Le Mariage de Victorine/Acte II

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Le Mariage de Victorine
Théâtre complet de George SandMichel Lévy frères2 (p. 28-54).
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ACTE DEUXIÈME


Un salon chez Vanderke, mode Louis XV ; une cheminée au fond, au milieu ; à gauche, au fond, porte donnant dans une antichambre ; à droite, au fond, porte vitrée ouvrant sur le jardin. — À gauche, au premier plan, une fenêtre, et, un peu en avant, un guéridon et des sièges. — De chaque côté de la scène, consoles, avec candélabres au premier plan. — Portes latérales au second plan.



Scène PREMIÈRE

VANDERKE, ALEXIS.
VANDERKE, entrant du fond à gauche avec quelques papiers à la main.

Non, mon ami, je ne suis pas souffrant, et, puisque votre sœur nous a priés de passer la matinée dans son appartement, c’est ici que vous me retrouverez.

ALEXIS.

Si vous n’avez pas besoin de solitude pour quelque affaire qui vous tourmente…

VANDERKE.

Oh ! dans notre état, il y a toujours quelque sujet d’inquiétude. La maison Harris et Morrisson me donne des craintes.

ALEXIS.

Ces Américains à qui vous avez ouvert des crédits considérables ?

VANDERKE.

Oui ! on me donne avis d’y prendre garde, et pourtant, il me répugne de fermer tout crédit à des gens honnêtes dont ma méfiance pourrait hâter la ruine… Mais je ne sais pourquoi je vous parle de cela ; ce sont des choses peu récréatives pour un jeune homme qui songe à ses plaisirs, et, d’ailleurs, toutes les prévisions seraient ici de peu d’effet… C’est une faiblesse que de se tourmenter d’avance des dangers qu’on ne peut détourner, et toute la sagesse humaine consiste peut-être à savoir attendre avec patience le mal et le bien… Allez achever votre repas, mon ami.

ALEXIS.

Permettez-moi de rester avec vous, mon père ; il est si rare que vous ayez une matinée de loisir, et je vous vois si peu !… C’est bien ma faute, après tout ; je devrais vous aider dans vos travaux, partager vos soucis… et vous avez bien raison de me reprocher mes plaisirs.

VANDERKE.

Je ne vous les reproche pas, mon ami ; chaque âge a les siens. Je ne trouve pas mauvais que vous ayez envie de voir Paris (à madame Vanderke, qui entre du fond à gauche), et votre mère partage mon sentiment, elle qui sacrifie toujours sa propre satisfaction à la vôtre.



Scène II

VANDERKE, MADAME VANDERKE, ALEXIS.
MADAME VANDERKE.

Ah ! vous parlez de ce voyage de Paris ?… Il en a donc toujours envie ?

Elle s’assied.
ALEXIS.

J’en ai envie, je l’avoue, et cependant, si je me consultais bien, peut-être que j’aurais encore plus envie de rester.

VANDERKE.

Nous nous garderons bien de vous influencer. Vous désirez prendre un peu l’air du monde, comme on dit ici ; vous êtes comme tous nos jeunes gens, vous rougissez d’être encore un provincial ?

ALEXIS.

Non, mon père. On n’est pas un provincial quand on est lieutenant de marine, et quand, à vingt-cinq ans, on a déjà vu les deux Indes. Mais on dit que Paris résume toute la terre, et il me semblait qu’après l’avoir vu, je ne me soucierais plus de faire le tour du monde.

MADAME VANDERKE.

Vous êtes libre, mon cher enfant, et, quelque douce que me soit votre présence, pas plus que votre père je ne m’opposerai aux voyages utiles à votre instruction… Ma santé s’est rétablie enfin, grâce à vos bons soins… Et cependant, si Paris suffisait à votre curiosité ; si, après l’avoir vu, vous pouviez renoncer à ces expéditions lointaines !… Ah ! je me rappelle ce que j’ai souffert d’angoisses lorsque le vent soufflait sur nos plages ou qu’un grain se formait à l’horizon.

ALEXIS.

