Le Mariage d’Hermance/07

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Paul Lacomblez, éditeur (5p. 190-234).


VII


Cependant M. Platbrood demeurait soucieux. Pierre lui apparaissait certainement comme un gendre parfait ; sa promotion de sous-chef, la dot que lui allouerait vraisemblablement Mme Vermeulen, lui assuraient sinon la richesse, du moins une existence confortable, exempte de soucis matériels.

Outre ses qualités morales, Pierre était donc « un excellent parti ». Nonobstant, il était pénible au major de marier sa fille sans avoir obtenu le consentement de M.  et Mme Dujardin.

Ceux-ci, en effet, semblaient résolus à subir jusqu’au bout la procédure des actes respectueux ; or, si cette attitude alarmait la tendresse paternelle du major, elle le froissait bien plus encore dans sa vanité de bourgeois riche et de bon renom. Aussi, tout en reconnaissant que Pierre avait les meilleures raisons du monde de rompre avec ses parents, il redoutait que la conscience publique, si souvent injuste, ne donnât tort à un enfant insoumis et ne l’enveloppât, lui le beau-père, dans sa réprobation en l’accusant d’accaparer un fils de famille et d’avoir moyenné ce mariage.

Ces réflexions ne laissaient pas que de le préoccuper beaucoup ; elles tempéraient un peu, à présent, la grosse joie qu’il éprouvait depuis la nuit du fameux incendie, nuit mémorable où Pierre lui avait dévoilé ses sentiments à l’égard d’Hermance.

Il commençait à s’interroger, à se demander s’il lui était permis de passer outre au refus de M. Dujardin et d’accentuer le dédain qu’il en faisait en précipitant les choses, c’est-à-dire en fixant le mariage des jeunes gens au mois d’octobre.

Non, il lui était interdit, dans l’intérêt même de sa fille, de faire bon marché de l’opinion.

Joseph Kaekebroeck, auquel il soumettait d’ordinaire ses cas de conscience difficiles, ne pouvait l’écouter en ce moment ni le conseiller ; le festival de Paris s’avoisinait et le président de La Lyre ne s’appartenait plus, occupé tout entier aux dernières répétitions des morceaux de concours ainsi qu’à l’organisation du voyage.

À vrai dire, les scrupules de M. Platbrood étaient aussi ceux de Pierre à qui il répugnait sincèrement de faire un éclat ; au surplus il s’indignait à cette idée qu’Hermance, si jolie, si bonne, si bien élevée, pût être repoussée par les siens et jugée indigne d’entrer dans la famille Dujardin.

Il s’était donc déterminé à écrire à ses parents pour leur apprendre ses projets et les prier de consentir à son mariage. On ne lui avait pas répondu.

C’est alors que Mme Vermeulen entra en scène ; afin de donner plus de solennité à son intervention, elle chargea le notaire de confirmer en son nom la requête de son petit-fils. Cette tactique était bonne : Mme Dujardin accourait le jour même chez sa mère pour se répandre en doléances sur la conduite de son fils. Mais elle trouva la vieille dame peu disposée à l’écouter et fort sermonneuse.

Elle n’obtint qu’un délai ; M. Dujardin voulait prendre des informations sur ces « petites gensses » de la rue des Chartreux, qui avaient certainement abusé de la naïveté de leur fils.

— C’est juste, avait accordé la grand’mère, bien qu’il devrait suffire que je réponde de la parfaite honorabilité des Platbrood. Souviens-toi, ma fille, que ton mari a également commis une mésalliance en épousant une petite bourgeoise du « bas de la ville ». Quant à Mlle Hermance, soyez sans inquiétude, elle est charmante. Je souhaiterais vraiment qu’Adrienne lui ressemblât de toutes les manières !

Mme Dujardin s’en alla outrée de dépit, mais fort impressionnée par l’attitude nettement hostile de sa mère ; elle la voyait décidée à soutenir son petit-fils, non seulement de toute son autorité d’aïeule, mais encore de sa fortune, dont elle pouvait disposer à son gré, ayant fait un avancement d’hoirie à sa fille de près des deux tiers de ses biens.

Cette dernière considération émut grandement les époux Dujardin et les inclina à se départir de leur rigueur. Après réflexion, ils consentirent donc au mariage de leur fils en déclarant toutefois qu’ils n’assisteraient pas à la cérémonie.

Bien que cette concession eût été difficilement arrachée et qu’elle restât plus ou moins injurieuse, elle calma pour le moment les susceptibilités du major Platbrood. Il y eut une détente dont nos jeunes gens se félicitèrent, car on leur accorda beaucoup plus de liberté.

