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Le Mariage d’argent/Acte 2

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ACTE II.

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Scène PREMIÈRE.

Madame DORBEVAL, Madame DE BRIENNE.
(Elles entrent du fond.)
MADAME DORBEVAL.

Je te revois enfin ! embrassons-nous encore ! Que c’est bien à toi d’être venue aussi vite !

MADAME DE BRIENNE.

J’ai cru que je n’arriverais jamais, et cependant nous allions jour et nuit.

MADAME DORBEVAL.

Tu dois être accablée de fatigue ?

MADAME DE BRIENNE.

Oui, il y a quelques jours, en Allemagne, je m’en plaignais un peu, mais depuis la frontière je ne m’en aperçois plus : c’est si bon de revoir la France ! Qu’elle m’a paru belle ! et à mesure que nous approchions de Paris, comme mon cœur battait, et comme les postillons allaient lentement ! Mais quand je me suis vue dans ces murs, quand j’ai reconnu mes rues, mes boulevards, mes physionomies parisiennes, je ne puis te dire ce que j’ai éprouvé. Ce bruit, ce tumulte de la capitale, cette foule qui se jetait sur nos pas, jusqu’aux embarras qui arrêtaient notre voiture, tout me semblait beau, admirable. J’étais si heureuse !

MADAME DORBEVAL.

C’est moi qui le suis maintenant !

MADAME DE BRIENNE.

Chère Élise ! j’ai tant de choses à te dire, tu en as tant à me raconter ! car je t’ai quittée demoiselle, et te voilà mariée ! on trouve tant de changemens quand on revient de Russie !… Et moi donc, si tu savais… mais par où commencer ? voilà le difficile !

MADAME DORBEVAL.

Parlons de toi d’abord ; car je ne sais rien ; tu ne me disais pas où je pourrais t’écrire, et toi-même ne m’adressais jamais que quelques lignes sur ta santé.

MADAME DE BRIENNE.

Que veux-lu ? il n’aimait pas qu’on m’écrivît, encore moins que j’écrivisse… même à mes amies intimes.

MADAME DORBEVAL.

J’entends : il, c’est ton mari.

MADAME DE BRIENNE.

Et qui serait-ce donc ? je savais même qu’en lui montrant mes lettres je lui faisais plaisir, et il les lisait toutes : voilà pourquoi ma correspondance ne contenait jamais que des nouvelles officielles.

MADAME DORBEVAL.

Je comprends ; mais c’est toujours fort mal.

MADAME DE BRIENNE.

Non ; n’ayant que mon amitié, il était naturel qu’il en fût jaloux ; d’ailleurs mon devoir était de tout lui sacrifier, même mes plus chères affections ; et ce devoir je l’ai rempli jusqu’à ses derniers momens.

MADAME DORBEVAL.

Ô ciel ! tu serais veuve ?

MADAME DE BRIENNE.

Eh ! mon Dieu ! oui, depuis long-temps ; je me suis trouvée seule, abandonnée, à quinze ou seize cents lieues d’ici, à l’autre extrémité de la Russie, dans un pays inconnu, où nous avaient appelés les intérêts de monsieur de Brienne, une nouvelle colonie à former, d’immenses terrains à défricher ; et si tu savais quel temps il m’a fallu pour liquider, pour terminer toutes ces affaires, pour achever surtout ce long voyage, sans compter qu’au moment de partir une maladie cruelle m’a tenue plusieurs mois entre la vie et la mort ; je croyais ne plus vous revoir.

MADAME DORBEVAL.

Mais c’est qu’aussi personne n’avait pu comprendre un pareil mariage ! épouser un homme de soixante ans, sans fortune !

MADAME DE BRIENNE.

Il en avait ; c’est ce mariage qui la lui a fait perdre : voilà ce que le monde ne savait pas, voilà ce que le devoir le plus sacré m’empêchait même de t’apprendre. Monsieur de Brienne était un ancien ami de ma famille ; c’était par lui que mon père avait obtenu cette place de receveur-général dont il était si fier ; M. de Brienne m’avait vue naître, me portait la plus grande amitié, mais jamais il ne m’était venu à l’idée qu’il dut être mon mari. Bien loin de cela, tu le sais, un autre avenir, d’autres espérances souriaient à mon cœur. Tu te rappelles ces premiers sentimens, ces impressions que rien ne peut effacer ; car alors tu me donnais des conseils, tu recevais mes confidences, et j’aurais presque désiré des chagrins, afin de te les raconter. On est si heureuse d’un amour qu’on peut avouer ! il est si doux d’en parler ! et cela nous arrivait quelquefois.

MADAME DORBEVAL.

Oui, le matin, le soir, toute la journée ! Et son nom, crois-tu que je l’aie oublié ? ce pauvre Poligni !

MADAME DE BRIENNE, lui mettant la main sur la bouche.

Tais-toi ! tu m’as fait peur, il y a si long-temps que je n’ai osé le prononcer.

MADAME DORBEVAL.

C’est un ami de mon mari, nous le voyons assez souvent ; il est libre, et j’ai lieu de croire qu’il est toujours fidèle.

MADAME DE BRIENNE.

