Le Mariage de Valérien Kochanski (RDDM)

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Le Mariage de Valérien Kochanski (RDDM)
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 9 (p. 350-376).


LE MARIAGE


DE VALÉRIEN KOCHANSKI


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I.

C'était un vrai ménage polonais que la seigneurie de Baratine, avec ses bâtimens de ferme aux toits croulans, déjetés par la bourrasque, son petit château élevé d'un seul étage et dont les vitres cassées, retenues par des papiers de toutes couleurs, rendaient à chaque coup de vent une musique bizarre, sa cour infectée par une mare noire d'où les canards devaient sortir teints plutôt que lavés, ses étables mal tenues, ses chambres tapissées de toiles d'araignée, ses meubles poudreux, ses tentures flétries et son jardin, où les colimaçons se traînaient en paix sur la mauvaise herbe des allées, au milieu de dahlias et d'asters, d'orties et de plantain, familièrement confondus. Le pigeonnier logeait des moineaux, et les souris se livraient à des courses folles dans les divers appartemens qui leur étaient abandonnés. Cependant le propriétaire Valérien Kochanski, chaussé de bottes en maroquin jaune, vêtu d'une robe de chambre de velours vert en loques, le bonnet carré sur la tête, sa longue pipe turque à couvercle grillé entre ses dents blanches, savourait avec complaisance le café matinal, un journal ouvert auprès de lui, tandis que le vieux Basile s'évertuait à brosser l'habit de son maître, accroché à une statue de Flore en plâtre. Outre ces deux personnages, il y avait encore là un chien de chasse endormi sous le grand poêle.

M. Kochanski, l'unique et heureux propriétaire de Baratine, était un homme jeune encore, de belle taille et de figure aristocratique ; le dessin correct de ses lèvres était relevé plutôt que caché par une moustache toute sarmate, épaisse et noire comme sa chevelure, et ses yeux sombres avaient cette expression à la fois douce et hardie à laquelle les femmes ne résistent guère ; les nombreux portraits qui ornaient sa chambre en faisaient foi : on voyait dans cette galerie de nobles dames orgueilleusement parées, l'une d'elles portait même aux épaules l'hermine princière ; mais il y avait aussi une reine de théâtre sous les blanches draperies de Norma, une Juive en caftan, le front ceint d'un bandeau, et certaine paysanne polonaise avec la peau de mouton, de grosses perles de corail autour de son cou hâlé. Cette galerie racontait au spectateur l'histoire d'une joyeuse jeunesse, tout en attestant le caractère léger et la vaniteuse hâblerie d'un fat. À ces travers près, des travers nationaux pour ainsi dire, le seigneur de Baratine était aimable et bien accueilli partout malgré sa réputation de don Juan, car on s'accordait à lui reconnaître de l'esprit et un excellent cœur. Depuis des années, il était orphelin ; n'ayant ni frère, ni sœur, ni aucun autre parent, sa famille consistait en un vieux domestique et un vieux chien. Le premier de ces deux fidèles avait usurpé peu à peu la place du père et de la mère absents ; il tricotait des bas de laine pour son maître, veillait l'hiver à ce qu'il les portât, et, si Valérien prenait, en dépit de tant de précautions, un refroidissement à la chasse, c'était encore Basile qui forçait l'entêté à garder le lit, Basile qui préparait la tisane. Avant tout autre talent, le vieillard possédait celui de débiter des sermons, et son maître lui fournissait mainte occasion de l'exercer. Avait-il perdu quelque grosse somme au jeu, contracté de nouvelles dettes, s'était-il embarrassé d'un duel ou lancé dans une galante aventure, Basile ne manquait jamais de paraître à l'heure de sa toilette de nuit et de se poser au pied du lit avec des lamentations qui eussent éclipsé celles de Jérémie, d'Isaïe et de tous les petits prophètes ensemble.

À deux reprises, Basile avait demandé sans obtenir de réponse : — Eh bien ! où en sont les Russes ? — Il allait réitérer sa question lorsqu'on frappa tout à coup dehors d'une manière étrange, à la fois insolente et timide. — Entrez ! fit le maître. — La porte s'entrebâilla tout juste assez pour livrer passage à un Juif maigre et long qui se présentait de biais. Ses chausses rayées rentraient dans de hautes bottes, le bonnet rond particulier à ceux de sa race et qu'on appelle yarmourka couvrait son front bas encadré de deux boucles grasses ; son long caftan de laine noire l'enveloppait du reste de façon à ne montrer que son visage jaune au nez crochu et où brillaient deux petits yeux inquiets.

Il resta debout sur le seuil en exhalant un long soupir qui n'était pas achevé lorsque la porte cria de nouveau pour livrer passage à un second Juif ; celui-ci, remarquable par un nez en forme de pomme de terre, fut à son tour poussé par un troisième Israélite de mine très différente, âgé de vingt-quatre ans à peine, coquet, frisé, avec un châle rouge noué autour de sa lévite de soie garnie de martre, une barbe splendide, de beaux traits réguliers et ces yeux en amande qui donnent une langueur si pénétrante, presque féminine, aux physionomies orientales. Les nouveau-venus restèrent en soupirant, comme le premier, sur la porte, qui s'ouvrit derechef, toute grande cette fois, mais trop étroite encore pour l'embonpoint d'un individu rond et rouge comme une pomme, le caftan bridé sur un ventre rebondi, la nuque débordante sous de rares cheveux roux, les paupières et les joues bouffies à éclater. Ce dernier Juif ferma enfin la porte, se rangea auprès des autres, et tous, sans prononcer un mot, soupirèrent en chœur, les mains jointes.

M. Kochanski les laissa faire quelque temps, puis il posa son journal sur la table, ralluma sa pipe, et, enveloppant le groupe d'un regard indéfinissable, demanda : — Qu'est-ce que vous voulez ?

— Vous souhaiter le bonjour, s'écria l'efflanqué qu'on appelait le Cracovien.

— Que Dieu bénisse votre seigneurie, reprit le second Juif.

— Nous venons nous informer de sa santé, ajouta le jeune élégant.

— À quoi bon ces discours, coquins ? interrompit Basile, vous voulez tout bonnement de l'argent.

— Qui n'en voudrait ? murmura le bellâtre caressant sa pelisse.

— Monsieur Basile a sans doute mal dormi ? zézaya Sonnenglanz, l'usurier obèse.

— Enfin que voulez-vous ? répéta Yalérien.

— Ce que nous voulons ? Comment oserions-nous vouloir ? Non, nous demandons humblement…

— Quoi ? je n'ai pas d'argent.

Les Juifs soupirèrent plus profondénient que jamais.

— Si vous ne pouvez nous donner le capital…

— Le capital ?… — Et Valérien éclata de rire. — Disposer d'un capital quelconque, moi ?… Pour qui diable me prenez-vous ?

— Nous vous prenons, seigneur, pour un honnête homme, affirma la trogne en pomme de terre, aussi vrai que je m'appelle Abraham Smaragd.

— Je l'espère, répliqua Valérien.

— Si votre seigneurie daignait nous payer seulement les intérêts… insinua le plus jeune des usuriers.

— Les intérêts, mon cher Weinreb , ricana le vieux serviteur, vous recevrez plutôt le capital !

— Nous n'avons donc, hélas ! qu'à mourir de faim !

— Oui, de faim, continua Basile toujours railleur en soulevant le pan de sa pelisse, car, pour ce qui est du froid, je suis bien sûr que vous ne gèlerez pas, monsieur Weinreb. Combien vous a coûté cette superbe fourrure ?

— Monseigneur, nous avions compté sur les intérêts, impossible d'attendre plus longtemps. Nous le regrettons bien, mais les temps sont durs.

— Très durs, interrompit Valérien, c'est pourquoi je ne puis vous donner ni capital ni intérêts. Vous savez en quel état est ma propriété, tout est grevé d'hypothèques, tout tombe en ruines ; pour vivre, on fait de nouvelles dettes… Qu'exigez-vous ? Dites, vous plaît-il d'aller en justice ?

Les créanciers se récrièrent d'une seule voix : — Grand Dieu, en justice ! y pensez-vous ?…

— Libre à vous de saisir mes meubles...

— Votre seigneurie daigne plaisanter, représenta doucement Sonnenglanz ; qui songe à cela, et à quoi bon ? Seulement nous nous sommes dit entre nous qu'il n'était pas possible d'attendre davantage, d'autant qu'il y avait un moyen de tout arranger...

— Un moyen ?

— De façon que les créanciers fussent satisfaits et que votre seigneurie gardât aussi sa bonne part, ajouta Weinreb en tirant les poils de sa fourrure.

— Par quel miracle ? Vous avez perdu la tête.