Alors ce fut un enchantement. Ils vécurent dans l’ivresse d’aimer et s’aimèrent davantage de se mieux connaître. Ils se découvraient chaque jour des qualités nouvelles.

Il y avait chez Hermance une naïveté, un imprévu d’impression qui charmait Pierre ; sa figure mobile, si joliment animée, avait pris dans l’amour une gravité rêveuse qui accentuait la beauté de ses traits ; au surplus, les ornements de son esprit rejaillissaient dans ses manières et lui donnaient une distinction, une élégance corporelle qui formait un piquant contraste avec la beauté charnelle et fruste de ses sœurs. Elle était la plus fine, la plus gracieuse sinon la plus sculpturale des trois.

On les promena dans toute la famille, chez les Van Poppel, les Kaekebroeck et les Cappellemans. Puis, ils s’aventurèrent en province, chez M.  et Mme Émile Platbrood définitivement établis à Anvers. Ils allèrent aussi à Turnhout, patrie de l’oncle et de la tante Spruyt. Dujardin y fit la connaissance du petit cousin Ernest, celui-là qui avait fait sa première communion en même temps qu’Hermance et restait fameux dans la famille par l’indisposition « soignée » dont il avait corsé le festin des Van Poppel. C’était devenu un grand et solide gaillard, fort réjoui, qui riait franchement au souvenir de ses « renards » ; son estomac, maintenant aguerri aux régalades, défiait toutes les indigestions du monde.

Partout, les fiancés se virent accueillis avec une cordialité rayonnante et subirent de copieux banquets. Mais rien ne leur était plus doux que les réunions chez Mme Vermeulen ; c’est là que le soir, tandis que les parents Platbrood devisaient en jouant aux cartes avec la bonne-maman, ils se promenaient tous deux dans l’ombre complice, à travers le vieux petit jardin, pour s’asseoir bientôt sous le couvert de la gloriette embaumée de chèvrefeuilles et de seringas.

Ils se voyaient à la lumière de leurs yeux. Elle se blottissait contre sa poitrine et c’étaient d’intarissables babillages, alternés de baisers et de silences pleins d’épanchement. Comme ils souriaient gaîment lorsqu’au dessus du lointain cliquetis des fiches du whist, la voix de Mme Platbrood s’élançait par la fenêtre ouverte :

— Fille, est-ce que tu n’as pas froid avec ta petite « taille » ? Veux-tu un châle…

— Oh ! merci Maman ! criait-elle en flûtant sa jolie voix.

Ils resserraient leur étreinte. Oh, non qu’ils n’avaient pas froid, enveloppés dans leur tendresse sous ce beau ciel de juin tout resplendissant d’étoiles !

Mais quel chagrin quand la voix appelait de nouveau :

— Allons venez, mes enfants, on va partir !

Déjà ? Ils s’éveillaient comme d’un rêve. Il était impossible qu’il fut aussi tard… Elle se suspendait à son cou, offrait ses lèvres avec une sensuelle innocence :

— Tu viendras demain, dis, de bonne heure ?

— Oui chère, demain ! Ah mais non, je serai peut-être retenu au ministère…

— Oh !…

Ses yeux se remplissaient de larmes. Alors il la pressait éperdument dans ses bras :

— Non, non, c’était pour rire ! Sois tranquille, j’aurai fini très tôt demain, encore plus tôt qu’aujourd’hui ! Na, es-tu contente ?

Ils rentraient un peu étourdis et décoiffés, clignant des yeux ; ils accusaient la bonne lampe de les aveugler avec sa brusque lumière.

Cependant Mme Vermeulen fixait sur les amoureux son regard attendri et railleur :

— Pierrot, dit-elle, penses-tu pas qu’il faudrait faire tailler ces méchants arbres ? Ils vous ébouriffent un peu trop avec leurs branches folles !…

On délibérait encore sur la date du mariage quand la Lyre du Brabant revint triomphante de Paris où elle avait remporté le grand prix d’honneur aux acclamations du jury international.

Les fêtes de réception terminées, Joseph Kaekebroeck se fût peut-être morfondu dans la monotonie d’une existence trop calme, si les fiançailles de sa belle-sœur n’avaient fourni un nouvel aliment à sa fièvre d’activité et d’obligeance.

Il se réjouit d’apprendre que les époux Dujardin s’étaient inclinés devant Mme Vermeulen, mais il s’étonna que l’on eût accepté avec tant de philosophie leur refus d’assister au mariage. Il s’indigna sincèrement ; la morgue de « ces gentillâtres », comme il les appelait, lui était insupportable. Plein d’un juste ressentiment, il entreprit son beau-père et le replongea dans son inquiétude du « qu’en dira-t-on », au vif chagrin des fiancés qui ne s’attendaient pas à ce nouveau contretemps.

