Le Mariage de Don Juan

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Le Mariage de Don Juan
Revue des Deux Mondes5e période, tome 46 (p. 755-801).
LE
MARIAGE DE DON JUAN

On peut espérer qu’un homme supérieur détournera ses pas de cette route fatale, car il y a une contradiction au fond du caractère de Don Juan. Je lui ai supposé beaucoup d’esprit, et beaucoup d’esprit conduit à la découverte de la vertu.
(Stendhal, De l’Amour, LIX.)


I

— Voyez-vous cette petite Raimbault ! — fit vivement Mme de Mortier en s’adressant à son voisin, un gros homme bizarre, bouffant, tel un chanoine prébende. Il répondait au nom d’Anderlot.

Mme de Mortier insistait :

— Est-elle assez godiche, cette enfant, assez « Agnès » ou « petite oie blanche ! » Et cela va s’appeler Mme Olivier Le Hagre !

Anderlot souriait à Mme de Mortier, un doigt dans la poche de son gilet. Il prononça, négligemment :

— Le Hagre fait une fin.

— Ou peut-être une bonne affaire ?

— Eh ! mon Dieu, reprit Anderlot en se redressant, trois millions de dot, un bijou d’hôtel rue Cimarosa, ça n’est pas à dédaigner. Il est vrai que Le Hagre, s’il l’eût voulu, eût pu rafler tout l’or de l’Amérique.

— Non, mais le voyez-vous penché sur cet avorton ? Elle est brune et ne l’est pas ; on la disait piquante et je la trouve comique ; elle a la prétention d’être habillée, elle n’est que fagotée. Entre nous, mon cher, je crois Le Hagre bien bas. Et la petite a dit-on, de la religion, et nous allons peut-être assister à la conversion de Don Juan. Est-ce assez ridicule !

Ces paroles furent dites par Mme de Mortier sur un ton qu’elle voulait détaché, et qui eût trompé le « gros » Anderlot, comme on l’appelait, s’il n’eût possédé, à vrai dire, l’intelligence la plus déliée, sous son apparente inertie et son air de magot paterne, apoplectique et pansu. Il allait répondre à son interlocutrice, quand celle-ci, avisant Le Hagre qui passait, lui dit tranquillement :

— Mes complimens, monsieur. Elle est charmante.

— Je tenais, madame, à vous le faire constater.


Anderlot fut brusquement rejeté loin de la place qu’il occupait par un flot d’hommes en habit noir et de dames décolletées s’empressant auprès de Le Hagre, et l’entourant comme d’une haie mobile et toute bourdonnante d’appels joyeux. Jugeant infranchissable la barrière qui maintenant le séparait d’elle, le confident de Mme de Mortier prit le parti de s’aller distraire auprès de son hôte, Auguste Raimbault. Celui-ci, doublement heureux, — il mariait sa fille, Madeleine, et inaugurait, par une soirée de contrat, le somptueux hôtel qu’il venait d’acquérir avenue Montaigne, — promenait un regard charmé, insatiable et débonnaire sur la foule accourue nombreuse à ce gala « très parisien. » De temps à autre, ses yeux se posaient, s’attardaient longuement sur sa fille, ou sur celui qu’il allait enfin pouvoir appeler « son fils ; » car s’il chérissait Madeleine, il avait toujours, d’autre part, témoigné à Le Hagre une affection quasi paternelle ; et ce mariage, qu’il souhaitait depuis longtemps, était en partie son œuvre.

Il avait connu Le Hagre enfant ; et quand celui-ci, à peine âgé de quinze ans, eut perdu son père, et vu sa mère, atteinte d’un mal sans remède, s’étendre sur une chaise longue qu’elle ne devait plus quitter, Auguste Raimbault lui fut un ami fidèle et d’autant plus apprécié qu’il s’efforçait, dans leurs rapports, à ne point paraître son aîné. C’est ainsi que dans ce jeune homme à la mode, et que sa gloire mondaine avait fait surnommer « Don Juan, » le père de Madeleine Raimbault avait conscience de tenir, en dépit de l’opinion contraire très répandue, un gendre irréprochable. Il l’avait imposé à sa femme, la grasse Mme Raimbault, qui, séduite elle-même tardivement, doublait maintenant les étapes et commençait de le follement adorer. Elle le disputait à sa fille, qui s’en amusait fort, et elle n’avait de cesse qu’il n’eût approuvé ses moindres démarches. Elle le voulait mettre à contribution pour mille choses insignifiantes, ou inutiles, et prononçait son nom sans raison, pour rien, pour le plaisir.

Plus discrète, Madeleine Raimbault ne dissimulait cependant ni son amour, ni son bonheur. Elle avait bien le sentiment que Le Hagre n’était rien moins qu’un fiancé ordinaire ; elle n’ignorait pas qu’un passé d’orage, dont au surplus elle n’était pas autrement avertie, le distinguait des autres hommes, faisait de lui un être à part, héros ou victime ? elle n’aurait pu le dire exactement. Mais l’énigme même qu’était cet homme agissait sur elle comme un aimant, l’attirait puissamment à lui, la faisait s’attacher à lui d’un mouvement passionné. Elle savait, en gros, qu’il n’avait pas été heureux, — de récentes confidences l’en avaient instruite, — mais comme aussi, par son terrible secret malgré tout indeviné, ce cœur très cher la désolait ! Elle se le représentait, à de certaines minutes, misérable et comme transi, et elle projetait alors d’y répandre, et d’y entretenir, tendrement, indéfiniment, l’idéale chaleur qu’elle sentait en elle-même et qui n’était autre que son amour.

Elle avait remarqué que Le Hagre la trouvait jolie. Il savait, lui, qu’elle allait surtout le devenir. La sortie de Mme de Mortier, qui s’expliquait encore par d’autres raisons, plus personnelles, accusait chez cette mondaine un sens aigu, — inné, semble-t-il, chez les femmes de son espèce, soucieuses uniquement de plaire et d’être admirées, — et comme un pouvoir infaillible de divination. Dans la jeune fille à peine entrevue, elle avait pressenti, et dénoncé à sa manière, une rivale possible.

Madeleine Raimbault était née au château de Lewenkerque, dans le département du Nord. Elle possédait vraisemblablement, parmi ses ascendans, quelque aventurier ou soldat espagnol : le cas est relativement fréquent dans les Flandres. « Elle est brune et ne l’est pas, » avait dit Mme de Mortier. Au vrai, son abondante chevelure, ondulée à peine, rappelait de très près le sombre éclat des marrons mûrs ; les masses noires s’embrasaient de fauves reflets, La même nuance marron, andalouse ou sarrasine ? dominait le mystère des grands yeux doux, largement fendus. Cependant, au premier abord, Madeleine semblait chétive. Elle aimait Le Hagre depuis longtemps, et cette passion, qu’elle n’osait s’avouer, ravageait son âme et la tourmentait jusque dans son corps. Mais elle allait enfin s’épanouir, et cette fièvre qui jusque-là la minait, crispait ses paupières lasses et chiffonnait son visage, se transformait déjà, allait se fondre toute désormais en sève de beauté.


II

Le Hagre connaissait Madeleine depuis toujours ; il l’avait regardée pour la première fois le 1er janvier 1905. Plus âgé qu’elle de neuf ans, — il avait juste trente-trois ans à cette date, et Madeleine en comptait vingt-quatre, — il s’était fait d’elle, une fois pour toutes, une image conventionnelle, et si le hasard, sous la forme d’un incident imprévu, ne l’y eût contraint, jamais l’idée ne lui fût venue de discuter son préjugé. Et, par exemple, on l’eût singulièrement embarrassé, trois mois plus tôt, en l’interrogeant sur les goûts, le caractère, ou même sur l’âge de la jeune fille ; il ne savait rien d’elle, sinon qu’elle était l’enfant très sage, et passionnément chérie, de son meilleur, de son seul ami.

Et cela même l’éloignait d’elle, le condamnait à l’ignorer, à ne la point remarquer. La maison d’Auguste Raimbault lui était comme un asile sacré, où non seulement il ne se fût jamais introduit en contrebandier, mais où l’homme « à bonnes fortunes » qu’il était s’oubliait soudain, s’évanouissait littéralement, sitôt qu’il en avait franchi le seuil. Il ne s’était, de plus, jamais demandé pourquoi il s’en venait ainsi, toutes les semaines, très régulièrement, visiter Auguste Raimbault, ni pourquoi la voix de ce sage avait le don de captiver sa jeune folie. Il n’en poursuivait pas moins son chemin, très différent de celui où marchait honorablement Auguste Raimbault ; et son existence, ainsi partagée entre une amitié très digne et un commerce mondain au moins équivoque, semblait ne devoir jamais se rejoindre ou retrouver quelque unité. Son âme, sa personne physique elle-même s’étaient comme dédoublées ; et ceux qui ne connaissaient en lui que le dandy prestigieux, cynique et fendant, fussent difficilement imaginé un Le Hagre dompté, modeste et bon enfant, celui-là même que connaissait et appréciait son ami Raimbault.

Se doutait-il lui-même de l’espèce de contradiction où tout son être était engagé ? Il n’avait pas le temps, ou peut-être les moyens, de s’en rendre compte. S’il se fixait un but, il en escomptait amoureusement les promesses, et en discutait préalablement les aléas ; mais jamais il n’en considérait la raison dernière, ni n’éprouvait le besoin d’en examiner la valeur morale. Il ignorait ces drames de conscience où chavirent les caractères, où les volontés se tendent, tragiques, sous un parti pris de moralité. Il s’analysait longuement, mais pour savourer jusqu’au fond, mais pour exaspérer en lui le frisson d’être ou de sentir.

Chose singulière, sa volupté, dans ces momens d’extrême tension de sa sensibilité, était faite surtout d’orgueil et, tout au fond, d’amertume. Ses campagnes mondaines se réglaient toujours par un « non, » vocable bref enveloppant un dégoût profond et un mépris total pour ses complices éphémères. Dans celles-ci, plus que le sortilège féminin, il poursuivait le sexe hostile, et le réduire équivalait pour lui à l’humilier. Au demeurant, son expérience de la femme, loin d’émousser en lui le désir, au contraire le stimulait ; s’il se sentait parfois las, c’était moins de fatigue que de déception. Il recherchait, dans la femme, l’amour, et il ne rencontrait toujours, sous des sourires identiques, que de la vanité. Il se sentait alors une fringale de vengeance qui se traduisait par un feu roulant d’épigrammes dont le sexe tout entier faisait les frais ; sa parole, concise et cinglante, accusait l’insolence de ses propos ; et les belles qu’il outrageait, loin de le fuir, se venaient d’elles-mêmes placer, ainsi que des bêtes peureuses, sous les verges de ses sarcasmes. Ce spectacle, flatteur en un sens, au vrai le dégoûtait ; aussi se sauvait-il adroitement, laissant en pâture à cette troupe d’anges serviles une dernière parole moins âpre, où il y avait surtout de la pitié.

Où allait-il alors ? Il rentrait chez lui, rue du Cirque, condamnait sa porte, et s’abandonnait tout entier au tumulte de ses pensées. Il se ressaisissait peu à peu, maîtrisait son effervescence en la discutant, y discernait de nouvelles raisons de se rallier ou de se tenir à ce pessimisme hautain qui était presque tout son Credo, pessimisme où entraient, à dose à peu près égale, de la révolte et de la résignation, où le mépris de la femme s’associait aux fortes rancœurs du désir inassouvi. Ainsi, il ne connaissait qu’un remède à son désespoir : s’y enfoncer systématiquement, en faire la gaine de son âme et la substance de sa pensée.

Par ce pessimisme assez distingué, dont seul Auguste Raimbault était averti, Le Hagre passait de beaucoup sa réputation : il ne réalisait qu’à moitié, ou qu’en apparence, le type ordinaire du Don Juan. Il n’avait rien du libertin blasé, féroce et vaniteux, dont Stendhal, son maître, disait : « Dans le grand marché de la vie, c’est un marchand de mauvaise foi qui prend toujours et ne paie jamais. » Certes, il eût volontiers saccagé, quand le tenait sa méchante humeur, ces salons de Paris, témoins complaisans de sa royauté, où se venaient épanouir et mêler ces fleurs de boudoir, étourdissantes et fragiles, les Parisiennes. Mais s’il haïssait, au fond, ces incorrigibles lutins, pétris de grâce et d’inconsistance, de ruse et de vanité, s’il les prenait et quittait sans scrupule, ou si, les grisant de caresses feintes, il s’employait parfois à les torturer, il avait cette excuse qu’en lui-même, et tout au fond de son cœur douloureux, quelque chose se rebellait, s’élevait inlassablement contre les amours mensongères, sans âme et sans lendemain. Il trouvait ces amours médiocres, écœurantes, monstrueuses, et contre celles qui s’y livraient par système, ou qui se savaient gré de s’y abandonner, il déployait une chaleur d’impitoyable justicier.

L’horreur de toutes les sortes de coquetterie affectait parfois, chez Le Hagre, un caractère rétrospectif. Ainsi, il détestait cordialement Mme Récamier, qu’il tenait pour le type accompli de la coquette. Il professait, en revanche, un vrai culte pour Julie de Lespinasse. Il avait toujours, à portée de la main, un exemplaire de ses Lettres, dont il aimait tout, sauf les passages, d’ailleurs très rares, où l’influence de d’Alembert, ce pédant, acoquinait la phrase et, brusquement, la déviait. Mais que ces pages brûlantes fussent un hommage à ce grand niais de Guibert, c’est ce que Le Hagre ne pouvait digérer. Il supposait, chez l’amoureuse, à l’ordinaire d’une si rare droiture, un déséquilibre partiel, une déformation qu’il mettait à la charge du milieu, cette société factice, honteusement impuissante, où le sort et Mme du Deffand avaient jeté Julie. Mais comme, d’un autre côté, par son pauvre cœur effréné, elle dominait son milieu ! « La plupart des femmes ; n’ont pas besoin d’être aimées, disait-elle ; elles veulent seulement être préférées. » Combien de fois Le Hagre s’était arrêté à cette phrase, comme à la formule qui résumait le mieux ses expériences personnelles ! Elle poursuivait : « Je ne fais qu’aimer, je ne sais qu’aimer. » Puis encore : « J’ai ce certain genre, le seul mauvais, à ce que dit Voltaire ; je l’ose nommer, et je vous en ai si bien pénétré que je n’ai pas besoin de vous dire que c’est le genre ennuyeux. »

— Quelle femme ! concluait Le Hagre. Ou plutôt, ce n’est pas une femme, c’est la femme ! Et quelle belle intrépidité d’oser tenir tête à ce maître daubeur, à ce cœur sordide en qui s’affichait son siècle, Arouet !… Et dire, ajoutait-il mélancoliquement, que la femme n’existe pas !