Vraiment. Je ne te le demandais pas ; car enfin je n’avais le droit de rien exiger ; mais autrefois, élevés ensemble, nous aimant dès l’enfance, rien ne semblait s’opposer à notre union. C’était pour mériter ma main, pour obtenir le consentement de ma famille, qu’il venait d’embrasser l’état militaire, source alors de gloire et de fortune. « Tout ce que je vous demande, me dit-il en partant, c’est de m’attendre ! Ou vous apprendrez ma mort, ou je reviendrai colonel. » Déjà, tu le sais, les journaux avaient retenti de son nom, sa conduite lui avait mérité l’estime de ses chefs ; encore quelques mois, et la paix le ramenait auprès de nous. Lorsqu’un jour, mon père, que je croyais par sa fortune à l’abri de tout les évènemens, ou que du moins les fonds publics, dont il était dépositaire, devaient éloigner de toute spéculation hasardeuse, mon père se présente à mes yeux, pâle et tremblant. « Je suis perdu, me dit-il, je suis déshonoré ! Ma honte est encore un secret ; mais ce soir elle sera connue et je n’y survivrai pas. Ma fille, c’est toi seule que j’implore ! Monsieur de Brienne, mon ami, sacrifie sa fortune pour me sauver l’honneur ; mais je ne puis accepter un pareil bienfait que de la main d’un gendre. Prononce sur mon sort. » Hélas ! mon père était à mes genoux, je ne vis que lui. Je consentis, car j’espérais mourir ; et quelques jours après mon mariage, j’étais chez moi, j’étais seule… tu devines à qui je pensais… quand tout à coup je le vois paraître devant moi. Le signe de l’honneur brillait sur sa poitrine ; ses traits étaient altérés par la souffrance, et me montrant de la main les riches épaulettes dont il était décoré… « J’ai tenu mes promesses, me dit-il, je les ai tenues au prix de mon sang ; mais vous, madame, vous !… » Ah ! je ne pus y résister. Je confiai à son honneur le secret de mon père ; je le suppliai de me pardonner et de me plaindre, et je me trouvai moins malheureuse quand il sut à quel point je l’étais. Il partit, en me jurant un amour éternel, et depuis je ne l’ai point revu.

MADAME DORBEVAL.

Jamais ? Vous deviez cependant de temps en temps vous rencontrer de loin dans le monde ?

MADAME DE BRIENNE.

Cela revenait au même : je n’osais pas le regarder. Quelquefois seulement nous recevions Olivier, un artiste, un jeune peintre qui devait à mon mari son éducation, ses talens ; et monsieur de Brienne avait eu bien raison de le protéger. Olivier était si bon, si aimable ! Il me parlait toujours de Poligni, son camarade de collège ; je ne répondais pas, mais j’écoutais. Ce pauvre Olivier, depuis ce temps-là je l’ai pris en amitié. Occupée de mes devoirs, résignée à mon sort, je tâchais d’être heureuse, du moins quand mon père me regardait, et il est mort en me bénissant. Mais quand je l’eus perdu, quand il fallut quitter la France, tous mes amis, tous mes souvenirs ; ah ! que je fus malheureuse ! que j’ai souffert pendant ces trois années ! me reprochant jusqu’aux tourmens que j’éprouvais, je cherchais à les expier en redoublant de soins, de tendresse pour un vieil époux, que j’aurais voulu aimer autant qu’il m’adorait. Mais ce n’était pas ma faute ; ce n’était pas possible ; mon cœur était resté ici, près de vous. En quittant ma patrie, j’y avais laissé le bonheur, et en la revoyant j’ai tout retrouvé.

MADAME DORBEVAL.

Chère Amélie ! il n’a pas dépendu de moi que nous ne fussions plus tôt réunies ; depuis quelque temps je sollicitais, mieux que cela, j’espérais obtenir pour monsieur de Brienne une place, une pension qui lui permît de revenir en France, et ce que je demandais pour lui, je le réclamerai pour sa veuve.

MADAME DE BRIENNE.

Je le remercie, je n’ai besoin de rien.

MADAME DORBEVAL.

Tu es donc bien riche ? et tu ne me parlais pas de ta situation, de ta fortune, de tes espérances !

MADAME DE BRIENNE.

Ma situation… la plus belle du monde ! je suis libre et maîtresse de moi. Ma fortune… je n’ai rien, presque rien : ce qu’il faut pour vivre ; c’est bien assez. Et quant à mes espérances… ai-je besoin de te les dire ?

MADAME DORBEVAL, souriant.

Non, je crois les deviner.


Scène II.

Les précédens ; HERMANCE.
HERMANCE, à madame Dorbeval.

Ah ! ma cousine, que vous avez perdu en ne venant pas au salon ! c’était charmant : des bonnets d’un genre tout nouveau ! j’ai surtout remarqué des robes du matin, des négligés magnifiques. Vous savez bien, madame Despériers, cette dame qui est comtesse et qui danse si mal…

MADAME DORBEVAL, à madame de Brienne.

C’est une jeune parente, une pupille de mon mari. (À Hermance.) Ma chère Hermance, voici une intime amie, dont je vous ai souvent parlé, madame de Brienne.

HERMANCE, saluant et la regardant.

Ah ! mon Dieu c’est étonnant !

MADAME DORBEVAL.

Qu’as-tu donc ?

HERMANCE.

Je n’avais jamais vu madame, et pourtant je connais ses traits. Vraiment oui, tout à l’heure, au salon, ce tableau du Templier, cette figure de la belle Juive que tout le monde admirait… c’est frappant de ressemblance !

MADAME DE BRIENNE, souriant.

C’est difficile à croire, car j’arrive de Russie, et on ne se ressemble pas de si loin.

MADAME DORBEVAL.

Et de qui donc est ce tableau ?