— Non, non, mes enfants, disait Joseph Kaekebroeck, j’en suis bien fâché, mais il faut que tout se passe dans les règles. M.  et Mme Dujardin ainsi que « leur demoiselle » assisteront à vos noces, sinon, moi vivant, vous attendrez qu’ils soient morts !

Il s’animait :

— Morbleu, qu’est-ce qui m’a fichu des aristos pareils ! Ah, ils rougissent de nous ! Parions que je les forcerai bien à descendre dans notre bas de la ville !

— Comment feras-tu, demandait tristement Hermance, leur consentement est l’unique concession que nous pouvions obtenir…

— Comment je ferai ! Ma foi, je n’en sais rien… Mais ne t’inquiète pas, ma petite !

Et pour la taquiner :

— Rien ne presse. D’abord, moi je trouve que tu es bien jeune pour te marier… Tu attendrais six mois, un an, je n’y verrais aucun mal…

— Mais, j’ai près de dix-neuf ans !

— Voyez-vous cette vieille fille !

Mais il ne voulait pas la faire pleurer, connaissant l’impressionnabilité du premier amour.

— Allons, allons, je plaisante ! Sois tranquille, tu seras Madame cette année !

Ce fut Joseph qui fixa la date du repas de fiançailles, que l’on célébra le 5 septembre chez Madame Vermeulen.

Grand-papa et grand’maman Van Poppel, conviés à la fête, s’étaient fait excuser ; ils ne sortaient plus guère, surtout le soir, et s’acagnardaient volontiers dans leur fauteuil.

Comme la maison de la rue de Laeken n’était pas bien grande, on n’avait pu inviter que les parents immédiats, ce qui faisait déjà une table de seize convives, parmi lesquels on remarquait M.  et Mme François Cappellemans ; Émile Platbrood l’Africain et sa femme, née Emma de Myttenaere, venus d’Anvers tout exprès ; le jeune Hippolyte, et M.  et Mme  Ferdinand Mosselman qui, bien que n’appartenant pas à la famille des fiancés, représentaient la parenté de l’amitié.

Ce fut une soirée mémorable. Mme Vermeulen rayonnait, toute heureuse de présider cette fête de famille qui lui rappelait les grands jours de sa jeunesse. Mais elle réclamait l’indulgence de ses invités, sa vieille Annette n’étant pas habituée, non plus qu’elle, à traiter tant de convives de marque.

Tout marchait à merveille cependant ; il est vrai que, pour la circonstance, Mme Platbrood avait prêté sa grosse Colette, Mme Kaekebroeck sa Gertrude et Mme Cappellemans sa vieille Rosalie, de sorte que le service ne traînait pas trop. D’ailleurs, Adolphine, entre les mains de qui Mme Vermeulen avait abdiqué ses pouvoirs de maîtresse de maison, veillait à tout. À chaque instant, elle bondissait de sa chaise pour aider aux servantes, verser le vin, tourner autour de la table, ce qui lui rapportait du reste quelques menus profits, entre autres celui de « faire des farces » à son mari, qu’elle embrassait par exemple brusquement dans le cou, caresse à laquelle Joseph n’était pas insensible mais qui l’embarrassait devant le monde :

— As-tu fini, grande sotte ! Recommence seulement et tu attrapes une bonne gifle !

Elle riait à belles dents :

— Oui, essaie une fois ! Je suis plus forte que toi !

Et avant qu’il songeât à se garer, elle l’avait mordu juste au même endroit.

Alors elle s’enfuyait, pouffante, pour reprendre tout à coup son sérieux et, la serviette sur le bras, s’empresser comme une bonne ménagère. Enfin, disposée à reprendre sa place, elle demandait, adossée un moment contre le buffet :

— Allo, on n’a plus rien besoin avant que je me rasseois ?

Grande et souple, forte sans épaisseur, elle ressemblait, avec ses beaux cheveux flamboyants et dans sa claire toilette, à cette figure, belle comme du Michel-Ange, que Leys a campée dans son tableau de la salle à manger.

Étant donnés les avantages de ces voyages circulaires, Pauline et Emma se fussent volontiers remuées comme la jeune femme ; mais la première se sentait encore un peu faiblotte, relevant à peine de nouvelles couches ; et pour l’autre, force lui était de se tenir tranquille à cause de son poids. Emma stupéfiait en effet par l’amplitude de sa gorge, qui était pourtant peu de chose en comparaison de la protubérance d’un ventre dont les proportions avaient quelque chose de pélasgique !