Et en effet, Julie elle-même, dans la conscience troublée du jeune homme, avait fini par se muer en une créature de légende ; il la voyait telle une princesse chimérique inséparable de ses songes ; et ces Lettres, marquées au coin de la passion qui tue, éphémérides émouvantes de la plus réelle, de la plus effroyable des tragédies, étaient-elles autre chose qu’un beau roman ? Il se le demandait, anxieux, tant la disproportion qu’il constatait entre les sentimens de Julie et ceux des poupées rétives qu’il avait successivement essayées le prédisposait au scepticisme. Au demeurant, et quelque pressentiment qu’il eût d’une vérité moins décourageante, il s’en tenait, à l’endroit de la femme, à ces aphorismes de Nietzsche, où d’elle-même s’encadrait, prenait figure de système, sa propre expérience :


Des chattes, voilà ce que sont toujours les femmes, des chattes et des oiseaux.

Au fond du cœur, l’homme n’est que méchant ; mais au fond du cœur, la femme est mauvaise.

Un homme qui possède de la profondeur dans l’esprit comme dans les désirs ne pourra jamais avoir de la femme que l’opinion orientale.


Il les avait transcrits, ces aphorismes du grand Allemand, de sa chaude et volontaire écriture, sur une feuille de vélin. Un peu au-dessous, et tenant le milieu de la feuille, se tordait, en une spirale de mots, la réflexion de Julie sur son sexe, rapportée plus haut. Plus bas, et disposés symétriquement de façon à répondre, pour l’œil, aux maximes de Nietzsche, s’allongeaient noblement quatre vers de Vigny ; ils résumaient la philosophie de Le Hagre, incluse en deux articles : désir belliqueux, pessimisme altier. Ces vers étaient les suivans :


Le pur enthousiasme est craint des faibles âmes
Qui ne sauraient porter son ardeur et son poids.
Pourquoi le fuir ? — La vie est double dans les flammes.
Gémir, pleurer, prier, est également lâche.


III

La bibliothèque d’Olivier comprenait trois compartimens, qu’il avait baptisés de trois noms empruntés au vocabulaire chrétien : l’Enfer, le Purgatoire et le Ciel. Dans l’Enfer, qui occupait tout le bas de la bibliothèque et se composait d’armoires profondes, il jetait pêle-mêle tous les livres qu’il destinait au feu, les trouvant mous ou insignifians. Le Purgatoire s’étageait au-dessus, installé sur trois rayons qui couraient d’un bout à l’autre de la pièce, — une chambre carrée, spacieuse, qui servait à Le Hagre de fumoir et de cabinet de travail. — Là se tenaient d’abord, en une posture jugée suppliante, les livres mis à l’épreuve, soit que leur caractère fût incertain, soit que leur intention, non douteuse, parût à Le Hagre téméraire ; d’autres étaient relégués là simplement parce qu’ils étaient sans prétention, témoignant d’une médiocrité savante insoucieuse de conclure : c’étaient des livres d’histoire ou de critique littéraire, des in-octavo où l’exégèse s’épuisait en prouesses vaines, où, lourdement, sans la moindre ambition de plaire ou de divertir, l’économie politique se prélassait. Le Ciel enfin couronnait l’édifice ; il tenait tout entier, à raison du petit nombre des élus, en un unique rayon, partagé lui-même en trois casiers ; seul le casier central était garni de livres. Ils étaient au nombre de trente environ, et reposaient sur un tapis de peluche grise.

De ces bouquins familiers, Le Hagre prenait un soin extrême, estimant qu’à les avoir longuement maniés, associés à ses desseins, interrogés aux heures de doute, un peu de son âme eût sombré avec eux s’il leur fût arrivé malheur. Ils se rattachaient tous par quelque côté à l’un ou l’autre des deux pôles de sa pensée, ou aux deux à la fois. Chateaubriand et Vigny tenaient la tête du cortège, étant l’un et l’autre passionnés et amers, lourds de désir et de désespoir. Mais à Chateaubriand il préférait décidément Vigny, moins théâtral, plus sincèrement blessé au fond, et, tout compte fait, plus digne. Pascal venait après ; de tous les grands chrétiens, en instance pour la plupart au Purgatoire, il était le seul à qui Le Hagre eût consenti l’accès du Ciel. Ce privilège insigne, il le devait d’abord à ceci qu’il était l’auteur probable de ce Discours sur les passions de l’amour où il confessait son goût pour « les passions de feu ; » il le devait ensuite à l’extraordinaire vigueur de son pessimisme, à l’âpreté de son verbe évocateur de noir, moissonneur de détresses, gonflé de tout l’émoi des misères humaines. Le Hagre éprouvait, à lire Pascal, une sorte d’obscur bien-être ; et il sentait confusément que s’il devait aborder un jour au rivage chrétien, en serait par le pont hardi qui y avait ramené ce mâle génie. A côté de l’auteur des Pensées, marquaient le pas La Bruyère, Vauvenargues et Chamfort, tous les trois des tristes, écœurés tous les trois de la sottise commune. Puis venait Renan, avec le tome V de son Histoire du peuple d’Israël. Le Hagre affectionnait ce volume, parce qu’il contenait ce prodigieux chapitre sur l’Ecclésiaste, où les défauts ordinaires de l’historien vieilli apparaissaient moins choquans, s’affirmaient comme des qualités.

L’Ecclésiaste était, du reste, le seul livre de la Bible qui figurât au Ciel. Le Hagre savait gré à son auteur d’avoir trouvé la femme « plus amère que la mort. » Un choix des œuvres de Schopenhauer et de Nietzsche, De l’Amour par Stendhal, Le Rouge et le Noir et la Correspondance du même auteur, le Dominique de Fromentin, les Poèmes barbares de Leconte de Lisle, un très petit nombre d’ouvrages contemporains, — cinq exactement, — enfin les Lettres de Julie de Lespinasse complétaient le nombre des livres amis, compagnons de misère ou complices des rêves fougueux.

De tous ceux que le problème de l’amour avait tourmentés, et qui s’étaient avisés d’en écrire, Le Hagre n’avait retenu, comme on voit, qu’un fort petit nombre. Il s’était diverti aux histoires gaillardes du sieur de Brantôme, et laissé distraire par les histoires pimentées de Casanova ; il se fût méprisé de prendre ces histoires au sérieux. Il avait lu avidement la Physiologie du mariage de Balzac, puis rejeté aussitôt ce livre, indigne de ce génial ouvrier de lettres qu’était l’auteur des Paysans, il avait mis le même empressement à lire Volupté de Sainte-Beuve, et éprouvé la même déception ; le ton de cet ouvrage l’impatientait, et il s’étonnait que le critique agile des Lundis se fût laissé envahir et aussi entièrement dominer par ce romantisme pleurard, gélatineux et fade qui détrempait et désossaturait l’art de son temps. Il y avait trop de ce romantisme encore dans la Confession d’un enfant du siècle, œuvre pourtant si supérieure par endroits. Dans ses troubles épanchemens, l’« enfant » pâle et nerveux atteignait parfois au grand style, touchait les limites du sentiment, descendait d’une haleine aux racines de l’âme. Mais que Musset fût si inégal, c’est ce qui empêchait Le Hagre de l’estimer absolument. Et quant à Benjamin Constant, il le pouvait à peine souffrir : « Un faible, » disait-il, « et qui avait la vanité de sa faiblesse. »

Il se retrouvait dans Stendhal, qu’il acceptait comme un maître, à cela près qu’il le trouvait incomplet, et qu’il refusait de le suivre dans son admiration pour cet honnête Destutt de Tracy. Il aimait, de Stendhal, la manie d’analyse, la fièvre amoureuse et jusqu’à ce style rèche qui était comme la pudeur de cette âme passionnée. Un écrivain beaucoup plus récent, et qui se rattachait à Stendhal par son goût de l’émotion forte et un impérieux besoin d’analyser son plaisir, Maurice Barrès, exerçait sur Le Hagre un singulier ascendant. Il n’avait pas, mais pas un seul instant pris au sérieux l’ironie de M. Barrès, sachant bien qu’une nature d’élite ne se livre jamais qu’à moitié, et qu’il nous la faut toujours découvrir derrière l’appareil trompeur où d’instinct elle se retranche. Olivier était né à la vie de l’esprit du temps que M. Barrès mettait au jour Un homme libre ; et de l’adolescent curieux de savoir, impatient de vivre, à l’écrivain à peine mûr, mais déjà si remarquablement charpenté, une sympathie s’était nouée, qui devait, à l’apparition d’Au service de l’Allemagne, adopter chez Le Hagre le caractère d’un culte. Le magique début de ce livre l’affectait quasi religieusement ; il y reconnaissait, mais affiné et comme transporté dans une atmosphère de distinction, ce romantisme éternel, le seul vrai, le seul véritablement émouvant, qui n’est que la manière d’être, ou de sentir, des fortes âmes. Aussi, dès la mise en vente d’Au service de l’Allemagne, M. Barrès eut-il sa place au Ciel, à côté de Vigny.

Des livres, Le Hagre faisait un usage constant et néanmoins limité. Il ne leur accordait de valeur que dans la mesure où ils répondaient aux préoccupations et aux vœux de son propre cœur. Il reconnaissait les bons à ce signe qu’ils le saisissaient aux entrailles, le secouaient d’une commotion où tout son être participait. Il fallait, pour cela, qu’ils fussent vécus et témoignassent d’une vie intense, non d’une simple déférence à l’égard de tels procédés ou partis pris d’école ; et c’était toujours l’ineffable son des musiques intérieures, la note intime ou l’argument non discursif que Le Hagre leur demandait. Il exigeait d’eux qu’ils fissent vibrer ce je ne sais quoi de profond qui est tout le mystère de la vie ; et quant à ceux qui reproduisaient gauchement, sans pudeur, l’expérience des autres, il les écartait sans pitié et ne se privait point, à l’occasion, de les flétrir.

Et c’est qu’au fond il n’estimait que l’action, et le livre qu’en regard du devoir d’agir. Ce devoir s’imposait à lui comme une loi de sa propre constitution, et ne s’autorisait d’aucune considération métaphysique. Etait-ce bien réellement un devoir ? Il ne s’était jamais posé cette question ; mais il ne se rappelait jamais sans un frémissement de tout lui-même ce mot de Pascal : « La vie tumultueuse est agréable aux grands esprits, mais ceux qui sont médiocres n’y ont aucun plaisir. Qu’une vie est heureuse quand elle commence par l’amour et qu’elle finit par l’ambition ! Si j’avais à en choisir une, je prendrais celle-là. »


IV

La tragi-comédie politique exerçait sur Le Hagre une manière de fascination ; il en suivait d’assez près les péripéties, en s’efforçant surtout d’y démêler, ou d’en déduire, le statut probable de l’avenir. Il avait, par une sorte de convention tacite avec lui-même, voué son âge mûr à la vie publique ; il regrettait même, à de certains momens, de s’être provisoirement interdit d’y aspirer ; son rêve d’amour, qui s’affirmait toujours plus vain à chaque nouvelle expérience, cédait le pas momentanément à d’autres espoirs, moins illusoires, semblait-il ; dans son cœur déçu, fermentait alors, s’enflait démesurément, se développait d’étrange façon la nostalgie du forum ; et ce n’est que par un coup de barre viril, par un brusque effort de sa volonté, qu’il ramenait sa pensée et son cœur vers le but assigné à sa jeunesse : l’amour.

Et voici qu’il se reprenait encore, et malgré tout, à passionnément désirer la coupe d’ivresse, et que s’élevait en lui, toujours aussi fervent, l’hymne au bonheur entrevu, jamais atteint. Ah ! rencontrer enfin le golfe d’amour, la plage enchantée ; voir s’avancer sur les flots bleus, femme ou sirène, sa chimère ; réaliser son rêve entier dans une étreinte profonde et surprendre sa propre fièvre dans deux prunelles effarées ! Ah ! vivre glorieusement le songe obsesseur, approcher, saisir l’affolant mirage, décrocher l’étoile éclose au ciel de ses pensées, ne plus porter, dans ses yeux las, l’Idole vaine !…

Ainsi chantait, aux heures magnifiques du Désir, l’inexorable instinct qui gouvernait le cœur et l’imagination de Le Hagre. Puis lentement, insensiblement, la voix démente s’apaisait, et le jeune homme, redevenu lucide, se prenait à mâchonner grain à grain, comme pour en épuiser l’amertume, le long chapelet de ses déceptions. Il revoyait d’abord sa mère, toute proche et cependant inaccessible, repliée sur elle-même et couvant sa souffrance, et qui s’aigrissait toujours davantage sur sa chaise longue. Il se rappelait à peine l’avoir connue jeune et belle, affectueuse et caressante ; invalide aujourd’hui, uniquement occupée de ses maux, elle ne lui était d’aucune ressource.

Il évoquait ensuite ses amies d’enfance. Trois figures se présentaient d’abord à sa pensée, lointaines et pourtant distinctes, les deux premières délicieusement puériles, la troisième étrange et, malgré la distance, encore troublante. Il avait joué autrefois, sur la plage bretonne, avec Anne d’Ormeuil et Lucile de Pontbiré ; mais il n’avait jamais pu aborder sans un tremblement Sybille Kerbiriou. Elle était à peine plus âgée que lui et la fille d’un grand armateur du Morbihan ; dans ses grands yeux verts, d’un vert d’océan, flottait un mystère et je ne sais quelle nostalgie ; quand elle les posait sur Olivier, il se sentait presque défaillir. Elle le prenait par la main, l’emmenait sur le sable, le faisait asseoir auprès d’elle, invariablement grave et silencieuse ; lui, se laissait faire, séduit et comme aspiré par le magnétisme des grands yeux verts. Ils restaient ainsi, l’un à côté de l’autre, indéfiniment, sans échanger autre chose que des regards, ni rechercher d’autre distraction que le spectacle de l’eau baveuse où s’affolaient quelques mouettes. Il fallait que leurs bonnes les vinssent quérir, pour que ces singuliers gamins missent un terme à leur muette folie.

