Le Mari passeport/XVII

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Éditions Jean Froissard (p. 143-150).

ESPÉRANCES


Nous rentrons à Djeddah exténués, je suis  brûlante de la fièvre que me causent d’horribles coups de soleil, formant ceinture sur mes hanches, entre la fin de mon petit gilet d’intérieur et le commencement du pantalon. Sett Kébir me regarde, consternée en constatant la punition que m’inflige Allah, pour avoir violé une fois de plus ses préceptes sacrés.

À mon retour au harem, Soleiman disparu depuis deux jours me fait immédiatement demander pour me sermonner.

— Le roi, me dit-il, m’a fait appeler au palais pour me reprocher ta conduite. Il a appris que tu es allée danser sur les bateaux des « nosranis » et trouve que ces libertés sont indignes d’une bonne musulmane.

Je riposte âprement :

— Tu n’avais qu’à répondre que c’est de sa faute, qu’il ne tient qu’à lui de faire cesser tous ces scandales en me donnant vite la permission de partir, au lieu de me retenir prisonnière ici.

Cependant le désarroi de Soleiman est aigu. Je deviens conciliante, et je promets à mon mari-passeport, car je devine qu’il parle dans notre intérêt, de ne plus recommencer. Je veux aboutir.

Y a-t-il au monde une agglomération d’êtres humains sans espionnage, ni ragots ?

Non, sans doute, puisque, le soir même, le sous-chef de la police vient me faire subir un interrogatoire en règle. Je lui réponds de mon mieux. Lorsque je lui dis que j’ai passé dix ans de ma vie en pension, de cinq à quinze ans, il ne comprend pas, car, en deux années de classe, l’instruction nedjienne est complète. Alors, qu’ai-je donc pu faire en tant de temps ?

Il veut savoir si je suis architecte ou médecin, quels sont mes diplômes et brevets, puisque j’ai tant étudié.

Ensuite c’est la question qui hante toutes les têtes d’Orient :

— Pourquoi t’es-tu faite musulmane ?

— Je crois que cette religion conduit à la vérité.

Il a, là, un mot étonnant.

— Seulement cela ? fait-il… « Bus ».

Il y a certes, un abîme, des abîmes entre nos deux cerveaux. En outre, mon arabe est misérable et nous ne nous comprenons qu’à demi. Je lui demande un interprète qui connaisse ma langue afin de mieux m’expliquer. Il cherche cet interprète, mais à

En Mer Rouge, le jour de Pâques, sur un des bateaux du pèlerinage. Madame d’Andurain entourée de M. Maigret (en casque), M. Maigret fils (debout), du ministre d’Iraq à Djeddah

Zeïnab, à Djeddah dans le costume du harem

Maadi bey, le Grand Tortionnaire de la Mecque

Djeddah, il y a peut-être quatre personnes qui parlent français. Et ce sont de hauts fonctionnaires, qu’on ne peut déranger, aussi revient-il bredouille, ce sous-directeur de la police. Je devais le retrouver bientôt et dans quelles tragiques circonstances !

Le lendemain, je crois voir venir la fin de mon attente, et j’imagine, peut-être naïvement, que les choses vont marcher toutes seules. J’ai assez patienté, assez supporté de vexations et de désagréments. Je crois que c’est la fin du tunnel.

Non pas, au surplus, que je puisse sincèrement croire que tout sera rose pour gagner Oneiza, traverser ce terrible désert du Hofouf et gagner le golfe Persique.

Mais l’attente oisive et la perspective des difficultés est pire que les difficultés elle-mêmes.

Soleiman vient m’apprendre qu’enfin le roi nous donne l’autorisation d’aller à Oneiza. Nous pourrons passer par Médine. Mais, pour visiter la Mecque, il faut qu’un conseil d’ulémas[1] décide s’il le juge convenable. Ce serait parfait si Soleiman ne m’avait pas tellement menti que j’ai maintenant de la peine à le croire.

J’ai toutefois promis de ne plus sortir. Mais pourquoi ne pas prier mes amis du consulat de venir prendre le thé chez Ali Allmari ?