Joseph, qui se souvenait de la prodigieuse grossesse de sa jeune tante Théodore Van Poppel, n’en revenait pas. Celle-ci était dépassée par celle-là. Il admirait la formidable santé de sa belle-sœur, qui lui apparaissait comme une sorte de Demeter flamande, une nourrice du monde bâtie et mamelonnée par Jordaens !

Aussi Émile Platbrood recevait-il de toutes parts des éloges empressés, qu’il acceptait avec sa bonne humeur ordinaire :

— Och, taisez-vous, disait-il avec fatuité, ça n’est rien du tout… Ça est seulement pour commencer !

Il se réservait de faire beaucoup mieux. Mais sa femme s’indignait, revendiquant sa part de collaboration :

— Ne fais pas tant de ton Jan, j’y suis bien pour quelque chose, moi !

Ferdinand, piqué d’un brin de jalousie, voulait qu’on lui décernât au moins une mention honorable pour son savoir-faire. On ne devait pas oublier qu’il avait débuté par un coup de maître, des jumeaux ! Ça valait la peine.

Et la gaîté prit une pente gaillarde, à la grande rougeur de Thérèse qui, bien que pourvue d’un beau tempérament d’amoureuse, demeurait chaste en public et se drapait volontiers dans un manteau de pudicité.

Au surplus, elle craignait pour les oreilles du jeune Hippolyte, dont la figure éveillée et souriante témoignait du plaisir qu’il prenait à la conversation. Elle crut opportun de le soustraire aux propos grivois en lui parlant de ses études :

— Eh bien, fils, il paraît que tu vas si bien à l’« Athnée » !

De tout autre que Mme Mosselman, la question eût semblé oiseuse au jeune garçon ; mais Thérèse était si jolie, elle sentait si bon, qu’il était ému par ses moindres gestes ; il approchait d’ailleurs de la puberté et commençait à éprouver l’inquiétude délicieuse de la femme. Or, il n’y en avait aucune qui lui apparût plus charmante que la cordière ; dans le secret de son âme, il lui avait voué un de ces amours fervents de petit page, qui le jetait dans une grande exaltation intérieure et développait sa coquetterie en même temps qu’il lui donnait l’ambition d’être digne de celle dont il avait fait la reine de ses pensées.

Voilà pourquoi il étudiait avec tant d’ardeur et voulait se distinguer parmi ses camarades. On pense s’il fut heureux d’attirer tout à coup l’attention de sa dame :

— J’ai été premier en latin, répondit-il en rougissant, et aussi premier en calcul…

— Mais tu ne m’avais pas dit ça ! s’écria Thérèse. Voilà un sage élève ! À la bonne heure !

Et vaguement attirée vers ce gracieux adolescent dont elle était trop fine pour ne pas avoir deviné la discrète adoration :

— Tiens, il faut que je te donne une baise pour ça !

Gentiment, elle posa sa petite bouche sur la joue d’Hippolyte qui pâlit de bonheur et lui rendit son baiser avec une fougue juvénile.

— Eh bien, ne vous gênez pas, vous autres ! s’écria plaisamment Mosselman. Polyte, vous me rendrez raison !

Et le garçon, tout interdit, de bégayer :

— C’est parce que j’ai été premier en latin et aussi premier en calcul…

Tandis que l’on s’amusait de sa mine penaude et que M.  et Mme Pladbrood expliquaient à Mme Vermeulen combien cet enfant était « brave » et leur donnait de satisfaction par son travail, Pierre et Hermance, dissimulés derrière une immense corbeille de plantes et de fleurs, ne vivaient que pour eux-mêmes.

Par un accord tacite, personne ne semblait faire attention aux fiancés qui parlaient à peine, tant leur âme était gonflée de bonheur.

La salle à manger étant trop exiguë, on avait dû, pour laisser le passage libre au moins d’un côté, pousser la table contre l’un des murs, de telle sorte que nos jeunes gens se trouvaient juste sous le manteau de la haute cheminée, d’où retombaient des guirlandes de feuillage et de roses. On eût dit qu’ils étaient assis dans une grotte.

Kaekebroeck, qui les regardait à la dérobée, souriait de leurs tendres enlacements : ils évoquaient tous deux à sa pensée les amants de Théocrite assis dans une anfractuosité du Promontoire ; et les voyant parler, il leur prêtait les douces paroles du berger à sa compagne :

« Ah, chère, que ce ne soit point la terre de Pélops, que ce ne soient pas des talents d’or que j’aie à cœur de posséder ; mais sous cet abri embaumé, je chanterai, te tenant entre mes bras, regardant nos troupeaux confondus et devant nous la mer de Sicile ! »

Mais nos amoureux, tout charmants et poétiques qu’ils étaient, ne pensaient nullement à la terre de Pélops non plus qu’à la mer de Sicile. Des préoccupations bien autrement modernes agitaient leur cœur et, tout en resserrant leur étreinte, mêlaient un peu de mélancolie à leurs aveux. Ils s’affligeaient de l’obstination de Joseph et ne la comprenaient pas de la part d’un esprit aussi dégagé de préjugés.