— Je pourrais vous citer certain propriétaire qui s'est tiré d'embarras avec l'aide de ses créanciers, grâce à un riche mariage.

— Vous voulez me marier !

— Nous marier, nous ?… répéta le vieux Basile en riant comme son maître, jusqu'à ce que les larmes lui vinssent aux yeux.

— Cela ne vaut-il pas mieux que de saisir les meubles ?

— Mais je n'ai nulle envie de me marier, assura notre don Juan.

— L'envie vous en viendra, dit Abraham Smaragd; un vieux garçon n'est que la moitié d'un homme, l'époux et l'épouse réunis font l'homme complet, et puis vous aurez des enfans, seigneur ; quelle joie, quel orgueil! vous revivrez dans chacun d'eux. Figurez-vous la petite seigneurie vous tendant pour la première fois ses bras mignons hors du berceau, et quand il dira : Papa ! oui. quand il dira papa, ce sont là des choses qui ne s'expriment pas ! Moi, je ne suis qu'un pauvre Juif, mais pour qui aurais-je travaillé, marchandé, spéculé, couru de ci de là du matin au soir, si ce n'eût été pour mes petits ?

— Et peut-être nous réservez-vous déjà une fiancée ? demanda Basile brossant toujours l'habit de son maître.

— Avec votre permission, oui, monsieur Basile.

— Qui donc ? demanda Valérien, je suis curieux de le savoir.

— Eh bien ! à Zborow, il y a une jeune dame de qualité, commença le Cracovien avec assurance.

— Riche, énormément riche, poursuivit Sonnenglanz.

— Deux villages et des bois magnifiques, ajouta Abraham Smaragd.

— Quelle femme ! acheva le beau Weinreb, jolie comme un ange !

— Est-ce que vous me parleriez par hasard de la veuve du baron Kasparowitch ?… interrompit Valérien avec vivacité.

— Justement! Mme  la baronne…

— Ignorez-vous qu'elle a été danseuse, que le baron…

— Mais il l'avait épousée depuis, fit observer le Cracovien d'un ton conciliant.

— Et c'est cette drôlesse que vous osez me proposer pour femme ! s'écria Valérien furieux. — Décrochant un fouet ; il s'élança sur les pauvres Juifs, qui fuyaient derrière les tables et les sièges, sautant par la chambre, dans leurs caftans noirs, comme des puces.

— Que Dieu me pardonne ! souffla enfin le gros Sonnenglanz hors d'haleine, ce n'était là qu'une plaisanterie.

— Une sotte plaisanterie! fit Valérien en s'arrêtant.

— Que le ciel nous punisse, si jamais nous avons eu l'intention d'offenser sa seigneurie !

— Ainsi soit-il ! Pour cette fois j'épargnerai votre échine, mais malheur à vous si vous ne me trouvez pas une plus digne fiancée.

— Nous la trouverons, affirma le chœur des créanciers.

— Bon ! quelle fille voudrait de moi pour mari, quels parens m'accepteraient pour gendre ?

— Est-ce donc que le soleil ne doit plus briller ? insinua Weinreb ; un seigneur si beau, si noble, si gracieux...

— Mais ma réputation ? ma pauvreté ?

— Laissez-nous faire ! nous nous arrangerons pour que tout reluise comme de l'or, la maison, la cour, l'intérieur… et la réputation de sa seigneurie. Nous découvrirons la fiancée, nous vous donnerons une dot. Votre seigneurie n'aura rien à faire que de se marier.

— À la bonne heure ! C'est convenu.

Une fois sortis, les Juifs, leurs têtes rapprochées les unes des autres, se réjouirent du résultat de leur démarche. — Je n'aurais jamais cru qu'il se rendît si vite! dit Sonnenglanz.

— Ne vous ai-je pas toujours répété que c'était un homme d'honneur ? nasilla Smaragd.

— De l'or en barre, jurèrent à l'envi l'un de l'autre Weinreb et le Cracovien, de l'or en barre !

II.

Une semaine s’écoula, puis une autre, et l’étourdi avait tout à fait oublié cet absurde projet de mariage lorsque apparut un beau jour M. Lévi Weinreb éblouissant de la tête aux pieds. Ses boucles noires, ses chausses de satin, sa pelisse, ses bottes, tout brillait, et il souriait, de quel doux sourire !

— Ah çà, qu’apportes-tu ? demanda Valérien occupé au moment même à émietter du pain pour les mésanges qui voletaient entre les doubles châssis des fenêtres d’hiver.

— Nous nous sommes partagé la besogne.

— Quelle besogne ?

— Eh ! mon Dieu, le mariage…

— C’est juste. Où en est-il ?

— Je disais que nous nous étions partagé la besogne : Sonnenglanz s’est chargé des dettes, le Cracovien de la dot, Smaragd de la propriété, et votre serviteur de la fiancée.

— Sagement distribué ! et quels sont vos succès jusqu’ici ?

— Moi, j’ai atteint mon but, dit Weinreb en souriant ; j’ai la fiancée.

— C’est déjà quelque chose, mais, je t’en préviens, réfléchis avant de me la nommer.

— Oh ! cette fois il n’y a pas à réfléchir, répliqua le jeune Juif avec aplomb. Je vous ai déniché là un parti… ce qui s’appelle un parti, entendez-vous ? Jugez-en vous-même, jeune, belle, la pureté même, riche, de bonne famille, spirituelle, savante comme un rabbin, sans défauts… il faut s’agenouiller.

— Et tu la nommes ?…

— Vous la connaissez sans doute.

— Son nom, vite…

— Mais… c’est une Allemande… balbutia le Juif en reculant vers la porte.

— Tant mieux ! les Allemandes sont plus instruites et surtout meilleures ménagères que les Polonaises.

— C’est une demoiselle de Festenburg ! dit enfin Weinreb.

— Quelle idée !

Le Juif avait déjà un pied hors de la chambre.

— Allons ! ne te sauve pas, imbécile.

— Vous criez si fort…

— Parce que tu n’as pas le sens commun dans tes choix.

— Vous êtes difficile !

— Âne que tu es ! Elle ne voudra pas de moi, c’est un des meilleurs partis de la contrée ; d’ailleurs je ne la connais pas du tout.

— En revanche, Weinreb la connaît ; laissez-le faire, dans un mois elle sera votre femme sans le secours d'aucune sorcellerie.

— Avant tout, je prétends voir la demoiselle.

— La voilà ! s'écria triomphalement l'usurier en fouillant dans sa ceinture. — Il remit une photographie au gentilhomme. — Qu'en dites-vous ? Si vous n'êtes pas satisfait, vous avez mauvais goût.

— Une belle fille, j'en conviens, répondit M. Kochanski considérant le portrait, mais il faut que je la voie elle-même ; autrement je ne saurais me décider.

— Vous la verrez sur-le-champ, repartit Weinreb avec allégresse.

— Comment ? tu l'as aussi sous la main ?

— Vous la verrez, mais elle ne doit pas vous voir, sans quoi tout est perdu.

— Pourquoi perdu ?

— Comprenez donc; le père est un homme pratique. Il vous observera, il examinera votre propriété quand nous l'aurons mise en ordre, et il dira oui, je vous en réponds; mais pour la demoiselle, c'est bien différent. Elle a beaucoup lu : des romans, des poésies, et demander sa main de prime-saut serait compromettre l'avenir, cette enfant tient nécessairement à ce que vous jouiez avec elle une petite comédie, à moins que vous ne prétendiez vous en tenir à une seule action d'éclat, une action héroïque !

— Qu'entends-tu par là ? demanda Valérien en riant de bon cœur.

— Ce que j'entends ? J'imagine la demoiselle en traîneau par exemple, les chevaux s'emportent, et vous lui sauvez la vie.

— Si j'attends un pareil accident…

— Ou bien le château de M. de Festenburg brûle, interrompit Weinreb; pourquoi ne brûlerait-il pas ?

— Drôle ! tu serais capable d'y mettre le feu.

— Croyez-moi, l'occasion se présentera ; quant à présent, il suffit que vous voyiez votre future. Tenez, voici des habits de Juif que j'ai apportés pour vous, endossez-les, montez dans mon traîneau, et je vous conduis à Kosciolka, où M. de Festenburg possède un bel étang vis-à-vis de son château. La demoiselle patine volontiers…

— Et tu t'imagines qu'elle patinera pour notre arrivée ?

— Je n'imagine rien, gémit Weinreb ; ne suis-je pas faktor (factotum) de M. de Festenburg ? Mlle  Hélène m'a demandé de lui rapporter de Lemberg de nouveaux patins qu'elle essaiera naturellement sans retard, et vous verrez la belle personne…, si riche ! un ange du ciel !

— Partons !

