Le Mariage de Marie Leczinska

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Le Mariage de Marie Leczinska
Revue des Deux Mondes4e période, tome 158 (p. 79-119).
LE
MARIAGE DE MARIE LECZINSKA


I

En 1725 vivait sur terre française, à Wissembourg en Basse-Alsace, la famille d’un roi détrôné dont le nom, plus d’une fois mêle à l’histoire guerrière du commencement du siècle, semblait voué désormais au complet oubli.

Stanislas Leczinski (Leszczynski), simple palatin de Posnanie, élu roi de Pologne en 1704, grâce à l’amitié du grand Charles XII, avait partagé la fortune du héros de la Suède. Les revers de Charles avaient mis fin à ce règne, la Pologne ayant dû accepter à nouveau la royauté d’Auguste, électeur de Saxe, appuyé par les armées du tsar Pierre. Le vainqueur de Pultawa, fidèle à la fraternité des armes, ne laissait point sacrifier entièrement le compagnon qui avait conduit au service de sa gloire la vaillance polonaise. Il lui donnait à gouverner la petite principauté de Deux-Ponts, sur la rive droite du Rhin, rattachée momentanément à sa couronne. Leczinski attendait d’abord, dans cet honorable exil, l’heure où le roi de Suède et son allié pourraient rentrer en vainqueurs dans Varsovie et reprendre à l’usurpateur le sceptre des Jagellons. La mort de son protecteur ruinait bientôt ses espérances et celles du parti qui le soutenait encore en Pologne. Une prompte détresse suivait ce malheur ; il devait abandonner Deux-Ponts, réclamé par l’héritier légitime, et la sœur de Charles XII, devenue reine de Suède, cessait de lui servir sa pension. Il vivait quelque temps de secours plus ou moins déguisés et d’emprunts aux banques de Francfort. Mais son existence même n’était plus en sûreté : les agens du roi Auguste, qui avaient tenté à plusieurs reprises de l’enlever ou de le tuer, recommençaient leurs complots avec des facilités nouvelles. Il fallait trouver à tout prix un asile : la frontière française était voisine, et la place de Landau le recevait en fugitif avec les siens. Bientôt après, sa demande de séjour était accueillie par le Régent, au nom du petit roi Louis XV, et on lui laissait choisir la ville de l’intendance d’Alsace où il lui plairait de résider sous la sauvegarde bienveillante du roi de France. C’est ainsi qu’au début de 1719, il s’était installé à Wissembourg. Il y gardait ce reste de petite cour que conservent aux rois déchus le dévouement exalté par l’infortune et aussi l’indéracinable vanité des titres sonores.

Rien ne faisait prévoir que la vie déjà si agitée de Leczinski dût avoir des reviremens encore plus étranges que ceux qu’elle avait subis. De simple gentilhomme vivant sur ses terres, il était devenu roi et chef d’armée ; à présent exilé et réduit à mendier sa vie, l’avenir lui ménageait des retours extraordinaires, une royauté encore, puis, de nouveau, les émotions d’un proscrit, enfin, pour couronner ces aventures, une espèce de trône honoraire et les studieux loisirs d’un philosophe. Les circonstances et les hasards seuls avaient fait et devaient continuer cette étonnante carrière ; elle ne sortait point, comme il l’a cru longtemps, des mérites d’un homme capable de s’élever aux destinées les plus hautes et digne d’attirer sur sa tête, les coups violens de la fortune.

La légende faite autour du nom du roi Stanislas a été entretenue par les flatteurs de la reine de France et soigneusement préparée par lui-même pendant la dernière partie de sa vie. Il ne fut, dans la réalité, ni le héros désintéressé, ni le politique tout philanthrope que ses biographes nous ont dépeint. L’étude nouvelle des documens le montre atteint d’ambitions inguérissables [1] et médiocrement doué pour en soutenir les prétentions. Roi à vingt-sept ans par la volonté d’un grand capitaine, il s’est cru des titres personnels à le rester, et cette conviction orgueilleuse, qu’il s’imaginait tempérer suffisamment par l’humilité chrétienne, a pesé sur toutes les décisions de sa vie. Les chimères de son imagination le jetaient des enivremens de la vanité satisfaite aux défaillances du découragement. Honnête homme toutefois dans tous les sens du mot, d’un esprit vif et lettré, plein de qualités privées fort respectables, affectueux et bon, capable de sentir très vivement l’amitié et de l’inspirer, dévoué et chevaleresque à la polonaise et bien pourvu de bravoure, Stanislas eût bridé d’un éclat plus pur aux seconds rangs de l’histoire. Il était né, semble-t-il, pour mener avec dignité la noble existence seigneuriale de son pays, et pour remplir les tendres devoirs du père de famille, non pour l’autorité et la responsabilité d’un grand royaume. Jamais, du reste, il ne mérita mieux la sympathie que pendant son exil à Wissembourg ; l’excès de son malheur anéantissait alors ses rêveries ambitieuses, et il supportait avec résignation et courage une disgrâce cette fois imméritée.

Stanislas et sa famille habitaient une modeste maison particulière, l’hôtel de Weber. La misère qui les accablait n’avait point pour décor la pittoresque commanderie en ruines, où les historiens ont aimé à la décrire, mais elle n’en était pas moins lamentable. Aucun secours n’arrivait de Pologne, où tous les biens du banni étaient confisqués et où ses parens même l’abandonnaient ; les pierreries de la reine étaient en gage chez un prêteur ; quant à la pension du roi de France, elle ne venait pas avec exactitude, et il fallait souvent la réclamer des ministres par des lettres suppliantes et douloureuses.

Cette détresse d’argent était d’autant plus pénible à Stanislas qu’elle l’empêchait de remplir ses devoirs envers des serviteurs demeurés fidèles et qui entretenaient autour de lui l’apparence d’une vie royale. Tout espoir de restauration prochaine ayant disparu, les compagnons du banni s’étaient peu à peu dispersés ; il ne restait plus auprès de lui que cinq ou six gentilshommes, dont le vieux baron de Meszeck, qui conservait dans cette maison étrangère le titre de grand-maréchal du palais, et deux prêtres polonais, confesseurs de la reine et de la jeune princesse Marie. Un seul parent, le comte Tarlo, habitait avec Stanislas, ainsi que la mère du roi, que son âge et ses infirmités isolaient un peu de la famille. On vivait à l’écart du monde et presque ignoré de lui, recevant seulement quelques visites de la noblesse de la province. Le roi de Pologne avait noué cependant des relations d’amitié avec le cardinal de Rohan, évêque de Strasbourg, et le maréchal du Bourg, commandant de la même ville. Le prélat et le maréchal venaient assez souvent à Wissembourg, attentifs à remplir le devoir de l’hospitalité envers une infortune aussi intéressante, et déclaraient leur admiration affectueuse pour les vertus qu’ils y rencontraient.

Dans cet intérieur d’exilés, où la reine montrait plus de force de caractère que de douceur, et qu’attristait encore la morose vieillesse de la mère du roi, tout le sourire et toute la grâce venaient de la princesse Marie. A mesure que l’espoir de retourner en Pologne s’effaçait, les préoccupations de Stanislas se concentraient sur l’avenir de cette enfant de vingt ans, devenue fille unique par la mort récente d’une sœur aînée. Elle tenait de lui non seulement les traits de son visage, mais son humeur enjouée, son cœur passionné et son goût des choses de l’esprit. Il l’avait élevée lui-même pendant les dernières années, dans les trop longs loisirs de Wissembourg, et lui avait donné une instruction forte, l’habitude des lectures solides, une religion sans bigoterie, non sans dévotion, et fort appuyée sur les pratiques. Destinée, comme il le semblait, à mener une vie modeste, elle avait reçu l’éducation qui se prête le mieux à en faire supporter la médiocrité et à en augmenter le charme. Elle dansait, chantait, jouait du clavecin, tout cela avec un goût naturel et sans avoir eu de maîtres de premier ordre pour l’y perfectionner. Il manquait à sa personne le don suprême de la beauté ; mais elle était agréable, bien faite, avec des yeux expressifs, un grand front, une jolie bouche, et la jeunesse d’un teint dont l’eau fraîche faisait tout le fard. Une telle jeune fille était de celles dont un cœur paternel s’enorgueillit et qu’il croit promises, par un droit spécial, à toutes les formes du bonheur.

Les seuls plaisirs que Marie eût goûtés jusqu’alors se réduisaient à l’intimité de son père, aux visites des rares amis, et aux œuvres de charité qui remplissaient ses journées et celles de sa mère et lui valaient l’affection des pauvres gens du voisinage. Les malheurs persistans qui avaient frappé autour d’elle avaient développé ses sentimens de pitié et mûri par la souffrance son jeune esprit. Elle se rappelait sans cesse le temps des guerres désastreuses, l’attente anxieuse des nouvelles, les inquiétudes continuelles sur une vie chère, les départs précipités, ces voyages qui ressemblaient à des fuites, enfin toutes ces années tragiques ou incertaines vécues par la famille en Posnanie, en Suède, en Poméranie, jusqu’à l’asile misérable qui l’abritait aujourd’hui. Un jour, au château de Posen, lorsque Marie était tout enfant encore, les Russes étaient arrivés, pendant une absence du père, et avaient enfoncé les portes ; on l’avait fait fuir par une fenêtre sur les jardins ; dans le village où l’on s’était réfugié, un paysan l’avait cachée dans son four, et elle avait attendu là, sans bouger, de longues heures, que les ennemis redoutés fussent partis. De tels souvenirs n’étaient pas rares dans la mémoire de Marie, et lui faisaient remercier Dieu et le roi de France de cette tranquillité présente qui ne satisfaisait point son père.

L’exilé qui signait encore « Stanislas roi, » ainsi qu’il le fit toute sa vie, subordonnait pour le moment ses ambitions politiques à ses devoirs de paternité. Cette enfant uniquement aimée et si digne d’être heureuse, mais sans fortune et sans patrie, ne pouvait plus attendre l’union qu’il avait autrefois rêvée pour elle. Isolé comme il l’était de son pays, c’était dans la noblesse de France ou des bords du Rhin qu’il devait trouver un protecteur pour cette chère et incertaine destinée. Il n’oubliait pas, en ce temps où l’honneur du nom était compté d’abord dans le patrimoine des familles, que la gloire éphémère de sa couronne donnait à sa fille le droit d’être recherchée par de grands personnages ; mais le même souvenir obligeait aussi le père à se montrer difficile sur les prétendans et restreignait singulièrement son choix.

Un peu avant la mort du régent, la princesse Marie avait été demandée par le marquis de Courtenvaux, petit-fils du ministre Louvois, qui exerçait à Versailles la charge de colonel des Cent-Suisses de la garde du Roi ; mais il n’avait pu obtenir le duché-pairie que Stanislas eût souhaité pour son gendre, et le projet n’avait pas eu de suite. Le roi de Pologne avait songé de son côté au fils de la margrave de Bade, sa voisine ; mais celle-ci, après les premiers pourparlers, s’était dérobée, non sans laisser sentir qu’elle n’appréciait point les avantages d’une alliance avec un roi sans royaume. Stanislas était encore sous l’humiliation de ce refus, quand une proposition inattendue vint jeter dans la famille l’idée et l’ambition d’un mariage avec un prince de la maison de Bourbon. Ce qu’on connaissait de la cour de Versailles au modeste foyer de Wissembourg se réduisait à peu de chose. Bien rarement un étranger de distinction, traversant l’Alsace et visitant Stanislas, y avait apporté l’écho discret des fêtes et des intrigues de la Régence. Le roi avait jadis, dans ses voyages de jeunesse, entrevu le rayonnement de gloire de Louis XIV, mais le monde nouveau qui l’avait remplacé lui était inconnu entièrement. Ce n’était que par les gazettes et les conversations de gens de province qu’il était informé des événemens de France et des hommes qui s’y remplaçaient au pouvoir. Une grande inquiétude lui était venue à la mort du Régent : le successeur lui conserverait-il le chétif appui qu’il recevait et contre lequel le roi régnant de Pologne avait protesté ?

Ce successeur, dont il ne savait rien encore, était M. le duc de Bourbon (M. le Duc), qui portait le titre de premier ministre. Il eut bientôt l’assurance que rien ne serait changé aux sentimens de la France en sa faveur. Mais sa surprise fut grande, quand le ministre lui fit savoir qu’ayant décidé de se marier, il songeait à demander la princesse Marie ! Rien jusqu’à présent n’avait permis à Stanislas d’aussi hautes espérances. Il vit aussitôt, si ce projet se réalisait, l’avenir de sa fille assuré de la façon la plus brillante qu’elle eût rêvée, personne ne pouvant prévoir les destins plus glorieux encore qui l’attendaient.