HERMANCE.

D’Olivier, un jeune peintre.

MADAME DE BRIENNE.

Olivier ! notre ancien ami ?

HERMANCE.

Vous le connaissez ?

MADAME DE BRIENNE.

Oui, et c’est avec grand plaisir que j’apprends ses succès, car, c’est un digne et estimable jeune homme.

HERMANCE.

N’est-ce pas, madame. Et puis il joue très bien la comédie, car nous l’avons jouée ensemble, et il est si gai, si aimable ! c’est charmant un artiste : du feu, de l’imagination ! en l’entendant on croit lire un roman ; et moi j’aime beaucoup les romans.

MADAME DE BRIENNE, riant.

Vraiment !

HERMANCE.

Pour la lecture, seulement, pour s’amuser ; car au fond qu’est-ce que cela prouve ? Aussi vous sentez bien qu’un peintre, on ne peut pas y penser, on ne peut pas épouser cela ; d’autant que mon tuteur a des vues sérieuses ; car tout à l’heure au salon il m’a parlé d’un de ses amis, d’un agent de change : à la bonne heure au moins.

MADAME DORBEVAL.

Tu le connais ?

HERMANCE.

Non ; mais un agent de change, c’est tout dire ; cela signifie une maison, un équipage, mille écus par mois pour sa toilette ; il me tarde tant d’être mariée ! ne fut-ce que pour porter des diamans et pour aller aux bals masqués. Mais je suis là à causer et ne pense pas à ma parure de ce soir ; cependant nous avons du monde, et beaucoup, que mon cousin vient d’inviter.

MADAME DORBEVAL.

Quelle contrariété ! (À madame de Brienne.) J’espérais que nous serions seules ; mais tant pis pour toi, tu resteras.

MADAME DE BRIENNE.

Mon, non : les voyageuses ont des privilèges, et je les réclame.

MADAME DORBEVAL, à Hermance.

Et qui avons-nous ? le sais-tu ?

HERMANCE.

D’abord M. Poligni, qui nous accompagnait au salon.

MADAME DE BRIENNE, vivement.

Poligni ! (À madame Dorbeval.) Si tu le veux absolument, il faut bien s’immoler pour ses amis.

MADAME DORBEVAL.

Que tu es généreuse ! (À Hermance.) Et puis encore ?

HERMANCE.

Je ne connais pas tout le monde ; mais il y a ce joli cavalier qui, au dernier bal, ne vous a pas quittée de toute la soirée.

MADAME DORBEVAL.

Moi !

HERMANCE.

Oui, ce jeune homme que toutes les dames trouvent si aimable, et les messieurs aussi ; le neveu du ministre.

MADAME DORBEVAL, vivement.

Monsieur de Nangis… Il vient aujourd’hui ?

HERMANCE.

Non, non, je me trompe. Mon tuteur l’a invité, il a hésité, et puis il a fini par refuser.

MADAME DORBEVAL.

Ah ! il a refusé.

MADAME DE BRIENNE.

Qu’as-tu donc ?

MADAME DORBEVAL.

Rien.

HERMANCE, passant au milieu.

Adieu, ma cousine ; adieu, madame. Vous n’avez pas de temps à perdre, car la matinée s’avance, et je vous préviens qu’on dîne toujours à sept heures très-précises.

(Elle rentre dans l’appartement de Dorbeval.)

Scène III.

Madame DORBEVAL, Madame DE BRIENNE.
MADAME DE BRIENNE, allant a madame Dorbeval qui est restée plongée dans ses réflexions.

Élise !

MADAME DORBEVAL, revenant a elle et affectant un air gai.

Eh bien ! tu me disais donc ?

MADAME DE BRIENNE.

Moi ! je ne te disais rien ; mais je m’inquiétais de l’émotion où je te vois.

MADAME DORBEVAL.

De l’émotion ! je n’en ai aucune, je t’assure ; mais n’aurais-je pas quelque droit de me plaindre de l’esclavage continuel où je suis ? N’avoir pas un moment à soi ou à ses amis ! recevoir chaque jour des indifférens, des gens que l’on connaît à peine !

MADAME DE BRIENNE.

C’est très fâcheux ; mais je ne sais pourquoi, j’ai idée que ceux qui te contrarient le plus ne sont pas ceux qui viennent : ce sont ceux qui…

MADAME DORBEVAL.

Que dis-tu ?

MADAME DE BRIENNE.

Je désire me tromper ; mais il me semblait que monsieur de Nangis… Allons, décidément il y a des noms malheureux, car voilà que tu rougis encore.

MADAME DORBEVAL.

Je ne sais pourquoi ; car en conscience je n’ai rien à t’apprendre. Ne t’ai-je pas dit que j’espérais pour ton mari une place, une pension ; et monsieur de Nangis, proche parent du ministre, était par son crédit, par sa position à la cour, une protection à ménager ; je n’avais pas d’autre idée, d’autres motifs, je le le jure. Mais bientôt monsieur de Nangis est devenu un protecteur si dévoué, que je n’ose plus rien lui demander. Craignant même que ses assiduités ne finissent par être remarquées, je l’ai prié, autant que possible, d’éviter ma présence ; et tu vois quel pouvoir j’ai sur lui ; tu vois quelle est sa soumission ; aujourd’hui mon mari l’invite, et il s’empresse de refuser…

MADAME DE BRIENNE.

Eh mais ! serais-tu fâchée d’être obéie ?

MADAME DORBEVAL.

