Le Mari passeport/XXVII

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Éditions Jean Froissard (p. 231-238).

CE N’EST PAS LA FIN


Je m’étais retirée dans ma chambre vers une heure et dormais déjà, lorsque je fus réveillée, deux heures plus tard environ, par quelqu’un frappant à ma porte.

— Mais qui est là ?

— C’est moi, répond le consul. Ayez l’obligeance, je vous prie, de me suivre dans la pièce à côté. J’ai quelques mots à vous dire.

Je saute de mon lit en hâte. Que peut-il me vouloir à cette heure ?

On vient tout simplement m’apprendre une décision indigne et affreuse, absurde et folle. Car, avec tous les ménagements possibles, le consul, qui a compris quelle peine cela allait me faire, me confie qu’un télégramme de Beyrouth, en réponse à celui qui disait là-bas ma libération, ordonne à M. M… de viser mon passeport exclusivement pour la France, sans autorisation de débarquer en Syrie.

Et le haut-commissaire ajoute que j’ai perdu la nationalité française.

Le consul savait cela durant le dîner, mais il a voulu me le dire seulement après le départ des invités, prévoyant ma peine et mes réactions. Il sait la joie que je me faisais de retourner parmi les miens, après une séparation qui a failli être définitive. Mais il faut y renoncer, car dans deux jours le bateau sera là.

Cependant tout n’est peut-être pas perdu. Deux jours permettent encore d’échanger des dépêches. M. M…, devant mon désespoir, me promet d’insister à nouveau près du haut-commissaire en lui expliquant qu’après la misère morale que je viens de subir et dont je sors à peine, on ne peut tout de même pas m’imposer la catastrophe financière que sera l’expulsion de Palmyre où se trouvent ma famille, mes biens, mon domicile et où mes affaires m’attendent.

Je rentre dans ma chambre, pliant sous cette nouvelle épreuve et désespérée.

Mes ennemis de Syrie, contre lesquels j’ai déjà tant lutté, ont profité de mon absence pour me nuire, puis ont tiré argument de ma terrible aventure pour convaincre le haut-commissaire que je devenais indésirable. De fait, au bout de vingt-quatre heures, Beyrouth refuse ma requête. Bien entendu, c’est soi-disant par égard et bonté, afin de m’éviter les terribles dangers auxquels je m’exposerais rentrant en Syrie.

Je suis parfaitement assurée que rien ne m’atteindrait.

Je puis même ajouter que, s’il y avait des manifestations contre moi, elles seraient provoquées par les sous-ordres du Haut-Commissariat. Si même j’étais assassinée, ce serait à leur instigation et je sais qui…

Toutefois, ma situation se complique du fait que le souverain nedjien fait à son tour répondre chaque jour au sujet de mon passeport : demain, « bokra, bokra ».

Enfin, au bout de huit jours, le ministre des Affaires étrangères d’Ibn Séoud arrive, porteur de cette fâcheuse et finale réponse :

— La femme Zeïnab nous a causé assez de soucis, qu’elle parte donc. Mais nous ne voulons pas lui donner de passeport nedjien.

Alors, que faire ? Rien d’autre désormais que de faire viser mon vieux passeport pour la France.

Le prochain courrier quitte Djeddah demain. Hélas ! on diffère encore mon départ, sous prétexte que le Grand Tortionnaire de La Mecque va s’embarquer demain pour Suez. On redoute de me mettre en contact avec ce bourreau qui, en somme, regrette amèrement de n’avoir pas eu le plaisir de me supplicier. Il paraît qu’il a dans ce domaine des trouvailles de génie.

Cependant les soirées de bridge et de poker continuent au consulat. Il fait une chaleur accablante. On s’éponge le front avec un mouchoir toujours humide. De l’autre main on voudrait s’éventer. Et les verres de whisky que nous sert notre hôte sont vraiment bien accueillis.

Il y a une facétie en train de devenir classique. On offre aux gens fatigués un « cachet de Kalmine ». Et de rire… Mais la Kalmine elle-même fait désormais une peur bleue.

On décide, pour finir, que, dans huit jours, je prendrai le paquebot.

Et puis, au matin du départ, on apprend à nouveau que le Grand Tortionnaire, que nous pensions déjà loin, sera quand même là, à mon côté… Il est trop tard pour retarder encore.