Lévi Weinreb se mit en devoir de friser et d'habiller M, Kochanski. Lorsque celui-ci fut vêtu de satin noir et de martre, on eût dit un vrai Juif polonais, mais un beau Juif de l'avis de Weinreb. un Juif presque aussi beau que lui-même. Cette réflexion, bien entendu, fut faite en manière d’a parte. — Maintenant, ajouta-t-il tout haut, personne ne reconnaîtrait plus sa seigneurie ; c'est un rabbin, un vrai rabbin… Quel homme vous faites ! Toutes nos femmes et nos filles, si elles vous voyaient, en auraient la tête tournée.

Valérien se plaisait à lui-même sous ce déguisement. Sans contredire le Juif, il monta donc avec lui dans le traîneau, abrité par une toile tendue, qui bientôt vola sur la route impériale à travers la plaine couverte de neige. — Une course de deux heures fort gaie leur fit atteindre le magnifique château de Kosciolka. À quelques pas brillait sous les rayons du soleil la surface irisée de l'étang. Les petits chevaux maigres s'arrêtèrent ; Weinreb mit pied à terre, dépaqueta les patins en clignant de l'œil, et entra dans la maison, pour revenir assez vite le sourire aux lèvres.

Un frôlement de robe se fit alors entendre. Valérien, resté dans le traîneau, regarda par un trou de la couverture en toile ; depuis longtemps son cœur n'avait pas battu de la sorte. Une jeune fille de haute taillent du type germain le plus pur venait de sortir du château, elle se dirigeait vers l'étang ; on eût dit une valkyrie à la fois svelte et robuste ; une robe de soie d'un gris clair moulait ses hanches, et la longue kazavaïka de velours bleu garnie de zibeline, serrée autour de la taille, faisait valoir ses formes virginales mieux qu'aucun costume d'Occident ; sous le petit bonnet ruisselaient jusqu'à la ceinture les ondes dorées de ses cheveux. Des brodequins du même velours garni de fourrure emprisonnaient un pied bien tourné que, debout sur la glace, elle tendit à Weinreb afin qu'il lui attachât les patins. C'en était trop pour notre don Juan. Se jugeant irrésistible, même avec ses boucles pommadées et son caftan juif, il bondit à l'improviste hors du traîneau et se précipita aux pieds de la jeune fille, qui recula toute surprise.

— Que veut ce Juif ? demanda-t-elle.

— Il veut attacher les patins de mademoiselle, répliqua Weinreb, que cet excès de précipitation n'avait pas médiocrement effrayé.

La belle créature haussa les épaules et posa le pied avec un dédain inimitable sur l'homme agenouillé devant elle ; lui, le propriétaire de Baratine, le don Juan redouté, n'était en ce moment rien que son escabeau. Après lui avoir livré le second pied avec une égale indifférence, les deux patins étant à leur place, elle le remercia d'un signe de tête hautain, et s'envola comme une déesse de l'Edda.

— Eh bien ! qu'en dites-vous ? chuchota Weinreb à l'oreille du séducteur émérite, qui, tout éperdu, regardait fuir cette radieuse vision. — Ce que j'en dis ?… — Il hésita. L'œil du Juif suivit le sien et s'illumina d'un fin sourire. — Elle sera ma femme, elle et nulle autre ! s'écria Valérien avec feu.

— Enfin ! Dieu soit loué ! murmura l'heureux créancier ; vous parlez comme un livre. Voici le premier acte de la comédie. Dans un mois la noce !

III.

Le soir du jour où Valérien était allé à Kosciolka et y était tombé amoureux fou, selon l'opinion de Weinreb, les quatre Juifs réunis au cabaret viciaient une bouteille de vin de Hongrie à la santé de M. Kochanski, de Mlle  Hélène, du vieux Festenburg et de toute sa maison, mais d'abord à la leur.

Le lendemain, Sonnenglanz se mit à la recherche des nombreux créanciers, et Smaragd à réparer de son mieux Baratine.

Sonnenglanz, considéré comme un modèle d'éloquence pratique par ses bavards coreligionnaires eux-mêmes, traita miraculeusement la question des dettes, s'attachant à satisfaire toutes les parties de telle sorte que chacune d'elles eût un profit réel. Voici comment il s'y prit : nous choisissons pour exemple sa visite au propriétaire Krapolski, lequel réclamait deux mille ducats à Valérien, bien que Sonnenglanz sût pertinemment qu'il n'en avait prêté que mille. Son unique but semble être d'abord de plaindre le vieil avare. — Hélas ! lui dit-il avec une sympathie touchante, vous perdrez votre argent. — Fiévreuse inquiétude de Krapolski. — Après de longs préambules : — À votre place, j'accepterais douze cents ducats. — L'Harpagon se débat quelque temps, puis finit par accepter treize cents ducats. Là-dessus Sonnenglanz vient en se rengorgeant retrouver Valérien. — Je lui ai arraché votre billet moyennant quatorze cents ducats, vous en gagnez six cents. — En effet, tous ont gagné à ce marché, l'avare trois cents ducats, Valérien six cents, et le Juif lui-même cent ducats, qui seront payés avec le reste des dettes par la fiancée de M. Kochanski, bien que la pauvre fille ne se doute pas seulement de l'existence de celui-ci, encore moins de sa brûlante passion et du mariage qui, pour les quatre Juifs rusés, est déjà un fait accompli.

L'arrangement de la propriété se fit avec la même rapidité merveilleuse. Malgré le rude hiver polonais, Smaragd travailla sans relâche à la sueur de son front ; cinquante manœuvres, paysans, journaliers, maçons, tapissiers, nettoyèrent la cour et les dépendances, rendirent le château habitable, le tout aux frais du Juif, qui ne se contenta pas de réparations, car le salon fut pourvu d'un mobilier neuf, voire d'un piano, les murailles se garnirent de tableaux, on amena même une charrue à vapeur et une machine à battre le blé. Quatre semaines ne s'étaient pas écoulées que lout le voisinage parlait de cette propriété modèle. Les uns prétendaient que M. Kochanski avait hérité, d'autres que le jeu lui avait été favorable ; les paysans se racontaient à voix basse qu'il avait découvert un trésor du temps des guerres tartares. La nouvelle en arriva chez M. de Festenburg, qui ne se douta guère que tout ce remue-ménage s'opérait à son intention. — Une machine à battre le blé ! depuis dix ans, il ne rêvait pas autre chose. Une charrue à vapeur! c'était pour lui l'idéal. Le vieux seigneur ne pouvait plus tenir en place; il sortit, sa pipe à la bouche, et rencontra Lévi Weinreb, qui proposait des étoffes à la femme de charge, ancienne nourrice de Mlle  Hélène, et aux autres servantes du château. — L'as-tu vue ? lui demanda-t-il en tirant une vigoureuse bouffée qui l'enveloppa de nuages.

— Quoi donc, seigneur ?

— La machine à battre, parbleu !

— Une machine à battre ! ô merveille ! Et où l'aurais-je vue, cette machine ?

— À Baratine, je suppose.

— Est-ce possible ! s'écria le Juif en feignant la plus profonde surprise, les yeux ouverts si larges que leurs prunelles nageaient dans le blanc. Il faut. Dieu me pardonne, que M. de Kochanski soit devenu terriblement riche pour installer chez lui une machine à battre, une vraie…

— Et aussi une charrue à vapeur, interrompit M. de Festenburg.

— Une-ne-char-rue-à-va-peur ! bégaya Weinreb.

— Sans doute.

— C'est la fin du monde, dit le Juif, reprenant haleine avec effort ; mais M. Valérien peut se donner un pareil luxe mieux que personne avec sa fortune et ses talens. Voilà un homme beau, spirituel, admirable, continua Weinreb en s'échauffant ; de l'or pur, un diamant, une perle! une perle !

— Il me semble qu'autrefois tu le jugeais différemment ?

— Que Dieu me punisse ! s'écria Weinreb en rougissant jusqu'aux oreilles; que la terre s'ouvre pour m'engloutir, moi et mes enfans, si j'ai jamais médit de lui !

— Calme-toi, j'aurai mal entendu.

— Oh ! si j'osais parler…

— Jusqu'ici tu n'en avais jamais demandé la permission.

— Si je pouvais parler tout franchement, sans crainte, je dirais : Voilà l'époux qui convient à mademoiselle votre fille. Ou plutôt, si j'étais M. de Festenburg, — à cette pensée, Weinreb redressa la tête, — je ne donnerais mon enfant qu'à lui. Ce serait un couple assorti, deux perles, deux vraies perles !

M. de Festenburg toussa légèrement, signe d'approbation qui suffit à encourager Weinreb. Il prit le vieil Allemand par le bras avec tout le respect possible, et lui dit timidement à l'oreille : — Que penserait sa seigneurie, si je lui proposais d'aller à Baratine faire connaissance avec les machines ?