II

Qu’était alors cette cour de France où la princesse Marie semblait appelée à vivre, et quelles circonstances singulières lui en ouvraient le chemin ? Comment les événemens allaient-ils marcher assez vite pour remplacer l’alliance déjà inespérée du sang royal par celle du Roi lui-même ? Il faut dire tout cela brièvement, comme on raconte une partie d’histoire bien connue, en marquant les détails nécessaires pour faire comprendre celle qui suivra.

Il y a à Versailles un roi de quinze ans dont tous les goûts sont pour la chasse et qui est fiancé par politique, depuis 1721, à une gracieuse petite infante, vivant à la cour et attendant l’heure du mariage. Elle doit prendre patience longtemps encore, puisqu’elle n’a pas même sept ans, mais son union est assurée par les plus solennels engagemens et par sa présence au Louvre, au milieu d’honneurs presque royaux. Si la princesse espagnole et le jeune Louis XV sont un couple charmant, comme on le voit rarement réuni, il ne saurait être bien intéressant. Ce sont deux enfans, autour de qui se fait la politique et qui n’en font pas. Il y a au contraire, près du trône, deux hommes d’inégale importance, exerçant tous les deux une part du pouvoir : l’un, M. de Fleury, ancien évêque de Fréjus, se contente pour le moment de conduire l’esprit du Roi, dont il a été le précepteur et dont il reste le seul conseiller ; l’autre, Louis de Condé, duc de Bourbon, gouverne l’État et prend la parole devant l’Europe au nom de son maître.

Aucun choc n’a heurté l’une à l’autre ces deux puissances. C’est M. de Fréjus qui a fait donner le ministère à M. le Duc, au lendemain de la mort du Régent, sachant bien qu’aucun personnage ne pouvait lui porter moins d’ombrage. Ce prince de trente ans, d’intelligence ordinaire, remplace par une infatuation assez discrète l’expérience des affaires, qu’il est incapable d’acquérir. Quant au vieux prêtre, doucereux et poli, son ambition est sans mesure, sinon sans prudence ; il sait très sûrement qu’il prendra le pouvoir des mains de son élève, lorsque son heure sera venue ; mais il n’est point pressé : il a soixante-dix ans, et peut attendre encore, ayant attendu si longtemps.

Une idée principale domine la politique de M. le Duc et y donne, comme il arrive, une direction Tort opposée à celle qu’a suivie le précédent régime. La Régence, sans nuire aux intérêts de la France, a servi à grandir la maison d’Orléans. On rêve aujourd’hui de l’abaisser. Le mariage réalisé d’une fille du Régent, Mlle de Montpensier, avec le prince héritier d’Espagne, en échange de la promesse de mariage entre Louis XV et l’infante, a consacré l’étroite union des deux pays, chère au Grand Roi ; mais elle a été, pour la branche cadette de la maison de France, un triomphe d’ambition, suivi bientôt d’un autre succès, le projet d’union entre une seconde princesse, Mlle de Beaujolais, et cet infant Don Carlos dont on compte faire un duc de Parme. A côté de ces couronnes promises à des princesses d’Orléans, le très jeune âge de la petite infante maintient, pour de longues années encore, les chances de succession au trône de France en faveur du duc d’Orléans, premier prince du sang.

Le titre est porté, à l’heure actuelle, par un jeune homme de vingt ans dont le rôle reste assez effacé et qui, occupé de charité et d’affaires religieuses, promet d’être en contraste absolu avec -son père. S’il semble peu fait pour inspirer une grande haine, il est du moins assez jaloux de ses prérogatives et assez fidèle aux traditions de sa famille pour n’en rien abandonner aux prétentions rivales de la maison de Condé, la plus rapprochée du trône après la sienne. Le hasard peut avoir mis le pouvoir suprême dans les mains d’un Condé, sans qu’il ait cessé de le regarder comme son inférieur par la naissance. La lutte de deux mères orgueilleuses, la duchesse d’Orléans et la duchesse de Bourbon, ajoute à l’hostilité entre les deux princes. La première a refusé avec hauteur la main de la sœur du ministre pour son fils et vient de lui faire épouser une princesse de Bade ; ce mariage a servi d’occasion à un redoublement de froideur et d’impertinences, et un parti de cour assez nombreux s’est empressé de rappeler que le duc d’Orléans, tant que Louis XV n’est pas marié, doit être regardé comme l’héritier présomptif de la couronne.

Le Régent a eu le mérite, au milieu de ses pires débauches, de ne jamais abandonner aux mains des femmes la politique du royaume. Il n’en va pas de même avec M. le Duc, dont les mœurs assez pitoyables font le seul point où il se plaise à continuer la tradition de Philippe d’Orléans. Il a laissé prendre à sa maîtresse, Mme de Prie, une autorité si grande sur son esprit qu’elle est devenue plus puissante dans l’Etat que le premier ministre lui-même ; et c’est une singulière figure que celle de cette femme, d’une ambition si âpre et d’une destinée si courte, qui ouvre, dès l’adolescence de Louis XV, la série des maîtresses politiques du XVIIIe siècle.

La fille d’un riche entrepreneur de vivres, Berthelot de Pléneuf, a été mariée de bonne heure, pour sa jolie taille et ses écus, au marquis de. Prie, proche parent de la duchesse de Ventadour, gouvernante du Roi. Elle a jeté son premier éclat à la cour de Turin, où son mari a soutenu, avec l’argent du mariage, une brillante ambassade. Mais la ruine est arrivée, Berthelot ayant été recherché, comme on dit, pour l’origine de sa fortune et ayant dû livrer ses biens pour sauver sa tête. La marquise de Prie, sous les grâces de sa jeunesse et la vivacité de ses yeux chinois, cache l’âme d’un roué de la Régence ; l’impiété cynique s’y mêle à une avidité sans mesure et à cette galanterie qui se passe de sensibilité. Elle a cherché, en plus d’une expérience, à retenir le cœur qui pourrait lui rendre la fortune. Le duc de Bourbon s’y est laissé prendre, ce qui est déjà pour elle une belle aventure ; mais la chance survenue de voir son amant élevé au pouvoir de premier ministre lui a donné le goût de diriger l’État.

M. le Duc étant laid, borgne et borné, il semble juste à Mme de Prie que les répugnances qu’elle éprouve auprès de lui soient payées par la pleine satisfaction de sa cupidité et de son orgueil. Le prince n’a rien à refuser à une maîtresse déclarée dont l’intelligence, lucide et ferme, le domine. Voilà comment, en ce moment du règne où le Roi, quoique légalement majeur, ne gouverne pas, c’est Mme de Prie qui tient la France.

Jamais peut-être les affaires nationales n’ont été confiées avec moins de contrôle à des mains plus indignes de les manier. La preuve n’est point faite que Mme de Prie ait reçu, pour servir l’Angleterre, la pension payée, dit-on, à Dubois, ni qu’elle ait mérité du cabinet de Londres d’aussi flatteuses marques de confiance. Mais, si les erreurs diplomatiques du moment peuvent s’expliquer par d’autres causes, les fautes intérieures qui ont rendu très vite impopulaire le gouvernement de M. le Duc sont justement imputables à sa conseillère. Elles portent surtout sur les mesures destinées à se procurer de l’argent. Un de ces trois frères Paris qui ont été les collaborateurs financiers du Régent, Paris-Duverney, a mis son activité hardie au service du nouveau régime et s’est tout dévoué à la favorite. Quand on a, sur l’avis de Duverney, diminué la valeur légale des monnaies et l’intérêt de l’argent, imposé du cinquantième tous les revenus, rétabli la vieille taxe féodale de joyeux avènement, le mécontentement public a pu voir avec raison en toutes ces fâcheuses mesures la main de Mme de Prie.

D’une liaison aussi avantageuse, la marquise compterait profiter longtemps encore, si elle n’était menacée par un projet de la duchesse de Bourbon. Celle-ci s’est mis en tête d’obliger son fils à se marier. Il est naturel que le petit-fils du vainqueur de Rocroi, qui n’a pas eu d’enfant d’une première union, assure par lui-même la transmission du nom des Condé. C’est la manière la plus sûre de balancer l’augmentation d’influence que procure son mariage au jeune duc d’Orléans.

C’est aussi, aux yeux de la mère, un moyen de délier son fils des liens peu honorables qui le retiennent. Mme de Prie ne l’entend point de cette façon, et, quand elle voit que cette idée trop raisonnable est entrée dans l’esprit de M. le Duc, elle s’avise du moins de mener les recherches elle-même et de trouver une épouse suivant ses convenances. Pour que la marquise garde, le mariage fait, sa situation et les avantages qui en découlent, il faut que la nouvelle duchesse n’ait point de qualités trop séduisantes ; il importe aussi qu’elle soit de naissance assez modeste pour se sentir obligée envers la dame qui l’aura désignée à un aussi haut rang.

Ce fut dans ces dispositions d’esprit qu’une conversation de salon rappela à Mme de Prie l’existence de la fille de Stanislas. Le roi de Pologne avait comme correspondant à Paris, pour ses affaires, un officier français qui avait servi jadis sous ses ordres, au temps de Charles XII, et qui allait quelquefois lui rendre visite à Wissembourg. Cet officier, le chevalier de Vauchoux, était en relations avec la veuve d’un ancien caissier de Berthelot de Pléneuf, une dame Texier, qui avait ses entrées chez Mme de Prie et qui l’y présenta un jour. Il eut occasion de parler de la petite cour polonaise, qu’il fréquentait, et du désir qu’avait Stanislas de fixer l’avenir de sa fille. Ce qu’apprit la marquise de l’éducation simple et des douces qualités de la princesse Marie retint aussitôt son attention : elle entrevit que cette alliance, fort acceptable pour son amant, pourrait le lui laisser tout entier. M. le Duc adopta le projet avec une certaine ardeur ; il pensait, peut-on croire, que le roi Stanislas n’avait pas perdu toutes ses chances de restauration, et que son gendre pouvait être appelé, le cas échéant, à recueillir ses titres à la couronne de Pologne. On fit à Wissembourg des ouvertures directes par le maréchal du Bourg. Stanislas fut prié de tenir secrètes ces premières communications ; mais ce fut une grande joie pour lui que l’établissement de sa fille pût être regardé comme assuré, et au-delà de ses espérances paternelles.

Mme de Prie avait écrit elle-même à Stanislas plusieurs lettres amicales, voulant montrer, dès le début des négociations, à quelle intervention féminine elles étaient dues. Le roi s’habituait à la considérer comme une amie, ayant trop d’intérêt à être dupe pour ne pas ignorer entièrement le rôle qu’avait à la cour cette singulière protectrice de sa fille. Il reçut même, à la fin de février 1725, un peintre de l’Académie royale envoyé par elle. Pierre Gobert, un des portraitistes à la mode, était chargé, très mystérieusement encore, de faire le portrait de la princesse Marie et de l’expédier sans retard à la marquise. Il y travailla trois semaines ; mais, quand le tableau, adressé d’abord à Strasbourg, puis transmis par la poste d’Alsace, arriva à destination, les circonstances se trouvèrent bien différentes. La cour était on grand émoi, et M. le Duc s’était mis sur les bras une trop grave et trop fâcheuse affaire pour avoir le temps de songer à se marier.


II

Un autre mariage, plus important que celui du duc de Bourbon, préoccupait les esprits. Il s’agissait du Roi en personne, et le changement qui se produisait, dans des projets considérés jusque-là comme certains, entraînait de singulières conséquences.

Ce fut un intérêt égoïste, la crainte de perdre trop tôt leur pouvoir, qui poussa Mme de Prie et M. le Duc à renverser le mariage avec l’infante. Il y avait une parole si solennellement donnée, la présence de la princesse en France depuis trois ans était un gage tellement éclatant, que son renvoi en Espagne devait être l’insulte la plus grave que pût recevoir la cour de Madrid : la rupture des alliances, la guerre même pouvaient s’ensuivre. Rien de tout cela ne pesa longtemps sur l’esprit des ministres, en regard de l’épouvante de voir le duc d’Orléans arriver au trône. L’infante n’avait pas sept ans ; il fallait attendre de longues années avant que le mariage pût s’accomplir. Jusque-là, la vie de Louis XV était à la merci d’un accident de chasse ou d’une de ces crises de santé que le jeune homme, bien que beaucoup fortifié depuis son enfance, subissait encore de temps en temps, aux grandes alarmes de son entourage. On accusait la duchesse d’Orléans d’y songer avec trop de confiance, et de ménager à son fils, par l’alliance qu’elle lui avait procurée, le soutien de l’Angleterre et de l’Allemagne, en cas que le Roi vînt à manquer. M. le Duc vivait donc dans une peur continuelle de devenir un jour le sujet d’un rival qu’il détestait tous les jours davantage.