Moi ! tu me connais bien mal ! Qu’il vienne ou ne vienne pas, peu m’importe ; tout m’est indifférent. Condamnée à ne rien aimer, je subis mon arrêt, je me résigne à mon sort, à ce sort brillant que chacun envie. S’ils le connaissaient, il leur ferait pitié.

MADAME DE BRIENNE.

Que me dis-tu ?

MADAME DORBEVAL.

Est-ce ma faute, cependant ? jeune, sans expérience, je voyais tous mes parens enchantés, éblouis : Tu n’as rien, disaient-ils, et il est riche… immensément riche, épouse-le. Eh bien ! ils doivent être satisfaits : je suis bien riche et bien malheureuse.

MADAME DE BRIENNE.

Toi ! grand Dieu !

MADAME DORBEVAL.

Oui, je l’épousai sans l’aimer ; du moins je n’en aimais pas d’autre ; et, au premier coup d’œil, l’opulence ressemble tant au bonheur ! mais l’espèce d’enivrement qu’elle nous procure est de si courte durée ! on s’y habitue si vite ! et quand on rentre en soi-même ; quand, effrayé du vide et de la solitude qui vous entoure, on cherche un cœur qui puisse répondre au vôtre, et qu’on ne trouve que sécheresse et indifférence ; et quand, chaque jour, ce cœur est froissé par le mépris, par l’orgueil, par le souvenir des bienfaits qu’on lui reproche ; lorsqu’en un mot on le condamne à la reconnaissance pour l’avoir voué au malheur ! ah ! c’est acheter bien cher la fortune, et ses trésors ne paieront jamais les larmes qu’elle vous coûte.

MADAME DE BRIENNE.

Pauvre Élise !

MADAME DORBEVAL.

Et si, plus tard, vous rencontrez dans le monde un ami qui vous devine, qui vous plaigne, qui vous console, celui peut-être que, libre encore, vous auriez choisi, il faut le fuir, l’éviter ; sa présence vous est interdite ; penser à lui est un crime ! Je ne dis pas cela pour moi ; car, grâce au ciel, je ne pense à rien, je n’aime rien ; mais enfin cela pourrait arriver !

MADAME DE BRIENNE.

Oui… mais je l’espère pour toi, cela n’arrivera pas. Peut-être, après cela, es-tu injuste envers ton mari. Ton indifférence a pu causer la sienne : essaie d’être aimable, pour qu’il le devienne à son tour, et quand même il ne le serait pas…

MADAME DORBEVAL.

Tais-toi ! c’est lui.


Scène IV.

Les précédens ; DORBEVAL.
DORBEVAL, entrant du fond en rêvant, et tenant un carnet à la main.

La spéculation est superbe ; elle est sûre. Si nous avons quelques centimes de hausse… soixante-quinze, vingt-cinq… cela nous fait… (Il écrit sur son carnet.)

MADAME DE BRIENNE, bas à madame Dorbeval.

Est-ce qu’il compose ?

MADAME DORBEVAL, de même.

Du tout, il revient de la Bourse.

DORBEVAL, toujours à part et tenant son crayon.

Cette loi d’indemnité ouvre un vaste champ aux spéculations ; et c’est justement dans ce moment que ce Lajaunais va nous embrouiller notre fin de mois ! Si je pouvais arranger cette affaire-là avec celle de Poligni ! Oui, il le faut : ce serait un coup de maître…

MADAME DE BRIENNE.

Tâche donc qu’il nous aperçoive ! Est-ce que les banquiers ne regardent personne ?

MADAME DORBEVAL, à son mari.

Monsieur.

DORBEVAL.

Qu’est-ce encore ? Vous voyez que je travaille.

MADAME DORBEVAL.

Cette amie que je vous ai annoncée ce matin, et que je voulais vous présenter…

DORBEVAL, saluant madame de Brienne.

Mille pardons, belle dame ! Une amie de ma chère Élise, et mieux encore une femme charmante ! Madame nous donne-t-elle quelques jours ?

MADAME DORBEVAL.

Oui, sans doute, elle a bien voulu accepter l’appartement que je lui offrais, et j’espère que madame de Brienne…

DORBEVAL, vivement.

Madame de Brienne… Ah ! mon Dieu !

MADAME DORBEVAL.

Qu’est-ce donc ?

DORBEVAL, de même.

Cette amie d’enfance qui, depuis trois ans, était en pays étranger, en Russie, peut-être.

MADAME DE BRIENNE.

Précisément.

DORBEVAL.

Et son mari, M. de Brienne, un ancien militaire.

MADAME DE BRIENNE.

Je l’ai perdu, Monsieur.

DORBEVAL.

Ô ciel ! vous êtes veuve ! (À part.) Il ne manquait plus que cela !

MADAME DE BRIENNE.

Je suis bien sensible, monsieur, à l’intérêt que vous daignez prendre…

MADAME DORBEVAL.

D’autant que nous aurons besoin de vos avis ; car la mort de monsieur de Brienne la laisse dans une situation…

MADAME DE BRIENNE, lui imposant silence.

Élise !

DORBEVAL, avec froideur.

Oui, sans doute… nous verrons… nous en causerons… Moi, j’ai fort peu de protection ; je n’aime pas à demander ; je ne dis pas cependant que si l’occasion se présente… Voici une nouvelle loi, une loi d’indemnités qui, peut-être, vous concerne, ou, du moins, monsieur de Brienne ; c’est à vous de voir cela…

MADAME DE BRIENNE.