— Ah, disait Pierre, mes parents seront intraitables… S’il faut obéir à ton beau-frère, nous ne nous marierons sans doute que lorsque nous serons vieux !

La jeune fille pâlissait à cette pensée :

— Oh, tais-toi ! On nous a promis que les noces se feraient cette année…

Quelque confiance qu’elle eût en Joseph, elle trouvait qu’il mettait tout de même beaucoup de nonchalance à entamer les négociations. Depuis trois semaines qu’il était revenu de Paris avec Mosselman, il n’avait encore rien décidé ; aussi Hermance ne pouvait-elle se défendre d’un brin d’humeur à son égard ; il avait bien besoin de se montrer tout à coup plus pointilleux que M. Platbrood !

— Regarde-le, disait-elle, c’est qu’il n’a pas du tout l’air de penser à nous !… S’il savait pourtant comme il nous désespère ! Mais non, écoute ce vilain égoïste, le festival de Paris l’occupe tout entier…

En effet, Joseph Kaekebroeck sollicité par Mme Vermeulen et Émile Platbrood, contait avec enthousiasme le triomphe de la Lyre du Brabant, célébrait Paris, le point le plus sonore de l’univers. Mosselman lui donnait la réplique et surenchérissait de son mieux. Mais il eut l’imprudence, voulue d’ailleurs, de chanter le boulevard et les parisiennes, orchidées de l’asphalte et du pavage en bois !

Le couplet ne passa point sans une violente sortie d’Adolphine :

— Oui, oui, on sait bien pourquoi ils ne voulaient pas nous prendre avec !… C’était pour une fois bien s’amuser ensemble et faire des farces !

— Voilà bien les femmes, protestait Kaekebroeck ; comment, nous, des maris modèles, des gens graves, que dis-je, des présidents de société ! Nous croire capables de… Oh !

Et avec une hypocrite tendresse :

— Nous ne pensions qu’à vous ! J’en appelle à Ferdinand. Il ne se passait pas de minute que ce cri ne montât à nos lèvres : « Ah si Adolphine et Thérèse étaient ici ! »

— Oui, affirma Ferdinand, nous avons même failli vous télégraphier de venir !

— Vous avez failli ! Eh bien nous sommes « proppes » avec ça !

Alors Joseph eut un argument péremptoire :

— Ô femmes sans foi ni gratitude, est-ce que nous ne vous avons pas envoyé des tas de cartes postales illustrées ! Elles étaient comme les échos de nos soupirs…

— Eh bien, déclara résolument Adolphine, on ira une fois aussi toutes seules à Paris, nous deux, n’est-ce pas Thérèse, et on verra alors s’ils ne sont pas jaloux !

— Nous le serons, accorda Ferdinand, nous serons même d’une jalousie… hollandaise !

Mais François Cappellemans, qui n’avait encore rien dit, absorbé qu’il était dans ses prévenances pour sa chère Pauline, interrompit la discussion en demandant à quelle heure le vieux Verbeek avait lâché ses pigeons à Paris. C’est ce qui l’intéressait le plus dans le concours.

— À une heure dix-sept minutes, précisa Joseph, c’est-à-dire tout de suite après la proclamation des résultats.

— Eh bien, dit le plombier avec orgueil, voulez-vous croire qu’ils étaient à Bruxelles, déjà à 5 heures, oui, avant le chemin de fer !

— Comme ceux de Jérôme ! dit Thérèse, qui tenait à vanter le colombier du cher commis ; Bolleke est même arrivé à 4 heures 35 !

On s’extasia sur la vitesse de ces braves petites bêtes et l’on se mit à parler pigeons, sujet qui intéressait aussi Platbrood l’Africain, car il avait concouru autrefois dans les joutes colombophiles.

Le major y alla d’une dissertation sur les grands services que rendaient les pigeons en temps de guerre. Il avoua qu’il lui était venu une idée, celle de créer un colombier de la garde civique, copié sur le modèle des colombiers militaires.

Le projet sembla si comique à Joseph Kaekebroeck, qu’il le mit en veine de malice :

— Moi, aussi, dit-il très sérieusement, j’ai une idée que je mijote en silence. Je me suis toujours demandé pourquoi on ne dresserait pas les pigeons de telle manière qu’ils se rendissent d’eux-mêmes à l’endroit d’où l’on désire qu’ils reviennent… Ce serait en quelque sorte des pigeons aller et retour… Vous voyez d’ici les avantages pour les places assiégées ! Et puis, c’est ça qui supprimerait les frais de chemin de fer et ces affreux transports par paniers où les pauvres oiseaux sont encaqués comme des harengs !