Le seul remède à de tels soucis était le prompt mariage de Louis XV avec une princesse en état de mettre au monde un dauphin. Il eût rassuré en même temps des conseillers plus sincères de la couronne, qui n’envisageaient pas sans inquiétude la pensée du célibat prolongé du jeune roi. On pouvait déjà prévoir, au peu d’intérêt qu’il prenait aux gentillesses enfantines de sa cousine, que ce mariage imposé ne serait pas heureux ; et, en attendant qu’il se réalisât, de nombreux écueils étaient à traverser. Les personnes autorisées que M. le Duc convoqua à ce sujet en réunion secrète furent d’un avis unanime sur les périls qu’il y avait à courir. M. de Fréjus reconnut que le salut de l’âme de son élève était engagé en cette affaire, et le maréchal de Villars, avec la franchise d’un soldat et l’expérience d’un vieillard, résuma tous les avis dans le sien : « Dieu, pour la consolation des Français, nous a donné un roi si fort qu’il y a plus d’un an que nous en pourrions espérer un dauphin. Il doit donc, pour la tranquillité de ses peuples et pour la sienne particulière, se marier plutôt aujourd’hui que demain. »

M. le Duc hésite cependant devant la gravité des conséquences, lorsqu’un événement vient le décider. Le Roi tombe malade à Versailles ; la fièvre est violente et paraît un instant près du danger. Le ministre entre le voir vingt fois le jour, couché dans la grande chambre où est mort Louis XIV, et il montre à tous les regards un visage qui révèle ses anxiétés. Une nuit, l’imagination plus surexcitée que d’habitude, ne pouvant dormir, il se relève en robe de chambre, monte chez le Roi par son petit escalier, une bougie à la main, et trouve dans l’Œil-de-Bœuf un valet qui veille. Cet homme voit son trouble, lui parle, essaie de le rassurer ; mais lui, absorbé, répondant entre haut et bas à son bonnet de nuit : « Que deviendrai-je ?… Je n’y serai pas repris… S’il en réchappe, il faut le marier ! » Et le valet de chambre, témoin de cette scène instructive, qu’il racontera à Saint-Simon, a beaucoup de peine à envoyer le pauvre prince se remettre au lit.

Après d’aussi vives émotions, le sort est jeté : M. le Duc va signifier à Philippe V qu’on se trouve dans l’obligation, au nom de l’intérêt du Roi son neveu, de lui renvoyer sa fille. Il y met sans doute tous les ménagemens possibles ; il arrose de larmes le papier diplomatique et prodigue au fils de Louis XIV les excuses les plus humiliées. Il essaie de lui faire accepter, comme raisonnable et religieux, un acte où celui-ci ne pourra voir qu’une déloyauté outrageante. Mais rien n’a fait soupçonner à l’avance un coup si violent, et la colère qui l’accueille est sans exemple à la cour d’Espagne. Le roi et la reine refusent de recevoir des mains de l’ambassadeur les lettres officielles qui les instruisent. On chasse de Madrid ce pauvre abbé de Livry, qui venait d’être nommé pour les apporter. On renvoie en France, avec sa sœur, veuve du roi Louis Ier, Mlle de Beaujolais, qui devait épouser Don Carlos. Ces dernières représailles tombent sur la famille d’Orléans, ce qui touche peu M. le Duc ; mais il va se trouver aux prises avec des soucis plus directs. Les ministres d’Espagne en France sont rappelés ; tous les consuls français ont l’ordre de quitter les ports espagnols dans les vingt-quatre heures. C’est la rupture complète entre deux pays qui avaient cru supprimer les Pyrénées, et bientôt l’alliance incroyable de Philippe V avec la maison d’Autriche porte dans la politique générale de l’Europe le résultat de son opiniâtre rancune.

Qu’a fait cependant le premier ministre pour préparer le mariage de son roi ? Une excuse à sa conduite précipitée, et aux dangers auxquels elle expose la France, pourrait être dans l’heureux choix qui remplacera la petite infante. Mais il cherche et négocie de tous côtés sans aucun succès. Il a fait demander la main de la fille aînée du prince de Galles : la différence de religion a été le prétexte du refus, et l’affaire n’a pas été assez secrètement menée pour n’être pas jugée comme un échec dans les chancelleries. Des propositions antérieures sont venues de la tsarine Catherine, qui serait heureuse d’unir sa fille Elisabeth au roi de France, au prix même d’une abjuration de l’orthodoxie ; Mme de Prie a trouvé que le sang violent de Pierre le Grand ne lui promettait pas une reine assez dépendante, et le ministre, après des tergiversations prolongées, a fini par refuser, au risque de détruire les cordiales dispositions de la Russie pour l’alliance française. Il a écarté de principe la charmante fille aînée du duc de Lorraine, catholique, d’âge excellent, parce que la mère est Orléans, sœur du Régent, et que les Condé ne peuvent supporter l’idée de fournir au parti rival l’appui de la reine future.

Les meilleurs choix étant rejetés, M. le Duc a beau faire dresser une liste de toutes les princesses de l’Europe qui ont de treize à vingt-deux ans et y réunir tous les détails sur leur religion, leur famille, leurs qualités physiques, aucun nom ne s’y rencontre qui puisse concorder à la fois avec l’âge du Roi, la dignité de la couronne, et les convenances personnelles du ministre. Marie Leczinska figure dans cette liste, avec la remarque qu’elle a des parens peu riches et que son père et sa mère voudraient sans doute s’établir en France, ce qui serait un inconvénient : « On ne sait rien, d’ailleurs, ajoute le mémoire, qui soit désavantageux à cette famille. » Personne ne songera à une princesse d’un rang aussi modeste, parmi les personnes consultées par le ministre et invitées à lui faire tenir leur avis par écrit. On acceptera au contraire, par égard pour lui, le sentiment vers lequel il penche lui-même, et qui favorise une de ses propres sœurs, Mlle de Vermandois, quoique plus âgée que le Roi de huit ans. Elle réunit toutes les conditions de beauté, d’esprit et de vertu qui peuvent justifier l’honneur qu’on lui fait ; elle est de plus d’une excellente santé. Mais Mme de Prie, qui se sait détestée par la jeune fille, aide M. le Duc à réfléchir que l’opinion en France et en Europe s’indignerait d’un choix où l’on verrait le poids de sa volonté égoïste sur son jeune maître. L’Espagne, d’autre part, n’attribuerait-elle pas son humiliation à l’intérêt de la maison de Condé, et les conséquences du renvoi de l’infante ne retomberaient-elles point plus durement sur M. le Duc ? Il prévoit de tels embarras, pour une satisfaction de vanité, qu’il retire, après quelques jours, sa proposition.

Cependant le temps presse. On ne peut exposer plus longtemps le Roi au ridicule de chercher femme, et tout exige qu’une solution soit apportée aux difficultés où la France a été engagée par une imprudente impatience. Après les éliminations prononcées autour de la table du conseil ou dans le cabinet de Mme de Prie, après l’échec de la demande anglaise et l’abandon des prétentions des Condé, la liste des princesses est épuisée. On aboutit à cette constatation extraordinaire, qui condamne la légèreté de M. le Duc et n’est point pour relever son prestige : il n’y a pas en Europe de princesse que puisse épouser le roi de France.


Au milieu de ces embarras aigus, Mme de Prie reçoit à Versailles le portrait de la jeune Polonaise que M. le Duc s’est promis d’épouser. Le charme de son âge s’y trouve agréablement marqué ; on voit que la princesse Marie n’est point déplaisante et que, s’il lui manque le charme de la beauté, elle semble du moins avoir tous les autres. Pour mieux arranger sa composition, le peintre a eu l’idée de s’inspirer d’un célèbre portrait en pied de la duchesse de Bourgogne, mère de Louis XV. M. le Duc est plus frappé que personne de ce rapprochement. L’aimable modèle ne pourrait-il faire une reine de France très suffisante ? La question se pose aussitôt chez la favorite. Aucune difficulté de négociation n’est à prévoir ; la demande, restée tout à fait ignorée, qui a été faite pour le duc de Bourbon, permettra de substituer celle du Roi le plus aisément du monde.

Mme de Prie voit tout de suite le parti qu’elle pourra tirer de cet heureux arrangement. C’est elle qui aura fait la nouvelle reine ; quoi qu’il arrive, son avenir est garanti par la reconnaissance. Elle pousse M. le Duc à se décider, et rien ne se trouve moins difficile. La paresse d’esprit du prince s’accommode d’une combinaison qui lui apporte, en échange d’un insignifiant sacrifice, la fin de tant d’affaires embrouillées. Si les objections sont assez grandes, aucune ne paraît irréfutable. « La Polonaise, » comme on dit, a six ans et demi de plus que le Roi ; mais Mlle de Vermandois est plus âgée encore, ce qui n’a arrêté personne quand il s’est agi de la sœur du ministre ; selon la propre déclaration faite à ce propos par le conseil secret, « les mœurs d’une personne de cet âge promettent bien davantage que ceux d’une personne plus jeune, et cet âge la rend plus propre à donner des héritiers bien constitués. » On dira aussi que la situation de Stanislas est fort modeste dans la hiérarchie des monarques et que, jadis roi électif, il est tombé au rang de simple pensionnaire de la France ; il a régné du moins sur un grand pays et porté une illustre couronne. Si l’on peut craindre, d’autre part, qu’il veuille la revendiquer un jour par les armes et entraîner la France dans ses projets, il semble facile de lui faire comprendre qu’en devenant le beau-père du Roi Très Chrétien, son devoir est de sacrifier ses ambitions particulières aux intérêts qui deviendront ceux de sa fille. D’ailleurs, cette pensée ne peut être que lointaine, et M. le Duc n’est pas d’humeur à s’inquiéter de demain, s’il a le moyen de sortir des difficultés d’aujourd’hui. Il embrasse le projet avec ardeur et, de ce jour, le sort de Marie Leczinska est décidé.

C’est peut-être la première fois en France que, dans le choix si important d’une épouse royale, des convenances égoïstes ont passé avant l’avantage de la nation. Aucun des ministres du passé n’aurait eu la pensée de s’inspirer d’un autre intérêt que de celui de la couronne et de subordonner la raison d’Etat à ses raisons particulières. Les motifs qui fixent le mariage de Louis XV marquent l’abaissement des caractères par l’oubli des devoirs du gouvernement. Malgré cela, les circonstances sont devenues si pressantes que M. le Duc n’a pas, dans le conseil, d’objection sérieuse à redouter contre son choix. Dans la séance tenue à Marly le 31 mars, il remet sous les yeux du jeune roi l’état des princesses d’Europe qu’on a déjà examiné en vain, et démontre que, seule, la fille du roi de Pologne peut être proposée sans inconvénient. La discussion qui suit ne produit point d’objection sérieuse ; M. de Fréjus lui-même, sans opiner favorablement, se garde d’en formuler aucune, affectant de laisser à d’autres une responsabilité aussi grave. Le Roi est enfin appelé à se prononcer. Le portrait de la princesse Marie lui a été montré. Bien que les charmes de la future reine soient un objet bien secondaire en cette décision toute politique, Louis XV se sent porté à écouter les personnes qui disposent de son cœur ; il déclare dans le conseil consentir à épouser la princesse de Pologne. Le soir même, les ordres sont donnés pour le départ de l’infante, et le courrier d’Alsace emporte la lettre de M. le Duc pour le roi Stanislas.


III

La reine Marie Leczinska racontait elle-même comment elle avait appris l’événement extraordinaire de sa vie. Elle était dans une chambre de Wissembourg, occupée avec sa mère à leurs ouvrages de charité, et elles causaient des nouvelles de Pologne, qui semblaient plus décourageantes que jamais, puisque le roi Auguste venait de refuser définitivement à Stanislas toute restitution de ses biens patrimoniaux. Dans la chambre où se tenaient les deux femmes, le roi entra, le visage rayonnant d’une joie singulière et tenant une lettre à la main : « Ah ! ma fille, s’écria-t-il, tombons à genoux et remercions Dieu ! — Quoi ! mon père, seriez-vous rappelé au trône ? — Le ciel nous accorde mieux encore, dit Stanislas : vous êtes reine de France ! » Le père, la mère et la fille s’embrassèrent en pleurant et s’agenouillèrent pour recevoir, par une prière reconnaissante, la nouvelle qui mettait fin à tant de douloureuses incertitudes.

Pas un instant la princesse Marie n’hésita à accepter la grâce qui lui était envoyée et qui apportait la consolation à ceux qu’elle aimait. Son jeune cœur s’attachait déjà de toute sa force au bel adolescent royal, dont les estampes lui avaient fait connaître les traits et pour le bonheur de qui elle avait souvent prié, en retour de l’hospitalité reçue par les siens. Les sentimens de ses parens étaient sans mélange : « On étouffait de joie, » écrit Stanislas. Ce beau projet, qu’il fallait tenir secret pendant quelque temps, resserré au cercle le plus étroit de la famille, y dédommageait de bien des misères. C’était le rêve auquel rien n’a préparé, et qu’on savoure avec la seule crainte de le voir s’évanouir.