Non, monsieur, mon mari était le dernier enfant d’une famille nombreuse ; et comme il n’avait rien avant la révolution, comme il n’y a rien perdu, il n’a rien à réclamer.

DORBEVAL.

Qu’importe ? on réclame toujours ; cela ne coûte rien de se plaindre, et quelquefois ça rapporte… Mais pardon, belle dame, je vous demanderai la permission de vous quitter : des affaires importantes… Il est si difficile d’être aimable quand on a des occupations.

MADAME DE BRIENNE.

Et, monsieur, je le vois, est toujours si occupé ! C’est nous qui vous laissons.

(Elles sortent par la porte a droite.)

Scène V.

DORBEVAL, seul.

Voilà, par exemple, une visite dont nous nous serions bien passés ! Je vous demande à quoi tiennent les grandes conceptions financières ? Un plan magnifique que l’arrivée d’une femme peut faire manquer ! Non, vraiment ; Poligni est trop raisonnable : il ne peut pas hésiter ; il ne le doit pas ; car, au fait, cela lui est fort avantageux ; et puis, ça m’est utile. Ce Lajaunais va manquer, j’en suis sûr. J’ai trop d’habitude du monde et des affaires pour en douter encore ! Il vient d’acheter un attelage superbe, des diamans à sa femme ; il annonce un grand bal… cette nuit, peut-être il partira pour Bruxelles ! On ne peut pas d’avance le faire arrêter ; car tout le monde en est là ; c’est détruire la confiance, c’est donner un mauvais exemple… D’un autre côté, je ne me soucie pas de perdre les cent mille écus qu’il me doit. Il faut donc en revenir à ma première idée, qui arrange tout, qui concilie tout, et qui assure à la fois mes capitaux, et le bonheur d’un ami. (Apercevant Poligni.) Ah ! le voilà !


Scène VI.

DORBEVAL, POLIGNI, entrant du fond.
DORBEVAL.

Arrive donc ; une affaire admirable que je viens d’apprendre tout à l’heure à la Bourse ; mais quoique tu m’eusses donné ta procuration, je n’ai rien voulu faire sans te consulter.

POLIGNI.

À quoi bon ? puisque je m’en rapporte à toi.

DORBEVAL.

Cela ne suffit pas ; il faut que cela te convienne, et cela te conviendra, j’en suis sûr… Une occasion superbe, qui ne se représentera peut-être pas de longtemps ; (À demi-voix.) Un agent de change qui a fait de mauvaises affaires.

POLIGNI, étonné.

Ah !… Ils en font donc quelquefois de mauvaises ?

DORBEVAL.

Oui ! quand ils vont trop vite… ce qui est très rare… (À voix basse.) C’est Lajaunais.

POLIGNI.

Lajaunais !… Mais il passe pour un des premiers, pour un des plus solides de Paris.

DORBEVAL.

C’est vrai ; mais moi, je connais sa situation, je suis son créancier ; je lui ai prêté des fonds considérables qu’il lui est impossible de me rembourser, et comme je peux le forcer à vendre, nous aurons peut-être pour cinq ou six cent mille francs une charge qui, dans un autre moment, vaudrait près d’un million.

POLIGNI.

Mais, comme tu le disais, c’est une circonstance admirable, une affaire excellente pour moi.

DORBEVAL.

Mieux que cela, pour nous deux ! car je ne te cache pas qu’en t’enrichissant je me rends service.

POLIGNI.

Que dis-tu ?

DORBEVAL.

Cela me fait rentrer dans mes fonds, dans une somme de cent mille écus dont la liquidation est au moins incertaine, et que par ce moyen je retiendrai sur le prix de la charge ; mais ce n’est là qu’une considération secondaire qui ne doit influer en rien sur ta résolution.

POLIGNI.

Si j’hésitais encore, cela seul me déterminerait ; obliger un ami à qui je dois tant !

DORBEVAL.

Non, mon cher, je te le répète, la reconnaissance n’est là qu’un accessoire ; le principal, c’est que te voilà agent de change, que tu l’es presque pour rien et dans les circonstances les plus favorables : la nouvelle loi qui vient de passer va donner à la Bourse un essor, une activité inconnue ; nous avons des projets auxquels nous t’associons.

POLIGNI.

Il serait possible ! ah ! je le devrai ma fortune ! je vois tous mes rêves réalisés !

DORBEVAL.

Es-tu fâché maintenant d’avoir écouté mes conseils, d’avoir renoncé à tes idées romanesques ? en as-tu des regrets ?

POLIGNI.

Ah ! ne me demande rien : je ne veux voir que mon bonheur !

DORBEVAL.

Et surtout t’en rendre digne ; et comme je vois que tu y es décidé, je ne crains pas de t’apprendre une nouvelle à laquelle tu ne t’attends pas : c’est qu’il paraît que madame de Brienne est de retour en France.

POLIGNI, avec effroi.

Que dis-tu ? (Se reprenant.) Non, mon ami, rassure-toi : tu te trompes, je l’espère.

DORBEVAL.

Elle est à Paris d’aujourd’hui même ; je viens de la voir, de lui parler.

POLIGNI.

Ô ciel ! est-il une situation pareille à la mienne ! j’y étais résolu, j’avais fait mes réflexions ou plutôt j’avais eu le bonheur de les oublier toutes : par quelle fatalité faut-il qu’elle revienne aujourd’hui pour me rendre mes remords, pour empoisonner ma joie, pour bouleverser toutes mes idées ! Cette femme est née pour mon malheur !