M. de Festenburg toussa de plus belle. Une demi-heure après, son traîneau s'arrêtait devant la seigneurie de Baratine, où l'on était averti déjà de son airivée.

Valérien accueillit son futur beau-père avec la grâce noble qui lui était naturelle et fit courtoisement les honneurs des merveilles du monde, comme Weinreb appelait ses machines agricoles. M. de Festenburg s'étonnait, soupirait, admirait et enviait. Il fut ébloui par les meubles neufs, par les tableaux, goûta le vieux cognac et le précieux tokay, fuma une pipe d'écume de mer, passa par hasard la main sur le velours fin dont son hôte était vêtu, et fut conquis.

Valérien saisit d'emblée le taureau par les cornes. — Vous avez une fille charmante, monsieur de Festenburg.

Le père affecta la modestie de rigueur.

— Sans flatterie, Mlle Hélène est extrêmement belle.

— Passable, passable.

— Si elle est aussi spirituelle, aussi aimable…

— C'est une bonne enfant.

— Je ne l'ai aperçue qu'une fois, de loin, peut-être pour mon malheur.

— Pour votre malheur ?…

— Peut-être, répéta Valérien avec émotion, car je crois,… non, je ne le crois pas seulement, je le sais, je le sens, j'aime votre fille.

— Beaucoup d'honneur que vous nous faites, balbutia en s'inclinant M. de Festenburg, d'abord stupéfait.

— Oui, j'aime Mlle Hélène, et je vous demande humblement sa main.

— Mais…

— Ne me mettez pas au désespoir, supplia le possesseur de la machine à battre.

— Écoutez, répliqua M. de Festenburg, vidant un nouveau verre de tokay et se léchant les lèvres, je ne vous le cache pas, vous me plaisez, et aucun refus ne viendra de ma part…

— Je suis donc le plus heureux des hommes ! s'écria Valérien. — Il s'était jeté avec élan au cou du vieillard. Celui-ci rayonnait.

— C'est dit, vous avez mon consentement… J'apprécie les choses à un point de vue qui m'est propre ; mais ma fille a le sien aussi, entendez-vous ? Il faut compter avec elle. — Le père se gratta la tête et lorgna le tokay…

— Bon ! j'ai entendu parler déjà des caprices de Mlle  Hélène, pures chimères de jeune fille…

— Oh ! je ne doute pas que vous ne parveniez à gagner son cœur, dit M. de Festenburg ; mais pour Dieu qu'elle ne devine jamais que vous le gagnez avec mon consentement. La partie serait perdue.

— Laissez-moi faire, dit le séducteur, s'armant de son sourire le plus irrésistible.

— J'ai pleine confiance dans vos moyens de plaire, reprit le bonhomme, croyez-moi cependant... Il ne suffit pas qu'Hélène ignore notre entente, il faut que vous paraissiez l'épouser malgré nous, comme dans les romans… Oui, il importe de mettre en action mi roman, du premier au dernier chapitre.

— Convenu.

Les deux complices se serrèrent la main.

— Encore une question, ajouta M. de Festenburg. Êtes-vous dévot ?

— Dévot ?… Si vous me permettez d'être sincère, je vous répondrai…

— Non, fit en riant le vieillard. Moi aussi, je suis quelque peu libre penseur, mais ma femme… Vous verrez par vos yeux ! À moins que vous n'entendiez quotidiennement la messe et que vous n'alliez chaque semaine à confesse, elle sera contre vous…

— Déjà un écueil !…

— Un écueil ? allons donc ! Plus la mère vous persécutera, mieux vous serez défendu par la fille. Le seul fait que ma femme ait toujours pendu à son tablier certain hypocrite dont elle veut faire notre gendre va vous servir.

— Cette comédie est-elle donc absolument nécessaire ? demanda Valérien après réflexion.

— Indispensable, si vous tenez à Hélène.

— Et je puis compter sur votre concours ?

— Tout à fait. — M. de Festenburg se frotta les mains. — L'aventure m'amuse d'avance ; qu'elle soit complète surtout ! N'épargnez rien : clair de lune, échelle de corde, sérénade…

— Vous oubliez le duel avec mon rival.

— Pourquoi ne pas vous mettre à la tête d'une bande de brigands ?

— L'idée est ingénieuse : je surprends le château et j'enlève Mlle  Hélène.

— Bravo ! s'écria M. de Festenburg ; j'ai un manteau rouge que je vous prêterai pour la circonstance.

IV.

Dans une petite salle mollement chauffée déjeunait la famille de Festenburg. Le château de Kosciolka avait appartenu à des starostes, et on y retrouvait les traces de l’ancienne magnificence polonaise. Alentour étaient rangés des armures, des cottes de mailles, des casques, des drapeaux déchirés, les ailes d’ange des chevaliers de Sobieski[1] ; ici le portrait d’un général victorieux, là celui d’une dame blonde au bonnet empanaché, qui, d’après la tradition, n’était autre que Marina, l’ambitieuse favorite du faux Démétrius, Devant une table sur laquelle bouillait et chantait le samovar, M. de Festenburg, en robe de chambre, lisait le journal ; auprès de lui, sa femme, petite et grasse, aux cheveux fades, aux joues rouges comme des brugnons, s’occupait à remplir les tasses, tandis que Mlle  Hélène beurrait des tartines avec une poétique langueur. La coupe piquante de sa robe du matin en cachemire blanc, dont les plis flottans bordés de satin bleu de ciel étaient rattachés aux épaules, lui donnait l’air d’une figure de Watteau. Lévi Weinreb, l’élégant factotum de la maison de Festenburg, drapé dans son opulente fourrure, se chauffait au grand poêle vert, les mains étendues.

— Les nouvelles que tu apportes ce matin sont assez maigres, grogna le seigneur.

— J’avais bien encore quelque chose à raconter, répondit Weinreb d’un ton indifférent, mais je ne me le rappelle plus.

— Tu t’en souviendras tout à l’heure, dit la dame. Hélène cependant fredonnait un air italien.

— J’y suis ! s’écria le Juif avec une telle vivacité que Mme  de Festenburg en laissa tomber le morceau de sucre qu’elle tenait.

— M’a-t-il fait peur !

— Pardon, c’est que cela m’est revenu… Mlle  Hélène désirait un maître d’italien.

— Un maître d’italien ?

— Sans doute, expliqua la jeune fille, j’ai besoin de lui pour le chant, pour la musique en général.

— Eh bien ! j’ai trouvé ce maître, reprit le Juif en activant le feu.

— Un homme sérieux, j’espère ? interrompit la mère prudente.

— Très sérieux, mais encore jeune.

— Cela ne peut nous convenir, murmura le père.

— Très bien dit, appuya la mère. Le duo de ses parens éveilla l’esprit de rébellion chez Mlle  Hélène. — Pourquoi donc ? demanda-t-elle un peu excitée ; il me semble que c’est mon caractère qui doit vous offrir la garantie nécessaire, non pas l’âge du professeur.

— Est-il né en Italie ? demanda M. de Festenburg.

— Sans cela, fit le Juif haussant les épaules, ses doigts toujours étendus vers le feu, oserais-je vous le recommander ? Il est en outre de bonne famille, bien élevé, instruit et si malheureux ! Allez ! il ne songe qu'à son malheur…

— Quel est donc son malheur ? demanda M. de Festenburg.

— C'est un secret, dit Weinreb en baissant la voix ; sa famille, une famille noble, a été ruinée par la révolution, et maintenant il est forcé de donner des leçons, pauvre brave jeune homme, pour soutenir sa mère et ses sœurs.

— Voilà qui est vraiment beau, s'écria Hélène avec animation. Il faut aider ce digne garçon, et comme on ne peut le faire que d'une seule manière sans l'offenser, je prendrai des leçons de lui, n'est-ce pas, papa ?

— Si ta mère y consent, dit le père.

— Puisque ton père le trouve bon, soupira la mère. — Tous deux manquaient de courage devant cette fille résolue, qui se préparait au combat en valkyrie sûre de vaincre.

— J'amènerai donc notre Italien, dit Weinreb en manière de conclusion.

— Soit ! grommela le père, un étrange pétillement dans la prunelle.

— Mais bientôt, insista la demoiselle.

— Demain ?

— Aujourd'hui de préférence, décida la valkyrie.

Dans l'après-midi en effet, le traîneau de Weinreb s'arrêta devant le château, et le maître d'italien en descendit. À sa vue, M. de Festenburg, qui fumait sa pipe le dos au poêle, se mordit la langue pour ne pas rire, et ne réussit à reprendre contenance qu'en rossant un chien de chasse qui se mit à hurler lamentablement ; au milieu du tapage, Valérien Kochanski fut présenté par son créancier inventif sous le nom de Giuseppe Scarlatti à Mme  de Festenburg. Une soubrette effarée s'était précipitée dans la chambre d'Hélène : — Ah ! qu'il est beau ! s'écria-t-elle en levant les yeux au ciel.