Les parens d’Olivier ne quittaient guère, à cette époque, la Bretagne ; ils menaient une existence retirée dans un vieux manoir de famille, aux environs de Vannes. Quand leur fils eut atteint sa dixième année, ils vinrent s’installer à Paris, afin d’aviser à son éducation. Leur fortune était modeste ; ils se virent contraints de vendre Lamarch, — c’était le nom du manoir, — que plus jamais Olivier ne devait revoir. Il pleura Sybille amèrement, et ces pleurs d’enfant mirent dans sa vie un premier désenchantement.

A Paris, mille petites contrariétés qu’il dut subir développèrent en lui le goût de la solitude. La Ville enjôleuse, qui ne le devait jamais conquérir tout à fait, commença par froisser sa jeune âme hautaine et mélancolique de Breton. Il fit dès lors deux parts dans sa vie, enferma son rêve, en lui-même, au plus profond de son cœur, et se composa un masque impassible, moitié fripon, moitié cynique, pour les rapports avec ses semblables. Il comprit, en effet, dès le premier contact avec Paris, qu’il se fallait « déprovincialiser, » c’est-à-dire mentir à soi-même, pour y être distingué. Les trop malins potaches du lycée, où il fréquenta comme externe, eurent vite fait de le déniaiser, et les petites amies qu’il se fit dans le milieu de ses relations de famille l’aidèrent, de leur côté, à dépouiller pour le public jusqu’à l’apparence de son naturel ardent et volontiers rêveur. Il les rappelait toutes, maintenant, ces ombres frêles, inséparables du souvenir de sa seconde enfance, passantes égarées sur son chemin de pâle écolier, si complètement différentes de Sybille, péronnelles accomplies, coquettes déjà malgré leurs douze ans, effrontées et vaniteuses, fières de leurs chiffons dorés et de leurs grâces légères. Il les voyait croître, en âge plus qu’en sagesse, tandis que lui-même grandissait, et que, recherché par elles de plus en plus, il obtenait d’elles, en cachette, selon le joli mol du trop clairvoyant François de Sales, telles « privautés et faveurs inciviles, présages certains et indubitables d’une prochaine ruine de l’honnêteté. »

À ce groupe des Parisiennes amies d’enfance, dont Olivier connaissait et jugeait très sévèrement la perversité froide et l’incurable frivolité, se venaient joindre enfin les cent et une mondaines que ses succès notoires avaient troublées, privées littéralement déraison, et que leur triste vanité avait réduites à l’humiliation de solliciter ses faveurs. Lui, en proie à ce premier vertige des sens pour qui l’objet n’existe pas, ou existe à peine, accueillit d’abord ces avances, meurtrit de ses doigts fiévreux des mains impropres aux caresses, dormit des sommes ineffables sur des cœurs vides d’amour. Mais il se rendit compte bientôt que l’intérêt que lui témoignaient ces peu folles maîtresses n’était qu’un abominable calcul, et qu’elles recherchaient auprès de lui une satisfaction d’amour-propre. De ce jour, il les abhorra et résolut de se venger. L’on a vu comment il se tint parole. De ce jour aussi, amer et tyrannique, et cependant très doux, le souvenir de Sybille le ressaisit. Il se revit, gamin pensif, timide et vibrant, foulant nerveusement le sable des grèves, ou couché, blotti auprès d’Elle, qui l’effleurait presque de ses yeux songeurs. Qu’elle ne fût plus là, l’étrange sylphide épiant ses gestes, aspirant son âme de ses yeux avides, qu’elle eût peut-être, depuis leur séparation, aliéné sa personne ou porté son trésor d’amour à un autre, ah ! comme ces pensées l’obsédaient parfois, et le désolaient ! A d’autres momens, il se félicitait presque de n’avoir emporté d’elle qu’un souvenir, une image exquise, qui elle du moins ne le pourrait tromper et devait enchanter sa mémoire, indéfiniment…

Il le croyait ainsi, il le crut jusqu’au jour où, par le plus inattendu des hasards, il vit Sybille venir vers lui, l’approcher sans le reconnaître, le considérer longuement sans le nommer. Mais était-ce bien elle ? Il se fit présenter sans retard, apprit qu’elle s’appelait Giselle de Mortier. Ah ! que lui importait son nom, puisqu’il la retrouvait telle qu’il l’avait toujours connue, avec l’or souple de ses cheveux, l’ivoire alangui de son teint et l’énigme de ses yeux verts. On la disait Tourangelle ? Eh bien ! on se trompait, et voilà tout. Il savait, lui, qu’elle s’appelait Sybille, qu’elle était fille de l’Océan, de l’Océan le beau taciturne, épris de gloire mélancolique en son grand cœur inapaisé. Engagé désormais sur cette piste imaginaire, victime d’une hallucination à laquelle sa volonté consentante prêtait un pouvoir sans limite, Le Hagre vécut des heures exaltées auprès de Giselle ou loin d’elle. Il l’investit si bien de son amour, et déploya, pour la séduire, une éloquence à la fois si spontanée et si érudite, qu’étourdie et vaincue, mais beaucoup moins troublée au fond que flattée par une cour aussi insistante, elle lui sut gré de ses attentions et le lui prouva sans retard. De simplement reconnaissante, elle devint bientôt presque familière, sollicita des confidences dont elle espérait faire son profit, et consentit, pour les obtenir, une première atteinte à sa dignité. Elle livra d’elle au jeune homme tout ce qui fut possible, hors cela qui eût consommé sa déchéance ; elle l’enveloppa d’effluves câlins, prodigua, sous ses yeux, ces poses dissoutes et ces gestes las par quoi la volupté s’insinue dans les moelles et déboulonne les volontés.

Sans positivement en être sûre, elle devina qu’elle bénéficiait d’une espèce de confusion, à raison de sa ressemblance physique avec une autre. Elle n’eut plus dès lors qu’une pensée : se substituer de plus en plus à son occulte rivale, et, pour cela, adopter autant que possible le genre, l’allure et l’espèce de séduction de l’Inconnue. Elle se fit troublante à souhait, approfondit ses altitudes, scella de mystère le coffret vide de son cœur. Avec un art infernal, elle assortit à son âme d’emprunt la ligne de sa coiffure, la nuance et la coupe de son vêtement ; ses cheveux, ramenés sur le front, simplement, sans effort, au moyen d’une raie sur le côté, mirent une ombre dans ses yeux et comme une ferveur mystique ; des voiles légers, d’un gris presque blanc, et flottans, écroulés sur elle comme une nuée, achevèrent de l’apparenter aux fantômes. Abusé déjà par sa propre imagination, Le Hagre fut littéralement dupe de ces habiles manœuvres. Il adora cette femme pour tout ce leurre éblouissant qu’elle avait su jeter autour de sa personne, et dont elle utilisait froidement le pouvoir magique.

Le charme, entretenu par elle avec un soin diligent, dura deux mois, pendant lesquels Le Hagre s’enivra longuement du philtre qu’avec un zèle prudent elle lui mesurait. Un incident banal devait, en faisant naître en lui un premier soupçon, lui faire découvrir bientôt le fond répugnant et la vile astuce de cette femme. Entré un jour, sans qu’elle l’attendît, dans un salon où il ignorait devoir la rencontrer, il la trouva causant avec un ingénieur, Firmin Greslou, dont on vantait beaucoup à ce moment l’intelligence, et qui avait réussi à se glisser dans le monde en faisant adroitement valoir son mérite, lequel consistait en une invention qu’il disait merveilleuse, et dont on ne savait rien sinon qu’elle allait, selon lui, révolutionner l’industrie automobile. Large et trapu, rogue et compassé, le chef garni d’une compacte toison rousse taillée en brosse, l’ingénieur développait, tandis que Le Hagre entrait, une thèse inédite sur l’amour-passion. Mme de Mortier, qui tournait le dos à la porte, et qui ne se doutait pas que quelqu’un était là, depuis un moment, qui l’observait, se montra, dans son tête-à-tête avec l’ingénieur, de plus en plus attentive et intéressée. Elle avait déposé, pour la circonstance, le masque pudique et cette nostalgie d’ondine éplorée dont elle exploitait le mensonge depuis deux mois. Elle étalait au contraire, avec impudeur, ses grâces de femme, et soulignait de petits rires ambigus les sombres flagorneries de Greslou. Quand elle se leva pour prendre congé, elle pâlit en apercevant Le Hagre. Celui-ci la salua poliment et se rassit, sans plus faire attention à elle. Il sortit lui-même peu après, et rentra chez lui, précipitamment.

Chose curieuse, cet incident dont les suites devaient être fatales à son amour, et qui allait bientôt, par ses conséquences, le faire souffrir horriblement, eut pour premier effet de mettre en branle sa mécanique mentale, et, sans l’émouvoir autrement, d’éveiller sa passion d’analyse. Il compara la Giselle de tout à l’heure, attentive aux grossières insinuations de Greslou, et les provoquant par son attitude, à sa Giselle à lui, douloureuse et passionnée avec désespoir, et il lui sembla que ces deux femmes se ressemblaient singulièrement. Il récapitula le passé, de la première à la dernière rencontre, se rappela certains détails auxquels il n’avait prêté jusque-là aucun sens précis, et qui maintenant s’éclairaient les uns par les autres, se levaient ensemble comme autant d’accusations. Il comprit que son imagination l’avait égaré, qu’un souvenir ensorcelant s’était venu placer, ainsi qu’un écran, entre cette femme et lui, et qu’il était là dupe d’une coquine. Mais s’il s’expliquait son erreur, il mesurait avec épouvante l’étendue de son aveuglement ; car enfin cette femme, qui s’accommodait tout à l’heure de la vulgarité de ce Greslou, n’avait guère été moins volage, ou plus sérieuse avec lui, tout au début de leurs relations ; elle avait même prévenu ses désirs, et marqué un empressement peu ordinaire à l’admettre dans sa familiarité ; elle s’était en somme donnée sans qu’il l’en eût jamais priée ; et tandis qu’il en était encore aux préliminaires de l’amour, et qu’il savourait délicieusement son premier bonheur sans même s’avouer, ainsi qu’il arrive dans les grandes fièvres, qu’il ambitionnait davantage, elle s’était offerte, elle, par de menus propos dont il démêlait aujourd’hui le sens, à le combler sans retard.

Ces révélations tardives, dûment authentiquées, Le Hagre s’occupa de mettre un peu d’ordre dans ses pensées et d’arrêter, dans ses grandes lignes, le règlement de comptes inévitable. Il jugea qu’une « courtisane, » doublée d’une « cabotine, » — il se servit de ces vocables un peu gros comme pour mieux lui cracher son mépris, — encore qu’elle fût de son monde, ou plutôt par cela même qu’elle était de son monde, ne méritait aucune pitié. Il médita donc sa vengeance, froidement, minutieusement, et s’endormit, ce soir-là, à peu près tranquille.

Le lendemain, sur les deux heures de l’après-midi, il entrait chez Mme de Mortier, qui l’attendait. Elle se douta à peine qu’il fût préoccupé. Il se montra plus pressant que jamais, avec cependant un rien d’ironie dans ses paroles, — ce qu’elle attribua à la jalousie, dont apparemment l’incident de la veille avait développé en lui le germe toujours latent. Il obtint d’elle enfin, après une résistance de pure forme, qu’elle l’irait voir le lendemain, chez lui.

Elle vint au rendez-vous en toilette noire, car elle portait le deuil d’un cousin, heureuse du reste de ce triste événement qui lui permettait de voiler d’ombre sa blonde personne, dont le noir relevait le précieux éclat. Elle n’était pas fâchée non plus que son vêtement témoignât en quelque sorte de l’agitation de son âme, et que le don suprême d’elle-même s’entourât ainsi de quelque apparat. Elle exigea d’abord un dernier aveu, et s’inquiéta de savoir enfin pourquoi et comment on l’aimait. Elle se leva ensuite, emportée, eût-on dit, par son émotion, puis s’affaissa toute au pied d’un divan, se prit le visage dans les mains, comme pour demander au ciel qu’il la vînt protéger contre l’irréparable chute. Le Hagre, à qui cette comédie n’avait pas un seul instant donné le change, pensa que le moment était venu d’agir. Il s’approcha d’elle, l’assura que jamais il ne supporterait qu’elle s’avilît à cause de lui, qu’il ne réclamait point son sacrifice, et qu’elle pouvait compter sur son amitié. Effrayée de la trop complète réussite de son plan, elle se dressa palpitante, poussa le jeune homme sur le divan, le supplicia de baisers fous, de ceux qui marquent l’abandon, et qui l’appellent. A d’autres momens, et avec une autre personne, Le Hagre eût cédé ; mais il se souvint à temps des artifices de cette femme, de l’odieuse hypocrisie dont elle l’avait trop longtemps abusé ; il se rendait trop bien compte, d’autre part, qu’elle n’était capable d’aucun dévouement, d’aucun sentiment sincère et durable, et qu’enfin elle ne se donnait à lui que parce qu’il l’avait en définitive dédaignée ; aussi, se ressaisissant par un surhumain effort, il la repoussa doucement, lui parla comme à une enfant irréfléchie, lui dit le remords qu’il aurait à se faire le complice d’une faiblesse passagère, à profiter, lâchement, d’un égarement momentané, lui vanta, sans insister, le discret bonheur d’une existence que le devoir ennoblirait, et déclara, pour finir, qu’il se refusait à la perdre en l’associant au déshonneur de sa folle vie débondée. Il l’avait, en lui parlant ainsi, entraînée vers l’antichambre ; il l’aida gentiment à réparer le désordre de sa toilette, puis lui dit adieu en lui serrant la main.

La porte s’était à peine refermée sur Giselle, que Le Hagre dont l’énergie, artificiellement tendue depuis trois jours, commençait de se débander, s’effondrait comme une masse inerte sur son divan. Il resta ainsi plusieurs heures, assoupi plutôt qu’endormi, ébauchant des rêves qui n’arrivaient pas à se préciser, et qui traînaient, informes, dans son ciel brouillé. Sitôt qu’il eut repris conscience de lui-même, un sentiment d’effroi le saisit à la pensée que tout était fini, et que néanmoins il fallait se reprendre à vivre. Certes, il ne regrettait rien de ce qu’il avait fait, — il devait même, deux mois plus tard, se féliciter hautement de sa perspicacité, en apprenant que cette femme, qu’il avait mise à la porte de chez lui, s’était échouée dans l’abjection, qu’Anderlot payait les notes de ses couturiers, et que Greslou lui dispensait généreusement le bonheur qu’il avait cru, lui, devoir lui refuser. — Mais vivre, s’agiter encore, espérer d’impossibles joies, ouvrir tout grands ses bras à la vie et n’embrasser que le néant, à quoi bon ! Oui, à quoi bon refaire toujours le chemin du songe à la déception ! Mais ce qui surtout affligeait Le Hagre, tandis qu’il examinait une à une ses illusions naufragées, c’était de penser que Sybille, dont il avait, — oh ! si imprudemment, — mêlé le souvenir à son roman, emportait elle-même, du honteux contact auquel il l’avait condamnée, une immortelle flétrissure. Il se disait que jamais plus elle ne viendrait le visiter dans sa détresse, ni poser sur son cœur meurtri la fleur moelleuse de son baiser. Le passé, le présent, tout sombrait dans l’affreux désastre, et se sentant soudain infiniment effroyablement seul, il éclata en sanglots.