Stanislas adressa au duc de Bourbon une réponse où se peignent l’émotion ressentie et cette gratitude sur laquelle étaient en droit de compter les auteurs du mariage : « Monsieur mon frère. Que puis-je dire à Votre Altesse Sérénissime pour répondre à une lettre qui, me saisissant le cœur et m’ôtant la parole, me mettrait dans toute l’insuffisance de lui exposer mes sentimens, s’ils étaient nouveaux et inconnus à Votre Altesse Sérénissime ?… Puisque la sainte Providence l’a tellement décidé et que votre incomparable sagesse le juge ainsi, Votre Altesse Sérénissime sait que je suis voué à Elle avec toute ma famille ; qu’Elle dispose d’un bien dont je l’avais rendu entièrement le maître. Je vous cède mon droit de père sur ma fille, en remplaçant celui d’époux qui vous était destiné. Que le Roi, qui la demande, la reçoive de vos mains… Plaise au Seigneur Tout-Puissant qu’il en tire sa gloire, le Roi son contentement, ses sujets toute la douceur et Votre Altesse Sérénissime la satisfaction de son propre ouvrage ! » En attendant la glorieuse réalisation de cet avenir, le roi de Pologne avait à trouver en quelques jours 13 000 livres, pour retirer ses pierreries chez le juif de Francfort où elles étaient engagées. Il était forcé d’avoir recours à l’amitié du gouverneur de Strasbourg pour en obtenir discrètement le prêt sur la recette de cette ville. Il échappait ainsi aux graves chicanes qu’il avait un moment redoutées, et qui auraient mis le comble aux âpres tourmens d’argent qui l’accablaient.

Des soucis d’un autre genre allaient suivre, pendant de longues semaines, la joie de l’heureuse nouvelle. Le chevalier de Vauchoux avait très promptement apporté à Wissembourg les remerciemens du duc de Bourbon et traité confidentiellement avec Stanislas les questions politiques et personnelles sur lesquelles il était nécessaire de s’entendre. Il avait trouvé chez le roi de Pologne les sentimens d’un « bon Français » et le parfait désir de se soumettre aux volontés de son futur gendre. Le secret toutefois rendait encore incertain le grand projet. Chacun comprenait qu’une haute convenance exigeait, avant d’en parler, que l’infante eût été remise à la frontière aux envoyés de Philippe V chargés de la recevoir ; mais cet événement avait eu lieu depuis longtemps et rien n’arrivait à Wissembourg tranquilliser les esprits. Sans doute, dès la fin d’avril, les douze dames du palais étaient nommées ainsi qu’une partie de la maison de la Reine, « semblable, écrit Marais dans son journal, à ce temple qu’on avait élevé à Rome avec cette inscription : Deo ignoto, au Dieu inconnu. » De même le cardinal de Rohan, le maréchal du Bourg, venus en amis passer quelques jours chez le roi Stanislas, se considéraient déjà comme les sujets de leur chère princesse Marie. Celle-ci était presque traitée en reine, et l’on remarquait que ses parens lui laissaient la droite. Mais la déclaration publique du mariage n’était pas faite, et il ne pouvait être regardé comme assuré, tant que cette formalité ne serait pas venue engager la parole royale.

L’événement qui se préparait avait fini par transpirer dans les pays rhénans. Tant d’allées et venues inusitées avaient excité les soupçons, et le bonheur prévu de Stanislas déchaînait la haine. Des agens saxons rôdaient dans les environs et venaient encore d’essayer de lui faire acheter du tabac empoisonné. Ils se mirent à l’œuvre pour empêcher par tous les moyens un changement de situation qui devait si puissamment servir sa cause en Pologne. A Paris même, où le projet s’ébruitait, beaucoup de gens étaient mécontens. De divers côtés, des dénonciations parvinrent au duc de Bourbon, l’inquiétant sur la santé de la princesse. « Le bruit est grand, dit Marais, d’une lettre écrite par le roi de Sardaigne, comme grand-père du Roi, qui s’oppose au mariage avec la Polonaise, par la mésalliance et parce qu’on dit qu’elle a des défauts corporels. Il y a aussi des lettres anonymes qui ont grossi ces défauts. On dit qu’elle a deux doigts qui se tiennent et des humeurs froides ; mais cela vient de la faction d’Orléans, à qui ce mariage et tout mariage du Roi déplaît. » Un avis plus grave prétendit que Marie Leczinska était atteinte d’épilepsie, et désigna même une religieuse de Trêves que la reine Catherine était allée consulter plusieurs fois sur cette maladie. Rien ne pouvait causer à M. le Duc plus de soucis pour sa conscience et pour ses intérêts. Il dut faire chercher une personne de confiance en relation avec le couvent de Trêves ; on put établir qu’en effet la reine de Pologne était allée consulter la religieuse désignée, mais que c’était pour une demoiselle de trente ans qu’elle aimait beaucoup et qui était attachée à son service.

Pour plus de sûreté, le ministre chargea le cardinal de Rohan et le chevalier de Vauchoux d’informer Stanislas des bruits répandus et de lui faire accepter la visite de deux médecins de Paris. Le roi ne s’étonna point des calomnies acharnées contre le bonheur de sa fille, et se prêta à ce qu’on voulait de lui. Les médecins constatèrent que la princesse avait une santé particulièrement vigoureuse et firent justice de tous les mensonges. Les inquiétudes de la famille touchaient à leur terme ; des lettres arrivaient enfin, apportant la nouvelle de la déclaration ; et un détachement du régiment de Berry prenait officiellement la garde de la maison de Wissembourg.

Le dimanche 27 mai, à son petit lever, en présence des grands officiers de la couronne et des entrées, Louis XV déclara son mariage, suivant l’usage, en donnant à ses sujets tous les renseignemens qu’ils étaient en droit de connaître : « J’épouse, dit-il, la princesse de Pologne. Cette princesse, qui est née le 23 juin 1703, est fille unique de Stanislas Leczinski, comte de Lesno, ci-devant staroste d’Adelnau, puis palatin de Posnanie et ensuite élu roi de Pologne, au mois de juillet 1704, et de Catherine Opalinska, fille du castellan de Posnanie, qui viennent l’un et l’autre faire leur résidence au château de Saint-Germain en Laye avec la mère du roi Stanislas, Anne Jablonowska, qui avait épousé en secondes noces le comte de Lesno, grand général de la Grande-Pologne. » Quand le Roi eut fini, le duc de Gesvres, premier gentilhomme de la chambre en exercice, passa dans l’Œil-de-Bœuf plein de monde, et prononça les mêmes formules, livrant la décisive nouvelle aux commérages de la cour et aux discussions des partis.

« La cour a été triste, écrit un nouvelliste, comme si on était venu dire que le Roi était tombé en apoplexie. » Les complimens d’étiquette qu’il reçut manquèrent de sincérité. Personne ne montra d’enthousiasme pour une alliance où rien ne flattait l’amour-propre national. « Leczinski ! voilà un terrible nom pour une reine de France. » Cela était indifférent au Roi, fort enchanté de se marier et, en attendant, malgré la pluie et le temps affreux, on le voyait chaque jour aller à la chasse et prendre plaisir à ce que tout le monde fût mouillé. Il ignorait entièrement que les cours de l’Europe et les chancelleries parlaient couramment de sa mésalliance. La duchesse de Lorraine, par exemple, qui avait, il est vrai, du dépit de mère dédaignée dans sa fille, écrivait son humiliation de fille de France : « Comme bonne Française et étant de la famille royale, je ne puis voir cette mésalliance pour le Roi sans en ressentir, je vous l’avoue, une peine mortelle, et je ne puis comprendre comment toute la France ne s’y oppose pas, à commencer par les princesses de la maison royale. Il me paraît que les mésalliances sont bien à la mode en France, puisqu’elles vont à présent jusqu’à la personne sacrée du Roi. Il sera, à ce que je crois, le premier de nos rois qui aura épousé une simple demoiselle ! »

Le mariage n’était point un succès pour M. le Duc et sa conseillère. Ils en furent assez chansonnés pour que personne n’ignorât les motifs intéressés qui leur avaient fait faire un choix aussi imprévu. Le public, déjà mécontenté par les édits financiers, se montra désappointé et inquiet de l’avenir. « Nous verrons, disait-on, les suites de ce mariage avec un roi qui n’est plus roi, qui l’a été par une élection faite en conquête, qui cesse de l’être par la même conquête, et qui est d’une nation tout à fait étrangère à la nôtre. Les Polonais sont les Gascons du Nord et très républicains. Quel intérêt pouvons-nous avoir avec eux ? Le roi Auguste, électeur de Saxe, qui est du corps de l’Empire et vrai roi de Pologne, va être fâché contre nous de ce que nous prenons pour reine la fille de son compétiteur et pourra nous faire des affaires avec l’Empereur et l’Empire. Le roi d’Espagne s’y joindra, et voilà peut-être une guerre affreuse dans toute l’Europe contre nous ! » Parlementaires et jansénistes ajoutaient un autre grief : « La famille du roi Stanislas est gouvernée par les jésuites. Il va en venir avec eux, comme si nous n’en avions pas assez ! » Cette crainte, douze ans après la bulle Unigenitus et à la veille des miracles jansénistes du diacre Paris, comptait plus aux yeux de bien des gens que les avantages politiques perdus par la France au renvoi de l’infante.

Des questions secondaires se soulevaient qui n’allaient point toutes sans difficultés. Pour décider des avantages matrimoniaux attribués à la fille de Stanislas, on n’eut qu’à prendre ceux que le roi d’Espagne avait stipulés en faveur de la sienne : 50 000 écus pour ses bagues et bijoux, qui devaient lui être remis après la signature des articles préliminaires ; 250 000 livres, à son arrivée près du Roi, et un douaire annuel de 20 000 écus d’or en cas de veuvage, avec 100 000 écus de pierreries qui lui demeuraient. La formation de la maison de la Reine n’était pas aussi aisée. Si l’on eût écouté le maréchal de Villars, on eût retardé pour la faire jusqu’au rétablissement des finances ; mais l’avidité de la cour ne l’entendait pas ainsi, et l’on se disputa âprement tant de places lucratives qu’il fallut bien distribuer. La plus élevée, la surintendance de la maison, revenait presque de droit à Mlle de Germont, sœur aînée de M. le Duc ; mais les importantes fonctions de dame d’honneur, qui rapprochaient à chaque instant de la Reine, étaient réclamées par Mme de Prie, en raison de la part qu’elle avait prise aux négociations et de ses relations antérieures avec le roi de Pologne. M. le Duc, sentant de lui-même le beau scandale que soulèverait cette nomination, s’abrita derrière l’avis de M. de Villars. Le maréchal raconte, dans ses Mémoires, qu’il « le détermina à jeter les yeux, préférablement à toutes, sur une dame dont la conduite fût respectable, et les deux qui pouvaient le plus mériter cette place étaient la maréchale de Gramont et la maréchale de Boufflers ; la première ne put l’accepter, à cause de l’état languissant de son mari, et la maréchale de Boufflers fut déclarée. » On dédommagea Mme de Prie par une des places de dame du palais, et par celle de secrétaire des commandemens donnée à son fidèle Paris-Duverney, assuré dès lors, comme elle, d’avoir les moyens d’agir à toute heure sur l’esprit de la Reine. Le marquis de Nangis fut nommé chevalier d’honneur, le comte de Tessé, fils du maréchal, premier écuyer, et le chevalier de Vauchoux fut récompensé de ses services par une des places d’écuyer de quartier. L’évêque de Châlons, un Saulx-Tavannes, fut choisi pour premier aumônier ; M. de Fréjus hésita à accepter la place de grand aumônier et finit par s’y déterminer. La dame d’atour fut la comtesse de Mailly, mère de nombreuses filles destinées à jouer un rôle dans la vie de la Reine. Quant aux douze dames du palais, il y en eut six titrées et six non titrées : la maréchale de Villars, les duchesses de Béthune, de Tallard, d’Epernon, la comtesse d’Egmont, la princesse de Chalais, les marquises de Nesle, de Prie, de Gontaut, de Matignon, de Rupelmonde et de Mérode. On murmura contre des choix dont la moitié au moins laissait prise à la médisance ; ils semblaient peu faits pour l’entourage d’une jeune reine, Mme de Prie s’étant arrangée de façon à n’y pas être seule de son espèce.