Ma pauvre bonne mère !… vous faire tant de mal !… Tenez, mon père, il faudra que je quitte la marine et que je m’applique plus sérieusement à notre commerce.

VANDERKE.

Vous n’êtes donc pas converti aux idées de votre tante la marquise, monsieur le chevalier ?

ALEXIS.

Non, et, chaque jour, je me convertis aux vôtres… Je ne saurais rougir de ce qui fait l’honneur de notre nom, et je veux suivre la carrière où vous marchez. Vous avez besoin de moi, puisque ma sœur a épousé un homme de robe, étranger à nos occupations. Tenez, tenez, il faudra que je me marie, pour devenir tranquille, sédentaire, attaché à la vie de famille ; tout le monde en sera heureux ici, et moi plus que personne, j’en suis certain !

MADAME VANDERKE.

Ah ! s’il était vrai !

VANDERKE.

Nous y songerons quand vous voudrez. Mais ce n’est pas à moi de vous chercher une dot, c’est à vous de trouver une femme. Je ne suis pas pour ces mariages qui se traitent comme une affaire, et où le cœur, la considération du bonheur domestique n’entrent pour rien. Je sais que les mariages d’amour ont une mauvaise réputation, mais, moi (tenant la main de sa femme), j’en ai fait un si heureux, que je n’en comprends pas d’autre.

ALEXIS.

Oh ! je suis bien de votre avis, mon père, et la fortune (nous en avons assez !) ne me décidera jamais. J’aurais beau faire l’esprit fort et le beau gentilhomme, je me sens les goûts simples et honnêtes, en dépit du ton et de la mode ; je me sens votre fils, et j’en suis si orgueilleux, que j’aurai bien la force de supporter les moqueries des gens du bel air. Je suis curieux de voir comment ces gens-là s’y prennent pour ruiner leur famille, leur caractère, leur santé, leur réputation, avec tant de peines et de soins, quand il est si facile d’être honnête homme et heureux ; et alors, je serai impatient de revenir ici pour y finir tranquillement mes jours auprès d’une femme que vous me choisirez, belle comme ma sœur, bonne comme ma mère.

VANDERKE.

C’est bien vite songer à finir vos jours, mon ami. Voyez le monde d’abord ! Puisque vous en avez le désir, c’est que vous en sentez le besoin. J’aime mieux que vous ayez vu ce monde-là par vos yeux que par les miens, et que vous le connaissiez avant de vous enfermer dans la vie domestique. Allez à Paris, nous parlerons d’établissement à votre retour, si vous persistez.

ALEXIS, rêveur et incertain.

Peut-être avez-vous raison, mon père ! je suis bien jeune, je ne serais peut-être pas digne de mon bonheur… Cependant, quand vous vous êtes marié, vous étiez encore plus jeune que je ne le suis, et vous n’avez pas eu lieu de vous en repentir.

VANDERKE.

Il est vrai, mais j’étais pauvre, condamné au travail ; je n’étais pas un brillant fils de famille, un enfant gâté !…



Scène III

VANDERKE, ALEXIS, MADAME VANDERKE, SOPHIE, VICTORINE, FULGENGE, ANTOINE.
Ils entrent en scène familièrement par le fond à gauche et par groupes tout en causant.


SOPHIE.

Nous avons beaucoup parlé mariage, toilette, bal : nous avons passablement babillé, et cependant nous n’avons encore rien décidé.

MADAME VANDERKE.

C’est vrai, mais nous ne pouvions pas décider sans votre père.

VANDERKE, s’asseyant à droite.

Eh bien, voyons donc, Antoine, qu’est-ce qui retarde encore le mariage de ces enfants ?

ANTOINE.

Mais rien, monsieur. Tout est prêt. On attend que vous fixiez le jour.

VICTORINE.

Ah ! on va fixer le jour ?

ALEXIS.

On dirait que cela te contrarie ? Tu ne sais donc pas que je tiens à faire pleuvoir des fusées sur toute la ville, à brûler mes manchettes, comme dit mon père ? Tu ne veux pas mettre le feu au bouquet ?

VICTORINE.

Oh ! non ! cela me fait trop peur.

VANDERKE.