Il éprouva quelque soulagement à sangloter ainsi sa douleur. Il s’occupa bientôt de la réprimer, ou plutôt d’en atténuer l’acuité en en faisant la pâture de son intelligence et le constant objet de ses méditations. Il mit son orgueil à la regarder en face, à la disséquer, à l’analyser ; il en décomposa les ressorts et en vérifia un à un les élémens ; il s’acharna sur elle avec une joie sauvage, celle du carabin qui tâte une plaie. Il conçut quelque fierté à constater l’invraisemblance de son destin, le caractère de plénitude de son malheur. Il remarqua enfin, — à quoi du reste il savait devoir aboutir, — qu’à force de contempler sa souffrance, de l’interroger, de la palper, de tendre à s’en faire un ami ou un compagnon, il commençait en effet de moins souffrir.

Dès l’instant qu’il se fut rendu compte de cela, il sentit le besoin de mettre quelqu’un dans la confidence de son état : non qu’il se souciât d’être consolé, — il n’en était plus là, et, d’ailleurs, il se fût méprisé d’appeler sur lui, dans une telle circonstance, la pitié d’un de ses semblables, — mais parce que, à la veille de reprendre pied dans la société des hommes, il comprenait qu’il n’y pouvait plus reparaître comme devant, et que, dans les résolutions qu’il allait prendre, une aide quelconque, un bon conseil ne lui serait point inutile. Je ne sais quelle timidité le retint de s’aller confier à Raimbault. Renonçant, dès lors, à consulter directement, il eut recours à un moyen terme, fit chercher, chez son libraire, les derniers romans parus, dans l’espoir d’y trouver quelque indication, quelque recette dont il eût pu faire son profit. De plats adultères, contés sans art, couvrant de leur ignominie les trois cents pages de rigueur, ne lui donnèrent que du dégoût. « Pouah ! » fit-il, en rejetant dans un coin les cinq volumes, récemment édités, qu’il avait pris la peine de parcourir.

Il se leva, découragé, fit quelques pas dans la direction de sa bibliothèque. Il y avisa un bouquin de petit format, relié en veau, qu’il savait être l’Introduction à la vie dévote de François de Sales, l’ouvrit au hasard et lut : « Vous connaîtrez l’amitié mondaine d’avec la sainte et la vertueuse, comme l’on connaît le miel d’Héraclée d’avec l’autre. Le miel d’Héraclée est plus doux à la langue que le miel ordinaire, à raison de l’aconit qui lui donne un surcroît de douceur : et l’amitié mondaine produit ordinairement un grand amas de paroles emmiellées, une cajolerie de petits mots passionnés… etc. » Olivier se surprit à sourire devant cette langue confite, d’une saveur presque écœurante, onctueuse comme un fondant, chargée d’épithètes sucrées et d’adjectifs aromatiques. Il referma le livre, le replaça sur son rayon.

— Quel singulier apôtre, prononça-t-il, que ce François de Sales ! Je ne mordrai décidément jamais à ses bonbons spirituels.

Dans l’état où il se trouvait, il se fût fort accommodé de quelque thèse extravagante, introduite et menée vigoureusement, à la manière de Jean-Jacques. De ses mains, qui s’égaraient, fouilleuses, derrière les rayons poudreux, il ramena, comme par hasard, quelques opuscules de Tertullien, le sombre docteur de Carthage, sur les Spectacles, la Chasteté, les Secondes noces, la Parure des femmes. Il les avait achetées, naguère, ces plaquettes toutes jaunies, pour ce qu’il y avait flairé de curieuses révélations sur les turpitudes de la société romaine à son point d’extrême maturité. Il y avait à peine remarqué, alors, les colères de l’Africain, d’autant plus ardent à flétrir la chair et ses déportemens, qu’il sentait fermenter en lui toutes les fièvres du désert. Et maintenant, ce qui ravissait le jeune homme dans ces pages qu’il s’était mis à dévorer, c’était précisément l’allure et le ton du rude censeur, ses cruautés, ses outrances même. Il lui savait gré de ses invectives, dont il flagellait l’Eve carnassière, ses charmes trompeurs, ses artifices criminels, « ses sollicitudes pour mettre en œuvre une beauté déjà trop dangereuse par elle-même. »

Ah ! celui-là parlait un langage qu’il entendait !

Mais comment dire la stupéfaction d’Olivier, tandis qu’il avançait dans sa lecture, et qu’il découvrait l’homme sous le docteur, l’époux désenchanté sous le théologien bourru ! Une réflexion l’arrêta surtout, qui en disait long dans sa brièveté : « Les femmes d’ordinaire peuvent être aimées plus qu’elles ne sont capables d’aimer. » Cela correspondait trop bien à son sentiment personnel, pour qu’il se refusât l’intime volupté d’en ruminer sans fin la saveur cruelle. Il revécut, à cette occasion, tout son passé, s’ingéniant à ressaisir, sous les cendres déposées en lui par ses multiples aventures, les raisons qu’il avait de tenir pour vrai le mot de Tertullien. Il conçut pour l’homme d’Eglise, — qui, quoique marié, selon la coutume d’alors, poussait le rigorisme jusqu’à voir dans les secondes noces « une fornication déguisée, » — une admiration sans limites. En d’autres temps, il eût sans doute discuté cette thèse excessive, reprise au XIXe siècle par Auguste Comte, sur les « secondes noces. » Mais la logique de ses rancunes ne comportait point de demi-mesures ; elle l’emportait, quoiqu’il en eût, vers les solutions extrêmes. La chasteté, entière, absolue, lui semblait maintenant un bien, la forme la plus raffinée du mépris du sexe. Il se répétait, en en savourant longuement l’austère ragoût, cette parole de son nouveau maître : « Quel plaisir plus grand que le dégoût du plaisir lui-même, que le mépris du monde tout entier, que la jouissance de la liberté véritable ! » Ces vocables libérateurs lui donnaient l’illusion de la délivrance.

A mesure cependant qu’il prenait, de la doctrine de l’illustre ascète, une connaissance plus approfondie, en s’appliquant à la considérer sous tous ses aspects, une sorte d’apaisement se faisait en lui. Le théologien avait bien écrit : « La beauté a-t-elle jamais semé autre chose que des fruits de mort ? » Mais il s’écriait, d’autre part : Loin de moi, cependant, de faire le procès de la beauté en elle-même ! Elle est un heureux accident du corps, un ornement ajouté à l’œuvre de Dieu, un voile magnifique jeté sur notre âme. »

— Où veut-il en venir ? se demandait Le Hagre.

Eh ! si le grave sacerdote trouvait « scandaleux que des femmes chrétiennes, prêtresses augustes de la pudeur, étalassent le luxe impudique des courtisanes, » c’est qu’il pensait, apparemment, à faire l’éloge de la « pudeur. »

— La pudeur ! Y aurait-il un charme de la pudeur ?

Jamais Olivier n’avait sérieusement réfléchi à cela. Par une fortuite association d’idées, il se rappela un mot de Stendhal. Il s’interrogeait :

— Qui donc a dit de la pudeur, qu’elle est « la mère de l’amour ?… » Stendhal, ah ! Stendhal…

Il eut un sourire amusé, qui signifiait que la rencontre lui semblait piquante, entre le prêtre et le viveur.

— Après tout, fit-il, il se pourrait que le christianisme, en poursuivant l’ordre, ait mis, du même coup, la main sur le bonheur.

Il en était là de ses réflexions, quand, un beau matin, il se sentit je ne sais quel appétit d’action frondeuse et d’existence échevelée : ses vingt-sept ans prenaient leur revanche sur les semaines de morne stupeur, de désespoir et d’application intense de l’esprit qu’il venait de traverser. Il avait oublié Giselle, et le christianisme, et Tertullien. Mai bourdonnait sous ses fenêtres, prodiguait sa lumière d’ambre où des troupes de moucherons menaient leurs rondes frénétiques ; une ample brume de parfums se levait des frondaisons neuves. Penché sur le bonheur des choses, Olivier huma largement l’arôme entêtant des sèves épanouies en feuilles, en fleurs ; il désira d’être l’un de ces insectes ailés qui chaviraient dans l’or fluide, ivres d’odeurs et de soleil. Il sonna son valet de chambre, commanda l’alezan brûlé qu’il montait de préférence les jours de pléthore nerveuse. Il s’habilla prestement, déjeuna à la hâte, puis se dirigea vers le Bois, au trot rapide de sa jument.

Les allées à peu près désertes du Bois, — il était à peine dix heures, — résonnaient de trilles d’oiseaux, s’allongeaient sous les dômes verts. Le Hagre s’y engagea au galop, y harcela, comme en un champ clos, sa bête fougueuse. Déchaînée, haletante, elle eût dévoré des lieues en quelques minutes, si le caprice du maître l’eût permis ; mais il la ramenait, d’un mouvement bref, au point de départ, se livrait, sur place, à des caracoles savantes, pour ensuite s’emporter encore en d’effarantes chevauchées. Vers onze heures, se sentant plus calme, il quitta les allées réservées pour la grande artère, où se pressaient, en un joli désordre, piétons et cavaliers, filles et belles dames, juchées sur des breaks ou des phaétons, blotties dans des cabs ou des victorias, serrées enfin ou parquées dans des panses d’automobiles.

— Bonjour, Olivier !

— Le Hagre ! Est-ce possible !

— Oh ! ce revenant ! Qui vous a enlevé ?

Des apostrophes éclatèrent, des mains se tendirent ; de la foule bigarrée, une sorte d’acclamation monta vers Le Hagre. Jamais du reste il n’était apparu plus séduisant. Les exercices dangereux auxquels il venait de se livrer avaient assoupli ses muscles et enflammé son regard. Il manœuvrait avec aisance, une aisance un peu lasse, la bride de son cheval. Un imperceptible sourire errait sur ses traits altiers, y mettait comme une douceur. Il incarnait à cette minute, dans sa personne distinguée, virile et fine tout ensemble, le type même de la beauté mâle au repos. En lui se fondaient, mêlaient leurs attributs contraires, la force et la délicatesse. Tel quel, il était la preuve vivante de cette très ancienne vérité, aperçue et diversement comprise par les Grecs, à savoir, que la plus belle femme est bien peu de chose en regard d’un homme vraiment beau. Et de fait, ceux à qui il a été donné de voir, à Olympie, l’Hermès de Praxitèle, n’ont plus accordé qu’une attention distraite au petit nombre de Vénus que le ciseau des maîtres façonna.

La promenade de Le Hagre aux Acacias s’acheva drôlement et de manière imprévue. On l’eût, en effet, fort surpris, deux heures plus tôt, en l’avertissant qu’il allait, le jour même, aider au bonheur, en cédant au charme de Mlle Lili Souchon. Elle s’appelait, de son vrai nom, Ginevra Sachetti, et tenait décemment le rôle d’étoile en un des principaux corps de ballet que la République honore de sa confiance. Elle conduisait elle-même, ce matin-là, un boghei aussi gracieux que sa personne et léger autant que son cœur d’oiseau. Elle s’arrêta net devant Le Hagre qui, penché en avant, flattait de la main sa bête. Il reconnut la danseuse, retint sa monture, saisi à son tour par l’ardente supplication de ces yeux qui le dévoraient, par le trouble que trahissait ce buste de femme soudain figé. Il pensa qu’un aveu si franc et à ce point exempt de coquetterie méritait pour le moins quelque attention. Il aborda donc l’ondoyante aimée, dont toute la personne, audacieusement cambrée, disait la profession. Il lut aussitôt dans les grands yeux bruns levés vers lui comme une prière, une infinie reconnaissance. Il s’attarda auprès de Mlle Lili pour le plaisir de la chose même, mais aussi pour marquer son indifférence, aux mondaines venues là pour se montrer ou pour flirter, et qui, moins franches que cette enfant, dissimulaient leurs désirs sous mille artifices. Il était midi quand ils songèrent, lui alerte et de belle humeur, elle un peu grave et alanguie, à regagner leurs logis respectifs. Ils se quittèrent avenue du Bois. « Caro, caro, » fit l’Italienne en lui serrant longuement la main et en l’enveloppant d’un regard câlin.

Le Hagre avait gardé, de sa liaison avec Mlle Lili Souchon, un souvenir tout de charme pur. Ç’avait été, de sa part à elle, un caprice de biche amoureuse, seul sentiment dont elle fût capable ; mais elle avait si gentiment, si simplement offert son cœur mutin, elle avait mis, à l’aveu de sa convoitise, une telle candeur d’enfant gloutonne, que Le Hagre se laissa sans remords manger de baisers par le gourmand museau de l’étrangère. Et puis, elle avait des mots exquis, frôleurs comme des caresses, dont il devinait le sens plutôt qu’il ne l’entendait, et dont la douceur le pénétrait comme la mollesse du ciel d’Italie.

L’appartement de la danseuse était disposé, tapissé, meublé de telle sorte, qu’on eût difficilement imaginé cadre plus séant à son âme puérile et à sa grâce ployante. Il y avait surtout, dispersées dans son boudoir, un assortiment d’anciennes gravures d’après Boilly et Greuze, qui invitaient, par la hardiesse des dessins, aux tendres folies ; des gorges au naturel y déployaient leur double amorce ; de jolis regards, malicieux et pervers, y disaient l’aimable luxure, que vantaient aussi à leur façon les bras potelés et les mains pulpeuses. Mais le plus joli bibelot du joli boudoir était encore Mlle Lili Souchon. Elle représentait, dans cette oasis de paix sensuelle, la source vive, le glouglou divin. Elle y esquissait des pas, comme au théâtre, en fredonnant des airs menus, gais ou mordans, thèmes d’opérette ou de fandango. Elle associait ainsi, pour le divertissement de l’aimé, les jeux de la danse à ceux de l’amour.