Le lieu où devait se faire la cérémonie du mariage par procuration donna motif à des incertitudes. Comme les parens de la fiancée n’étaient point dans leurs Etats, on convint de choisir la capitale de la province où ils recevaient l’hospitalité ; Strasbourg était, de plus, la ville épiscopale du cardinal de Rohan, chargé, comme grand aumônier de France, de célébrer le mariage royal. Un grand personnage devait être nommé pour aller épouser ; M. le Duc, bien qu’il lui on coûtât de proposer au Roi le duc d’Orléans, ne put faire autrement que de s’y résigner, afin d’ajouter à la cérémonie tout l’éclat possible par la présence du premier prince du sang. Il dut même promettre cent mille écus pour la dépense du voyage. Les préparatifs se pressaient de part et d’autre. Le jour même où le comte Tarlo, parent de Stanislas, arrivait à Versailles pour signer les articles préliminaires et le contrat de mariage, le duc d’Antin et le marquis de Beauvau parlaient comme ambassadeurs extraordinaires chargés de faire la demande. Le maréchal du Bourg réglait, avec eux et le roi Stanislas, les détails de la cérémonie et le jour, qui fut par piété fixé au 15 août : « La princesse et sa famille, écrivait le duc d’Antin, désirent passionnément qu’elle soit mariée le jour de la Vierge, pour laquelle on a une dévotion particulière. »

Depuis le 4 juillet, Stanislas et les siens étaient à Strasbourg. La princesse Marie avait fait ses adieux à cette triste maison qui, cinq ans plus tôt, la recevait en fille d’exilée, et d’où elle partait, escortée de plusieurs brigades de carabiniers royaux, pour être la femme d’un des plus grands rois du monde. A l’entrée de la ville, les magistrats étaient venus offrir leurs hommages, et les troupes faisaient la haie jusqu’au palais du Gouvernement, où le cardinal, le clergé et les autres corps s’étaient rendus pour complimenter. C’était la première fois que les canons retentissaient en l’honneur de Marie Leczinska et que les hommages officiels l’entouraient ; ainsi commençait la réalisation de son rêve.

Elle goûta pendant six semaines, comme elle n’avait pu le faire encore, les plaisirs d’une société brillante et choisie. Echappant aux importunités de la représentation, le roi de Pologne avait accepté de loger à l’hôtel d’Andlau. Cette demeure d’une illustre famille alsacienne était hors de la ville, et une femme d’un charme rare et supérieur en faisait les honneurs. La comtesse d’Andlau avait d’ailleurs rendu souvent visite aux exilés de Wissembourg, et leur présence dans sa maison ne faisait que resserrer les liens d’une intimité déjà étroite. La reine Catherine l’appelait : « Ma chère petite d’Andlette, » et Stanislas professait pour elle ce culte enthousiaste que les Polonais portent dans l’amitié. Marie Leczinska ne devait jamais oublier l’hospitalité de Mme d’Andlau, non plus que l’empressement de l’excellent maréchal du Bourg, dévoué depuis plusieurs années comme un véritable ami et à qui Stanislas écrivait plus tard : « Je soupire toujours après l’Alsace, que vous m’avez rendue si agréable à me la faire regretter toute ma vie. »

Au milieu de ces jours sans trouble, où tout était espérance et repos, personne ne songeait aux difficultés et aux intrigues que la princesse était appelée à trouver à Versailles. A la cour, au contraire, on pensait déjà à l’y mêler et à prendre possession de la jeune influence qu’elle y porterait. M. de Fréjus n’avait pas manqué, dès que le mariage avait été décidé, de lui écrire ses félicitations et ses hommages, et elle avait répondu au précepteur du Roi, de qui elle n’ignorait pas l’importance. Mais voici qu’une ambassade féminine lui était directement envoyée à Strasbourg : c’était l’amie de M. le Duc qui la remplissait elle-même et la lettre qu’elle avait pour Stanislas ne laissait aucun doute sur ses intentions : « Je profite du départ de Madame de Prie, écrivait le prince, pour faire remettre cette lettre à Votre Majesté et j’envie bien le bonheur qu’elle va avoir de l’assurer elle-même de son attachement et de son respect… J’ai pris la liberté d’instruire Votre Majesté, de beaucoup de choses sur tout ce qui se passe dans ce pays ; mais, comme la prudence défend de les écrire et que je suis sûr du secret de Madame de Prie, je l’ai chargée d’en rendre compte à Votre Majesté et de ne lui rien cacher, croyant qu’il y a des choses que notre Reine future serait peut-être bien aise de savoir. Ce sera à Votre Majesté à en juger, et toute la grâce que je lui demande est de les garder pour elle seule et pour la princesse sa fille. »

Il importait en effet au ministre et à la favorite que leur future maîtresse reçût, sur les hommes et les choses de la cour, les impressions qui leur convenaient et qu’elle prît en eux, dès l’abord, une confiance absolue. Mme de Prie la mit surtout en garde contre les menées sournoises de M. de Fréjus. Elle profita en même temps de la liberté qui lui fut laissée pendant plusieurs jours pour s’insinuer au meilleur de son affection. Comme elle jouait à merveille tous les rôles pouvant la servir, ce fut celui de l’ingénuité qu’elle s’imposa. Il sauvait, aux yeux de Stanislas, ce qu’avait d’assez équivoque l’influence dont il bénéficiait. Quant à Marie, elle était toute aux sentimens d’une reconnaissance que Mme de Prie cultivait jusque dans les plus petits détails et par les présens les plus intimes : en attendant l’arrivée du trousseau complet de la princesse, la marquise montrait qu’elle n’ignorait pas l’humiliant dénuement de sa garde-robe, et le premier cadeau qu’elle faisait à sa future souveraine était celui d’un lot de chemises.


IV

Le 25 juillet 1725, Mlle de Clermont, ayant pris congé de Sa Majesté, qui chassait à force à Chantilly avec M. le Duc, quitta Paris pour aller chercher la jeune reine. Elle emmenait avec elle un grand nombre d’officiers des deux maisons. Les dames étaient Mmes de Boufflers et de Mailly, sept dames du palais de la Reine, et deux dames d’honneur de la princesse. C’était toute une partie de la cour qui se déplaçait, et celle qui demeurait vint lui souhaiter bon voyage à l’hôtel de Condé et assister au curieux spectacle du départ. Le cortège comptait dix carrosses du Roi attelés de huit chevaux, et une douzaine de carrosses particuliers à six chevaux, chacune des dames ayant le sien ainsi qu’un fourgon à quatre chevaux pour son lit et ses bagages. Les équipages du Grand-Commun, qui partirent en même temps des écuries du Louvre, faisaient encore une cinquantaine de carrosses, berlines, corbillards, fourgons et chariots. On emportait la vaisselle d’argent royale, et tout ce qui devait être nécessaire pour la bouche et le service de la Reine. Les cochers, postillons, palefreniers et charretiers avaient été habillés à neuf. Ce défilé fut un amusement extraordinaire pour le peuple de Paris, ainsi que pour les provinces qu’il traversa. La sœur de M. le Duc fit d’ailleurs un voyage triomphal, accueillie et fêtée par les autorités locales et par les commandans militaires, et à peine moins haranguée que ne devait l’être la Reine au retour.

En arrivant à Saverne, au palais du cardinal de Rohan, fastueusement aménagé pour les réceptions, la princesse trouva Mme de Prie, qui la mit au courant de ce qui se passait à Strasbourg, et le roi Stanislas vint lui-même la visiter. Il avait abandonné l’hôtel d’Andlau et habitait, pendant les derniers jours, celui du Gouvernement, où sa petite cour polonaise s’était renforcée, pour une semaine, de dames, gentilshommes et pages devenus nécessaires aux circonstances. C’est au Gouvernement qu’il avait reçu, avec la reine, dans le plus majestueux cérémonial et toute la pompe de la royauté, les lettres de créance du duc d’Antin, puis la demande solennelle de la main de sa fille, présentée par les ambassadeurs du roi de France. Il avait eu aussi la visite du duc d’Orléans, qui était venu rendre ses premiers hommages à sa souveraine ; le prince n’avait fait que traverser Strasbourg et était allé attendre le jour du mariage à Rastadt, chez la princesse-douairière de Bade, sa belle-mère.

Il y avait un grand mouvement en Alsace et dans le pays rhénan pour les fêtes annoncées. Beaucoup de princes et seigneurs allemands, et parmi eux le duc et le prince héréditaire de Wurtemberg, arrivaient pour la cérémonie ; toute la noblesse alsacienne, mieux disposée en faveur du mariage que celle de Paris et de la cour, avait retenu ses logemens. Mlle de Clermont devait habiter hors de la ville, chez la grande amie des Leczinski et du maréchal du Bourg, la comtesse d’Andlau. Elle y fut reçue le soir du 14 août, à l’heure même où la cérémonie des fiançailles était célébrée au gouvernement par le cardinal-évêque. Toute la ville était en fêtes, et ce n’étaient que bals, festins, illuminations, salves d’artillerie et fontaines de vin coulant sur les places.

Les Strasbourgeois se souvinrent longtemps de ce 15 août 1725, où les rues pavoisées et enguirlandées virent le brillant mouvement des troupes autour des carrosses royaux, et personne n’oublia l’aimable jeune reine pour qui se déployèrent toutes ces joies. La majestueuse cathédrale fut remplie dès avant onze heures par la cour, les princes allemands et leur suite, la noblesse et les familles notables de la ville ; entre les tribunes dressées de chaque côté de la nef, les gardes du corps et les Cent-Suisses formaient la haie comme à Versailles. A midi, le cardinal de Rohan, les chanoines-comtes de Strasbourg et tout le clergé séculier et régulier de la ville reçurent la Reine sous le porche, et la conduisirent au chœur, toutes cloches sonnantes, au bruit des tambours, timbales et trompettes des gardes du corps. Précédée du grand maître des cérémonies du Roi, des ambassadeurs extraordinaires et de Mgr le duc d’Orléans, tenant la place de Louis XV, Marie traversa l’église, donnant la main au roi son père. Stanislas portait le cordon et la croix du Saint-Esprit, qu’il venait de recevoir du roi de France. Marie était vêtue de brocart d’argent garni de dentelles d’argent et semé de roses et de fleurs artificielles. La marquise de Linage portait la queue de sa robe, et la marquise de Rose, celle de la reine de Pologne. L’estrade où la princesse s’agenouilla d’abord entre ses parens était couverte de velours cramoisi semé de fleurs de lis d’or, et au-dessus pendait un grand dais de semblable velours descendant des voûtes.

Le roi et la reine de Pologne menèrent leur fille à l’autel ; le duc d’Orléans se mit auprès d’elle et le cardinal prononça, avant de bénir le mariage, un discours qui justifiait, en cette grande journée, les vues inattendues de la Providence : « Vous êtes, Madame, d’une maison illustre par son ancienneté, par ses alliances et par les exploits éclatans, que les grands hommes qu’elle a donnés à la Pologne ont successivement remplis avec tant de gloire. Vous êtes fille d’un prince qui, dans les différens événemens d’une vie agitée, a toujours réuni en lui l’honnête homme, le héros et le chrétien… On voit en votre personne, Madame, tout ce qu’une naissance heureuse et une éducation admirable, soutenue par des exemples également forts et touchans, ont pu former de plus accompli… Armée de toutes ces vertus, à quelle couronne n’auriez-vous pas eu le droit d’aspirer, sans l’usage qui assujettit, en quelque façon, les rois à ne prendre qu’autour du trône les princesses qu’ils veulent faire régner avec eux ? Celui qui donne les empires met le sceptre de Pologne entre les mains du prince de qui vous tenez la vie et, par-là, en décorant le père, il conduit insensiblement la fille aux hautes destinées qu’il lui prépare. Mais, ô mon Dieu, que vos desseins sont impénétrables, et que les voies dont vous vous servez pour faire réussir les conseils de votre sagesse sont au-dessus de la prudence humaine ! A peine ce prince est-il sur le trône, où le choix des grands et l’amour des peuples l’avaient placé, qu’il se voit forcé de le quitter. Il est abandonné, trahi, persécuté ; un coup fatal lui enlève un héros son ami et le principal fondement de ses espérances. Il cède au temps et aux circonstances, sans que son courage soit ébranlé ; il cherche un asile dans la patrie commune des rois infortunés. Il vient en France ; vous l’y suivez, Madame. Tout ce qui vous y voit, sensible à vos malheurs, admire votre vertu ; l’odeur s’en répand jusqu’au trône d’un jeune monarque qui, par l’éclat de sa couronne, par l’étendue de sa puissance, et plus encore par les charmes de sa personne, pouvait choisir entre toutes les princesses du monde, guidé par de sages conseils, il fixa son choix sur vous, et c’est ici que le doigt de Dieu se manifeste : il se sert du malheur même qui sépare le roi votre père de ses sujets et qui vous enlève à la Pologne, pour vous donner à la France et pour nous donner en vous une Reine qui sera la gloire d’un père et d’une mère dont elle fait la consolation et les délices. »

Cette éloquence ecclésiastique, où se montrait l’affection de l’évêque de Strasbourg pour ses amis, n’était pas uniquement tissée de banales formules : elle pouvait prêter à sourire aux gens de cour venus de Versailles ; mais elle répondait aux pensées de toute la partie de l’assemblée qui connaissait les malheurs et la grandeur d’âme de Stanislas, et qui avait suivi de près la dignité courageuse de sa vie. Quant à la famille royale de Pologne, elle voyait réellement de son désastre sortir le bonheur d’aujourd’hui, et elle remerciait Dieu avec des larmes, tandis que les cérémonies de la messe de mariage se déroulaient et que les symphonies, alternant avec les chants liturgiques, élevaient les cœurs vers le Maître qui savait dès ce monde récompenser la vertu.