Voyons ! nous sommes aujourd’hui le 27.

VICTORINE.

Déjà ? Je me croyais encore au 25.

VANDERKE.

Nous sommes le 27. Mettons le mariage au 30.

ANTOINE.

Le 30, soit !

VICTORINE.

Le 30 ! un vendredi ! Oh ! c’est un mauvais jour, qui porte malheur !

MADAME VANDERKE.

Et puis c’est un jour maigre !

VICTORINE.

Et le samedi aussi !

VANDERKE.

Eh bien, remettons au dimanche, ce sera le 2 du mois prochain, dans cinq jours.

VICTORINE.

Dans cinq jours ! déjà !

ANTOINE.

Il faut pourtant se décider !

FULGENCE, qui a observé Victorine.

Permettez, monsieur Antoine ! (À Vanderke.) Pardonnez-moi, monsieur… mais mademoiselle Victorine semble contraire à nos empressements, et je ne voudrais pas qu’on lui imposât…

VANDERKE.

C’est bien à vous, Fulgence : c’est du dévouement, de la soumission. C’est une preuve d’amour qu’on saura apprécier. Il ne faut pas, en effet, tourmenter la modestie. Il faut la respecter, l’attendrir, la convaincre.

ANTOINE.

Mais, monsieur…

VANDERKE, se levant.

Tu ne dois pas t’en mêler non plus. Mais, comme, à cause du prochain départ de mon fils, il faut arrêter nos plans aujourd’hui, laissons ces fiancés ensemble et allons faire un tour de jardin. Nous revenons tout à l’heure, mes enfants, et vous nous direz le jour que vous aurez choisi d’un commun accord.

SOPHIE.

C’est bon, cela, mon père ; vous donnez toujours le conseil et l’exemple de la condescendance pour notre sexe.

VANDERKE, offrant le bras à sa femme.

Respecter ce qu’on aime ! je m’en suis toujours si bien trouvé !

Ils sortent par le jardin. Vanderke fait passer Antoine devant lui ; il sort avec sa femme ; Sophie les suit, et, au moment de disparaître, elle fait signe à Alexis de venir avec ses parents ; Alexis, dont le regard était attaché sur Victorine, lui fait un signe d’adieu et sort.



Scène IV

VICTORINE, FULGENCE.
FULGENCE.

Tenez, écoutez, mademoiselle ; vous avez une grande répugnance à prendre un parti… Et moi-même…

VICTORINE, avec élan.

Ah ! et vous aussi, n’est-ce pas ?

FULGENCE.

Moi, je vous cachais mes pensées, j’espérais les étouffer, me vaincre ; mais je souffre trop, et me contenir plus longtemps, ce serait dissimuler avec vous. Je ne le veux pas, je ne le dois pas. Je vous aime, Victorine, certainement, je vous aime : ne prenez donc pas en mauvaise part ce que je vais vous dire.

VICTORINE.

Dites donc vite !

FULGENCE.

Je voudrais… Je ne voudrais pas, non certes, je ne voudrais par renoncer à vous… et cependant…

VICTORINE, attentive.

Cependant ?…

FULGENCE.

Cependant… je voudrais changer quelque chose aux rêves de votre avenir. Si j’étais un homme sans principes, j’aurais pu vous tromper, feindre de me soumettre à tout, et, le lendemain du mariage, vous dire : « Voilà ma volonté. » Mais ce serait de la mauvaise foi, vous me haïriez, je le mériterais. Je veux donc vous le dire d’avance, et, si cela vous paraît inacceptable… eh bien, je me soumettrai, je souffrirai… je renoncerai au bonheur dont je m’étais flatté.

VICTORINE.

Quelle serait donc votre volonté si nous étions mariés ?

FULGENCE, avec effort.

Ce serait de quitter cette maison, cette famille Vanderke… ce pays, et d’aller vivre avec vous à l’étranger, ou à l’autre bout de la France.

VICTORINE, vivement.

Oh ! cela, jamais… jamais !

FULGENCE.

Voilà ce que je craignais, ce dont j’étais certain, ce qui m’accable ; mais j’aime mieux savoir à quoi m’en tenir.

