï parler peut-être de cette invention nouvelle où bien des gens voient de la sorcellerie : la lanterne magique, comme ils appellent cela ?

— Certes, certes, fit-on de toutes parts. On dit que c’est merveilleux, cette mécanique-là !

— On dit vrai. M. de Gondrin a trouvé deux Lombards de Bergame qui ont acheté en Allemagne un de ces instruments ; et c’est ici qu’on en a fait l’essai : ici, à la Pomme-d’Amour.

— Alors, vous l’avez vu ?

— Comme je vous vois ! et il paraît bien qu’il n’y a point de diableries là-dedans, puisque j’avais fourni le drap blanc et que la chose ne l’a pas roussi… c’est tout un déluge de petites gens qui se mettent à gambader sur la muraille, de ci, de là, si prestement, si mignonnement…

— C’est donc vivant ?

— Comme vous et moi.

— Et ça parle ?

— Comme père et mère… c’est-à-dire il y a un des deux Bergamasques qui parle pour tout le monde. Tant il y a que M. de Gondrin a fait son rapport à madame la reine, et que, pour amuser le petit roi, il montre, ce soir, la lanterne, magique à la cour, dans les appartements privés.

Deux hommes, enveloppés dans des manteaux couleur de muraille, venaient de se rencontrer au centre du terrain vague. L’un avait débouché par le chemin des Bons-Enfants, l’autre arrivait de la rue Saint-Honoré.

Ils se donnèrent la main et regardèrent tous deux du côté du cabaret.

— La Pomme-d’Amour est bien pleine, ce soir, dit l’un d’eux.

— Mauvais endroit pour une conversation secrète, répondit l’autre. Restons ici, monsieur de Saint-Venant. M’est avis, d’ailleurs, que nous n’en avons pas bien long à nous dire.

— Peut-être, maître Barnabi, peut-être. Quelles nouvelles ?

— Madame Éliane a quitté le château de Pardaillan depuis huit jours.

— Est-ce tout ?

— C’est la cinquième fois, depuis deux ans, qu’elle risque la découverte de son secret. Il lui faut des motifs bien graves…

— Elle en a, maître Barnabi, et je les connais à peu près, quoique, certes, elle ne me les ait point confiés. Pour abandonner un époux si cher, à qui elle prodigue des soins si héroïques, pour interrompre un dévouement si beau…

Au lieu de poursuivre, le conseiller de Saint-Venant eut un ricanement amer.

Mathieu Barnabi et lui avaient quitté le centre de la place pour se mettre, sans doute, à l’abri de la rencontre des passants. Ils allaient maintenant parmi les matériaux épars devant la maison en construction.

L’homme qui se tenait immobile dans l’enceinte s’était collé plus étroitement à la muraille, avec laquelle son burnous blanchâtre se confondait. Il avançait la tête avec précaution jusqu’à l’angle d’une embrasure. On eût dit un chasseur qui a tenu l’affût patiemment et qui se redresse à l’approche du gibier.

Mathieu Barnabi fit un geste d’impatience.

— Vos moqueries ne sont pas de saison, monsieur de Saint-Venant, dit-il. J’ai peur.

— Peur de quoi, mon savant compère !

— De bien des choses. Comptons sur nos doigts, s’il vous plaît. J’ai peur de vous, d’abord, qui ne jouez jamais franc jeu et qui essayez toujours d’attirer à vous la couverture.

— Compère, chacun de nous tire de son côté. Tant pis, si le molleton se déchire.

— J’ai peur, en second lieu, de cette petite fille qui a disparu…

— Cela me regarde, compère, l’interrompit encore le conseiller. Mademoiselle de Pardaillan m’appartient en propre ; je saurai bien la retrouver quand il en sera temps.

— Troisièmement, j’ai peur de M. de Gondrin. Le voilà puissant, et les imprudences de madame Éliane lui font la part si belle !

— Si M. le baron gagne la partie, prononça Saint-Venant paisiblement, nous nous mettrons dans son jeu.

— Sera-t-il temps encore ? Quatrièmement, j’ai peur de madame Éliane. C’est une vaillante femme.

— À qui le dites-vous ? soupira Saint-Venant.

— Nous n’avons jamais eu la preuve que votre cher filleul, Renaud de Guezevern ou de Pardaillan, est bien mort…

— Plus bas, mon compère ! Quand on veut être parfaitement sûr de ces choses-là, il faut les faire soi-même. Si j’étais aussi certain de la mort du fils que de celle du père…

— Les absences répétées de madame Éliane doivent avoir trait à son fils, monsieur le conseiller.