— Blond ? demanda négligemment Hélène, qui arrangeait ses boucles, je hais les blonds.

— Non, non ! très brun.

Mlle  de Festenburg respira et jeta au miroir un dernier coup d'œil ; en passant de chambre en chambre, elle regardait avec satisfaction son reflet voltiger sur les glaces des panneaux. — Il avait suffi, pour que Valérien devînt l'esclave de cette triomphante beauté, qu'il lui attachât ses patins; lorsqu'elle entra au salon dans tout l'éclat d'une toilette étudiée, il crut cependant la voir pour la première fois. Tout confus, il se sentit rougir, et sut à peine répondre lorsque sa nouvelle élève le salua gracieusement. Hélène ressemblait aux splendides Vénitiennes du Titien et de Véronèse ; une robe noire traînante faisait ressortir l'éclat de son teint rose et de ses cheveux d'or, qui échappaient lumineux comme une auréole à une sorte de voile coquettement noué. — Valérien bégaya quelque peu en parlant de sa patrie, de ses malheurs , de sa reconnaissance ; mais Weinreb lui vint en aide et aborda le côté pratique de la question. Aussitôt qu'Hélène eut appris le salaire modique demandé pour les leçons, elle dit un mot tout bas à son père, qui sourit ; la mère fit une légère grimace, et le prix fut doublé. Le maître remercia, fort embarrassé. — Quand commençons-nous? demanda-t-il.

— Aujourd'hui, si vous voulez, dit M. de Festenburg.

— Non, repartit Hélène, demain; aujourd'hui M. Scarlatti est notre hôte. Il prendra le thé avec nous, et nous parlera de l'Italie, de Garibaldi…

Tout en prenant le thé, la jeune fille et les parens eux-mêmes écoutèrent avec un plaisir visible les récits de Valérien, qui, heureusement pour lui, avait voyagé en Italie et n'hésita jamais une minute à décrire le Grand-Canal ou les Gascine. Il parla aussi de Garibaldi, sous lequel il avait combattu en Sicile, et, mettant à nu son bras musculeux, fit passer certain coup d'épée qu'il avait reçu d'un rival au bois de Boulogne pour un coup de baïonnette suisse. — Dans l'œil bleu d'Hélène étincela une larme. — Cette nuit-là, elle rêva d'une barricade sur laquelle Valérien se dressait debout, la dague au poing. À ses côtés, elle faisait flotter les couleurs italiennes.

V.

Hélène avait choisi à dessein l'après-midi pour sa leçon. Aussitôt qu'elle était terminée, on servait le thé ; or il arrivait chaque fois que Valérien, prié de rester, refusait d'abord timidement et finissait par consentir : alors il racontait, illustrant ses récits de pochades spirituelles qu'il savait esquisser à la plume avec beaucoup d'art, ou bien il lisait Dante et l'Arioste, quand il ne chantait pas quelque duo avec Hélène.

M. de Festenburg se réjouissait du tour que prenaient les choses, la mère trouvait le prétendu Italien de plus en plus aimable, et quant à la jeune fille, elle ne se rendait pas compte de ses sentiments ; mais, lorsque l'aiguille de la pendule annonçait l'arrivée de Valérien, son cœur battait à coups redoublés. Était-il là, elle changeait de couleur à tout instant. Weinreb ne manquait pas d'entrer pendant la leçon et constatait en observateur sagace les progrès du roman; tandis que la personne du jeune gentilhomme était de jour en jour mieux appréciée chez les Festenburg, le Juif profitait de chaque circonstance pour rendre un peu de considération au nom de Kochanski.

Le fin matois faisait l'éloge de Valérien à tout propos, et M. de Festenburg lui donnait la réplique de manière à couvrir de confusion l'objet de cet enthousiasme, qui se trouvait présent.

Plus son maître d'italien affectait de réserve et de délicatesse, plus augmentait la bienveillance de Mlle  Hélène ; elle augmenta au point de se trahir dans un journal intime. Le journal marque une ère nouvelle de la vie d'une jeune fille : en-deçà, il y a l'innocence enfantine, au-delà l'amour ; cet amour naît, croît et s'épanouit sans en avoir conscience, et son parfum se dégage comme celui de l'encens. Voici quelques fragmens du journal d'Hélène :

« Depuis qu'il vient ici, ma vie, tant extérieure qu'intérieure, a complètement changé; il me semble toute la journée que le soleil brille au ciel, que les fleurs embaument dans la neige, que le rossignol soupire sous les buissons aux stalactites de glace. Que m'est-il donc arrivé ? J'ai rencontré le premier homme qui eût droit à ce nom, un homme dont l'esprit, les connaissances, les talens, m'inspirent du respect. Du respect ?… N'est-ce que du respect ? Si je l'aime, l'amour est un sentiment calme, profond et saint ; il n'a rien qui trouble ou qui agite. Je ne suis tourmentée que de son absence, et parfois à un tel degré que je lui en veux de n'être pas toujours là.

« Ce qui se passe en lui ?… Il évite de se trouver seul avec moi ; mais quand nous sommes tous réunis autour de la table, que le feu pétille dans le poêle, que la bouilloire à thé chante joyeusement, alors il parle en reposant sur moi ses yeux pleins de tendresse. Hier ma main toucha par hasard la sienne, tandis qu'il me montrait le portrait esquissé de cette fille de Chioggia, et ses doigts pressèrent les miens. N'était-ce qu'un effet de mon imagination ?…

« Comment décrire ce que j'ai éprouvé aujourd'hui ? Quelques heures se sont écoulées depuis, et tout flotte encore devant moi, tant mes sens sont agités à présent même que la grande plaine de neige, les forêts, les villages, les rivières nous séparent. Il me dit… non, ce fut moi qui commençai : je lui avais demandé : — Êtes-vous plus content désormais ? Vous aviez l'air triste quand vous êtes entré dans notre maison pour la première fois, et il me semble que depuis vous avez changé de visage. — Qui pourrait être triste en votre présence, mademoiselle ? Auprès de vous, je ne suis pas l'homme que l'on connaît ailleurs. — Ailleurs comment êtes-vous donc ? — Considérez ma position, répondit-il, j'ai tout perdu, patrie, famille, fortune ; que suis-je dans votre pays ? Un étranger. Qui donc me connaît ? qui donc sait quelque chose de mes antécédents ? Trop heureux si l'on ne me prend pas pour quelque, aventurier, si l'on ne me traite pas avec méfiance, ou même avec mépris. — Avec mépris? m'écriai-je, qui oserait vous mépriser ? — C'est vous qui parlez ainsi,… vous, mademoiselle ? — Je vous estime sincèrement, dis-je avec force, car chaque mot partait de mon cœur, et ma sympathie est sans bornes comme ma confiance. — Il ne me laissa pas achever ; saisissant ma main, il la pressa contre ses lèvres et prit la fuite, me laissant bouleversée ; ses lèvres avaient la fièvre, elles étaient de feu. Comment tout cela fmira-t-il ? — J'écris là une phrase absurde. Ma pensée plane autour de lui, dans sa pauvre petite chambre, et l'y console comme un ange gardien. À présent je sais,… non, je ne veux rien savoir ni réfléchir à rien, je ne veux rien résoudre. Je me laisserai pousser par le flot. Il est si doux d'être sans volonté ! »

Le lendemain du jour où Hélène écrivit cette dernière feuille de son journal, Weinreb vint annoncer que le professeur était malade ; en effet, il ne vint pas. À l'heure du thé, Hélène se montra fort distraite ; tout à coup elle se leva, courut s'enfermer dans sa chambre et fondit en larmes. Dans la matinée suivante, elle pria M. de Festenburg d'aller prendre lui-même des nouvelles de son maître. Le brave homme ne se le lit pas dire deux fois ; il arriva chez Valérien.

— Que veut dire ceci ? Votre passion serait-elle déjà éteinte ?

— Vous n'en croyez rien, s'écria le jeune homme enchanté ; si vous saviez comme je l'aime ! c'est pour la première fois de ma vie ;… je sens que tout ce qui a précédé n'était que mensonge et jeu frivole. Quel caractère, quel cœur, quel esprit ! Au risque de l'affliger, je n'ai pu supporter plus longtemps un doute trop cruel ; mon absence doit avoir atteint le but, ce petit chagrin l'aura forcée à se rendre compte de ses sentimens.

— C'est-à-dire que vous pensez revenir aujourd'hui ?

— Assurément.

— Alors je vous emmène en voiture.