Le Hagre se plut quelque six mois à cette idylle ondulatoire. Il se rendait compte, sans trop se l’avouer, que seuls ses sens y étaient intéressés, et, d’instinct, il évitait l’abus qui eût fait naître la lassitude. Le jour qu’il se surprit à moins goûter le charme de sa maîtresse, il décida de s’éloigner afin de n’emporter d’elle qu’un souvenir sans amertume, l’image intacte des jours heureux. L’Italienne consentit à ne le plus revoir qu’à de longs intervalles, et scella, non sans donner un regret au passé très doux, le pacte de simple amitié que lui proposait son amant. Savait-elle au juste ce qui s’agitait au fond de son âme de pâquerette ? Un papillon, qu’un insidieux zéphyr avait amené auprès d’elle, l’avait grisée un instant ; d’autres l’allaient venir butiner, ravager peut-être, à coup sûr flétrir, destin ordinaire, et lamentable, des fleurs poussées en pleine nature, et dont aucune main amie jamais ne se soucia.


V

Il fallut à Le Hagre quelque bravoure pour résister à l’envie de revoir bientôt Mlle Lili. Cette demi-fille avait su parler à ses sens, et dans l’éloignement où la rupture, qu’il avait cependant voulue, la plaçait, elle se dressait, engageante, ainsi qu’un symbole provocateur. Il réfléchit qu’à tout prendre il lui serait aisé de la reconquérir, et il se vit, en même temps, pressant dans ses mains des roses fanées, meurtries par les longs contacts et fleurant la décomposition… Ah ! ce fumet de pourriture, écœurant, presque intolérable, fruit et rançon de la débauche, où seuls les sens ont eu leur part, part abusive, léonine, faite au mépris des droits du cœur ! « Oh ! éviter à tout prix cela, » prononça instinctivement Olivier, qu’une nausée faillit étourdir.

Il se rejeta sur les livres, qu’il avait un peu négligés depuis six mois, puis résolut de se montrer, de se beaucoup mêler au monde, moins en acteur qu’en spectateur attentif. Il touchait à sa vingt-huitième année, et les réflexions qu’il avait pu faire jusque-là, au hasard des événemens, sur ce groupe restreint aux frontières indécises, — qu’un singulier esprit de classe avait conduit à s’adjuger, à l’exclusion des autres groupes, ce nom de « société, » — il les voulut maintenant reprendre, et contrôler avec soin, et, autant que possible, réunir en un tout lié, en une sorte de système. Il n’entendait point par ce mot, auquel il avait fini par s’arrêter, je ne sais quel corps de doctrine valable pour tous, ni rien qui rappelât l’allure et le ton des exercices livresques. Il éprouvait ce sentiment, commun aux âmes d’élite, qui les ramène vers elles-mêmes et les sollicite de s’approfondir, pour se mieux connaître et se gouverner avec sûreté. Et c’est bien vers la vingt-huitième année que s’impose à elles cette manière d’examen de conscience, à ce moment où l’adolescence n’est plus, où la première jeunesse achève d’être. On sent alors qu’il faut prendre parti, s’affirmer pour ou contre certaines attitudes reçues, suivre ou braver certains préjugés, faire le geste du troupeau, ou s’en affranchir.

Pour Le Hagre, qui avait depuis longtemps jugé le monde des salons, il ne s’agissait guère, en l’occurrence, que d’une mise au point. Il rassembla ses souvenirs, les classa méthodiquement, moins par confiance en la vérité des catégories, qu’il estimait toujours plus ou moins artificielles, que pour mettre un peu d’ordre dans ses démarches ultérieures, en les dirigeant sur des pistes bien définies. D’ailleurs, et d’une manière générale, son goût de l’analyse ne réussissait jamais à le complètement leurrer sur la véritable portée de l’esprit critique. Il n’accordait à l’analyse qu’une valeur esthétique et d’utilité, nullement une valeur de vérité. Elle lui était une diversion dans ses souffrances, et, pour le reste, il ne croyait pas davantage qu’elle fût jamais autre chose qu’un moyen. Aussi bien, ne se proposait-il rien de plus ni rien d’autre, dans le cas présent, que de noter avec précision la manière même dont son âme, au contact de la « société, » avait accoutumé de réagir.

Il remarqua aussitôt que cette société, quelque « haute » qu’on la voulût nommer, il la méprisait infiniment. Il n’en subissait le prestige en aucune manière, — au moins le croyait-il, — et il l’eût volontiers plainte de se tant estimer. Aussi profondément qu’il la fouillât, il n’y découvrait rien qui fût à la mesure de sa propre ambition. Les sentimens y étaient mesquins, ou compliqués sans grandeur, ou bas. Les idées, quand par hasard il s’y en glissait, s’y faisaient systématiquement étroites. De loin en loin, des têtes pensantes et des cœurs virils s’y égaraient, y dressaient leur force sur la commune veulerie ; mais ils disparaissaient bientôt, dégoûtés sans doute, ou chassés par le flot d’inculture, de sottise et d’inconsciente dépravation qui emportait, noyait dans son ignominie tout ce qui n’était que de second ordre, âmes, cerveaux ou caractères.

Les succès eux-mêmes de Le Hagre avaient fini par lui peser. Il n’en était point flatté, il en était presque humilié ; il s’en voulait de les devoir à d’aussi pâles créatures, oui, pâles malgré le clinquant des parures impersonnelles et des badinages de convention. Vainement, auprès d’elles, essayait-il de ces cruautés décentes qui déchaînent la bête humaine, quand elle est d’une certaine trempe, en la froissant ; elles courbaient la tête sous l’outrage, ou dévisageaient l’insolent d’un air calme en affectant, pour lui répondre, le ton de la gouaillerie. Et cela même, plus qu’autre chose, l’exaspérait, le révoltait à l’égal d’un crime, ou d’un vice contre nature. « La femme qui dépouille son sexe, qui abdique jusqu’à son droit de plaire, la garce, en un mot, quelle dérision ! » pensait-il. Aussi mettait-il très au-dessus de ce monstre la fille du peuple, grossière peut-être, mais saine, inexperte en l’art des nuances, mais cordiale, ardente et fleurie. Des vers chantaient dans sa mémoire, tandis qu’il s’attardait à ces comparaisons, des vers signés d’un nom de femme, admirables de concision et de force, et dédiés aux Mondains :


Il ne vient rien de bon que des sincérités
Qu’on trouve dans un coin obscur des pauvres âmes,
Que des bougres sans nom et que des bonnes femmes
Pleurant bien leurs chagrins, riant bien leurs gaietés,
Vous, masques, ô plaisirs que rien en moi n’approuve !
Quand je passe tranquille et droite parmi vous,
Mon âme vous regarde, à travers mes yeux doux,
Sauvagement et sans pitié, comme une louve.


Son enquête terminée, Le Hagre en inventoriait les résultats. Quelques aimables compagnons, cœurs secs pour la plupart, un petit nombre de femmes d’esprit, en qui la féminité le plus souvent est déviée ou abolie, des sots en quantité, une infinité de bavards mâcheurs de niaiseries, point de passions, mais en général des mœurs de guinguette, moins le débraillé des manières : était-ce là ce « monde » important, dont rêvaient en leurs mansardes, s’il en eût fallu croire les romanciers, les jeunes hommes de talent tarabustés par la misère ! Il eût voulu leur crier, à ces forçats des tâches austères, à ces magnifiques infortunés peuplant d’apparences leur solitude, épris d’art ou curieux d’idées, il eût voulu leur dire : « Gardez-vous d’échanger, contre la banale livrée des fêtes mondaines, l’auguste indigence de vos haillons ! Ne délaissez point vos palais magiques pour l’ombre où rampent les vrais humains ! Larguez, larguez les voiles du songe, fouillez sans répit les espaces bleus et les plaines semées d’étoiles ! »

Et pourtant, — était-ce l’effet ou la rançon d’habitudes invétérées ? — Le Hagre ne se pouvait résoudre, en ce qui le concernait, à rompre enfin avec ce « monde » qu’au fond de son âme, sans trêve, il se surprenait à maudire. Quelque chose l’y ramenait, et l’y retenait malgré qu’il en eût : son culte des belles formes, des attitudes harmonieuses et des manières distinguées. Sa religion de l’énergie n’excluait point un certain raffinement ; et au contraire, il n’appréciait l’alcool des sensations fortes que dans des coupes d’un fin cristal, et ses désirs les plus fougueux s’enroulaient désespérément autour d’un rêve d’élégance. Ce goût de la force nette, dégrossie et appropriée, l’avait gardé, jusqu’à ce jour, des amours ancillaires ou crapuleuses, et s’il s’inquiétait parfois des rapides progrès de la démocratie, c’est qu’il craignait qu’elle ne nous fît un univers inesthétique. D’autres fois, il interprétait le mouvement démocratique ainsi qu’un effort pour lever la croûte d’ordure ou de saleté sous laquelle vivaient, houleux, les trois quarts de l’humanité. Il se promettait bien, un jour, d’aider ces tristes multitudes à secouer l’affreuse lèpre.


VI

Auguste Raimbault, — qu’il s’astreignit à voir souvent, beaucoup plus que par le passé, — s’était fait, de ces redoutables questions que pose l’existence du prolétariat, une sorte de spécialité. Il en causait volontiers avec Le Hagre, qui recueillait soigneusement les réflexions de son ami, se proposant d’en faire son profit, plus tard : quand, libre du côté du cœur, comblé dans ses vœux, ou finalement las des orages de la passion, il se pourrait abandonner sans regret à ceux de la politique. Sans perdre de vue l’avenir, il se contentait donc, provisoirement, d’y penser, et de reconnaître, par des sondages vivement menés, les lames de fond de cet océan politique où il souhaitait de pouvoir bientôt s’aventurer. En attendant, il était satisfait quand, dans les luttes sociales, il avait réussi à bien distinguer les forces aux prises.

Ces incursions dans le domaine de la vie publique n’allaient jamais à le distraire complètement de son habituelle occupation. Sa pensée demeurait rivée au problème qu’était son cœur, à cet ensemble de questions que la jeunesse de ses sens et son besoin d’âpre sympathie posaient infatigablement. Sans que son existence se trouvât en apparence modifiée, un lent travail intérieur déplaçait insensiblement la perspective de ses songes. Il se surprenait parfois ruminant en soi-même d’étranges desseins : « Oui, se disait-il, laisser là tout le passé, reprendre à nouveau, sur un autre plan, tout l’édifice de sa vie, quelle tentation !… Car j’en arrive, ma parole ! au point même où s’est arrêté le grand méconnu, Marana. Qu’il fût coupable autant qu’on l’a dit, voilà précisément la question. Il se vengea sur ses victimes du rêve même qu’elles avaient fait naître et qu’elles avaient déçu. Il orienta sa vie d’un autre côté, quand il eut reconnu que la femme est chose légère et décevante… »

Ces réflexions découragées l’amenaient, par une pente naturelle, à rêver d’un asile sûr, où le vulgaire des salons n’aurait point accès, d’où les amours irrégulières seraient bannies ; il abordait ainsi la question du mariage. Il se disait alors : « Peut-être y aurait-il lieu de se demander si la femme, non plus la coquette ou la courtisane, mais la femme forte selon l’Evangile, n’a pas été un peu méconnue. Qu’il en soit ainsi, ah ! je le souhaite… En somme, que reproché-je aux femmes dont j’ai ta té ? Ne mâchons pas les mots : c’est d’être toutes, plus ou moins, des « catins, » c’est de respirer l’inconstance et de fleurer l’improbité, c’est de contrefaire l’amour, c’est de l’avilir, ou d’en rire. Eh bien ! si je ne me trompe, c’est contre cela que le catholicisme s’est élevé, par sa conception du mariage. lia voulu que l’amour fût pris au sérieux : aussi a-t-il fait du mariage un sacrement ; il a voulu que le sentiment s’épanouît en profondeur : aussi a-t-il décrété le mariage indissoluble. Il a fait, en définitive, un rêve magnifique. Il a dit à la femme, à toute femme : Mets dans ta vie l’éternité, sois la profonde et l’indomptable, celle qui défie la durée, celle qui n’aime qu’une fois. Eh ! mais, la femme qui serait cela, n’est-ce pas celle-là même que j’ai désiré de rencontrer ?… Ou veut-on que le catholicisme se soit inspiré avant tout de motifs politiques, qu’il n’ait visé qu’indirectement le bonheur du couple ? Quand même cela serait, il reste que l’homme étant ce qu’il est, si vous supprimez la digue de l’indissolubilité, vous compromettez l’avenir de l’amour lui-même ; vous peuplez le monde d’impuissans, en détournant vers le néant, vers le caprice et la fadeur, les réserves de sentiment où se fût alimenté le grand amour. — Mais il y a des ménages mal assortis ? Oui, certes. Il y a cette pauvre Alix de Beaugé qui s’est associée à un forban… Mais à qui la faute ? Et faudra-t-il, pour combler les vœux d’une infime minorité, abandonner le rêve grandiose de faire de l’homme un animal à peu près convenable ? Les frères Margueritte posent mal la question ; car depuis quand le rôle du pouvoir est-il de légiférer pour le petit nombre ? L’intérêt général a quelque droit, peut-être, à notre attention ?… Ah ! l’on rit volontiers de la morale, et moi-même, jusqu’à présent, si je ne l’ai jamais à vrai dire raillée, je ne m’en suis guère soucié ; mais qu’elle soit « l’axe du monde, » comme disait Vigny, qui peut le nier, s’il a le moindre soupçon des forces qui mènent le monde ?… »

Il se disait cela, et il revenait encore et toujours aux « coquettes » et aux « courtisanes, » comme pour s’assurer qu’il les détestait tous les jours un peu plus. Il vécut ainsi quatre ou cinq ans, dégoûté et incertain, gaspillant au hasard des rencontres sa jeunesse mal occupée, solitaire, quoique répandu, recherché plus que jamais et cependant insatisfait, gardant en lui, ainsi qu’en un château fort, l’idéale fièvre où s’abreuverait, peut-être, un jour, l’Amante inconnue.

Ce soir-là, un soir de décembre, il dînait chez les Raimbault. Il venait d’arriver, et s’enquérait, auprès de son ami, de la santé de la famille.

— Je me porte assez bien, ma femme aussi, dit Raimbault ; mais Madeleine me donne des inquiétudes, depuis quelque temps. Vous ne la verrez pas ce soir, elle est couchée. Elle n’est pas malade, elle est fatiguée ; mais cela tend à devenir chronique, et je désespère de la guérir, car il n’est point de remède à ces sortes d’affections.