Il y eut un moment d’ahurissement ; puis un tollé général accueillit le « zwanzeur », que l’on conspua comme il le méritait.

Mais Kaekebroeck faisait le niais, celui qui ne croit pas avoir dit une chose si bête que ça.

— Tiens, Jan Klaes ! s’écria gaîment Adolphine.

Et elle lui « clacha » sa serviette en pleine figure.

— Attends seulement jusqu’à ce soir, riposta Joseph, tu m’en diras des nouvelles !

Et se penchant vers sa volumineuse belle-sœur Emma, il lui coula dans l’oreille quelque forte gaillardise qui jeta la jeune femme dans une telle crise de fou rire, que sa gorge et son ventre se soulevaient comme une mer démontée et menaçaient de se répandre sur la table.

— Oeie ça, Joseph ! Non, ça c’est trop fort !

Adolphine, intriguée, voulait savoir :

— Qu’est-ce qu’il a dit ? Qu’est-ce qu’il a dit ?

Mais en ce moment une petite bonne s’approcha de Mme Cappellemans et l’entretint à voix basse. Pauline se leva aussitôt :

— Je descends seulement à la cuisine. Excusez-moi, c’est l’heure de la petite. Elle a faim, vous comprenez…

— Oui, oui, allez, ma chère fille, dit affectueusement Mme Vermeulen, et donnez-lui une bonne portion…

— Elle tette si bien, fit Mme Platbrood avec un sourire béat, c’est un vrai plaisir !

— Elle tette comme un Basque ! s’écria Ferdinand qui s’amusait à parodier la grand’maman de Dujardin.

Tout le monde félicita Cappellemans sur la santé de ses deux enfants et la vaillance de sa femme.

— Oh, dit-il avec attendrissement, c’est une si bonne petite mère !

— Quand on sait nourrir soi-même, confia Mme Platbrood à Mme Vermeulen, ça est toujours le mieux, n’est-ce pas ?

— Certainement, repartit la vieille dame, aussi j’espère que votre fille pourra nourrir un petit temps.

— Oh, déclara François, pour ça je suis tranquille…

Et glorieux :

— Pauline a beaucoup de lait, savez-vous, elle en a comme une vache !

Lancé d’une voix forte, le mot surprit un peu dans sa brutalité sonore et pittoresque. Il eût peut-être choqué si Joseph ne l’avait relevé avec à-propos :

— Bravo, François ! Tu parles comme faisait la Sévigné d’une nourrice de la petite de Grignan !

Et, envoyant une tape dans le confortable dos de sa belle-sœur Emma :

— Vous aussi, ma chère, je souhaite que vous ayez du lait comme…

— Comme un Basque ! cria Ferdinand qui tenait décidément à l’expression de Mme Vermeulen et n’en voulait démordre.

— Ça ne sera pas de trop, avoua gravement Émile Platbrood, car Dieu sait combien il y en a là dedans !

— Je parie pour trois, dit Kaekebroeck en faisant tourner son œil sur les admirables rondeurs de sa voisine.

— Oeie non, merci ! protesta Emma en comprimant son édredon avec ses mains d’un geste plein d’effroi. — Je ne saurais pas de chemin avec !

Alors Thérèse, délaissant le jeune Hippolyte, demanda où en était la layette, question qui intéressa vivement les dames et provoqua entre elles de multiples échanges de vues.

Emma assura que tout était prêt : l’enfant pouvait venir quand il voulait ; elle énuméra avec complaisance les petites chemises, les petites robes, les petits bonnets, les petits manteaux, remercia sa belle-mère et ses belles-sœurs des cadeaux en linge dont elles l’avaient comblée.

— Oh, dit-elle à Mme Vermeulen, si vous verriez toutes ces petites brassières, ces petites capelines en dentelles…

Et avec confusion :

— Och, Adolphine, ça est tout de même gentil, sais-tu, d’avoir brodé cette petite chemise ! C’est comme pour un prince !

— Ah, de mon temps, interrompit Mme Vermeulen, je vous assure qu’on n’était pas si raffiné. On ne connaissait pas toutes ces fanfreluches. Quelques loques bien chaudes, l’enfant était habillé et ne s’en portait pas plus mal, au contraire ! Mais aujourd’hui, que de falbalas ! On étouffe nos poupons sous les broderies et les dentelles. On en met jusque sous leur derrière ! Pauvres gosses, ça doit leur faire mal !