En apercevant Valérien, Hélène faillit s'évanouir de joie ; elle se retint au dossier d'un fauteuil. Lui-même ne put contenir son émotion et baisa tendrement la main de sa bien-aimée, tandis que M. de Festenburg, pour ne rien voir, caressait le chien qui lui faisait fête. — Aussitôt qu'ils furent seuls à leur leçon, Hélène interrompit son maître.

— Vous avez été malade ?

— Je le suis encore.

— Vous m'effrayez.

— Je ne veux pas vous tromper ; je ne reviendrai plus.

— Vous ne reviendrez plus ?… — Les yeux d'Hélène se gonflèrent de larmes. — Vous ne le voulez pas ?… demanda-t-elle après une pause.

— Je ne le puis.

— Eh bien ! partez ! partez sur l'heure, s'écria la jeune fille en se levant par un mouvement brusque de fierté offensée.

— Non pas ainsi, mademoiselle, je n'ai pas mérité cela.

— Que demandez-vous donc ?

— Votre pitié.

Hélène le regarda avec une expression des plus encourageantes.

— Je suis amoureux.

— Amoureux ? — Elle pâlit à ce mot, puis le sang lui empourpra les joues.

— Je suis amoureux d'une femme que je ne pourrai jamais nommer mienne.

— Elle est mariée ?

— Non, mais c'est l'unique héritière d'une riche maison ; vous comprendrez donc que j'aime sans espoir.

— Pourquoi sans espoir ? demanda Hélène rassurée.

— Parce que l'honneur l'exige. Je ne mettrai plus le pied dans la maison.

— Chez nous ?

— Oui, chez vous, s'écria Valérien, car vous êtes celle que j'adore et devant qui je plie les genoux…

Au moment même entra Mme  de Festenburg, qui venait s'informer de la santé du maître d'italien. Derrière elle marchaient son mari et Weinreb : — Je vous le dis, glapissait ce dernier, et je le dis devant mademoiselle, il n'y a pas de meilleur parti dans tous les environs que M. Valérien Kochanski de Baratine, un propriétaire sans égal, un noble cavalier, la perfection sur terre enfin… Je voudrais qu'il pût m'entendre, l'excellent seigneur. Hélène jeta au Juif un coup d'œil dédaigneux.

— Ne me parlez pas de votre Kochanski, dit la mère, sa conduite est connue, je désire qu'on ne nomme jamais un pareil roué devant moi.

— Ni devant moi non plus, insista Hélène.

Le Juif haussa les épaules.

Quand Valérien fut près de prendre congé ce soir-là, Mlle  de Festenburg disparut du salon. Il se sentit tout oppressé d'inquiétude :

— Sans doute j'ai été trop vite, elle m'en veut et ne me permet pas même de lui dire adieu. — De très mauvaise humeur, il monta dans le traîneau de Weinreb ; au premier claquement de fouet, les petits chevaux dévorèrent à toute vitesse la vaste étendue de neige. Deux cents pas plus loin, il y avait un bouquet de bouleaux ; entre leurs troncs blancs apparat soudain une forme sombre qui agitait un mouchoir.

Le Juif arrêta ses chevaux. Une dame voilée enveloppée d'une pelisse s'était approchée vivement ; elle se découvrit le visage :

— Hélène ! s'écria Valérien, sautant à terre pour se jeter à ses pieds, Hélène, vous me pardonnez !

— Oui, répondit la jeune fille en lui tendant les bras avec une résolution intrépide, car je vous aime et suis prête à vous suivre partout où vous voudrez, comme votre femme.

Le lendemain. Mme  de Festenburg assista à la leçon ; était-ce hasard ou méfiance ? Quoi qu'il en fût, sa présence impatienta singulièrement sa fille ; on le vit bien à la manière dont elle cassa toutes ses plumes, tachant d'encre un tapis magnifique, lardant son cahier de coups de canif et déchirant les feuilles du livre de dialogues. — On servit le thé. — Savez-vous interpréter les songes ? demanda tout à coup l'espiègle à Valérien.

Il répondit en souriant : — Peut-être.

— Eh bien ! écoutez. Cette nuit j'ai rêvé que je traversais un champ de neige immense et désolé, sans un arbre, sans une chaumière ; le vent gémissait, des flocons glacés me fouettaient le visage, je serrais ma pelisse autour de moi et m'enveloppais la tête d'un voile. Soudain devant moi brilla quelque chose comme de l'or ; ce n'était pas de l'or, c'était un rayon lumineux, les nuages épais se divisèrent pour laisser le soleil inonder ce triste paysage, la plaine solitaire s'éclaira d'un ton rose, et du rayon doré qui était tombé à mes pieds jaillirent des fleurs de toute sorte, violettes, réséda, giroflées,… oh ! comme elles sentaient bon, ces violettes ! Que signifie mon rêve ?… Eh bien ? Vous ne savez rien dire ?…

— Ton rêve, interrompit M. de Festenburg, signifie un bonheur inattendu, le printemps de l'amour au milieu de la neige.

— Quelle idée, s'écria sa femme, de faire entrer des folies semblables dans la tête d'une fille qui déjà rêve jour et nuit !

En rentrant, Valérien dit à Weinreb : — Il me faut des violettes.

— Bon Dieu ! des violettes ? Où les prendre ?

— Où tu voudras, mais il m'en faut pour Mlle  de Festenburg. Weinreb se répandit en lamentations; toutefois le soir même il se rendait chez le comte Skarbek, dont les serres étaient célèbres dans la contrée, pour consulter le jardinier. — Il n'y a d'autre moyen, dit celui-ci, que de les faire venir de Florence.

— Mais elles se flétriront en route.

— Non pas, si elles sont bien emballées et expédiées par grande vitesse.

Weinreb télégraphia donc à Florence. Quelques jours s'écoulèrent, et Valérien, furieux de ce que Mme  de Festenburg ne le laissait plus une minute seul avec sa fille, ne pensait guère aux violettes quand le Juif survint, portant sous le bras une boîte qu'il entourait d'autant de soins que si c'eût été un petit enfant.

— Qu'as-tu donc là ?

— Des violettes, seigneur, répondit le Juif, riant sous cape. Elles arrivent de Florence.

Valérien ouvrit la boîte en toute hâte ; les fleurs semblaient fraîches cueillies ; un parfum délicieux remplit la chambre. — Tu t'es surpassé toi-même ; maintenant écoute mon projet.

Le débiteur et le créancier se rapprochèrent l'un de l'autre, et s'entretinrent tout bas.

Pendant la leçon, à laquelle la surveillance maternelle ne fit pas défaut, quelque dépit qu'en pût avoir Mlle  Hélène, Weinreb trouva moyen de se glisser dans une chambre virginale au premier étage, ouvrit la fenêtre qui donnait sur le parc et oublia de la refermer hermétiquement après avoir vaqué au dehors à quelques préparatifs.

Valérien parti, Hélène monta chez elle pour écrire son journal ; mais à peine avait-elle tracé deux ou trois lignes qu'un bruit étrange l'effraya. La fenêtre grinçait sur ses gonds ; Mlle  de Festenburg se leva précipitamment, un cri sur les lèvres. La tête qui apparut était celle de Valérien !

On ne lui demanda pas d'où il venait, on ouvrit la fenêtre toute grande, et un baiser fut échangé avant aucune parole. — Imprudent ! comment êtes-vous parvenu à monter ? N'avez-vous été aperçu par personne ? — Puis avec ferveur Hélène ajouta : — Je suis à vous, rien ne peut nous séparer !

— J'ai grimpé à cette échelle de cordes, dit Valérien.

— Oui, je vois, je comprends, s'écria la jeune fille, dont l'imagination s'exalta d'autant plus, mais à quels périls vous êtes-vous exposé pour pouvoir m'adresser quelques paroles ! Une situation aussi dangereuse ne peut se prolonger. Au revoir ! au revoir !

— Je ne suis venu que pour vous apporter ces violettes.

La surprise, le ravissement, la firent rougir. — Le printemps de l'amour sous la neige! répéta-t-elle avec délices. Partez,… ce ne sera pas pour toujours… Il faut que nous causions à tout prix. Quand vous serez heureusement descendu, je remonterai l'échelle et,… il le faut,… demain, aussitôt que mes parens seront couchés, elle redescendra.

— Demain…

— À minuit.

Elle le serra sur son cœur, et, s'arrachant non sans regret à cette étreinte, Valérien redescendit. Une fois en bas, il frappa des mains. L’échelle remontée, la fenêtre refermée, Mlle  de Festenburg pressa les violettes sur ses lèvres en répétant les paroles de son père : — Le printemps de l’amour sous la neige !

VI.