DORBEVAL.

Si au moins le mariage était déjà fait.

POLIGNI.

Ce serait pire encore ! mais du moins ce serait irrévocable.

DORBEVAL.

Eh bien ! alors que t’importe sa présence, puisque tu es décidé, puisque tu l’es depuis ce matin et fort heureusement pour toi, car si tu n’avais pas pris avant son retour un parti ferme et courageux, vois, mon cher, où tu en serais maintenant ; vois dans quelle situation fausse tu te trouverais. Je viens d’apprendre tout à l’heure qu’elle était libre.

POLIGNI.

Grand Dieu ! que m’as-tu dit ?

DORBEVAL.

Oui, mon ami, elle a perdu son mari qui ne lui a rien laissé que des dettes ou des affaires fort embrouillées, car elle m’a prié de demander, de solliciter pour elle. Et toi qui n’es guère plus riche….

POLIGNI.

Madame de Brienne est sans fortune, et c’est dans un pareil moment que je pourrais l’abandonner !

DORBEVAL.

Me préserve le ciel de te donner un tel conseil ! c’est au contraire pour la protéger, pour l’aider de ton crédit que je veux que tu t’enrichisses, et dès que son bonheur est ton unique but, qu’importent les moyens ? En attendant, je cours chez Lajaunais ; j’ai ta procuration, et tout ce que je te demande, c’est de laisser faire ta fortune et de ne pas te ruiner toi-même. Tiens, voici madame de Brienne… elle vient de ce côté.

POLIGNI, tremblant.

Ô mon Dieu !

DORBEVAL.

Allons, du caractère ! si tu hésites, c’est que tu ne l’aimes pas.

POLIGNI, prenant sa résolution.

Oui… oui. Je sens comme toi qu’il le faut, et tu seras content de moi.

(Dorbeval sort par la porte du fond.)

Scène VII.

POLIGNI, Madame DE BRIENNE,
entrant par la porte de droite.
POLIGNI, à part.

Ah ! je n’ose la regarder !

MADAME DE BRIENNE, à la cantonnade.

Ne t’occupe pas de moi : liberté entière ! Je vais me retirer dans mon appartement. (Se retournant et apercevant Poligni.) Ah ! qu’ai-je vu ? c’est lui ! (Faisant quelques pas à sa rencontre.) Poligni ! (Poligni la salue respectueusement et sans oser lui répondre.) Quoi ! vous n’êtes pas étonné de mon arrivée ?

POLIGNI, froidement.

Je venais de l’apprendre, madame, et croyez que de tous vos amis aucun n’a pris plus de part que moi à votre heureux retour.

MADAME DE BRIENNE.

J’en suis persuadée ; mais d’où vient votre émotion ? d’où vient que vos yeux semblent éviter les miens ? Ah ! je le vois, vous ignorez encore… Poligni, cette réserve que l’honneur vous imposait, cette froideur, ce respect dont j’ai tant de fois gémi, et dont je vous remerciais, eh bien ! maintenant… je ne sais comment vous l’apprendre ; mais je suis près de vous, je vous regarde, je vous parle, non sans trouble, mais du moins sans remords… ah ! ne m’entendez-vous pas ?

POLIGNI, à part.

Grand Dieu !

MADAME DE BRIENNE.

Oui ! mon sort, mon existence, tout est changé…. mon cœur seul ne l’est pas.

POLIGNI.

Quoi ! vous m’aimez encore ?

MADAME DE BRIENNE.

Pas plus qu’autrefois ; mais aujourd’hui du moins je puis vous le dire.

POLIGNI, avec tendresse.

Amélie !… (À part) et c’est dans un pareil moment que je pourrais….

MADAME DE BRIENNE, le regardant.

Eh mais ! qu’avez-vous ?

POLIGNI.

Ah ! vous ne pouvez le savoir ; je ne puis, je n’ose vous apprendre ce qui se passe en moi, ni quelles idées viennent troubler mon bonheur… non que je sois sans reproches… mais vous-même, madame….

MADAME DE BRIENNE.

En auriez-vous à m’adresser ?

POLIGNI, vivement.

Oui… oui, sans doute !

MADAME DE BRIENNE.

Tant mieux ! il me sera si aisé de me justifier, de vous rendre le calme, le bonheur. Parlez vite, dépêchez-vous de m’accuser, car il doit vous tarder de m’absoudre. Eh bien ! mon ami… eh bien ! mon juge, voyons, qu’ai-je fait ? de quoi suis-je coupable ?

POLIGNI.

Vous me le demandez… quand, depuis trois ans séparés l’un de l’autre, pas une lettre n’est venue me consoler ni ranimer mon courage ! Ah ! qui sait si un mot de vous, si la vue seule de votre écriture n’eût pas dissipé, n’eût pas chassé loin de moi ces idées qui font aujourd’hui mon malheur.

MADAME DE BRIENNE.

Poligni, j’étais mariée ; vous écrire eût été manquer à mes devoirs. Cette conduite que vous blâmez aujourd’hui, vous m’en remercierez un jour, en m’estimant davantage. (En riant.) D’ailleurs, êtes-vous de ces gens défians et soupçonneux à qui il faut toujours des écrits ? Que vous aurait appris cette lettre ? que je vous aimais… Eh bien ! monsieur, je vous le dis : ma parole vaut bien ma signature.

POLIGNI fait un geste pour se jeter a ses pieds, il s’arrête, et reprend froidement.