Tant pis ! Advienne que pourra.

Le consul me fait des adieux simples et laconiques. Il sait à quel point je lui garderai, toute ma vie, admiration, reconnaissance et affection.

Nous quittons le consulat en auto, mais, près de l’embarcadère, une foule agitée et haineuse est retenue par des policiers en armes, et on me regarde avec férocité. Je passe entre cette double haie, sous mon voile. Il faut d’ailleurs hisser le pavillon français sur la vedette, pour empêcher des fanatiques qui sont entrés dans l’eau de faire chavirer l’embarcation.

Le navire qui m’emporte est anglais : le Taïf. Tout le personnel du consulat, qui m’accompagne, explique au commandant le délicat de ma situation. Il y a des Nedjiens à bord, et l’on me dit de rester enfermée dans ma cabine. Il faut éviter les incidents qui pourraient entraîner mon débarquement dans les deux ports du Hedjaz où nous faisons escale : Ouedj et Yambo.

Là, personne n’aurait plus puissance pour me servir. Mais on exagère, je crois. Le bateau part. Du hublot, je regarde Djeddah qui s’éloigne, je monte sur le pont.

Je trouve le délégué d’Irak, homme charmant, qui me prend sous sa protection. Il me conseille de garder ma cabine aux escales ; s’il y a du danger, il m’avertira.

Nous décidons de prendre nos repas ensemble, en conversant de mille choses qui nous sont familières, et entrons dans la salle à manger. À peine y sommes-nous qu’apparaît le fameux Grand Tortionnaire de la Mecque : Maadi bey.

C’est un homme mûr d’apparence, quoiqu’il n’ait que quarante ans, il me le dira plus tard. Il apparaît raide, mince, sec, avec des regards aigus et un prestige indiscutable. Il a, en me voyant, un recul.

Je sens une hésitation en cet homme terrible, et je l’interpelle brutalement :

— As-tu honte de t’asseoir à côté d’une femme qui sort de prison ?

Il se décide à articuler avec lenteur :

— Non, certes ! » et, retrouvant sa fermeté, il prend une chaise et s’assoit à côté de moi, en me confiant :

« J’ai d’autant moins honte de m’asseoir à côté de toi, Zeïnab, que le gouvernement ne t’a jamais crue coupable. »

J’ai, par la suite, de longs entretiens avec lui. Nous discutons mon affaire, et cet homme, dont le métier est hideux, a des goûts étranges d’équité. Quand on songe pourtant que son seul souci est de faire souffrir et de ne mener à la mort ceux qu’il fait supplicier qu’après le plus de souffrances possible, on se sent froid à l’âme.

Ce que je sais de ses exploits est atroce. Il me les conte lui-même. Voici peu, il tortura trois hommes, qui furent exécutés trois jours avant ma libération, et voici comment on pratiqua :

Le premier fut fouetté jusqu’à ce que toute la peau fût arrachée. On l’arrosa ensuite d’eau fraîche pour aviver la brûlure, puis on le plongea jusqu’au menton dans une fosse remplie d’ordures humaines…

Le second, enfermé dans un cachot noir, entendait dans la pièce voisine rougir les barres de fer et bouillir l’eau d’une chaudière. Subitement, dans les ténèbres, plusieurs hommes bondissent sur leur victime avec les fers rouges, etc., et le malheureux avoue ce qu’il refusait de reconnaître auparavant.

Le troisième était de race noble, le propre cousin de l’émir d’Oneiza. Ce fut donc Maadi bey en personne qui le supplicia. Le Grand Tortionnaire amène l’homme hors de la ville et le garde cinq jours sans boire et sans manger. Il lui donne ensuite tous les aliments qu’il désire, couverts de sel, et de l’eau rafraîchie dans une guerba (outre en peau de chèvre). Préalablement on lui lie le membre viril et on lui obstrue les autres orifices. Après des heures de souffrance le misérable dit qu’il va avouer. On défait les liens, mais il n’a rien à dire. On recommence le supplice et il avoue, jugeant peut-être la mort préférable. À Djeddah, on me raconta qu’un homme âgé surprit, sortant de sa maison, l’amant de sa jeune femme. Cette dernière ignora la rencontre et le vieillard jaloux chargea des esclaves de lui annoncer la visite de son amant pour le surlendemain. À l’heure dite, la femme heureuse et parée attend, lorsque deux hommes entrent, son mari, puis… un autre être, mais qui n’a plus figure humaine. Sur une face ensanglantée ressortent les yeux, les dents, tout le reste est rongé, dépouillé de chair.

