Le Mari passeport/XXI

La bibliothèque libre.
Éditions Jean Froissard (p. 179-183).

LA MAISON DES MORTS


Comment discuter avec ces musulmans fanatiques, aux préjugés invincibles ?

Jaber Effendi affirme encore, sûr de la portée de son accusation :

— Un homme, dans les grandes douleurs de la mort, ne ment pas et Soleiman t’a nommée.

— Puisqu’il va mieux, ce n’étaient pas les grandes douleurs de la mort, et, devant moi, il ne dira jamais cela.

— Il est mort, répondent en chœur le docteur Ibrahim et Jaber Effendi.

— Est-ce vrai ? Est-ce bien sûr ?

— Oui…

— Mais quand ? Et pourquoi m’avoir trompée ? Saïd bey a dit qu’il allait mieux.

— Il est mort la nuit de ton arrestation.

— Donnez-moi les détails !

— Il a avalé le poison vers dix heures et, à minuit, il était mort.

J’envisage d’un coup le nouvel aspect de ma situation et je tente une dernière question :

— A-t-il dit : « Je meurs à cause de Zeînab ou c’est Zeînab qui m’a tué ? »

— Pourquoi ?

La différence est totale : s’il a dit qu’il mourait à cause de moi, c’est vrai, car c’est moi qui l’ai entraîné dans ce voyage, mais je sais bien qu’il n’a pas dit que je lui avais donné le poison.

Mon plaidoyer détend ces figures sérieuses et Jaber Effendi, riant, riposte :

— Tu es un avocat, tu n’en as pas besoin pour te défendre, tu es habile, toi.

— J’en veux un, je ne connais pas bien vos lois, et ma solitude me déprime plus que tout.

Ma froideur, cependant, devant la nouvelle tragique surprend ces êtres habitués aux démonstrations pathétiques de ces femmes d’Orient. Le perspicace Jaber Effendi murmure :

— On dit qu’il n’était pas ton mari !

— Non, avouai-je. Voilà le secret que je voulais dire à quelqu’un de chez le roi ou au ministre de France. C’était un mariage sans réalisation charnelle. En France, nous appelons cela un « mariage blanc ». J’avais pris Soleiman seulement pour voyager. Ses frères et mes domestiques de Palmyre le savent et pourront témoigner. Cela vous explique mon innocence. Pourquoi l’aurais-je tué ? J’étais libre en somme. C’était moi qui commandais et je ne l’aurais pas supprimé au moment d’accomplir ce voyage que je désirais ardemment et pour lequel j’ai fait tant de sacrifices.

« Je fais appel à l’intelligence des juges. Il n’est pas que l’absence de preuves : personne ne peut trouver de motif plausible à cet acte dont on m’accuse. »

Avec flegme, le docteur Ibrahim reprend :

— Soit ! Mais tu connais la loi du Coran ; quand un moribond nomme son assassin, il n’est besoin ni de jugement, ni de témoin pour condamner à mort.

Je proteste :

— Soleiman ne m’a pas nommée, je l’ai dit quand je le croyais vivant, je le répète maintenant qu’il est mort.

— Un homme a été trouvé dans ta chambre.

— Oui ! mais, au yeux des Français, il est tout naturel pour une femme de passer la soirée avec un ami.

— Tu n’es plus Française, tu es Nedjienne et musulmane.

— Musulmane, oui ! Nedjienne, non, je ne connais pas encore votre pays et presque pas votre langue.

— L’adultère est en tout cas puni de mort chez les musulmans. Et l’adultère, c’est quand une femme est avec un autre homme que son mari.

— L’homme est condamné à mort, et la femme ?

— Les femmes aussi…

J’ai compris, c’est la mort pour moi. Je devine dans ces trois mots ma condamnation certaine.

— Comment me tuera-t-on ?

— C’est délicat. Les femmes ne sortent guère des harems, il y a deux cents ans qu’on n’en a pas exécuté. Nous ne savons pas encore comment on te tuera. D’habitude, on coupe le cou aux hommes, mais c’est un déshonneur pour un Arabe de trancher le cou d’une femme. On fera probablement le simulacre, après t’avoir fait agenouiller sur la place publique.

« Ensuite, l’homme brise son sabre sur son genou.

« Pour la femme adultère, comme toi, c’est d’habitude la lapidation après avoir fait le tour de la ville, chargée de chaînes. Tous les habitants lui lancent des pierres jusqu’à ce qu’elle meure. »

Assez ! je n’en puis plus. Mes tempes battent, mes oreilles bourdonnent, lapidée, lapidée…

La mort, le cou tranché, fusillée, ça m’est égal, mais lapidée, combien d’heures de souffrance… ça, je le redoute.

Plus de réponse, deux êtres durs, fermés, impassibles me regardent. Ils n’ont plus rien à ajouter. Mon esprit se refuse en ce moment à concevoir la mort prochaine : la MORT !

Je descends comme une automate, je me retrouve dans l’obscurité de mon cachot, au milieu de la vermine et des immondices. Exténuée, je m’accroupis dans cette saleté. Que m’importe maintenant ? Tout est fini, je n’ai même pas besoin de manger, et surtout je ne veux rien demander. Les rats, les puces, les fourmis, les punaises, les araignées, les cafards m’assaillent à nouveau. C’est une espèce de cauchemar sans issue, vague, à peine interrompu par quelques instants de lucidité où je regrette de ne pas avoir le cou tranché au lieu de la lente et atroce agonie de cette lapidation.

Une partie de la nuit se passe dans cet anéantissement douloureux, mais, à la longue, les chocs nerveux produits par les cafards qui me heurtent me font réagir. Je veux espérer. Il me faut revoir les miens. La fuite, presque impossible, est pourtant ma seule chance de salut.

Je tâte tous les barreaux de fer, ils tiennent fortement, la porte est facile à ouvrir, mais derrière sont les condamnés et les sentinelles, gardiens, soldats et policiers. Un trou dans le mur ? Avec quoi ? Et puis, ils ont plus de 60 centimètres d’épaisseur.

Reste le sol, ce sol déjà creusé partout, avec, en-dessous, quoi ?… le vide ? ou la mer que j’entends ?

J’arrache de la porte le fer d’un vieux verrou qui ne fonctionne pas et je m’en sers comme levier pour soulever une planche, deux planches. Je mets longtemps pour obtenir ce piètre résultat. Ma détresse est à son comble lorsque je me rends compte que quatre gros murs ferment le dessous de ma prison. Les vagues meurent contre ces murs rongés, mais bardés de fer. Rien, rien, je ne peux rien espérer et je ne saurais me résigner.

Au matin, je trouve la force de monter jusqu’à la grille de la haute fenêtre pour respirer à pleins poumons. Des Arabes passent. Faible, hagarde, je regarde ces hommes habillés de robes et aux longues boucles tombantes. Ils m’impressionnent : sont-ils réels ? Où suis-je ? Quelle est cette race ?… Je deviens folle, oui, vraiment folle. Et maintenant je n’ai plus peur ni du jour ni de la nuit, mais j’ai peur de perdre la tête, ma pauvre tête qui éclate. Il doit être midi, le soleil est très haut…

*