Maintenant, oui, sans doute ; mais convenez qu’alors d’autres soins, d’autres hommages….

MADAME DE BRIENNE, le regardant en souriant.

Eh mais ! voilà un défaut que je ne vous connaissais pas ! Seriez-vous jaloux, par hasard ?

POLIGNI.

Moi !

MADAME DE BRIENNE.

Ah ! ne vous en défendez pas ; j’aime tous vos défauts pour que vous aimiez les miens. Mais calmez-vous : pendant ces trois années, je vous le jure, pas la moindre coquetterie, pas une seule déclaration. C’est comme je vous le dis ! cela même m’effrayait…. pour vous, et je craignais… Dans ce moment seulement vos yeux me rassurent un peu, et puisque vous vous taisez, puisque vous ne m’accusez plus, c’est à moi de le faire, c’est à moi de vous apprendre tous mes torts. Oui, monsieur, lorsque tout devait nous séparer, le temps, la distance, et plus encore, le devoir….. eh bien ! je ne vous ai pas quitté d’un moment : partout mes souvenirs vous suivaient. Ces lettres mêmes que vous réclamiez, je ne suis pas bien sûre de ne pas les avoir écrites…. (Vivement) mais vous ne les verrez jamais ! Et quand il était question de ma patrie, quand mon mari lui-même me parlait de la France, c’était à vous que je pensais. N’était-ce pas bien mal ? n’était-ce pas horrible ? Voilà, monsieur, voilà des torts véritables, et ceux-là cependant vous ne me les reprochez pas !

POLIGNI.

Ah ! je n’en ai plus la force, je n’en ai plus le courage ! C’est à moi maintenant à me justifier à vos yeux. Oui, je vous aime, et plus que jamais.

MADAME DE BRIENNE.

À la bonne heure au moins ! Pas un mot de plus… celui-là suffit ; tout est pardonné….

POLIGNI.

Ah ! tant de vertus, tant d’amour, méritaient un meilleur sort, et si vous saviez celui que je peux vous offrir ! Il est si peu digne de vous ! Voilà la cause de mes tourmens, voilà ce qui me rend le plus malheureux des hommes.

MADAME DE BRIENNE, souriant.

Il serait possible ! Un autre défaut encore : vous avez de l’ambition.

POLIGNI.

Oui, j’avais celle de vous rendre heureuse ; il est si doux d’enrichir ce qu’on aime ! Mais vous voir éclipsée par des femmes orgueilleuses, qui sont si loin de vous, et qui ne vous valent pas ! c’est la ce qui me froisse et m’humilie. Mon bonheur eût été de prévenir tous vos vœux, de voler au-devant de vos moindres désirs ; au lieu de cela, lorsque je verrai vos yeux attachés sur quelques brillantes parures, je serai donc obligé de vous dire : ne les regardez pas ; je ne puis vous les donner.

MADAME DE BRIENNE.

Eh bien ! mon ami, je ne les regarderai pas ; je ne regarderai que vous. Ces parures, dont vous me parlez, certainement je les aimerais assez, c’est si naturel ! quelle est la femme qui n’y tient pas un peu ? Moi, j’y tiendrais pour vous plaire, et si je vous plais sans cela, qu’aurais-je à regretter ? Quand nous verrons passer des femmes élégantes dans un riche équipage, je serai modestement à pied, il est vrai, mais j’y serai près de vous, je m’appuierai sur votre bras ; et si elles pouvaient lire dans mon cœur, ce seraient elles peut-être qui me porteraient envie.

POLIGNI.

Chère Amélie !

MADAME DE BRIENNE.

Quand on s’aime, les privations coûtent si peu ! elles deviennent des plaisirs ; et si vous n’avez pas d’autres tourmens, j’espère vous prouver que votre chagrin n’a pas le sens commun. Monsieur de Brienne m’a bien laissé par testament tout ce qu’il pouvait posséder ; mais la succession réglée, il ne reste rien que ma dot ; trois ou quatre mille livres de rentes en fonds de terre, voilà ma fortune. Et la vôtre ?

POLIGNI.

Hélas ! à peu près sept ou huit mille francs sur l’État.

MADAME DE BRIENNE.

Vraiment ! nous aurons douze mille francs de rentes ! mais nous sommes millionnaires, ou peu s’en faut.

POLIGNI.

Vous trouvez ; c’est bien peu cependant.

MADAME DE BRIENNE.

Et que vous faut-il de plus ? que nous manquera-t-il ? À Paris, nous serions peut-être un peu ignorés, et vous avez de l’ambition, vous tenez à paraître ; mais en province nous serons riches, nous serons considérés, nous serons même les premiers de l’endroit : cela dépendra de celui que nous choisirons.

POLIGNI.

Quoi ! vous voudriez….

MADAME DE BRIENNE.

Oui, monsieur ; quoi qu’en ait dit un auteur fort spirituel, il existe encore dans les petites villes des sociétés très-aimables, des gens instruits, des gens de mérite ; il y a de l’esprit en province : maintenant il y en a partout, et là comme ailleurs on trouve le bonheur quand on le porte avec soi. Il nous y suivra ; car l’unique soin de ma vie sera d’embellir la vôtre, d’éloigner de vous les chagrins. J’ai été bonne avec un vieux mari que je n’aimais pas, jugez donc avec vous ! combien votre bonheur me sera facile ! je n’y aurai pas de mérite. Ainsi, monsieur, un intérieur agréable, de bons amis, une bonne femme qui vous aime, voilà ce qu’on n’a pas souvent avec cent mille francs de rentes, et voilà ce que vous aurez ! Etes-vous pauvre maintenant ?