Les dames se récrièrent un peu, mais le major approuva et Platbrood l’Africain trouva le mot de la situation :

— Vous avez raison, maman Vermeulen, toutes ces frulekes, ça est bien trop beau pour les moutards qui tous, autant qu’il y en a sur la terre, n’en font qu’à même que des… pisse-laps !

On le hua, comme il sied à la franchise et au bon sens d’être conspués par la tourbe ignorante, et il passa un mauvais quart d’heure à se débattre au milieu des furies dont sa sœur, Mme Kaekebroeck, menait le combat en gaillarde décidée.

Mais l’Africain ne faiblit pas sous les invectives :

— Oui, oui, répétait-il avec un véritable héroïsme, je dis des pisse-laps !

En vain lui fermait-on la bouche ; les sons fusaient entre les doigts, « spitaient » comme fait l’eau en pression d’un robinet obturé par la main.

Il ne ravala pas le mot et jusqu’à la fin, malgré les frénétiques chatouillades d’Adolphine qui menaçait au surplus de l’étrangler, il se tordit de rire en jetant d’une voix de fausset expirante :

— … des pisse-laps ! des pisse-laps !

En toute autre circonstance, Joseph Kaekebroeck lui eût sans doute prêté main-forte, mais le président des Cadets, absent du débat, se recueillait depuis quelques minutes, lançant de furtifs regards sur Pierre et Hermance que tout le monde continuait à faire semblant d’oublier dans leur niche de feuillage.

Au milieu du vacarme et des salaisons de langue, les fiancés poursuivaient leur idylle sans entendre rien ni goûter autre chose que le miel de leurs lèvres.

Serrés l’un contre l’autre, ils souriaient et soupiraient tour à tour selon les brusques alternatives d’espoir ou de souci qui traversaient leurs âmes inquiètes. Et parfois une langueur exquise relâchait leur étreinte et pâlissait leurs visages où se reflétaient toutes les angoisses, tout le vertige de l’accablant désir.

— Quand t’emporterai-je dans mes bras, pour t’aimer loin de tous ! Si je pouvais seulement décompter les jours qui me séparent de ce bonheur !

— Ah, cher, disait-elle tristement, la force d’attendre m’abandonne… Il me semble parfois que je mourrai avant d’être heureuse !

— Tais-toi, méchante, tu ne sais le chagrin que tu me fais !

Elle se suspendait à son cou :

— Oh oui, Pierrot, gronde-moi, mais c’est que je t’aime tant !

Puis, retournant aux regrets :

— Et dire que tout restait fixé au 9 octobre prochain si Joseph ne s’était avisé…

Elle s’interrompit :

— Tiens, il nous regarde justement, le vilain ! Si nous lui faisions une laide grimace !

Elle lui adressa en effet une petite moue fâchée, d’une espièglerie mélancolique pleine de grâce.

Joseph sourit et échangea un regard d’intelligence avec Mme Vermeulen. Alors, sur un signe d’assentiment de la vieille dame :

— Hé là-bas, les amoureux, s’écria-t-il joyeusement, j’oubliais de vous dire que j’ai « arrêté » aujourd’hui même une maison pour vous ! Le bail commencera à courir le 1er octobre prochain. Une très jolie petite maison vous savez, un nid, quoi, rue Jéricho…

Toutes les conversations s’étaient arrêtées dans l’étonnement que provoquait cette nouvelle imprévue, tandis que Pierre et Hermance, stupéfaits, ouvraient des yeux énormes.

— Mais, mon gendre, objecta M. Platbrood, vous vous êtes peut-être un peu trop pressé de…

— Pas du tout, repartit vivement Mme Vermeulen, le mariage de nos enfants n’est-il pas fixé au 9 octobre ? Ils n’ont que le temps d’emménager !

Le major semblait tomber des nues :

— Permettez, dit-il, mais je croyais que la promesse de M. Dujardin d’assister au mariage était devenue une condition…

— En effet, une condition si-ne-qua-non, scanda l’imperturbable Joseph.

— Eh bien ?

Alors Kaekebroeck se leva et jetant un regard amusé sur les convives, dont les visages exprimaient toutes les nuances d’une curiosité violemment excitée, il dit dans le profond silence :

— Eh bien, cette promesse, nous l’avons !

Il y eut un moment de stupeur ; puis soudain, mille exclamations partirent en même temps :

— Allons donc ! Pas possible ! C’est une farce !

Il fit taire les braillards et s’expliqua. M. Dujardin, curieux sans doute de voir de près et d’entendre un « gros Brusselleer », résolu à s’en moquer et à l’éconduire plus ou moins poliment, n’avait mis aucune mauvaise grâce à répondre à la « demande d’audience » que lui avait adressée le Président de la Lyre du Brabant.