Et je téléphone pour formuler cette invitation.

Là-dessus, M. M… vient me voir. Il se montre inquiet de mon initiative. L’idée de pénétrer dans un intérieur hedjazien lui apporte quelque souci et il repart aussitôt, sans même franchir le seuil de la grande porte du hall.

Le lendemain, M… fils me rapporte mon bracelet-montre, laissé au consulat. Je lui demande de m’obtenir de l’encre et du papier à lettre, car, dans cette existence cahotée et semée de difficultés, je n’ai pu écrire à ma famille, et il faut que je le fasse enfin.

Il m’apporte, lui-même, peu après, de quoi écrire.

Mais chaque mot que je dis, chaque désir que je formule, chaque geste secoue maintenant tout le harem. On me tolère certes bien des choses ; toutefois, la dernière visite du soir fait déborder la coupe…

C’est encore M… fils. Il ignore presque toutes les coutumes musulmanes. Il ne croit donc pas mal agir en disant simplement bonjour, à l’occidentale, au sous-gouverneur, sans lui demander, comme le veulent les rites de la courtoisie arabe, et de me voir et pour quelle raison il formule ce désir.

Sitôt qu’il est parti, Ali Allmari, dans une crise de fureur, arrive et hurle que je souille sa demeure en recevant sans cesse des « nosranis ».

Je vois que rien ne pourra le calmer, et, pendant qu’il jette ses imprécations comme un prophète inspiré, je le coupe :

— Ne fais pas tant de bruit, je quitterai ta maison demain.

Sett Kébir est dans la consternation. Mais je lui fais comprendre qu’Ali Allmari m’a gravement outragée. La soirée se passe lugubrement. Les femmes, accroupies autour de la pauvre lampe, semblent des figures de cire, ou ces reconstitutions de la vie arabe qui furent une des gloires de l’Exposition coloniale.

Je termine de broder les initiales d’une combinaison promise à Fakria et un mouchoir ourlé à jour, avec de petits papillons en couleur pour Moussny, car mes travaux de couture avaient conquis le harem. Je semble triste, mais je suis ravie de l’incident qui me permet d’échapper à cette damnée réclusion. Je regrette d’ailleurs de quitter quelques femmes qui se sont montrées gentilles pour moi. J’ai une réelle affection pour Sett Kébir.

Je m’étends pour la dernière fois sur le sol de cette maison, en somme très hospitalière, et rêve de mon voyage prochain.

Le roi, paraît-il, a permis qu’une fois dans l’intérieur des terres, durant mon voyage, j’agisse avec plus de liberté, et même selon mes coutumes d’Europe. Mais est-ce vrai ? C’est trop beau…

Dès l’aube, je me prépare donc à un départ définitif. Sett Kébir me voit inébranlable. Elle pleure et m’indique, dans les souks, une chambre qui doit me convenir. Vers neuf heures, c’est le dernier petit déjeuner. On croirait sortir d’un enterrement. On ne parle plus que d’amitiés éternelles et, jusqu’à celles qui m’aiment le moins, toutes m’encombrent d’attentions. Sett Kébir rêve de me revoir à Bassorah ; Fakria seule reste muette. Cela m’indique qu’Ali Allmari lui a dit de ne plus tenter de me retenir.

Je mange le fameux miel noir de Médine qui fut ici ma principale et meilleure nourriture. Je n’ai pas assez de serments d’affection pour tout le monde.

Soudain, j’entends Soleiman m’appeler dans l’escalier. Il apparaît, l’air mécontent, et hurle :

— Fais tes paquets, nous partons.

— Cela se trouve bien. J’avais décidé de partir ce matin.

Il demande, exaspéré :

— Et où veux-tu aller ?

— Sett Kébir connaît une chambre très bien dans les souks.

— Je n’ai besoin des conseils de personne, et moins encore de Sett Kébir, crie-t-il comme un sourd. Tu vas venir chez moi, dans ma maison. Fais nos valises tout de suite et pars sans dire au revoir.