— Savoir ! Moi je crois qu’elles ont trait à sa fille. Écoutez-moi, maître Mathieu Barnabi, nous causons là comme si nous étions en mon logis, les pieds au feu de la cheminée. Ce n’est pas le lieu. Vous êtes un savant médecin, mais vous n’êtes pas fort pour glaner les nouvelles. Vous ne savez rien, moi je sais tout ; en conséquence, c’est à moi de parler.

— Ah ! fit l’ancien drogueur de la reine-mère, en prenant une pose attentive ; vous savez tout !

La tête bronzée de l’homme au burnous s’allongea plus attentive.

Au cabaret de la Pomme-d’amour, les conversations devenaient plus bruyantes, à mesure que le vin faisait son effet. En un instant où les groupes se taisaient par hasard, on put entendre la voix de ce coquin de Mitraille qui disait :

— Maître Chantereine, je me prive de boire parce que j’ai besoin d’être toujours sain de raison. Servez-moi une autre mesure de vin. Je donnerais volontiers une demi-pistole, moi qui ne suis pas riche, pour savoir si ce don Estéban est un scélérat ou un honnête homme.

Nos deux interlocuteurs de la Court-Orry tressaillirent tous deux à ce nom.

— Don Estéban ! répéta tout bas Saint-Venant. Je me suis déjà occupé de celui-là… beaucoup !

Il ajouta :

— C’est pourtant avec notre argent, que ce misérable Ramon, qui s’appelle maintenant Chantereine, a monté son cabaret. Il manœuvra bien, cette nuit-là. L’enfant disparut… et l’incertitude où il nous laisse depuis quinze ans lui vaut une bonne rente.

— Monsieur le conseiller, interrompit Mathieu Barnabi, j’avais oublié un article dans le compte de mes frayeurs ; ce don Estéban est venu chez moi.

— Ah ! fit Saint-Venant dont la joue rubiconde pâlit aux rayons de la lune.

Il est venu chez moi, répéta Barnabi. Est-ce un vrai More, comme on le dit ou un chrétien, selon que l’indique son nom espagnol ? Je me suis fait passer pour sorcier auprès de bien des gens, autrefois, avant d’avoir une honnête aisance. Et que je meure s’il ne m’est pas arrivé parfois de rencontrer juste ! Si je pouvais croire aux sorciers, après cela, monsieur de Saint-Venant, je vous dirais que ce diable d’homme en est un, car il m’a rappelé des choses…

— Et vous a-t-il arraché vos secrets ? demanda vivement le conseiller.

Barnabi fut quelque temps avant de répondre.

— Je n’ai rien dit, murmura-t-il enfin, je suis bien sûr de n’avoir rien dit. Et pourtant, après un quart d’heure d’entretien, il me parlait comme s’il eût tout deviné.

Saint-Venant laissa échapper un juron peu en rapport avec ses discrètes habitudes. Il avait l’air profondément soucieux. Mais il secoua bientôt cette préoccupation découragée pour reprendre d’un ton net et ferme :

— Mon compère, il faut nous hâter. Peut-être n’avons-nous que le temps de jouer notre va-tout. Je propose que nous enlevions cette nuit madame la comtesse de Pardaillan.

Barnabi ouvrit de grands yeux.

— Ah ! fit-il à son tour. Cette nuit !

— Votre logis du Marais, poursuivit Saint-Venant, est tout ce qu’il faut pour constituer une charte privée. Nous y confinerons madame Éliane, qui aura à souscrire les conditions suivantes : m’accepter pour gendre d’abord, ensuite vous donner vingt mille écus pour vos soins et peine.

— C’est peu, objecta l’ancien drogueur.

— C’est assez ; songez que ce sera pris sur le bien de ma femme.

— Et si elle refuse ?

— Nous nous rendons du même pas chez M. le baron de Gondrin-Montespan et nous demandons de but en blanc combien il veut acheter un titre de comte et trois cent mille livres de revenus.

— Par la mort-Dieu ! s’écria Barnabi ; c’est pourtant la chose la plus simple du monde ! Il n’y aurait qu’à lui ouvrir la porte de certaine chambre du château de Pardaillan ; mais pour faire un civet, il faut le lièvre, monsieur le conseiller, et votre raisonnement pèche par la base : où trouver, dans Paris, madame la comtesse de Pardaillan ?

Renaud de Saint-Venant étendit son doigt vers les fenêtres éclairées de l’appartement privé de la reine et répondit ce seul mot : « Ici ! »