— Qu’y a-t-il ? demanda Le Hagre, qu’affligeait le désespoir de son ami.

Raimbault fit un geste évasif, qu’Olivier interpréta aussitôt. « Toquade de jeune fille ! » pensa-t-il. Il reprit, tandis que son hôte, qui vit que l’autre avait deviné, esquissait un sourire :

— Les princes charmans ont toujours consolé les petites filles chimériques.

Il ajouta, sérieux :

— Madeleine est très recherchée.

Le désintéressement dont témoignaient ces remarques, articulées sur un ton qui en accusait la loyauté, était de nature à décourager Raimbault. Il sentait qu’entre sa fille et Le Hagre un mur de granit se dressait, que l’amitié même qui le liait au jeune homme avait produit ce résultat d’éloigner ce dernier de Madeleine. Il discernait, chez Olivier, un parti pris d’indifférence ou de non-attention qu’il avait résolu de rompre à tout prix. Aussi répondit-il aux paroles de son ami, en le regardant malicieusement et en scandant ses mots d’une certaine façon gentille :

— On est recherché aussi, paraît-il…

Le Hagre eut un rire de collégien, sonore et franc, qui prouvait que son âme, tout au fond, était restée extraordinairement jeune. Il interrogea :

— Vous connaissez la femme qui me fixera ?

— Peut-être…

Craignant d’en avoir trop dit, Raimbault s’esquiva, sous le prétexte d’un ordre à donner. Il revint bientôt, accompagné de sa femme. Ils passèrent tous trois dans la salle à manger, et Le Hagre, qui donnait le bras à Mme Raimbault, la plaisanta sur sa dévotion à saint Antoine, de qui récemment elle avait obtenu l’insigne grâce de retrouver une fanfreluche égarée.

— Vous n’êtes qu’un libertin, fit-elle, scandalisée.

Olivier protesta qu’on le calomniait ; et pour désarmer l’excellente personne qu’était au fond Mme Raimbault, — elle n’était intraitable que sur le point de religion, — il lui fit compliment d’une perle qu’il ne lui connaissait point, grosse comme une noisette, et qu’elle portait en sautoir.

Le repas terminé, les deux hommes se retirèrent au fumoir. En se séparant vers onze heures, ils s’embrassèrent en se souhaitant l’un à l’autre beaucoup de bonheur : car l’on était au 31 décembre de l’année 1904.

— Mon ami, disait Raimbault, vous savez si je vous aime bien. Mon vœu le plus cher est que ce cœur, — il touchait du plat de sa main la poitrine du jeune homme, — s’épanouisse enfin dans la joie, trouve quelque part son pareil. Le bonheur est souvent à portée de la main ; mais nous sommes gens distraits, et il arrive ainsi qu’il nous échappe…

Olivier s’attarda un moment sur le trottoir de la rue Rabelais où habitaient alors les Raimbault : il hésitait sur ce qu’il allait faire. Il entretenait, depuis quelque temps, avec une artiste de l’Athénée, des relations intermittentes, ignorant du reste s’il l’aimait un peu, ou si l’instinct qui le ramenait vers elle, à intervalles irréguliers, ne signifiait que le besoin qu’un sexe a de l’autre, sans plus. Il se demandait donc s’il irait surprendre, en sa loge, Mlle Yvonne Darling.

C’était, chez lui, presque une nécessité, les jours où il avait beaucoup réfléchi, ou bandé son âme à l’excès, de s’aller détendre en la soie émolliente des caresses, de s’abolir, tel un enfant, dans le creux d’un sein maternel. Et précisément, Yvonne Darling, artiste d’un talent douteux, l’avait séduit par je ne sais quelle douceur particulière, faite de souplesse et d’aménité. Il est vrai qu’elle commençait de subir l’action de son milieu, et d’accueillir en son cœur sans défense cette vanité que la rampe développe chez les acteurs, et qui a raison, à la longue, des meilleures natures.

Immobile sur le trottoir, Le Hagre songeait à son amie… Il se disait que, depuis deux semaines, elle se montrait moins câline, et occupée avant tout, presque exclusivement, de sa mine et de ses chiffons. Il se sentit, à cette pensée, devenir amer, et toute la rancune accumulée en lui, depuis des années, contre ce joujou vain, dérisoire et charmant, — la femme, — se remettait à bouillonner ; elle allait tout entier l’envahir, quand il se rappela les paroles d’Auguste Raimbault… Il y avait donc une femme qui l’avait distingué, et que Raimbault jugeait digne de lui, Le Hagre, et capable de le fixer ?… Il se mit aussitôt à marcher, fiévreusement ; il descendit l’avenue Matignon, gagna les Champs-Elysées.

Une lune d’hiver, à peine voilée de brume, se pâmait au ciel ; sa gloire indolente, ainsi qu’une molle écharpe, tombait, flottait le long de la royale voie ; les arbres de l’avenue, de leurs bras tors et dépouillés, faisaient le geste d’applaudir aux fiançailles de la Nuit et de l’Étoile énamourée. Sans prendre garde à cette féerie, Le Hagre allait, foulait le sol d’un pas nerveux. — « Raimbault ne se fût point hasardé à me parler comme il l’a fait, se disait-il, sans un motif sérieux. Il n’est pas homme à me servir une plaisanterie vulgaire. Il a donc un projet en vue, il faut qu’il en ait un. Il a voulu me tâter. De vrai, il m’oblige beaucoup. Est-ce que je tiens à me commettre encore avec des coquines ? Est-ce que seulement elles m’intéressent encore ? Ah ! mon Dieu, non. » Il prononça, à haute voix : « J’en ai soupé, soupé, soupé. » Ayant dit, il éprouva comme un soulagement de tout son passé de misère, de toute la détresse intime où, tous les jours un peu plus, son âme enfonçait. Et, tandis qu’il marchait toujours, son esprit, insensiblement, se faisait serein. Quelque chose comme une aurore se levait en lui. Quand il eut atteint le rond-point de l’Etoile, il fit demi-tour et commença de descendre les Champs-Elysées.

Il s’arrêta soudain, interdit. La lune donnait aux hommes, qui le dédaignaient, un spectacle miraculeux. Elle avait écarté ses voiles, et décidé, semblait-il, de livrer au monde le secret de son rêve fou. Une ivresse émanait d’elle, se communiquait aux choses, emplissait l’espace. Les arbres, des deux côtés de l’avenue, sous le baiser de la magicienne, se tordaient ainsi que des géans gris. Il se faisait, du ciel à la terre, un pacte confus, un mariage fabuleux ; et c’était, semé sur la voie déserte, comme un grand amour qui traînait. Un vertige saisit Le Hagre, qui s’était remis à marcher. A mesure qu’il avançait, l’astre s’étirait doucement, se muait en un corps de femme adolescent et vaporeux. La vision se rapprochait, la vierge lointaine se portait, par un mouvement continu, à la rencontre du jeune homme. Celui-ci eut un cri involontaire : sur les traits de la jeune fée, affleuraient le regard d’angoisse et le sourire douloureux de Madeleine Raimbault.

Il venait de se produire, dans le moment précis où Le Hagre poussait son cri, un de ces phénomènes de suggestion à distance que la science essaie, avec plus ou moins de succès, d’expliquer, qui ne rentrent dans aucune de nos disciplines établies, et qui nous troublent infiniment, lors même qu’ils sont, comme c’était le cas, des messagers de bonheur. Dans l’état où il se trouvait, Olivier devait conclure, et il conclut en effet, à une hallucination. Et néanmoins, tout au fond de sa conscience, et après le premier sursaut et la première conjecture, un travail avait commencé de se faire, qui devait aboutir à un résultat voisin de la vérité. Il ne savait, à vrai dire, rien, ou si peu que rien, du passé moral de Madeleine. Il ne se doutait absolument pas, une seconde avant l’événement qui allait décider de son avenir, du secret penchant de la jeune fille pour lui. Et cependant, elle se mourait littéralement d’amour.

C’était un amour d’une espèce exquise, virginal et passionné, folie non des sens, — ou si peu, — mais du cœur, amour de vestale, non de Phryné. Cette sorte d’état mystique, fait de désespoir et d’adoration, de mortelle attente et de dévouement impatient de s’employer, est le privilège des vierges fortes. Si ce désir n’a pas encore trouvé son objet, il s’en crée un de toutes pièces, s’égare momentanément dans le royaume des chimères, et s’essaime dans l’irréel ; ou s’il l’a trouvé, il s’enchaîne à lui par un lien définitif, et se désintéresse pour toujours de tout ce qui n’est pas ce qui l’a charmé. La passion, ainsi comprise, est une manière de religion ; chez la jeune fille, elle est tendresse, don immatériel, charité ; mais quand, plus tard, les sens s’éveillent par là-dessus, il naît cette chose rare, intense et belle, bonne et féconde par surcroît, et qui défie le temps et la mort, un grand amour.

Le drame dont le cœur même de Madeleine était le théâtre offrait cette particularité d’être à peu près impossible à dénouer par les moyens ordinaires, l’un des acteurs n’y jouant un rôle qu’à son insu, et opérant pour ainsi dire à distance. D’autant plus tragique était la situation où le principal personnage, Madeleine, était engagé. Elle adorait en silence, et se dévouait en son âme à un être qui semblait la fuir, qui, en réalité, l’ignorait ; et comme elle n’eût jamais consenti à un aveu, son pauvre amour inemployé, ainsi qu’un foyer recouvert, la dévorait intérieurement. Cela même devait provoquer la détente de sentiment qui, par des voies mystérieuses, allait révéler à l’aimé qu’on se consumait à l’attendre.

La romanesque enfant s’était, en ce soir du 31 décembre, couchée sur un doute affreux. Elle se disait qu’Olivier était occupé ailleurs, qu’une autre accueillait ses hommages, était l’objet de ses pensées, sans doute une de ces créatures fatales, dont elle avait vaguement entendu parler, qui répandent sur leur passage l’aliénation et la mort. Une jalousie inconsciente la soulevait contre cette obscure rivale ; elle ressentait, d’autre part, pour celui qu’elle soupçonnait d’être asservi à l’inconnue, et la victime de sombres pièges, une immense pitié. Ah ! l’arracher à la Vénus cupide, insensible et cruelle, l’entourer, soi, de sa chaleur, de ses caresses duveteuses, être pour lui, être à jamais celle qui donne et qui s’oublie ! Immobile sur son lit étroit, les yeux grands ouverts, pleins d’une flamme ardente et douce, Madeleine rêvait éveillée son rêve. Elle se dressa soudain, comme magnétisée, courut à la fenêtre qu’elle ouvrit avec précaution. Olivier, qui venait de sortir, marquait le pas sur le trottoir, en proie à une visible agitation. A quelle peine succombait l’âme orpheline du bien-aimé ? Dans son affolement muet, elle lui fit, avec l’offrande de son corps penché, le don de son cœur, de sa vie. Elle lui confia tout bas, en l’idiome des somnambules, et son désir contrarié, et ses vœux et ses désespoirs. Il était déjà loin, qu’elle le poursuivait encore de sa confidence éperdue, quand, brusquement, émergeant de dessus un toit, la lune parut, fixa sur elle son regard de femme attendrie. Madeleine tendit les bras vers la céleste messagère, comme pour implorer d’elle un secours. Elle darda sur l’astre ami tout l’effluve de ses prunelles, tout leur poids de mélancolie. Dans le même instant, Olivier recevait cette commotion dont longuement, le soir même, et dans la matinée du lendemain, il devait rechercher la cause, avec un trouble non exempt de délices.

Il évoquait, en son cadre auguste, l’audacieuse apparition. Il rapprochait le phénomène des paroles de Raimbault, s’attardait à cette coïncidence, et s’épuisait en conjectures pour l’expliquer. Il crut d’abord, nous l’avons dit, qu’il s’était laissé surprendre par la folle du logis, que sa pensée en ébullition, travaillant sur un souvenir, en avait dilaté le sens, développé jusqu’à la démence l’infime portée. Est-ce que Madeleine l’avait jamais remarqué ? Lui-même, s’était-il jamais occupé d’elle ? Savait-il seulement comment elle était, au physique comme au moral ? Son imagination l’avait donc égaré. Mais il se ravisait bientôt : « Si Madeleine, se disait-il, est dévouée à un autre, mon accident est chose comique et même bouffonne ; il n’est plus étrange, extraordinaire, il est dûment inconcevable. Nos idées les plus saugrenues, nos rêves les plus extravagans ont, avec la réalité, des rapports peut-être inaperçus, indéniables cependant. Sur les prolongemens du réel, l’imagination édifie ses chimères. Or, de mon côté, je ne vois rien, absolument rien sur quoi la folle ait pu bâtir ; pas le moindre prétexte à ses songes. Mes prétentions d’un certain ordre sur Madeleine se peuvent chiffrer, à ce jour, exactement par zéro. Il faut donc que, de son côté, il y ait quelque chose qui, par de secrètes correspondances… Mais quoi ?… Est-ce que Madeleine m’aimerait vraiment ? Combien cela est invraisemblable aussi !… Ah ! la petite fille n’est pas loquace. Serait-elle capable d’un sentiment fort ? Il est très vrai que ce beau fruit est la pomme des taciturnes. Elle aime, ce n’est pas douteux, Raimbault me l’a suffisamment laissé entendre. Et si j’en juge par ce qu’il a dit ensuite, il ne serait pas fâché que je me laissasse à mon tour agripper… Oui, ce serait le port, le havre suprême… et ce serait, après la halte dans le ciel, la possibilité d’agir, la carrière ouverte aux charges épiques, au bon combat pour la chère France ; après les grands feux, la grande épopée ! »

Il s’était endormi sur cette double image, qui le devait hanter toute la nuit, et enlever, à la faveur du sommeil, dans les sphères surnaturelles. A son réveil, des doutes le vinrent assaillir. Certes, il n’était pas impossible que Madeleine l’eut distingué ; mais il s’en fût aperçu à de certains signes qui ne trompent pas ; l’attitude de la jeune fille à son égard eût trahi en quelque façon un sentiment qu’elle se fût même appliquée à dissimuler. « Il est vrai, reprenait-il, que j’ai si peu fait attention à elle, jusqu’ici ; et cet amour me semble encore tellement invraisemblable ! Madeleine amoureuse… et de moi… j’ai quelque peine à me représenter cela, et surtout à y croire. Sans compter que je ne serais peut-être pas en mesure de répondre à son sentiment, s’il existe. Elle n’a guère été pour moi, jusqu’à ce jour, qu’une enfant, ou une manière de sœur, insignifiante et jeunette… Mais, au fait, quel âge peut-elle avoir ? Vingt ans, vingt-deux, tout au plus… Elle n’est plus, évidemment, la petite fille que je me figurais. Elle a grandi à mes côtés, sans que je m’en aperçoive… Ah ! ces yeux d’hier au soir, ces yeux démens, et cette fleur d’anxiété au coin des lèvres étaient d’une femme, non d’une enfant… » Il remâchait encore le poignant souvenir, y découvrait des raisons d’espérer un bonheur prochain, en éprouvait dans tout son être une sorte d’attendrissement qu’il savait bien être de l’amour. Il décidait sur-le-champ d’aller, le jour même, présenter ses vœux à Mme Raimbault, et d’observer attentivement Madeleine, qui ne manquerait pas de se trouver là, comme d’habitude, auprès de sa mère.