VICTORINE.

Oh ! et moi aussi !



Scène V

Les mêmes, ANTOINE et VANDERKE, rentrant par le jardin.
ANTOINE.

Eh bien, on se boude ! (À Vanderke.) Je vous le disais bien, monsieur, qu’ils ne s’entendraient pas.

VANDERKE.

En vérité ? Voyons, mes enfants, nous voici pour tâcher de vous mettre d’accord.

VICTORINE.

Oh ! monsieur Vanderke, nous sommes bien d’accord, nous ne pouvons pas nous marier ensemble, voilà tout.

ANTOINE, grondeur.

Ah ! voyez-vous cela ! c’est du nouveau !

VICTORINE.

Nous ne nous disputons pas ; nous ne sommes pas ennemis pour cela. Il n’a rien à me reprocher, je ne lui en veux pas du tout. Il est franc, moi aussi, voilà ce que c’est.

ANTOINE.

Mais, morbleu ! qu’y a-t-il donc ? Vous expliquerez-vous, Fulgence ?

FULGENCE.

Monsieur Antoine, cela m’est fort pénible devant M. Vanderke.

VANDERKE, avec douceur.

S’il le faut, je m’en vais.

VICTORINE, le retenant.

Non, monsieur, non ! vous êtes le chef, le juge, le père, le maître à tout le monde ici. Je veux qu’il dise devant vous ce qu’il m’a dit… car je le dirais, moi !

FULGENCE.

Vous avez raison, mademoiselle, et, puisqu’il n’y a plus d’espoir… (À Vanderke, avec fermeté.) Monsieur, je n’ai pas l’intention de rester attaché à votre service si j’épouse mademoiselle Victorine.

VICTORINE.

Vous l’entendez ? Il veut quitter, il voudrait me faire quitter mon pays, ma famille, votre maison où je suis née, où j’ai été élevée, où je me crois chez moi, tant je m’y trouve heureuse. Il voudrait m’emmener bien loin, bien loin de vous, de mon père, de madame… de Sophie !… Enfin, il voudrait me faire mourir de chagrin, et ce n’est pas ce qui avait été convenu avec mon père, ce n’est pas ce qui avait été accepté… Il le reconnaît, et, par conséquent, notre mariage est rompu.

ANTOINE, qui a observé Fulgence et Victorine, et qui est devenu sombre.

Doucement, ma fille, pas si vite ! Votre mariage n’est pas rompu comme cela. Il est écrit que la femme quittera son père et sa mère pour suivre son mari, et vous suivrez le vôtre, si c’est la volonté du vôtre !

VICTORINE.

Quitter la famille, la maison de M. Vanderke ?… vous quitter, mon père ? Oh ! vous ne le voudriez pas !

ANTOINE.

Vous ne me quitterez pas pour cela… Je vous suivrai.

VICTORINE, s’attachant au bras de Vanderke.

Vous quitteriez M. Vanderke ? — Oh ! monsieur, monsieur, mon père ne peut pas vous quitter ! vous ne pourriez pas vous passer de mon père !

VANDERKE, qui est devenu aussi fort attentif à la contenance de Fulgence et d’Antoine.

Monsieur Fulgence… voulez-vous avoir la sincérité de me dire pourquoi vous désirez quitter ma maison, et jusqu’au pays que j’habite, comme si vous aviez horreur de l’amitié que je vous témoigne et des services que je puis vous rendre ? Expliquez-vous bien, et ne craignez pas que je m’offense de vos raisons, si elles sont bonnes.

FULGENCE.

Monsieur, si j’eusse dû rester garçon, nulle part je ne me fusse trouvé mieux que chez vous. Je rends hommage à votre caractère ; mais manquerai-je au respect que je vous dois si je garde mes raisons pour moi seul ?

VANDERKE.

Certes, vous en avez le droit ! mais je fais appel à votre confiance… Antoine, Victorine, laissez-moi seul avec lui. Ne vous éloignez pas cependant, j’aurai peut-être à vous parler tout à l’heure.

ANTOINE.

Oui, monsieur, et, moi, je veux aussi parler à cette demoiselle !