De nouveau M. Valérien Kochanski était assis en robe de chambre à prendre son café et à fumer sa pipe, Basile auprès de lui, lorsque reparurent les quatre Juifs aussi rampans que jamais. Ils venaient avec mille circonlocutions s’informer de l’événement qu’ils appelaient à notre mariage. »

— Tout marche à merveille, répondit Valérien.

— Dieu soit loué ! chantèrent les créanciers en chœur.

— J’adore Mlle  de Festenburg.

— Que le ciel vous en récompense !

— Et Mlle  de Festenburg m’aime.

— Qu’elle soit bénie pour cela, elle, ses enfans et ses petits-enfans !

— Êtes-vous satisfaits maintenant ?

— Et à quand la noce ? demanda Smaragd.

— Bientôt, je suppose.

— Permettez, seigneur, insinua Sonnenglanz, nous pensons qu’il est temps d’agir sérieusement.

— Qu’entendez-vous par là ?

— De parler aux parens.

— N’y comptez pas.

— Et comment voulez-vous obtenir la demoiselle, si vous ne la demandez à ses parens ?

— Si je la demande à ses parens, répondit Valérien contrefaisant le Juif, je n’obtiendrai pas la demoiselle.

— Ceci devient difficile, grommela le Gracovien.

— Difficile ? Pourquoi donc ? s’écria Weinreb. Le seigneur enlèvera la demoiselle.

— Il faut que le seigneur enlève la demoiselle, répétèrent les créanciers d’une seule voix.

— Bon ! interrompit tout à coup Weinreb, voici M. de Festenburg qui vient là-bas. Que pensera-t-il s’il nous trouve tous chez vous ?

— Ne vous mettez pas en peine, répondit Valérien avec aisance. Presque aussitôt M. de Festenburg descendit de traîneau et entra.

— Je vois, dit-il, que vous êtes en affaires.

— N’importe ! répliqua Valérien. Ces gens-là voudraient affermer ma distillerie d’eau-de-vie ; mais l’idée m’est venue de la mettre à l’enchère, et depuis une heure ils se disputent comme des corbeaux sur une proie. Je les écoute et je ris, j'en suis à demi mort. Otez-vous de là, vous autres.

Les Juifs se courbèrent jusqu'à terre en se retirant. — Que Dieu vous éclaire, dit Sonnenglanz de la porte.

— Filez !

— Maintenant à nos affaires, dit M. de Festenburg. Où en êtes-vous avec ma fille ?

— Elle est prête à me suivre au bout du monde. Comprenez-vous mon bonheur ?

— Et elle vous suivra en effet. Il faut que vous l'enleviez.

— L'enlever ! Vous me le conseillez vous-même ?

— J'y tiens, répliqua le vieillard, ne fût-ce que pour attraper une fois ma femme; elle bondira de colère.

— Si vous l'ordonnez, beau-père, dit d'un air résigné le don Juan de Baratine, j'enlèverai donc votre fille, mais seulement pour vous faire plaisir.

À minuit, Valérien, jusqu'aux genoux dans la neige, attendait sous la fenêtre de la fille romanesque du trop pratique M. de Festenburg. Quand la sonnerie de l'église du village se fut éteinte, la fenêtre éclairée au dedans s'ouvrit, Hélène rattacha l'échelle de corde, puis se pencha pour tendre la main à son amant. Le courant d'air de la veille si bien préparé par Weinreb lui avait procuré un rhume peu poétique ; aussi avait-elle jeté par-dessus son peignoir Watteau une veste de fourrure et sur sa belle tête un baschlik brodé d'or. Lorsque Valérien eut saisi la main qu'elle lui présentait, elle attira la sienne jusqu'à ses lèvres par un mouvement rapide, — Hélène ! s'écria Valérien confus et ravi.

— Je t'aime ! répondit-elle avec transport.

Valérien enjamba le balcon et ferma la fenêtre. — Nous ne pouvons plus rester ici, poursuivit la jeune fille frémissante, mes parens ne consentiront jamais à notre union ; mais je lutterai contre eux, contre le monde entier. Fuyons en Italie.

— Avez-vous réfléchi à ce que vous me proposez, Hélène ? fit le don Juan converti. Votre amour est mon plus grand, mon seul bonheur, il est toute ma vie ; mais si vous me suivez, si les portes de sa propre maison se ferment à la riche et noble héritière, c'est la pauvreté qui sera notre partage. L'accepterez-vous sans regret ?

— Je supporterai tout, sauf d'être séparée de toi.

Valérien se mit à genoux devant elle et baisa le bord de sa robe avec un respect religieux. — Je vous vénère, dit-il ; sans vous je ne saurais que devenir, je me tuerais si vous me chassiez.

— Eh bien ! il n'y a pas de temps à perdre. Ma mère m'a menacée ; elle me destine à un hypocrite que je déteste. Sauvez-moi !

— Je vous enlève ! s'écria Valérien.

— Quel bonheur ! dit Hélène avec allégresse. J'ai toujours rêvé un enlèvement ; je me voyais fuyant de nuit la maison paternelle, je me représentais cette scène : une forêt, une chapelle, le bien-aimé m'attendant avec des chevaux. Je m'élançais sur le mien, un cheval blanc, cela va sans dire, et en route au grand galop !

— Y a-t-il une chapelle dans le voisinage ?

— Tout près du bois de Bialobrog.

— À demain !

— J'enlève aujourd'hui Mlle  de Festenburg, dit Valérien à Weinreb lorsque celui-ci vint le matin recevoir ses ordres.

— S'il vous arrive malheur, je m'en lave les mains, répondit le Juif.

— Pour une fois, cela ne te fera pas de mal, mais écoute : l'aventure exige que je fasse bonne figure : une pelisse de zibeline me paraît indispensable à un cavalier qui se respecte.

— Il suffit, vous l'aurez.

— Avec cela, un bonnet cosaque de la même fourrure.

— Après ?…

— Deux bons chevaux, l'un noir pour moi, l'autre blanc…

— Ne pourrait-il être noir aussi ? s'écria le Juif avec humeur.

— Non, il faut un cheval blanc ; si tu n'en trouves pas, teins ton cheval noir, je t'en laisse libre.

— Un cheval blanc avec une selle de dame sans doute ? soupira Weinreb.

— Cela va sans dire, et tu nous attendras avec les chevaux près de la chapelle, sur la lisière du bois de Bialobrog. Aie soin de faire éclairer cette chapelle.

— Vous voulez vous y marier ?

— Non, c'est seulement pour le décor.

— Vous n'avez rien de plus à me recommander ?

— Rien.

Le Juif respira. En sortant, il se retourna encore une fois : — Ne vous contenteriez-vous pas vraiment d'un cheval noir ?

— Que le diable t'emporte ! j'ai dit un cheval blanc.

— Soit !

VII.

Après la leçon et le thé, Valérien ayant quitté Kosciolka, un violent orage éclata dans cet intérieur paisible d'ordinaire. — Cela ne peut durer ainsi, commença Mme  de Festenburg en se promenant à grands pas par la chambre.

— Qu'est-ce qui ne peut durer ? demanda son mari étonné.

Hélène s'arrêta, la main sur le bouton de la porte.

— Si tu es aveugle, continua la mère s' adressant à M. de Festenburg avec une violence croissante, je vois pour deux, Dieu merci !

— Ceci est vrai, répondit le vieillard, et il bourra flegmatiquement sa pipe.

— Oui, j'ai vu que les choses n'allaient pas comme il convient entre Hélène et cet Italien.

— Ne fait-elle pas de progrès? demanda le père en souriant.

— Au contraire mademoiselle fait des progrès surprenans, ce sont des œillades échangées, des soupirs, des… en un mot cet intrigant…

— De grâce, maman, interrompit la jeune fille, ménagez un homme que ses malheurs doivent rendre respectable…

— Respectable, cet aventurier !

— Je ne demande pas mieux que de respecter M. Scarlatti, si c'est de lui qu'il s'agit, dit à son tour M. de Festenburg ; mais je ne me contenterais pas pour gendre d'un inconnu qui n'a ni feu ni lieu.

— Le mieux sera de le congédier poliment, dit Mme  de Festenburg encouragée par l'approbation de son époux, et de marier cette évaporée au plus vite.

— À M. Aloys ? dit Hélène éclatant de rire. Vous vous trompez, chère maman, je ne consentirai jamais à être la femme de ce sournois.

— Aloys est homme d'honneur, déclara la mère.

— À vos yeux, comme Scarlatti l'est aux miens, vous voyez que nous mesurons très différemment l'honnêteté d'un homme.

— Allons ! allons ! interrompit M. de Festenburg, je suppose que vous ayez toutes deux tort et raison… Prenons le juste milieu.

— Qui est ?…

— Si M. Kochanski…

— Ce don Juan de profession ! s'écria Hélène.