La reine de France fut ramenée au Gouvernement, escortée des gardes du corps et des Cent-Suisses, qui lui devaient maintenant leur service. Mlle de Clermont l’attendait dans son appartement et lui présenta ses dames, puis M. de Nangis, son chevalier d’honneur, M. de Tessé, son premier écuyer, et toute la partie de sa maison qui était du voyage. Elle reçut les visites des princes allemands et du chapitre et dîna au grand couvert avec ses parens, tandis que les canons de la ville et de la citadelle tiraient sans interruption ; enfin, elle put aller se reposer, pendant qu’on servait à dîner à Mlle de Clermont et aux dames demeurées dans leur grand habit.

L’après-midi, la Reine ayant désiré entendre, en ce jour de fête de l’Eglise, les vêpres de la sainte Vierge, ce fut l’occasion pour les officiers de sa maison de commencer à exercer les fonctions de leur charge. Sa Majesté alla à la cathédrale dans son carrosse, avec Mlle de Clermont et ses quatre premières dames, suivi de toute son escorte. MM. de Nangis et de Tessé l’accompagnèrent au chœur ; derrière son fauteuil, se tint le duc de Noailles, comme capitaine des gardes ; les dames du palais entourèrent le prie-Dieu, aux côtés duquel prirent leur poste les officiers des gardes et les gardes de la manche qui, ainsi que leur nom l’indiquait, ne devaient point quitter la personne royale. Toute l’étiquette de Versailles prenait déjà possession de la princesse polonaise et lui marquait sa place hors du reste de l’humanité. Quand la Reine suivit la procession, entre M. de Nangis et M. de Tessé, le manteau soutenu par le duc de Noailles, le roi Stanislas marchait derrière elle, donnant la main à Mlle de Clermont, et contemplait à distance les honneurs dont on revêtait sa fille, naguère encore assise avec tant de simplicité au foyer familial. Pour elle, au milieu de ces pompes nouvelles et peu désirées, elle se réfugiait visiblement dans l’humilité intérieure ; elle s’absorbait dans une prière si fervente, qu’on dut l’avertir plusieurs fois, au cours des vêpres, de ne point demeurer tout le temps agenouillée.

Les harangues occupèrent une heure ou deux de la soirée. Puis on passa sur la terrasse du Gouvernement pour voir le feu d’artifice tiré sur l’Ill, où apparurent unies les armes de France et de Pologne. Le coup d’œil le plus beau fut celui de la flèche de la cathédrale illuminée ; elle montait dans le ciel comme une pyramide de feu et on y tira une partie des fusées. Les chiffres lumineux des époux étaient suspendus dans les rues, parmi les arcs de feuillage ; on dansait aux cris de : « Vive le Roi et la Reine ! » et l’on faisait des feux de joie devant toutes les portes. Les mêmes réjouissances continuèrent le lendemain ; Mlle de Clermont et quelques dames eurent l’idée de monter sur la plate-forme du clocher et admirèrent l’immense panorama de la plaine du Rhin. Quant à Marie, elle donna à ses parens et à leurs amis préférés toutes les heures de cette dernière journée.


V

La séparation eut lieu le 17 août, à dix heures du matin. La jeune reine fit ses adieux sur le marchepied de son carrosse, et tout le monde y fut en larmes. Mais, quatre lieues plus loin, au village où l’on dîna, Stanislas vint rejoindre sa fille et, le soir, partagea avec elle, au palais épiscopal de Saverne, l’hospitalité somptueuse du cardinal de Rohan. Ils passèrent encore ensemble la matinée du lendemain, retardant le plus possible le moment de se quitter et de finir pour jamais leur vie commune. La cour et les curieux respectèrent cette intimité, même pendant leur dîner, et se portèrent aux tables plus joyeuses de Mlle de Clermont ou du duc d’Orléans. Après dîner, la Reine se remit en carrosse avec ses dames ; le cortège se reforma, salué par l’artillerie à la sortie de la ville, et se mit à gravir la montagne de Saverne. Au point le plus élevé de la route, Stanislas parut à cheval, avec ses gentilshommes, et chevaucha quelque temps à la portière royale. La Reine comptait qu’il l’accompagnerait jusqu’à Sarrebourg, où l’on devait coucher ; mais elle apprit, un peu plus loin, que le roi avait tourné bride sans rien dire, afin d’éviter les dernières émotions, et qu’il était déjà trop loin sur la route de Strasbourg pour qu’elle put songer à le rappeler.

Il fallut, pour distraire son chagrin, toute la variété des spectacles que ces premiers jours de voyage lui présentèrent. Elle vit l’entrée dans les places fortes, au bruit du canon, avec les clefs des portes présentées sur des bassins fleuris ; les rues des petites villes transformées en portiques de verdure ; les bons bourgeois sous les armes l’acclamant au passage ; la parade des régimens des garnisons, à la tête desquels le duc d’Orléans allait se mettre pour saluer Sa Majesté de l’épée ; les exercices militaires qu’exécutaient dans les champs les housards de M. de Berchény. Ce furent enfin, chaque journée, les naïves imaginations des paysans d’Alsace et de Lorraine, qui plantaient des branches vertes le long de la route pendant des lieues, ou qui venaient, bannière en tête et chantant des cantiques, réciter des prières pour la Reine et s’agenouiller devant elle.

Le seul spectacle de son cortège pouvait être un amusement pour la jeune femme, aux tournans des routes montagneuses. Une sorte d’avant-garde était formée par les carrosses et les fourgons du duc d’Orléans, qui allait en tête avec le duc d’Antin, afin de recevoir Sa Majesté partout où elle devait s’arrêter. En avant du carrosse royal roulaient ceux de la Faculté et du duc de Noailles, suivis des pages du roi à cheval. Aux portières de la Reine étaient les quatre exempts des gardes et, derrière, la chevauchée brillante des uniformes bleus galonnés d’argent. Venaient ensuite les carrosses de la cour et du service, et l’interminable file des chariots et des équipages. L’énorme cortège occupait plus d’une lieue de route. La marche en était retardée par sa longueur même et aussi par le mauvais temps qui durait sans interruption depuis près de trois mois et avait défoncé tous les chemins. Le désastre des récoltes et la misère qui en résultait pour le paysan assombrissaient le voyage de Marie, car elle n’était point assez légère pour n’y pas arrêter sa pensée ; mais les braves gens qui l’allaient voir passer, et qui partout recevaient d’elle de larges aumônes, la saluaient comme une fée bienfaisante et ne doutaient pas que la venue de la reine de France ne marquât la fin de leurs maux.

L’arrivée à Metz, qui devait avoir lieu de jour, ne put se faire qu’aux flambeaux, mais elle ne manqua pas de beauté. Il y avait plus de dix mille étrangers. La Reine fit une entrée solennelle à huit heures du soir, escortée du beau régiment d’Orléans-Cavalerie, dont le duc d’Orléans était colonel. La pluie avait cessé pour quelques heures ; les rues étaient illuminées et tendues de tapisseries, et les troupes rangées présentaient les armes, la baïonnette au fusil. Le son des cloches et les fanfares des trompettes se mêlaient aux décharges de l’artillerie. Une foule immense et joyeuse acclamait la Reine, qui se rendit tout d’abord à la cathédrale, entendre un Te Deum, et vint souper et dormir à l’hôtel du Gouvernement. Elle passa à Metz, deux journées pleines ; on n’avait pu accorder moins à une cité aussi importante et aussi attachée à la couronne, et qui avait fait tant de préparatifs de réjouissance. Marie prit plaisir au feu d’artifice tiré sur la place d’armes, devant la citadelle illuminée, et à l’éclairage du clocher qui lui rappela celui de Strasbourg. L’évêque de Metz lui offrit une brillante collation de fruits dans les beaux jardins de Frascati. Il lui fallut réserver une partie de son temps à donner audience et à ouïr des harangues. Elle reçut d’abord le parlement de Metz, puis chacune des juridictions de la ville ; enfin les chanoinesses de Remiremont firent devant elle leurs révérences en manteaux d’hermine.

La riche communauté juive eut le même honneur que les chanoinesses, et le discours du rabbin fut particulièrement intéressant. On y comparait le voyage de Sa Majesté à celui de la reine de Saba, et on louait en elle les grâces d’Esther et la magnanimité de Judith. Les juifs offrirent ensuite trois coupes d’or, gravées de sujets de l’Ancien Testament, que la Reine envoya aussitôt à l’évêque pour en distribuer le prix aux pauvres. Puis ils demandèrent la faveur de passer en cavalcade sous ses fenêtres, et ce fut un des plus curieux spectacles que ce défilé de cent cinquante cavaliers vêtus de velours noir aux vestes glacées d’or et d’argent, dont les deux premiers avaient été habillés en femme, pour faire voir à la Reine les anciennes coiffures de leur nation. Une de leurs bannières portait les tables de la Loi écrites en hébreu ; une autre, des prières pour le Roi et la Reine en vers français, et sur un char étaient des musiciens qui firent de bonne musique. Les juifs eurent encore le privilège de divertir la Reine au dîner qui précéda son départ, par un concert d’instrumentistes venus d’Allemagne. Tout le monde trouva leur concert de fort bon goût : Mlle de Clermont, qui avait eu la curiosité d’aller voir la célébration d’un mariage à leur synagogue, les félicita au nom de sa maîtresse et les fit récompenser.

Le même enthousiasme continua le reste de la route, montrant à l’auguste voyageuse la loyale affection du peuple pour le Roi et l’ardeur des vœux universels pour son bonheur. Les étapes, au départ de Metz, furent à Malatour, Verdun, Clermont, Sainte-Menehould. A celle de Châlons, où les rimeurs clercs et laïques rivalisèrent de cantates, odes, églogues et devises, les députés de la ville de Reims surent aussi se faire remarquer, en apportant d’énormes corbeilles remplies de vins de Champagne et des boîtes de satin brodées et peintes contenant des confitures sèches du pays. Ce que Marie reçut avec le plus de plaisir fut le portrait du Roi enrichi de diamans, que lui remit le duc de Mortemart, premier gentilhomme de la Chambre, venu au-devant d’elle pour la complimenter au nom de son époux. Le soir du départ de Châlons, un orage d’une violence extraordinaire, qui éclata à l’arrivée à Vertus, rendit fort malaisée la recherche des logemens et empêcha les habitans de voir la Reine. La pluie, le tonnerre et les éclairs durèrent toute la nuit. Le lendemain, elle fut coucher à grand’peine à Sézanne, puis à Villenauxe, où elle fit au marquis de Saint-Chamant, lieutenant des gardes, l’honneur de descendre chez lui, ensuite à Provins, où Sa Majesté logea au couvent des religieuses bénédictines et s’amusa à les émerveiller, en leur montrant le portrait du Roi.

A mesure qu’on avançait, l’état des chemins rendait le trajet plus difficile. Assez souvent un fourgon s’embourbait ou se renversait et retardait tout le passage. On était obligé de prendre par les champs, et les accidens recommençaient de plus belle. Un jour, le carrosse de la Faculté y brisa un essieu et y demeura jusqu’au soir ; une autre fois, celui du duc d’Antin s’étant enlizé dans le gazon d’une prairie et le duc et sa compagnie ayant voulu en sortir, chacun s’enfonça dans la boue jusqu’au genou. Au soir de l’avant-dernière journée du voyage, qui était la dix-septième, la pluie devint torrentielle, tous les carrosses s’embourbèrent à la fois, sans qu’on pût songer à les retirer avant le lendemain. On alla prévenir M. le Duc, qui se trouvait à Montereau et qui envoya aussitôt des chaises de poste, des flambeaux et des lanternes, avec des vivres en cas de besoin. La Reine fut portée dans la berline de Mlle de Clermont, qui était plus légère que les carrosses, et put parvenir à Montereau à onze heures du soir. Malgré le désordre de cette arrivée, M. le Duc, les secrétaires d’Etat et les seigneurs qui attendaient la Reine lui furent présentés séance tenante. Toute la nuit, par ce temps affreux, on vit arriver, les unes après les autres, les dames crottées et mouillées, qui avaient usé des ressources les plus burlesques : des duchesses avaient fait décharger le fourgon de la vaisselle d’argent et y étaient montées avec leur habit de cour, ayant pour coussins des bottes de paille. L’aventure était piquante ; la Reine dit avec gaieté qu’elle en commanderait le tableau à un peintre, et ce fut Lancret qu’on lui fit choisir.