Depuis deux jours sa tête, enfermée dans une cage en bois, a connu le supplice du rat. Pour attirer davantage cette bête affamée, les joues, le nez, le front, les lèvres ont été enduits de graisse et la bête sauvage les a dévorés.

La jeune femme s’évanouit, l’homme meurt peu après.

Maadi bey est toujours là, assis à côté de moi. Cet homme, qui aurait désiré accroître mon agonie de toutes les tortures, s’exprime sur tout avec délicatesse et semble oublier son monstrueux métier.

Ce n’est pas d’ailleurs un simple bourreau, un décapiteur ou un pendeur. C’est un « tortionnaire », un spécialiste de la peine humaine, une sorte de psychologue penché sur la sensibilité de ses pareils. Il s’occupe à chercher sans cesse les moyens les plus subtils de créer et d’aviver les douleurs dépassant la mesure…

Selon lui, dans la mort de Soleiman, il y a un coupable et l’enquête a été mal menée, en ne suivant qu’une piste : la mienne.

— Soleiman, reprend Maadi bey, se serait-il suicidé en voyant ta froideur et ton dédain ?

Je le dissuade de cette grossière erreur.

Soleiman se vantait partout de son brillant mariage, aura-t-il été victime d’un voleur ?

On a trouvé sur lui tous les chèques, mais cette monnaie fiduciaire est incomprise des Indigènes du Hedjaz. Quelles autres hypothèses ?

Je pense bien que Maadi bey serait en mesure d’en fournir, qui cadreraient de plus près avec la vérité. Mais il est aussi diplomate…

Le dernier jour, il regrette que je n’aie pas une fille, car, dit-il, il l’épouserait. Je regarde ses cheveux blancs avec un sourire.

Il comprend et s’excuse de cette vieillesse apparente qui est le résultat de la vie dure qu’il mène…

Le reste de la traversée se passa sans incident. Naser bey, le délégué de l’Irak, me tient les conversations les plus intéressantes. J’apprends qu’il descend de « Hachimites » (famille de Mohamed) et qu’il est ancien chef de protocole de l’émir Fayçal, roi de l’Irak. Il connaît, naturellement, tous les usages arabes et musulmans, et m’explique en détail les formalités que je dois accomplir avec les frères de Soleiman. Tant que cette question ne sera pas réglée, moi-même et ceux de mon sang, c’est-à-dire mes fils, nous serons en danger de mort. Il me promet d’aller l’expliquer, quand il passera par Beyrouth, à M. Ponsot, haut-commissaire, puisque je ne pourrai le faire moi-même. Il m’explique aussi, que l’Arabe fait toujours payer, dans le cas d’assassinat, la « dia », c’est-à-dire l’impôt du sang.

Le protocole est le suivant :

Dès mon retour à Palmyre, je devrai me rendre chez les frères de Soleiman, accompagnée d’une escorte armée, car alors je serai en danger.

Lorsque je serai arrivée chez eux, ils m’offriront du café que je boirai en disant quelques mots, ni trop aimables ni trop froids ; le nom de Soleiman ne doit pas être prononcé.

Je les saluerai ensuite et je repartirai. Ils me rendront à leur tour cette visite, refuseront le thé chez moi, questionneront peut-être sur Soleiman. Après cela, je choisirai deux amis arabes pour discuter avec deux représentants de la famille du défunt. Ces envoyés se mettront d’accord sur l’indemnité que je leur dois ; coupable ou innocente, peu importe, la « dia » doit être payée. Ce règlement terminera complètement toute l’affaire.

Nous arrivons enfin à Suez ; sur le quai, mon mari m’attend et, pour comble d’ironie, m’accueille par ces mots :

— Tu dois être bien fatiguée, tiens. Et il tire de sa poche un cachet de Kalmine…

J’appelle Nazer bey et Maadi bey et leur montre la fameuse petite boîte, saluée par un éclat de rire général.

— Incroyable ! s’exclament-ils.