Il était deux heures un quart, quand il se présenta à l’hôtel de la rue Rabelais.

— Monsieur et Madame sont sortis, fit le concierge avec un sourire aimable. Mais Mlle Madeleine est là. Si M. Olivier veut monter…

Le vieux Théophile, qui achevait ses jours de servitude dans une loge de concierge, après avoir rempli, pendant quarante ans, les fonctions de valet de chambre, puis celles de maître d’hôtel, avait plus qu’un autre subi le charme de Le Hagre, qui ne manquait jamais, toutes les fois qu’il allait chez les Raimbault, de lui serrer la main et de faire un bout de causette avec lui.

— Est-ce qu’il se passe quelque chose, mon brave Théophile, demanda le jeune homme, que les paroles du concierge avaient surpris.

— Madame est chez la tante de Madame, qu’on est venu nous annoncer comme souffrante, répondit le bonhomme, en son langage inexorablement déférent.

Il ajouta :

— Une digne femme, monsieur Olivier, et que ce serait dommage qu’elle mourût ! Elle a encore pensé à moi ce matin, rapport aux étrennes.

Tandis que Le Hagre lui glissait les siennes dans la main, il se demandait ce qu’il allait faire, et s’il allait sortir sans avoir vu Madeleine, ou si… « C’est drôle, pensait-il. En temps ordinaire, je n’eusse point hésité à monter, pour souhaiter la bonne année à ma petite camarade. Et voici que je tergiverse… »

— Faut-il que j’annonce que M. Olivier va monter ? interrogeait Théophile.

— Oui, dit-il enfin, emporté par son besoin de savoir, d’être fixé sur les sentimens de Madeleine à son égard. Il s’était donné comme prétexte la tante malade, et l’obligation qui en résultait pour lui d’en prendre des nouvelles.

Il grimpa lestement jusqu’au premier étage, et fut introduit par un valet de pied dans le salon-boudoir où se tenait généralement Mme Raimbault. Madeleine parut un instant après, vint à lui sans marquer aucune surprise, ni manifester une gêne quelconque. Elle était mise simplement, et retenait d’une main le boa blanc jeté autour de son cou, tandis qu’elle tendait l’autre à Le Hagre. En constatant l’effet en apparence tout négatif de sa présence, Olivier jugea aussitôt qu’il n’était point l’élu de ce jeune cœur. Il en prit son parti tout de suite, et respira presque avec bonheur, tant son angoisse avait été forte. Il se mit en devoir d’être aimable, comme il l’eût fait à n’importe quel autre moment, avec n’importe quelle autre personne dont il ne sollicitait ni n’attendait rien. Il demanda des nouvelles de la tante, articula des banalités sur ce ton négligent qui donne une saveur aux choses qu’on dit, fussent-elles stupides, par la raison qu’en les disant ou a bien l’air de les prendre pour ce qu’elles valent. Il ne se doutait pas que c’était là, pour la grave et farouche enfant qu’était Madeleine, l’une de ses principales séductions. Elle l’aimait pour cet arrière-fonds d’amertume qu’elle discernait, chez lui, sous ses moindres propos, sous leur accent si particulier.

Assise sur un divan bas, le bras gauche enroulé autour d’un coussin, Madeleine sentait s’en aller son assurance du début. Elle s’était promis d’être énergique, et avait réussi à maîtriser son trouble au point de donner le change à Le Hagre sur le véritable état de son âme. Mais le charme agissait sur elle, à mesure que la voix chère égrenait ses syllabes d’or. Elle se taisait maintenant, si douce en sa soumission qu’accusait son buste penché, si gracieuse en son maintien de madone silencieuse ! Olivier posait des questions ; elle ne répondait plus. Son teint d’une pâleur de neige encadrait ses grands yeux démens, ces yeux de mystère où l’amour, ainsi qu’un affamé, errait, criait son instante prière. Au coin des lèvres apparaissait la fleur d’ombre, le pli navré de la douleur qui tâche à sourire. Une épouvante saisit Olivier devant cette vierge immobile, et ce visage qui reproduisait, trait pour trait, l’image aperçue la veille, dans la langueur du ciel noyé. Il défaillait à son tour ; la vague du grand désir déferlait du cœur à la tête, et comme il s’était levé, ne sachant pas s’il fallait fuir ou bien rester, il vit Madeleine fermer les yeux, se coucher sur l’ample coussin qu’elle serrait contre sa taille. Elle venait sans doute de s’évanouir. Il s’approcha de l’enfant pâmée, et il allait s’abattre à ses pieds, lui prendre les mains, lui dire à l’oreille les mots qui réveillent ceux qui se meurent, parce qu’ils sont comme un vin fort et comme une essence de vie. Mais il recula soudain, détourna les yeux du divan où Madeleine agonisait. Il se disait que cette enfant était la fille de Raimbault, et qu’il allait commettre une infamie. Non, il ne pouvait pas l’aimer, il ne le devait pas, au moins ainsi, à l’insu du père et de son ami. Il eut le sentiment très net, à cette minute, que quelque chose de très saint, de très beau, de très juste aussi, conditionnait et dominait l’amour lui-même : la Famille. Il voulut sonner, appeler les gens. Madeleine, qui n’était qu’à moitié évanouie, fit un effort pour se lever, prononça d’une voix éteinte :

— Non, ce n’est pas la peine, je me sens mieux, ce ne sera rien. Je suis simplement un peu fatiguée.

Il l’aida à s’étendre sur le divan, disposa les coussins autour d’elle, l’installa ainsi qu’en un nid ; puis, l’enveloppant d’un regard de maître tout ensemble et de frère aîné, il dit, en lui pressant la main :

— Reposez-vous, petite folle, et rêvez, mais bien gentiment.


VII

L’intelligence a sa logique, expéditive et rectiligne, aisée à suivre comme à définir ; moins apparente et pour ainsi dire diffuse, plus incertaine dans ses voies est la logique des passions. Celles-ci naissent, le plus souvent, à notre insu, et à peine en constatons-nous la présence, qu’elles s’affirment tyranniques et déjà adultes. Olivier en fit la réflexion, en se retrouvant dans la rue ; il ne donna, du reste, aucune suite à cette pensée, car jamais moins qu’en ce moment il n’avait éprouvé le besoin de s’analyser. Engagé naguère sur de fausses pistes, semées d’ornières et d’obstacles, et condamné à désirer bien plus qu’à goûter le bonheur, il s’était fait de l’analyse un moyen de consolation ; elle lui tenait lieu de l’amour absent. Comblé maintenant, il ne pouvait, l’eût-il voulu, se regarder vivre ou sentir. La contemplation lui était interdite, par la raison même que son amour le vouait désormais à l’action.

Mais quelle action, et combien étrange, à la considérer de l’extérieur ! Lui, l’habile manœuvrier, rompu à tous les artifices, aux détours, aux expédiens, aux ruses de la chasse aux belles, il s’était laissé prendre comme un enfant aux lacs d’une petite fille ! Il courait, d’une folle allure, à un mariage bourgeois ! De vrai, bourgeois ou non, ce mariage était le terme où tendait, de toutes façons, ce perpétuel ondoiement, ce geste presque automatique qui faisait chercher à Le Hagre, pour s’y réfugier et blottir, le sein chaleureux de la femme. Cette solitude du cœur, dont le Paris qui s’amuse fait une loi à ses sectateurs, avait toujours pesé à Olivier, et plus qu’un autre il subissait cette autre loi, plus générale, et cet enchantement divin qui couche le mâle et le fort aux pieds de la faiblesse douce. Après comme avant ses fugues mondaines, et sous les jongleries d’idées dont il amusait son ennui, le « simple » qu’il était au fond s’ouvrait des chemins de traverse et gagnait d’une traite, en pensée, la grande route de l’humanité. Mais ressaisi par l’habitude, il se réengageait sur la voie oblique, où les mécomptes l’attendaient. Sans se douter de son erreur, ni s’accuser d’inconséquence, il concluait alors, comme le Samson de Vigny :


Donc, ce que j’ai voulu, Seigneur, n’existe pas !
Celle à qui va l’amour et de qui vient la vie,
Celle-là, par orgueil, s’est fait notre ennemie.


Esclave et victime, par métier, de l’immortelle Dalila, il voyait en elle le type et la fidèle image de la femme ; elle barrait son horizon en interposant, entre le vaste monde et lui, son charme de fleur vénéneuse. Il avait fini, de la sorte, par se prendre à son propre piège, et par s’enfermer de lui-même, ainsi qu’en un cercle fatal, dans sa restreinte expérience. De vagues échappées sur l’au-delà, des hypothèses d’un caractère abstrait, un pressentiment douloureux de quelque chose qui n’est pas, mais qui pourrait être : à cela se réduisait sa connaissance de l’autre femme, de la compagne véritable. Le mot de Julie : « Je ne sais qu’aimer, » ou telles autres paroles semblables cueillies dans les livres, le surprenaient toujours et l’émouvaient profondément ; mais comme il ne les rattachait à rien de concret, elles flottaient dans sa mémoire, inconsistantes comme des nuées, impalpables comme des songes. « Roman que tout cela, » disait-il, et il le croyait.

Le jour que, — Raimbault aidant, et le hasard, — il découvrit Madeleine, ce lui fut une sorte de révélation. Ce qui, jusque-là, n’était, chez lui, que désir latent, ou aspiration sans objet, acquit aussitôt plus d’ampleur, une consistance nouvelle, et devint le noyau solide autour duquel vinrent se ranger toutes les puissances de son âme. En un rien de temps, et parce qu’aussi bien tout l’y prédisposait, il se fit docile à la voix tendre, au suave appel de l’amour. L’enfant qu’avait charmé Sybille se retrouva dans le jeune homme. Sous le Parisien d’occasion, le Breton candide et rêveur avait reparu ; et les systèmes dont il habillait son intime détresse s’étaient fondus, volatilisés, en même temps que celle-ci ; en recouvrant son équilibre, son âme avait recouvré le bonheur.

Les paroles d’adieu qu’avait murmurées Le Hagre, en la quittant, avaient effectivement donné à Madeleine l’impression qu’Olivier délirait de joie, et qu’il vibrerait désormais à l’unisson d’elle-même. Ce n’était là qu’une impression, mais qui empruntait aux circonstances la valeur d’une certitude. Les choses avaient pris, depuis deux jours, une tournure si singulière, les événemens, autour d’elle, en elle, s’étaient présentés et enchaînés d’une façon si inopinée, que Madeleine, — qui ne savait d’ailleurs pas tout, — devait accorder aux bonnes paroles d’Olivier une portée infinie, et leur découvrir un sens en rapport avec le caractère extraordinaire des circonstances qui les avaient provoquées. Elles résonnaient donc à son oreille ainsi qu’une musique passionnée, ou glissaient sur ses nerfs à vif comme une exquise flatterie. Cela l’exaltait tour à tour ou la chavirait, car le bonheur est un vin capiteux qui bande les énergies et les exténue, qui hausse l’être tout d’abord, qui ensuite l’étourdit et l’affale. Mais la fatigue qui vient du bonheur est une fatigue délicieuse, et Madeleine en savourait longuement l’imprévue douceur. Sur la pâleur de lis de son visage, les roses naissaient, développaient leur chaud mystère ; et ses beaux yeux, à demi clos, disaient les paradis qui s’ouvrent et l’âme ivre et qui n’en peut plus.

Cela frappa vivement Raimbault, qui venait de rentrer, et qui l’avait surprise en la posture où l’avait laissée Olivier, ensevelie dans les coussins, et préludant à son rôle de femme heureuse, enfin devinée et comblée. Elle se retourna sur le divan, leva sur son père deux yeux où, sur le velours sombre du fond, palpitaient de vagues étoiles. Elle avait l’air de revenir de très loin, et fit un effort pour parler sans réussir à articuler la moindre parole.

— Il paraît, fit Raimbault, qu’Olivier était là tantôt ?

— Oui, prononça-t-elle enfin. Il a été si gentil ! Et j’étais si fatiguée !

— Est-ce lui, reprit-il en riant, qui t’a installée ainsi, comme une sultane ?

— Oui…

Elle eût voulu tout raconter, crier à ce père adoré ses espérances, son bonheur. Elle ne savait par où commencer, ni comment traduire en mots adéquats sa peine en allée, dissoute par la belle fièvre où tout son être se fondait. Comment exprimer l’ineffable, et faire saisir à qui n’est pas soi la force d’un pressentiment ? Car son roman, Madeleine le sentait bien, était chose incommunicable, pour la raison que, tout entier, il procédait de causes obscures, et n’avait un sens et une valeur que pour celle qui en était le sujet. Raimbault comprit cependant, et cela seul l’intéressait, qu’entre sa fille et Le Hagre, la glace était enfin rompue. Il jeta, pour s’en mieux assurer : « Je vais faire demander à Olivier de venir dîner ce soir. » Il constata aussitôt, sur le visage de Madeleine, qu’il observait à la dérobée, l’effet immédiat de ses paroles ; et l’on n’eût pu dire lequel, un instant après, du père ou de la fille, manifestait sur sa figure le plus de joie.

Raimbault dépêcha sans retard, auprès d’Olivier, un domestique, avec ordre de rapporter la réponse, et d’attendre le retour du jeune homme, dans le cas où il serait sorti. Mais celui-ci était bien chez lui, et poursuivait, — étendu, à l’instar de Madeleine, sur un divan, — le rêve ébauché la veille, et qui venait de se révéler, non seulement possible, mais aux trois quarts réalisé. Lui aussi nageait dans la joie ; mais loin de l’abattre, elle lui dressait le cœur. Il était couché, mais comme un soldat sous la tente, qui guette l’appel des fanfares, et qui va s’élancer bientôt et se déchaîner comme un ouragan. Il se sentait une âme de bête de proie, et il se voyait enlevant Madeleine, comme un guerrier fait sa captive, et chevauchant par le vaste monde, dans un vertige partagé. Il découvrait à sa compagne des forces d’amante irréelle, contemporaine de la Terre d’avant la pomme et le péché ; et dans leur course imaginaire, il se penchait par instans vers elle pour recueillir, à même sa bouche, l’aveu brûlant comme une lave, étourdissant comme un baiser.