Le matin du 4 septembre, qui devait être le jour de l’entrevue de Leurs Majestés, la Reine s’étant levée à dix heures, une présentation unique eut lieu, celle de M. l’ancien évoque de Fréjus. On avait tant parlé à Marie de l’influence que ce personnage avait sur le Roi qu’elle dut l’accueillir avec une curiosité un peu inquiète. Les récits nous disent qu’elle traita « d’une manière digne de son mérite le sage et vertueux prélat, » et qu’il se rendit aussitôt à l’église collégiale pour y recevoir Sa Majesté et y exercer pour la première fois la fonction de sa charge de grand aumônier. Marie écouta cette messe avec une dévotion particulière, en pensant que, le jour même, ses désirs allaient être comblés et qu’elle verrait l’époux destiné.


VI

La rencontre devait avoir lieu vers quatre heures. Marie avait quitté Montereau après dîner, dans son habit de noces de Strasbourg. Une demi-lieue après le départ, un cavalier vint avertir que le carrosse du Roi attendait sur la hauteur de Froidefontaine. Les équipages de la cour raccompagnaient avec des détachemens de la maison du Roi, et tout le populaire du pays, à quinze lieues à la ronde, était massé sur les bords de la route. Le temps était doux et tiède ; la pluie avait cessé, et un arc-en-ciel d’un excellent présage venait de paraître sur l’horizon. Des bandes de violons jouaient des airs d’allégresse, et le peuple, de plus en plus nombreux à mesure que montait le carrosse de la Reine, l’applaudissait et mêlait son nom à celui de Louis XV.

Quand on s’arrête, Marie se hâte de descendre et, suivant le cérémonial, elle va se mettre aux genoux du beau prince, qui s’approche entouré de dames en grand habit. Mais il lui laisse à peine le temps de toucher le tapis qu’on a jeté devant elle ; il la relève et l’embrasse à plusieurs reprises. Tous les yeux la regardent en ce moment : elle paraît agréable de sa personne et point si laide que quelques-uns l’ont dit. Cependant les timbales et les trompettes se sont mêlées aux acclamations de la foule. Le Roi présente l’une après l’autre les princesses du sang, que la Reine embrasse, et il lui parle quelques instans de la joie qu’il a de voir fini ce long voyage. Cette joie n’est nullement feinte, et chacun remarque qu’il n’a jamais montré autant de vivacité qu’en ce moment. Sur ce visage juvénile, aux traits réguliers et rarement émus, c’est un sentiment nouveau qui semble se peindre. Et, tandis que Marie admire la prestance et la grâce de son jeune époux, tout le monde applaudit, en ces minutes d’un spectacle unique, l’heureuse promesse de cette émotion.

Le Roi aide la Reine à remonter dans son carrosse, et s’y place auprès d’elle, avec la jeune duchesse d’Orléans, la duchesse douairière de Bourbon, mère de M. le Duc, la princesse de Conti et Mlle de Charolais. Tous les autres carrosses se remplissent et s’ébranlent ; les mousquetaires et chevau-Iégers ouvrent la marche, les gardes du corps et gendarmes la ferment. Le long du trajet, la compagnie du vol du cabinet donne à Leurs Majestés le plaisir de regarder la chasse au vol, spectacle commode pour fournir un sujet de conversation. Au reste, le Roi est fort aimable et d’une gaieté qu’on ne lui a jamais vue. On arrive sur les sept heures à Moret, dont le château, qui est aux Rohan, abritera pour la nuit la Reine et sa maison. Les princes et tous les hommes de la cour s’y trouvent et y sont présentés par le Roi. Il reste lui-même une heure encore, avant de repartir pour Fontainebleau avec les princes. Aussitôt, Mlle de Clermont présente les dames du palais qui n’ont pas été du voyage ; puis M. le Duc a son audience particulière, et la Reine soupe à son grand couvert, au son des hautbois, avant la courte nuit qui la sépare de son bonheur.

Elle arrive à neuf heures et demie, le matin du mercredi 5 septembre, dans l’appartement royal de Fontainebleau, où l’empressement du Roi lui rend visite avant sa toilette de mariage. A partir de ce moment, la reine Marie sent bien qu’elle ne s’appartient plus ; entourée de figures nouvelles, transportée dans un palais plus somptueux qu’aucun de ceux qu’elle a pu voir, elle est devenue un personnage de représentation et un objet d’hommages. On est trois heures à l’accommoder. A sa toilette assistent, suivant leur rang d’étiquette, les princes, les princesses, les dames titrées. M. le Duc y vient, suivi du garde du trésor royal, qui met sur la toilette deux bourses de pièces d’or, puis le duc de Mortemart, avec l’intendant de l’argenterie et des Menus-Plaisirs, offre de la part du Roi la couronne de diamans, fermée par une double fleur de lis, qui doit surmonter l’édifice de ses cheveux. Après la coiffure, Marie revêt sa jupe de velours violet, bordée d’hermine et semée de fleurs de lis d’or, le devant couvert de pierreries, ainsi que le corps de jupe, dont les manches sont agrafées de diamans. Après que le manteau royal est placé sur ses épaules, du même velours violet fleurdelisé d’or, bordé et doublé d’hermine, elle se rend au cabinet du Roi, où le cortège de l’époux l’attend. Il est lui-même en habit de brocart d’or, en manteau de point d’Espagne d’or, et un énorme diamant relève un côté de son chapeau à plumes blanches.

On se met en marche pour la chapelle, par la galerie de François Ier, à travers la double haie des gardes du corps. La musique de la Chambre va devant, avec ses trompettes, fifres et tambours, puis défilent les hallebardes des Cent-Suisses, enfin le cortège royal, précédé des hérauts d’armes et des grands maîtres des cérémonies. Les chevaliers du Saint-Esprit suivent deux à deux, les grands officiers de l’ordre en tête, et, à la suite, le comte de Charolais, le comte de Clermont et le prince de Conti, en habit de l’ordre et marchant seuls. Les masses des deux huissiers de la Chambre et l’épée du marquis de Courtenvaux, capitaine des Cent-Suisses, annoncent le Roi. Il a pour lui donner la main le prince Charles de Lorraine, grand écuyer, et le commandeur de Beringhein, premier écuyer ; derrière Sa Majesté est le duc de Villeroy, capitaine des gardes, entre le premier gentilhomme, duc de Mortemart, et le grand maître de la garde-robe, duc de la Rochefoucauld. Aux côtés du Roi, se tiennent les officiers des gardes et les six gardes écossais, avec la cotte d’armes brodée et la pertuisane. La Reine est menée par le duc d’Orléans et le duc de Bourbon, ayant auprès d’elle le marquis de Nangis, son chevalier d’honneur, et le comte de Tessé, son premier écuyer ; le duc de Noailles, capitaine de la première compagnie des gardes du corps, soutient la queue du manteau, qui est portée en triangle par trois princesses du sang, Mme la duchesse de Bourbon, la princesse de Conti et Mlle de Charolais. Chacune a deux seigneurs pour l’accompagner, l’un lui donnant la main, l’autre portant sa mante. La duchesse d’Orléans suit la Reine, puis Mlle de Clermont, qui est Condé, et Mlle de la Roche-sur-Yon, qui est Conti, chaque princesse étant accompagnée pour la main et pour la mante ; enfin, toutes les dames de la Reine et les dames d’honneur des princesses du sang.

La chapelle de Fontainebleau a été aménagée pour recevoir beaucoup de monde et la richesse de la décoration paraît plus somptueuse dans ce cadre un peu étroit. Toutes les parties hautes sont tendues de velours bleu brodé d’or aux armes de France ; en bas, les bancs et les estrades sont recouverts de velours violet à fleurs de lis, et le chœur entier, de tapis de Perse. Un amphithéâtre pour la musique remplit la tribune royale ; les premiers rangs y sont occupés par les dames les plus brillantes, ainsi que des balcons construits tout autour de la chapelle jusqu’à l’autel, et d’où la vue plonge sur les espaces réservé aux secrétaires d’Etat et aux princes étrangers, qui s’y trouvent déjà placés, aux chevaliers du Saint-Esprit, et à la Cour.

Le cortège approche, musique en tête, et entre dans la chapelle. Les hérauts d’armes s’avancent pour rester debout au bas des marches de l’autel ; les chevaliers de l’Ordre entrent dans leurs bancs, et Leurs Majestés vont s’agenouiller sur la haute estrade, au-dessous du dais suspendu, tandis que les princes et princesses sont menés à leurs sièges plians et à leurs carreaux. MM. de Villeroy, de Mortemart et de La Rochefoucauld prennent place derrière le fauteuil du Roi ; MM. de Noailles, de Nangis et de Tessé, derrière celui de la Reine. Les aumôniers sont rangés de chaque côté, entre le prie-Dieu royal et l’autel. Alors sort de la sacristie le cardinal de Rohan, pontificalement vêtu, avec les évêques de Soissons et de Viviers, qui lui serviront de diacre et de sous-diacre. Le salut du marquis de Dreux avertit Leurs Majestés de s’approcher de l’autel. Tous les princes descendent avec eux de l’estrade, et le cardinal prononce son discours.

La reine Marie remplit pour la seconde fois ce cérémonial du mariage ; mais c’est aujourd’hui avec toute l’émotion de la réelle présence de celui qu’elle aime déjà. Les paroles qu’elle entend ont un ton bien différent de colles de Strasbourg. Le grand aumônier de France passe sous silence les souvenirs de Stanislas ; il évoque surtout la grandeur du trône de Louis XIV et les devoirs qui y sont attachés, appelant la paix sur le nouveau règne après tant de triomphes militaires.

Il donne au couple royal les louanges d’usage, annonçant à la jeune reine le bonheur que lui promet un tel assemblage de grâces et de gloire chez son auguste époux, et disant au Roi qu’il doit trouver le sien dans un attachement inviolable et tendre à l’épouse, formée selon le cœur de Dieu et faite pour réunir et fixer ses inclinations. Ce sont les ordinaires espérances de l’Eglise, que la vie ne se charge pas toujours de confirmer ; mais qui songerait à d’autres pensées en un tel jour ? Voici, d’ailleurs, pour la réjouissance des yeux, après la cérémonie de la bénédiction nuptiale, celles de la bague, des treize pièces d’or des épousailles, de l’eau bénite offerte, plus tard le livre des Evangiles apporté à baiser, enfin le cierge à poignée de satin blanc fleurdelisé, que chargent vingt louis d’or et que tient le roi d’armes à genoux auprès de l’autel ; le marquis de Dreux offre ce cierge au duc d’Orléans, qui le présente au Roi, et le Roi l’offre au cardinal, après avoir baisé sa bague. Le même rite est observé pour un cierge semblable que la duchesse d’Orléans présente à la Reine. C’est un symbole de la soumission des époux à l’Eglise, et le grand poêle de brocart d’argent qu’étendent au-dessus de leur tête l’évêque de Metz, et l’ancien évêque de Fréjus, pendant les oraisons d’usage, est un symbole d’un autre genre, celui de l’union à jamais fidèle sous la bénédiction du même toit. La longue cérémonie a fatigué la Reine, qui s’est évanouie un petit instant ; elle est terminée maintenant ; il ne reste plus qu’à signer le registre des mariages apporté par le curé de Fontainebleau, et, pendant que les hérauts d’armes distribuent aux assistans les médailles frappées pour le mariage, le Te Deum, entonné par le grand aumônier, est chanté par la chapelle de musique ; on récite l’Oraison pour le Roi, et le cortège, dans le même ordre que pour l’arrivée, retourne aux appartemens royaux.

Lorsqu’elle a déposé le manteau royal et ce lourd habit de cérémonie, la Reine dîne au grand couvert avec le Roi, toutes les princesses du sang assises à sa table. Puis elle ouvre le coffre de velours cramoisi brodé d’or, qui contient les présens d’usage dont elle peut disposer, toutes les bagatelles magnifiques qu’on appelle sa corbeille. Elle fait une première distribution sur-le-champ aux princesses et aux dames du palais. C’est pour elle un plaisir tout nouveau que de donner ainsi, et celui qu’elle doit sentir le plus vivement : « Voilà, dit-elle, la première fois de ma vie que j’ai pu faire des présens. » Et, le lendemain, elle sera plus contente encore, puisqu’elle fera part à tous ses serviteurs, même aux plus modestes, de tout ce trésor de bijoux et de ciselures d’or, qui iront conserver dans les familles le souvenir du mariage et de la grâce affectueuse de la Reine.