— Qu'en sais- tu ? Il est pour le moins aussi jeune, aussi beau cavalier, aussi honnête homme que ton Italien, et, continua M. de Festenburg en s' adressant à sa femme, pour les qualités d'un bon propriétaire, il vaut bien ton Aloys ; dis donc oui, mon enfant.

— Je dis non ! cria Hélène hors d'elle.

— Non ? répéta le père avec intention pour exciter l'opiniâtreté de cette tête folle.

— Non ! non, mille fois non !

— Réfléchis à la noble existence que tu mènerais, il est installé comme un sultan, il possède une machine à battre…

Hélène interrompit son père en frappant du pied, se boucha les oreilles avec indignation et prit la fuite. Ses parens continuèrent à se disputer dans le salon, puis dans leur chambre à coucher. Ils étaient au lit que les noms d’Aloys et de Valérien, les épithètes d’hypocrite, de débauché, de valet du clergé, de dissipateur et d’imbécile, s’entre-croisaient encore comme autant de bombes.

Pendant ce temps, Hélène achevait ses préparatifs. Un peu avant minuit, elle endossa une grande pelisse et chaussa des bottes fourrées comme en portent les paysannes polonaises, elle prit de l’argent et ses bijoux, laissa sur la table une lettre adressée à ses parens, jeta un regard humide sur le sanctuaire où elle avait rêvé ses rêves d’enfant et où avait grandi cet amour qui l’exilait maintenant de la maison paternelle, puis éteignit la lampe, se glissa dans le corridor et gagna l’escalier. Elle avait le cœur serré, mais résolu. Un chien aboya, elle le fit taire par des caresses ; le grincement d’une porte… Hélène était dehors. Sans regarder autour d’elle, indifférente aux intempéries de cette nuit d’hiver, elle marcha précipitamment vers la lumière qui, sur la lisière de la forêt, lui montrait le but de sa course, le but de sa vie.

Valérien était arrivé longtemps avant elle au lieu du rendez-vous. Il y trouva toutes choses comme il les avait ordonnées ; sous ses fourrures de zibeline, il avait l’air d’un voyvode de la vieille république. Le beau ravisseur renvoya Weinreb, attacha les chevaux à la grille de la chapelle et s’assit sur les marches, au pied d’une croix.

Au coup de minuit, une ombre noire avançant d’un pas élégant et hardi se dessina sur la neige. Valérien courut à sa rencontre, et un long embrassement les réunit. — Me voici, murmura Hélène ; prends-moi, prends-moi pour toujours. — Le jeune homme la souleva de ses bras robustes et la mit en selle. — Tout est bien comme je l’imaginais, dit Hélène en extase, la chapelle, le cheval blanc…

Valérien avait enfourché son cheval noir ; tous deux partirent à fond de train, la neige volait autour d’eux, et dans le ciel blanc voguait la pleine lune, éclairant à travers un brouillard argenté cette scène romantique.

Après deux heures d’une course effrénée, les fugitifs s’arrêtèrent devant un groupe de bâtimens que précédait une grande grille, des chiens hurlèrent ; Valérien tira un coup de pistolet qui retentit dans le silence et fit tressaillir Hélène. Bientôt on entendit des pas étouffés par la neige, et un vieillard vêtu de peaux de mouton vint ouvrir, une lanterne à la main. Il ne prononça pas un mot ; Valérien, lui aussi, semblait muet. — Où sommes-nous ? demanda Mlle  de Festenburg en regardant autour d'elle tandis que son amant l'aidait à descendre.

— Un peu de patience, dit Valérien, et toutes les énigmes seront résolues.

Tandis que le vieux domestique emmenait les chevaux, Valérien offrit le bras à Hélène pour la conduire par un large escalier couvert de tapis, à travers des galeries ornées de fleurs, dans un boudoir meublé avec goût.

— Dites-moi où nous sommes, répéta Hélène, qui se croyait le jouet d'un songe.

Valérien jeta sa pelisse et son bonnet, aida ensuite Mlle  de Festenburg à se débarrasser elle-même de ses fourrures, puis l'invita d'un geste à s'asseoir. — Il marchait de long en large, inquiet, tremblant de tous ses membres ; c'était la première fois que don Juan avait peur d'une femme. Le pauvre garçon aimait sincèrement Hélène, et la minute qui allait suivre devait décider de son sort.

— Quel air solennel ! dit Hélène.

— Écoutez-moi ! répliqua-t-il d'une voix vibrante, c'est l'unique grâce que j'implore, écoutez-moi jusqu'à la fin, puis vous prononcerez si je dois vivre ou mourir.

— N'ai-je pas déjà rendu la sentence ? répondit cette charmante fille.

— C'est-à-dire que vous avez suivi un pauvre étranger, que vous voulez partager sa misère, que vous êtes noble et généreuse, une femme telle que je n'en ai jamais rencontré, comme les poètes seuls en savent créer ; mais consentirez-vous, me connaissant, à m'appartenir, à moi ?

— À qui donc suis-je, si ce n'est à vous ?

— À moi,… non pas à l'Italien Scarlatti. Moi aussi, je suis pauvre et pis que cela ;… mais je ne suis pas…

— Vous n'êtes pas ?…

— Mademoiselle, nous sommes dans la seigneurie de Baratine, et je suis Valérien Kochanski, ce don Juan que vous abhorrez.

— Vous êtes Valérien ! — Hélène s'était levée brusquement et se taisait à demi effrayée, à demi surprise, — vous m'avez trompée…

— J'avais entendu parler de votre beauté, de votre esprit, mais aussi de vos goûts romanesques ; ma réputation n'est pas des meilleures, ne devais-je pas craindre de m'exposer à un refus en faisant ouvertement ma demande ? Vous vous rappelez peut-être le jour où un Juif polonais attacha vos patins; j'avais pris ce déguisement pour vous voir. Dès lors je sentis que je ne pouvais être heureux qu'avec vous. Je me présentai dans votre maison comme un exilé, un pauvre maître d'italien, — je voulais être aimé pour moimême, être aimé avec le dévoûment dont un cœur de femme noble et pur est seul capable, vous savez le reste ; — ma vie est entre vos mains. Décidez, et si vous devez être impitoyable, je vous en conjure, ne méprisez pas du moins un homme qui, hors de vous, n'a pas une espérance, une émotion, une pensée, à qui est venue par vous la révélation d'une vie nouvelle, et qui, si votre main compatissante l'eût soutenu, aurait pu se relever peut-être. Vous êtes mon juge… J'attends à genoux l'arrêt qui doit me sauver ou me condamner sans retour.

Des larmes coulaient sur les joues basanées de Valérien ; Hélène s'en aperçut, ce fut assez ; elle le releva doucement, l'attira sur sa poitrine émue, et pleura, elle aussi.

On ne peut rendre la scène qui eut lieu chez les Festenburg lorsque l'enlèvement fut découvert. Mme  de Festenburg s'évanouit à plusieurs reprises. Dans l'intervalle, elle vociférait. M. de Festenburg riait de toutes ses forces. — Voilà où t'a conduite ton faux dévot, ton tartuffe, tout ce scandale est ton œuvre, rien que ton œuvre. Ma fille a ma bénédiction.

— Ta bénédiction ! tu bénirais son mariage avec un aventurier que personne ne connaît, qui est peut-être un brigand déguisé !

— Bah ! je le connais, moi, dit le bonhomme que la rage de sa femme divertissait fort.

— Tu le connais ?… Tu as peut-être des connivences avec lui, avec ce bandit !

— Ce n'est pas un bandit, c'est un honnête propriétaire, possesseur d'une belle machine à battre.

— Une machine à battre ?… Scarlatti ?…

— Il ne s'appelle pas Scarlatti.

— Quel est donc son nom ?

— Valérien Kochanski, seigneur de Baratine.

— Ah !… — Nouvelle syncope, dont Mme  de Festenburg sortit en criant : — Tu donnes ton enfant à ce prodigue, à ce libertin !…

— Allons ! mieux vaut encore un propriétaire qu'un bandit.

Au milieu de ce tapage arriva Valérien, qui ramenait la fugitive dans les bras de sa mère. Cette apparition inattendue produisit un effet magique ; Mme  de Festenburg s'attacha tout éplorée au cou de sa fille, et, après quelques minutes d'hésitation, bénit le jeune couplu à son tour. Trois semaines plus tard, la noce fut célébrée à Kosciolka. Smaragd, Sonnenglanz, Weinreb et le Cracovien furent les premiers à féliciter les nouveaux époux, et Valérien ne douta pas que les souhaits de ceux-là du moins ne fussent sincères.

Sacher-Masoch.
  1. Les chevaliers de Sobieski, le sauveur de Vienne, portaient aux épaules de grandes ailes en plume.