Je remonte en courant faire nos paquets. Un quart d’heure après, je redescends. J’ai dû embrasser plusieurs fois toutes les femmes, promettre à Sett Kébir de venir la voir tous les jours.

Mais, descendue dans le hall, je ne vois plus Soleiman. Je questionne les esclaves. Il est parti chercher une maison, me répondent-ils.

— Chercher une maison, mais ne disait-il pas qu’il allait m’emmener dans la sienne ?

Je remonte en hâte demander à Sett Kébir un esclave pour me conduire à la chambre dont elle m’a parlé. Cette bonne amie craint qu’on m’enferme et que nous ne puissions plus nous revoir, elle essayera de me faire suivre, pour savoir ce que je deviens, mais, si je suis au lieu qu’elle m’indique, nous pourrons sûrement ou nous voir ou tout au moins communiquer.

Nous partons pour les souks. Hélas ! tout est loué.

Me sentant de plus en plus des vélléités d’émancipation, je renvoie l’esclave et vais au consulat demander si on connaît un hôtel. On me répond que, justement, il vient de s’en ouvrir un, non loin.

Le fils du consul offre aimablement de m’accompagner. Mais une femme arabe dans la rue, avec un Européen, voilà de quoi défrayer la chronique. Aussi sommes-nous couverts d’une muette réprobation par cent regards courroucés.

L’hôtel se compose d’une série de pièces donnant sur un hall central. Chaque chambre a plusieurs lits, et j’occupe la plus petite qui n’en a que trois.

Mais, il n’y a aucune garniture de toilette, les grands lits dans lesquels je n’ai point dormi depuis plus d’un mois me tentent et me semblent le comble du luxe.

Cependant, je ne voudrais pas retenir cette chambre si Soleiman a combiné autre chose. Je ne sais que faire. Je retourne chez Ali Allmari, où on ne l’a plus revu.

Que s’est-il passé, puisqu’il était venu me dire de faire immédiatement nos paquets et de le suivre ? Là est l’énigme…

Certes, chez le sous-gouverneur on serait ravi de me recevoir encore, mais je ne puis me résoudre à le demander après la scène de la veille. Je décide que je resterai à mon nouveau logis. Tout le monde est invité à dire à Soleiman où je suis, quand on le reverra.

Un domestique prend alors mes valises et les apporte à l’hôtel. Mais à peine y suis-je depuis une heure que cette solitude me déprime et m’écrase. Je vais sortir.

Me voilà dehors. Je gagne le bord de la mer. Ma démarche est peu sûre à cause du double voile noir, et il me faut surveiller le sol à mes pieds par l’intervalle que provoque ma respiration en écartant le voile… Mais je ne suis pas malheureuse, je goûte même une qualité nouvelle de ma liberté. Elle m’est précieuse, après la réclusion forcée des semaines ultimes.

Toutefois, je me demande ce que signifie la soudaine et inexplicable disparition de Soleiman, et ce que cela cache pour l’avenir…

Je rentre vers six heures. Lotfi et un esclave viennent m’apporter des bamias, mon plat favori. Cette preuve d’affection et de sollicitude de Sett Kébir me touche et me réconforte.

Et nous parlons encore de Soleiman, disparu depuis le matin, au grand étonnement de tous. Je crains la nuit. Une musulmane ne doit jamais d’ailleurs dormir solitaire. Les clients de l’hôtel m’ont regardée avec une insistance désagréable. Le patron frappe sans cesse à ma porte et sans l’ombre de raison.

Il faut tout redouter, de la lubricité au fanatisme.

Le voilà encore, cet hôtelier obséquieux :

— Je viens voir comment tu vas ?

» Y a-t-il longtemps que tu es mariée ?

» As-tu faim ? Voici quelques gâteaux. »

Énervée, je les prie de me laisser en paix.

Cette maison meublée a été uniquement créée pour la commodité des pèlerins. Elle a d’ailleurs une sorte de caractère officiel. Peut-être y serai-je, tout bien pesé, mieux que je ne pensais.


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  1. Uléma (grand chef religieux).