Cette fatigante journée se termine par un spectacle, où les comédiens français jouent du Molière, un souper avec les princesses et un feu d’artifice médiocrement tiré au bout du parterre du Tibre. L’illumination du parterre, qui aurait dû être fort belle, se trouve manquée, un fort vent éteignant les lampions à mesure qu’on les allume. L’impatience du jeune roi, qu’il dissimule à peine, appelle une intimité dont le sépare encore une assez longue étiquette. Il doit aller se mettre un moment dans son lit, pour le cérémonial obligatoire du coucher, puis être mené dans celui de la Reine par M. le Duc, M. de Mortemart, M. de La Rochefoucauld, et le maréchal de Villars, qui a les mêmes entrées que le premier gentilhomme et le grand maître de la garde-robe. Ces personnages reviennent à dix heures, le lendemain, présenter leur compliment à la Reine encore couchée : « Les complimens ont été modestes, raconte Villars ; ils montraient l’un et l’autre une vraie satisfaction de nouveaux mariés. » Et M. le Duc, écrivant à Stanislas quelques heures plus tard, ajoute que le Roi lui a exprimé, « en s’étendant infiniment, la satisfaction qu’il avait eue de la Reine ; » le ministre ajoute même des détails circonstanciés et surabondans destinés à rassurer pleinement le roi de Pologne sur la destinée conjugale de sa fille.


VII

Tous les jours suivans, Fontainebleau est en fête. A l’animation ordinaire qu’y mettent les séjours de la cour s’ajoutent les allées et venues des étrangers, invités aux cérémonies ou attirés par le désir de voir la Reine. Le jeune Voltaire, qui loge chez sa grande protectrice, Mme de Prie, et qui est à la meilleure loge pour bien voir, écrit à une autre de ses amies : « C’est ici un bruit, un fracas, une presse, un tumulte épouvantable. Je me garderai bien, dans les premiers jours de confusion, de me faire présenter à la Reine ; j’attendrai que la foule soit écoulée et que Sa Majesté soit revenue de l’étourdissement que tout ce sabbat doit lui causer. » Voltaire trouve que les choses se passent assez bien ; il ne blâme que le programme de la comédie le soir du mariage, Amphitryon et le Médecin malgré lui, « ce qui, dit-il, ne parut pas trop convenable. » Il est vrai que M. de Mortemart a refusé de faire jouer ce soir-là même le petit divertissement que Voltaire avait préparé. Le premier gentilhomme chargé d’organiser les spectacles a craint sans doute de faire des jaloux parmi les rimeurs qui se sont tous mis à célébrer la Reine. « Je crois, écrit le nôtre, que tous les poètes du monde se sont donné rendez-vous à Fontainebleau. La Reine est tous les jours assassinée d’odes pindaresques, de sonnets, d’épîtres et d’épithalames. Je m’imagine qu’elle a pris les poètes pour les fous de la cour. » Mais, peu de jours après, Voltaire est content : on a joué ses pièces ; il a été présenté par Mme de Prie ; Sa Majesté, qui a décidément du goût, lui a parlé de la Henriade, comme si ce poème en manuscrit l’intéressait fort. Il écrit sa joie à tous ses amis : « J’ai été très bien reçu par la Reine. Elle a pleuré à Mariamne, elle a ri à l’Indiscret ; elle me parle souvent ; elle m’appelle mon pauvre Voltaire. » Il se voit déjà poète royal et gratifié comme tel ; sa verve s’enflamme ; il a beau avoir de l’esprit, il n’imagine point que c’est Adrienne Lecouvreur et non Mariamne, qui a fait pleurer la Reine, et il lui dédie sa tragédie, en attendant mieux. Voici quelques vers de cette épître, mieux coulans en somme que ce flot monotone épanché six mois durant dans le Mercure par les faméliques du Parnasse et les rhétoriciens des collèges de jésuites :

… La fortune souvent fait les maîtres du monde ;
Mais, dans votre maison, la vertu fait les rois.
Du trône redouté que vous rendez aimable
Jetez sur cet écrit un coup d’œil favorable ;
Daignez m’encourager d’un seul de vos regards ;
Et songez que Pallas, cette auguste déesse
Dont vous avez le port, la bonté, la sagesse,
Est la divinité qui préside aux beaux-arts


Voltaire est trop avisé pour aller, comme tant d’autres, jusqu’à la flagornerie de la beauté : Pallas le dispense de Vénus. En revanche, il exalte, ainsi qu’il convient, la gloire du roi Stanislas, oubliant que la veille encore il se moquait avec les autres de « la demoiselle Leczinski. » Les dispositions de l’opinion ont du reste assez promptement changé ; la bonne grâce de Marie a désarmé les préventions de cour ; la consommation du mariage et l’empressement si apparent du Roi viennent d’entourer sa jeune tête d’un prestige de fidélité et de respect. Quant au peuple, qui n’entend rien à la politique, il voit seulement qu’on a amené une bonne femme à son cher petit roi ; aux fêtes qui se font dans toute la France, son plaisir est franchement joyeux. Dans la capitale, il y a eu des Te Deum à toutes les églises, et le feu d’artifice d’usage sur la place de Grève. Les réjouissances populaires durent trois jours. Les Parisiens, dans tous les quartiers, allument des feux de joie devant leurs portes et, comptant qu’il n’y aura plus ni guerre, ni méchans impôts, ni mauvaises récoltes, ils dansent et chantent des nuits entières le long des rues illuminées en l’honneur de la reine Marie.

Le séjour de Fontainebleau initie la princesse polonaise aux splendeurs de la cour de France. Dès le lendemain du mariage, a lieu une cavalcade à laquelle on a voulu donner l’éclat d’un somptueux spectacle. Le Roi est allé d’abord le long du canal, suivi de tous les hommes de la cour, dans le plus pompeux équipage ; ni les habits des cavaliers, ni les harnais des chevaux n’ont paru les jours précédens. Il en est de même des toilettes des dames, qui remplissent les carrosses de la cour. Dès qu’arrive la calèche de la Reine, le Roi met son chapeau sous le bras et l’accompagne à la portière pendant toute la promenade. Des bateaux dorés, chargés de musique, suivent Leurs Majestés à force de rames, les airs d’opéra alternant avec les fanfares. Après deux tours de canal, qui ont permis le brillant déploiement de la cavalcade, on va regarder, autour d’un des bassins du parc, la pêche aux cormorans ; le divertissement est de voir les oiseaux pécher le poisson à coups de bec et le jeter d’un mouvement brusque hors de l’eau. On montre à la Reine les grandes chasses dans la forêt, qui sont le plaisir favori de son époux. Elle voit dans le même jour forcer trois cerfs par les trois équipages différens, celui du Roi, celui de Chantilly, qui est à M. le Duc, et celui du prince de Conti ; et les échos de Franchart retentissent de la « Fanfare de la Reine, » composée en son honneur par M. de Dampierre, gentilhomme des chasses. Presque tous les soirs, il y a spectacle, français ou italien ; très souvent, souper au grand couvert chez la Reine, avec concert d’instrumens et de voix.

D’autres journées sont consacrées aux audiences de félicitations. Toutes les députations paraissent le matin chez le Roi, vont dîner dans une salle du château, et viennent l’après-midi complimenter la Reine. Les députés de l’assemblée générale du Clergé sont reçus d’abord, suivant l’usage, puis ceux du Parlement, dont plus de cinquante membres arrivent en grand costume, ayant couché la veille à Melun pour la commodité du voyage. Ce sont ensuite la Chambre des comptes, la Cour des aides, le Grand Conseil ayant à sa tête le garde des sceaux, la Cour des monnaies, l’Université, enfin l’Académie française, qui a pris l’habitude de complimenter le Roi, dans les circonstances solennelles, au même titre que les grands corps de l’État. Le jour de l’audience du prévôt des marchands et des échevins de Paris, les dames de la Halle, qui sont la vraie députation de la ville, viennent aussi saluer joyeusement la Reine et se faire régaler aux dépens du Roi.

De toute la pompeuse éloquence qui défile devant elle, Marie ne saurait être bien profondément touchée ; les harangues écoutées le long du voyage lui ont prodigué le même encens que celui des cours souveraines, des ambassadeurs, des États de Languedoc ou d’Artois. Ce qui l’émeut le plus, ce sont les allusions faites à la gloire de son père et à l’honneur de sa famille. La harangue de l’Académie a rendu un hommage tout particulier à l’éducation qu’elle a reçue par les soins d’un prince aussi cultivé : « L’Académie, a dit l’évêque de Blois, instruite de l’étendue des connaissances de Votre Majesté, ne cherche point à se définir. Si elle vous présente ici ce que l’Eglise, l’État, les armes et la politique ont de plus grand, elle sait assez que son objet, son travail, son utilité n’ont pu échapper à une éducation telle que la vôtre. » Au milieu de toutes ces adulations, la fille de Stanislas n’oublie pas un instant la reconnaissance et la tendresse qui l’unissent à son père éloigné. Elle lui envoie ce charmant billet, plein d’une satisfaction naïve et de l’amour qui enivre son cœur : « Mon âme est en paix, je trouve ici un contentement dont je n’osais me flatter, même sur votre parole. Je n’ai de peine que celle de ne pas vous voir, mon chérissime papa, et, s’il plaît à Dieu, elle ne durera pas longtemps. On a déjà décidé dans le conseil le cérémonial de votre réception. Sur quelques difficultés que l’on faisait à ce sujet, le Roi a dit : « Ce que je ne lui dois pas comme roi, je le lui dois comme gendre. » Jugez, cher papa, combien ce propos m’a fait de plaisir ; et ce n’est pas le Roi qui me l’a rendu. On ne respire ici que pour mon bonheur. »

Cette réception de Stanislas est la grande joie de Marie dans les premières semaines de son mariage. Prié d’abord de se rendre directement de Strasbourg à la résidence qui lui est assignée en France et qui n’est autre que le noble domaine de Chambord, une attention délicate de M. le Duc change au dernier moment son itinéraire. Le Roi l’invite à s’arrêter au château de Bourron, à deux lieues seulement de Fontainebleau. Escorté sur toute sa route par la cavalerie française, traité partout en souverain, il arrive le 14 octobre à Bourron avec la reine Catherine. Le lendemain, Marie est dans leurs bras. Quand Stanislas est venu accueillir sa fille, au pied de l’escalier du château, il l’a vue dans sa gloire nouvelle, entourée de la plus brillante cour, et c’est elle-même qui lui a présenté les princes de la Maison de Bourbon. Pendant les trois journées du séjour, c’est un continuel va-et-vient de la cour entre Fontainebleau et Bourron ; tout le monde veut voir le roi et la reine de Pologne, « car, écrit Voltaire, nous ne connaissons plus ici le roi Auguste. » Stanislas est heureux de témoigner son affection à Louis XV, sa confiance à M. le Duc, et de retrouver avec sa fille les longues causeries qui faisaient le charme de leur vie de jadis. Il a vu de ses yeux la place qu’elle a prise auprès de son mari et combien de garanties entourent son bonheur : « Le grand Dieu soit loué, écrit-il au maréchal du Bourg ; l’amitié du Roi pour la Reine augmente notablement, et se réduit à une grande confiance qu’il a pour elle, On est toujours, Dieu merci, content de sa conduite. Il n’y a rien à désirer que le dauphin. »

Le dauphin devait venir, et la confiance demeurer. Mais cette tendresse du très jeune époux, si vivement manifestée en ces premiers temps, était peut-être autre chose que de l’amour.


PIERRE DE NOLHAC.

  1. Sources : les Mémoires : Villars, Marais, Barbier, Duclos, Saint-Simon, etc. ; la Correspondance de Voltaire, le Mercure de France et la Gazette ; le volume peu connu du chevalier Daudet, Journal historique du voyage de S. A. S. Mlle de Clermont depuis Paris jusqu’à Strasbourg, et du voyage de la Reine depuis Strasbourg jusqu’à Fontainebleau, Châlons. 1725 ; le livre de M. Paul de Raynal, Le mariage d’un Roi, Paris, 1887, qui a fort bien tiré parti des Archives des Affaires étrangères : celui de M. Albert Vandal sur Louis XV et Elisabeth de Russie. Paris, 1882 : celui de M. Pierre Boyé, Stanislas Leszczynski et le Traité de Vienne, Nancy, 1898, qui renouvelle la documentation sur Stanislas. M. Gauthier-Villars prépare un autre récit. A la bibliothèque de l’Arsenal, sont les papiers du maréchal du Bourg, où les détails inédits ne manquent point : aux Archives nationales, le carton des rois relatif au mariage et le registre des premiers gentilshommes de la Chambre.