Le mirage se dissipa, quand le valet de chambre de Raimbault arriva rue du Cirque, mais pour se reformer peu après, dans une tonalité plus floue et moins extravagante. Olivier quittait la France, emmenait Madeleine en de romanesques contrées, vers des Echelles chimériques, au large des horizons bleus. Il se rappelait qu’un de ses ancêtres, Bertrand Le Hagre, sieur de Lamarch, avait été, sous Louis XV, chargé d’une ambassade auprès du Grand-Seigneur, et qu’il avait laissé, de sa pittoresque odyssée, une relation manuscrite extrêmement savoureuse, en cette langue du XVIIIe siècle dont les grâces françaises se mariaient si bien aux souplesses maniérées de l’Orient. Il revivait cet épisode où son bisaïeul s’était plu à voir une importante négociation, et qu’il avait conté, au mépris des saines méthodes historiques, en s’aidant autant de son imagination que de ses souvenirs. Olivier s’aventurait, à la suite de ce Bertrand, sur des mers peuplées de pirates ; il s’engageait en des antichambres où, sur la diaprure des tapis moussus, traînaient des sabres de janissaires, incrustés de diamans fabuleux, et portés comme en laisse par des colosses moustachus. Il remâchait ce songe lointain, rêvait, pour lui-même, d’en réaliser l’analogue, avec celle qui serait bientôt, qui serait certainement sa femme.

Car il ne doutait plus ni des sentimens de Madeleine, ni des siens. Il hésitait à peine sur ceux de Raimbault ; mais il allait subir, à leur sujet, une réelle déception. Raimbault avait, en effet, résolu d’ignorer provisoirement la passion naissante d’Olivier ; il désirait, avant de la sanctionner, d’en éprouver la force ; il ne voulait pas, d’autre part, que ses paroles de la veille pussent être interprétées par son ami comme une offre. Il se tint d’autant mieux à ce parti que, ne soupçonnant rien des émotions par lesquelles Olivier avait passé depuis vingt-quatre heures, il trouvait, à l’empressement de celui-ci auprès de sa fille, un caractère déconcertant. Mme Raimbault, de son côté, ne se souciait point de donner Madeleine à un « libertin, » comme elle avait dit, et elle importunait son époux d’incessantes doléances ; elle lui faisait un crime de l’amitié, inexplicable pour elle, et des faiblesses qu’il entretenait à l’égard de son protégé.

Ces difficultés imprévues aboutirent, en contrariant l’amour des deux jeunes gens, à l’exaspérer. Mais en même temps que sa passion, l’amant de Madeleine sentait croître en lui un remords. Car s’il comprenait, en un sens, l’opposition de Mme Raimbault, et la négligeait, l’attitude de son vieil ami le surprenait un peu, mais surtout le contristait. Il avait cru d’abord que Raimbault approuvait ; il le croyait toujours, dans le fond, puisqu’on le priait à dîner sans cesse, et qu’on insistait pour l’avoir. Mais la réserve, l’apparente indifférence où se cantonnait son ami était pour lui une énigme, obsédante comme un cauchemar, et tourmentante infiniment, car il en cherchait vainement le mot. Il finit, en véritable amoureux, par adopter l’hypothèse que Raimbault était décidé à le repousser, et qu’il n’osait pas, eu égard à leur amitié, lui signifier ouvertement sa décision.

Quand il se fut persuadé de cela, par une suite d’argumens aussi insensés que la passion qui le possédait, Olivier en perdit presque la raison. Il arpentait fiévreusement l’étroit espace de son cabinet de travail, retournait l’hypothèse dans son esprit, puis s’arrêtait, stupide, et la considérait, les yeux hagards, comme un condamné à qui l’on présente son arrêt de mort. Liée à son idée, l’image de Madeleine fixait tout autant son attention. Il revoyait la jeune fille, telle qu’elle lui était apparue depuis un mois, dans la sincérité de son être jeune, ardent, exquis et fort ; il l’entendait lui dire, de sa voix grave, et si étrangement timbrée qu’elle lui remuait les entrailles, ces choses que l’amour inspire, et qui s’accommodaient, chez elle, de je ne sais quelle âpreté, diffuse en ses moindres élans, immanente à tous ses désirs, et mordante au cœur de l’aimé ainsi qu’une flamme dévoratrice. Il se rappelait telle parole d’elle, et puis telle autre, celle-ci par exemple : « Je n’aime pas Juliette Formont ; elle est superficielle comme une femme constamment heureuse. » Par cette simple remarque, émise au hasard d’une conversation, Madeleine donnait sa mesure, et rien n’émouvait plus Olivier que ce mélange d’une jeunesse intacte unie, chez elle, à cette expérience des choses du cœur que donne, à celles qui la peuvent porter sans fléchir, la bonne souffrance. Il en venait à se dire que celles-là seules savent aimer, qui ont beaucoup souffert, et que la vie a blessées sans les abattre, et sans tarir en elles les sources du sentiment. Et voici qu’ayant rencontré l’une de celles-là, il l’allait perdre, et par la volonté de son meilleur ami. Etait-ce possible ?

Il avait refusé, la veille, une invitation de Raimbault, ne se sentant pas le courage d’affronter encore, surtout après la conviction qui s’était faite en lui, l’énigmatique regard du père de Madeleine. Celle-ci conclut, de ce refus, que son amour était en péril ; et comme elle était de la race des audacieuses, de celles qui ne subissent le destin qu’après s’être mesurées avec lui, elle jura de vaincre l’obstination de sa mère, et de souffler à son père, — à ce complice chez qui elle discernait, depuis quelque temps, une sorte de timidité et comme une inertie, — un peu de cette virtù qui était en elle, et qui l’allait élever à cette place d’arbitre qui échoit naturellement à la Force, dans les situations difficiles ou tendues. Mme Raimbault comprit qu’elle n’aurait pas raison d’un amour aussi entreprenant, et qui, en dernière analyse, était légitime ; aussi finit-elle par céder. Raimbault, lui, n’attendait que le consentement de sa femme, pour sanctionner ce même amour qui avait grandi, poussé comme un bel arbre robuste, à l’abri de ses complaisances. Il promit à sa fille de se rendre, dès le lendemain, chez Olivier, et de dissiper, autant qu’il était en lui, la fâcheuse impression que son attitude de ces dernières semaines avait produite sur son ami.

Il était dix heures un quart du matin, quand il sonna chez ce dernier. Il fut introduit aussitôt, et trouva Le Hagre en train de griffonner une lettre, la dixième qu’il essayait de rédiger, sans qu’il pût mettre la main sur une formule qui le satisfit, du qu’il jugeât susceptible de lui valoir, à coup sûr, au moins l’indulgence ou la pitié de Raimbault. Il s’avança vers son visiteur sans mot dire, et lui serra la main.

— Nous vous avons beaucoup regretté, hier, fit Raimbault.

L’autre n’écoutait pas ; il sentait que sa destinée allait se décider à cette minute, et il entraînait Raimbault, qui se laissait faire, vers le divan où ils s’assirent l’un à côté de l’autre. Le corps du jeune homme se plia en un mouvement de supplication. Il murmurait :

— Soyez bon, ne me repoussez pas ; mon avenir, mon bonheur sont entre vos mains. Vous êtes mon ami, acceptez d’être mon père. Comprenez-moi : j’aime Madeleine, je l’aime follement ; elle est toute ma pensée, depuis des semaines ; elle est au-dessus de ce que j’ai pu rêver de plus beau, de plus délient et de plus fort ; et je sens que, si vous me la refusez, je n’ai plus, plus aucune raison de vivre.

— Grand fou, répondit simplement Raimbault, qui sentait les larmes lui monter aux yeux ; elle est à vous depuis toujours.

Olivier s’abattit sur la poitrine de son vieil ami, qui l’enveloppa de ses bras tremblans.

— Mon fils, mon cher fils, répétait celui-ci, avec un sanglot dans la voix.

Quand les deux hommes se furent quittés, après s’être embrassés une dernière fois, Olivier ne se posséda plus. Il allait et venait, dans son appartement, comme pris dans un tourbillon ; il ne marchait plus, il bondissait. Il se portait d’un objet à un autre, déplaçait les meubles sur son passage, ou les soulevait, impassibles témoins de son orageux délire. Il finit par tomber, brisé de fatigue et d’émotion, dans un fauteuil. Il s’y assoupit, dans une sorte de ravissement très doux, avec une extase dans les yeux : noyée en un halo suavement rose, Madeleine était là, devant lui, qui lui souriait.


VIII

Les passagers du Donaï, — ancien courrier d’Extrême-Orient affecté, depuis peu, au service des grandes Echelles, Constantinople, Smyrne, Beyrouth, Alexandrie, — se répandaient sur le pont, après le dîner, le premier que cette foule composite eût pris à bord, puisqu’on venait à peine de quitter Marseille. Toute la journée, Madeleine et Olivier avaient erré dans l’amusante cité, mi-africaine, mi-levantine, au demeurant « marseillaise » avant tout, « marseillaise » irréductiblement. Mariés de la veille, ils avaient fui Paris, impatiens de mettre l’espace entre eux et l’excédante Ville, encombrée de caillettes et d’importuns. Ils avaient débarqué, le matin même, à Marseille, et, en attendant l’heure du vrai départ, de l’adieu à la terre ferme, ils s’étaient divertis au spectacle charmant, divers, que donne libéralement notre grand port méditerranéen. Étendus, tout à l’arrière du paquebot, sur deux chaises longues en osier, ils s’attardaient au souvenir de ce carnaval permanent, de cette fête de couleurs, dont l’obsédante vision emplissait encore leurs yeux. Spahis en congé, Arabes en voyage, trafiquans venus de très loin, des Indes ou de l’Archipel, figures graves de Parsis ou ricanantes d’Abyssins, turbans, burnous, fez et chéchias, et les poulettes barbaresques et les commères indigènes, tout cela se mêlait, roulait ainsi qu’un flot multicolore. Et cela bruissait aussi, formait une musique absurde, où vingt idiomes différens confondaient leurs diversités ; on y discernait des voix rauques, d’autres bêlantes ; des rires grêles s’élevaient, s’allongeaient en trilles, et puis, c’étaient des gloussemens de volaille enfin délivrée.

Madeleine et Olivier retrouvaient à bord l’analogue de cet opéra-bouffe. Le pont envahi donnait l’impression d’un vivant musée, ou d’une exhibition mal ordonnée, avec des danses et des chœurs conduits, dans l’ombre, par un maestro facétieux. A bâbord, une ronde d’enfans piailleurs virait follement, sans répit, autour d’un pacha lymphatique, qui devisait avec un nègre, imperturbables tous les deux sous leurs fez écarlates. Un groupe de phanariotes s’établissait à tribord, sur un rang de sièges en demi-cercle, les hommes en smoking, les dames parées, les uns et les autres couvant, sous le galbe de leurs costumes, d’héréditaires nonchalances. Un peu plus loin, grouillait tout un peuple de misses, fidèles clientes de master Cook ; elles regardaient, muettes d’admiration, deux Yankees fortement musclés, qui bravaient le ciel, et les convenances, de leurs jambes tendues en l’air, posées à même le bastingage.

Tout ce monde jouissait de l’heure, qui coulait, exquise. Le printemps, paresseusement, s’étirait dans le soir divin, efféminé comme un été. Une tiédeur molle flottait sur l’eau, que la brise moirait à peine. Des senteurs de pins s’effilaient dans l’air, élaborées là-bas, sur des rivages soupçonnés. L’horizon, qui était de pourpre d’abord, d’une pourpre épaisse, s’amenuisait en rose tendre, finit par se muer en gris. Les étoiles, une à une, saillissaient au ciel, semblaient hésiter à s’y fixer, disparaissaient pour reparaître aussitôt. En la vaste coupole tendue de bleu, elles accouraient par myriades, maintenant, ces frétillantes voyageuses, et la draperie, où elles s’accrochaient, passait au bleu sombre, adoptait le ton et la caresse du velours.

Madeleine et Olivier songeaient aux terres lointaines, dont chaque tour d’hélice les rapprochait. Ils brûlaient, en imagination, les étapes, abordaient, en esprit, aux rives charmeuses. Les portes de l’Orient s’ouvraient devant eux, ils traversaient de jolies cités, couchées au soleil, ou bâillant leur suave ennui sous des lunes préhistoriques. Ils fouillaient d’étranges bazars, fleurant la rose ou la cannelle, dégorgeant, aux devantures ouvertes, des orfèvreries compliquées, des flots de lames assassines, cimeterres et coutelas, dagues à poignées ciselées, que manièrent des sultanes, damas ouvrés par des forbans, teints peut-être de sang giaour. Ils s’égaraient, le soir, en des bourgs dormans, cernés de vergers, prêtaient l’oreille à d’irréelles mélopées, à des cantilènes sans date, aussi anciennes que l’amour, que la vigne et que le figuier. Ils poussaient encore au-delà, s’engageaient sur la route blanche où se traînent les caravanes, les longues files de chameaux, gagnaient le désert, « l’Orient profond, » asile des saints et des patriarches, refuge de tous ceux que Dieu désigna pour ses interprètes, marqua du signe des pasteurs, élut, parmi les foules viles, pour leur révéler l’Idéal…


Vers dix heures, le pont du Donaï se vida, et sur la mer harmonieuse, il se fit une grande paix et comme une solennité. L’on n’entendit plus qu’un bruit sourd, le râle du navire en marche, du monstre qui mangeait les flots. Olivier regarda Madeleine ; leurs mains s’unirent. Elle l’attira sur elle, lui prit la tête dans ses mains, la dévisagea longuement ; puis, s’enlaçant à lui comme une liane, elle lui dit de bouche à bouche :

— T’aimer toujours, toujours, toujours…

Il répéta :

— Toujours…

Et sur les lèvres de la bien-aimée, vibrantes encore du serment qu’elles venaient de prononcer, il posa, tel un sceau, ses lèvres gourmandes, affamées d’immortel amour.


FIDAO-JUSTINIANI