POLIGNI.

Non, je suis le plus riche, et le plus heureux des hommes. Vous l’emportez, vous triomphez de toutes mes résolutions ; avec vous, la pauvreté, le malheur ne peuvent exister !

MADAME DE BRIENNE.

C’est ce que je me dis toujours quand je pense à vous : et puis enfin, nous ne devons rien, et quand on ne doit rien….


Scène VIII.

Les précédens, DUBOIS ; il entre du fond.
DUBOIS, remettant une lettre a Poligni.

De la part de monsieur Dorbeval.

POLIGNI.

Qu’est-ce donc ? (À madame de Brienne.) Vous permettez ? (Lisant.) « J’espère que ma lettre te trouvera encore chez moi. Victoire ! mon ami, la charge est achetée en ton nom, et presque pour rien ! » Ô ciel !… (Continuant.) Nous avons terminé et signé à « six cent mille francs. » Six cent mille francs !….

MADAME DE BRIENNE.

Qu’avez-vous ?

POLIGNI.

Rien, je vous jure !

MADAME DE BRIENNE.

Que vous apprend cette lettre ?

POLIGNI.

Ce n’est pas moi quelle concerne, mais un ami qui est dans la peine, dans l’embarras… et je voulais….

MADAME DE BRIENNE.

Il faut y courir !

POLIGNI.

Mais vous quitter aussi vite !….

MADAME DE BRIENNE.

Tantôt nous nous reverrons ; car, ainsi que vous, je dîne ici, et je vais tâcher de vous paraître jolie. Oui, monsieur, je renonce à être coquette avec tout le monde, mais non pas avec vous !

(Elle sort par la première porte à gauche.)

Scène IX.

POLIGNI, seul.

Six cent mille francs ! une dette aussi énorme, que ne paierait point le travail de ma vie entière ! et ne pouvoir m’acquitter qu’en renonçant à Amélie ! Jamais ! à quelque prix que ce soit je veux rompre ce marché ; allons trouver Dorbeval.


Scène X.

POLIGNI, OLIVIER, venant du fond.
OLIVIER, s’arrêtant.

Où vas-tu donc ? laisse-moi te faire mon compliment.

POLIGNI.

À moi.

OLIVIER.

Oui ; je quitte à l’instant Dorbeval.

POLIGNI.

Où est-il ? où l’as-tu laissé ?

OLIVIER.

Dans son cabriolet. Il est maintenant bien loin, et ne reviendra pas avant deux ou trois heures.

POLIGNI.

Ô ciel ! attendre jusque là !

OLIVIER.

Peut-être davantage. Il court chez tous les banquiers de Paris pour une opération de trois pour cent où je n’ai rien compris, et dans laquelle il veut te mettre pour commencer ta fortune ; car il m’a tout raconté ; je sais ta nouvelle dignité, et je suis tout fier de pouvoir tutoyer un agent de change. Mais c’est un autre sujet qui m’amène, un motif bien plus important.

POLIGNI.

Qu’est-ce donc ? comme tu es ému !

OLIVIER.

Est-il vrai, comme me l’a assuré Dorbeval, que madame de Brienne soit de retour à Paris, et qu’elle soit ici, dans cet hôtel ?

POLIGNI.

Oui, sans doute.

OLIVIER.

J’osais à peine y croire. Elle est libre ?

POLIGNI.

Certainement.

OLIVIER.

Ah ! mon ami, je suis le plus heureux des hommes !

POLIGNI.

Ô ciel ! tu l’aimerais !

OLIVIER.

Depuis cinq ans je ne fais pas autre chose.

POLIGNI.

Et tu ne m’en avais rien dit.

OLIVIER.

Ni à elle non plus ; j’aurais voulu me le cacher à moi-même… La femme de mon bienfaiteur, de celui à qui je devais tout !… Mais aujourd’hui elle est libre, je peux parler ; malheureusement je n’ose pas, je n’oserai jamais si tu ne m’aides un peu.

POLIGNI.

Moi ?

OLIVIER.

Oui ; j’avais compté sur toi. Je sais que vous avez été élevés ensemble, que tu as son estime, sa confiance ; et si tu veux parler pour moi… Mon ami, je t’en prie, rends-moi ce service.

POLIGNI, à part.

Il ne me manquait plus que ce malheur-là !… Et Dorbeval qui ne revient pas, qui me fait mourir…. Mais pourquoi l’attendre… Si j’allais moi-même chez ce Lajaunais… Oui, c’est avec lui que j’ai traité, c’est avec lui que je peux rompre.

OLIVIER.

Eh bien ! tu te consultes, tu ne me réponds pas.

POLIGNI.

Eh morbleu ! pourquoi ne parles-tu pas toi-même ? qui t’en empêche ? ce n’est pas moi… Mais, pardon, tu as tes affaires, j’ai les miennes, et je n’ai pas de temps à perdre. Adieu.

(Il sort par le fond.)

Scène XI.

OLIVIER seul.

Comment ! depuis qu’il a fait fortune, il n’a pas le temps d’être mon ami ! Voyez un peu comme les dignités changent les hommes ! Allons, allons, quoi qu’il m’en coûte, je ferai désormais mes affaires moi-même.

(Il sort par la seconde porte à gauche du spectateur, appartement de Dorbeval.)

FIN DU SECOND ACTE.