— Vous voyez d’ici, insinuait Joseph, comme je l’étonnai par mon élégante maigreur ! Au surplus, je sus raffiner ma langue et mes façons à tel point que je l’intimidai presque ! Bref, je vainquis ce grand seigneur par les séductions de ma diplomatie…

Stoeffer ! cria Ferdinand.

— Il est vrai, poursuivit l’orateur avec plus de modestie, que j’apportais dans les plis de ma redingote quelques images de banque, présents de Maman Vermeulen, destinés à grossir la dot de Mlle Adrienne et à vaincre les dernières hésitations du jeune chevalier de Berghe. Et tout a réussi au-delà de nos vœux. C’est pourquoi j’ai l’avantage de vous annoncer qu’une entrevue préparatoire aura lieu, ici même, demain après-midi, entre les familles Platbrood et Dujardin. Si vous le permettez, j’en réglerai le programme et l’heure de son parcours…

On doutait encore ; mais quand Mme Vermeulen eut confirmé cette grosse nouvelle en proposant de boire à la santé des futurs, tout le monde éclata en cris d’allégresse.

Déjà Pierre et Hermance s’étaient précipités dans les bras de la vieille dame pour tomber dans ceux de Joseph et de tous leurs parents.

En même temps Rosalie, Colette et Gertrude faisaient sauter des bouchons et l’on trinquait avec entrain.

Le timide Hippolyte trouva l’occasion excellente pour tenter un coup d’audace. Enhardi, sans doute parce qu’il était un peu gris, il sauta sur Mme Mosselman et lui colla ses lèvres sur la nuque avec une frénésie de jeune faune. Il penchait la tête par dessus sa collerette et la regardait effrontément jusque dans le corsage.

Soudain, inspiré par les jumelles collines d’une gorge ravissante, blanche et ferme à souhait :

— Je vous jure, dit-il en mordillant presque l’oreille de la jeune femme, je vous jure d’être maintenant premier en géographie !

— Tu es un petit capon, sais-tu ! répondait Thérèse, plus émoustillée peut-être qu’elle ne se l’avouait.

Au milieu des effusions, il ne faudrait pas croire que Mosselman demeurât inactif. Plein d’exubérance, il avait empoigné Adolphine par la taille :

— Maintenant, dit-il, il faut que je vous embrasse une fois comme un Basque !

Mais la jeune femme, qui redoutait cette caresse où Ferdinand mettait d’habitude un peu plus que de l’amitié, se reculait en faisant une mine rieuse et légèrement dégoûtée :

— Non, savez-vous, avec vos sales moustaches toutes mouillées !

— Attendez, fit-il, je vais d’abord les essuyer sur les joues de Thérèse !

Quant à Mme Platbrood, elle versait alternativement un pleur sur la poitrine du major et sur celle de Joseph qui adjurait en vain Pauline et François de venir les relayer.

Enfin, là bas tout au bout de la table, Platbrood l’Africain lutinait son Emma dont toute la personne houlait comme des flots de théâtre ; et l’on eût dit vraiment que les vagues humanités tapies en elle, participaient également, dans la mesure de leurs moyens, à cette joie bienfaisante qui ouvrait tous les cœurs à deux battants !

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L’entrevue eut lieu le lendemain. Elle ne pouvait être extrêmement cordiale, mais elle fut moins gourmée qu’on ne l’eût attendu de personnages placés dans une situation assurément fort délicate.

La bonne maman Vermeulen triomphait sur son fauteuil : elle sut noyer les rancunes de son gendre et de sa fille dans la générosité de ses paroles et de ses dons. Du reste, Hermance intéressa vivement M. et Mme Dujardin qui ne s’attendaient pas à tant de piquante franchise et de grâce chez une petite roturière. Elle étonna beaucoup aussi Mlle Adrienne : celle-ci, venue dans le ferme propos de la traiter de haut en bas, de l’accabler d’impertinences, subit malgré elle l’ascendant de cette jeune fille pleine de naturel et s’en retourna à la fois dépitée et songeuse, partagée entre l’envie de détester une belle-sœur si aimable et le désir de gagner son amitié.

Le mariage de M. Pierre Dujardin avec Mlle Hermance Platbrood fut célébré à la date convenue, par une belle matinée d’octobre douce et blonde.

Cet événement mémorable avait assemblé tout le bas de la ville sur la place Sainte-Catherine. Et le populaire, heureux de ce gala qui marquait une nouvelle étape dans la voie d’alliance des petits Kaekebroeck avec la haute bourgeoisie bruxelloise, acclama cordialement les gentils mariés quand ils apparurent sur le perron de l’église, souriants et ravis, éclairés par le double rayon du soleil et de la jeunesse.