Il prend le bras de Victorine sous le sien un peu brusquement, et sort avec elle par le jardin. Victorine jette un regard de détresse sur Vanderke.



Scène VI

VANDERKE, FULGENCE.
VANDERKE, à Fulgence qui rêve.

Eh bien, nous voilà seuls, Fulgence, et je crois qu’il est bon pour vous d’ouvrir votre cœur et de demander conseil à un homme qui a le double de votre âge, et qui peut être meilleur juge que vous de certaines choses de la vie.

FULGENCE.

Ah ! monsieur Vanderke, votre douceur me touche… je crois à votre sagesse… mais n’exigez pas… non ! je ne veux rien vous dire.

VANDERKE.

J’essayerai donc de deviner. Peut-être que votre condition ici vous semble trop médiocre, et que vous craignez de ne pouvoir pas bien élever une famille avec les honoraires…

FULGENCE.

Non, monsieur, non ! Voilà ce qui me mortifie : c’est que vous me supposiez des vues intéressées, quand c’est le contraire, quand je suis honteux… et, faut-il le dire, mécontent… blessé, de la dot que vous avez faite à Victorine aujourd’hui.

VANDERKE, l’étudiant avec attention.

Mécontent ! blessé ! pourquoi cela ? Ne savez-vous pas qu’Antoine est mon serviteur, mon compagnon et mon ami depuis trente ans ? que nous avons souffert et combattu ensemble ? qu’il m’a donné mille preuves de sa fidélité, de sa vertu ? enfin, que tout dernièrement, dans un duel qu’a eu mon fils, il voulait attaquer son adversaire et se faire tuer pour forcer celui-ci à prendre la fuite ? Vous trouvez surprenant, inquiétant pour votre honneur (il appuie sur ces mots) que je dote modestement la fille d’un tel homme ?

FULGENCE, à part.

Pour mon honneur !… Il semble lire dans mes pensées !

VANDERKE.

Eh bien, vous ne répondez pas ? Qu’y a-t-il là d’extraordinaire ?

FULGENCE, ébranlé.

Rien, monsieur, oh ! certainement rien. J’ai trop d’orgueil… mais que vous dirai-je (avec amertume) ? les bienfaits m’humilient !

VANDERKE.

Tant pis pour vous ! je n’aime pas qu’on se méfie sans sujet des bonnes intentions,

FULGENCE.

Sans sujet !…

VANDERKE.

Dites donc celui de votre méfiance, allons !…

FULGENCE.

Je… je n’ai pas de méfiance contre vous, monsieur ! ce serait de l’ingratitude, je le sens… Mais, que voulez-vous ! je ne puis me changer… Je voudrais que ma femme ne dût qu’à moi l’aisance, les plaisirs de sa jeunesse, et la sécurité de ses vieux jours. Je voudrais être son unique soutien, son seul ami ! je suis né jaloux !… oui, je le suis de ce que j’aime, et je le suis des choses qui vous paraissent peut-être les plus insignifiantes… Je ne sais pas si j’oserai jamais tutoyer Victorine, tant je la respecte, et ici tout le monde la tutoie. Enfin elle est si choyée, si aimée dans votre maison, que ses affections ne pourraient s’y concentrer sur moi, et que j’aurais la rage secrète de ne pouvoir être seul consacré à son bonheur.

VANDERKE.

Je vous ai compris, monsieur, parfaitement compris.

FULGENCE.

Et vous me blâmez ?

VANDERKE.

Nullement. La tendresse exclusive, absolue, est le droit le plus sacré de l’amour et du mariage. Je ne chercherai donc pas à vous détourner de vos résolutions ; mais il faut que la jeune Victorine vous aime assez pour les accepter sans regret. Je vous conseille donc de retarder votre union avec elle jusqu’à ce que vous lui inspiriez assez de confiance pour qu’elle vous suive avec joie et dévouement.

FULGENCE.

Ah ! monsieur !… vous me sauvez ! Je vous remercie, je vous bénis, je suivrai vos conseils.

Vanderke lui tend la main ; Fulgence la serre avec émotion en s’inclinant un peu, mais sans se livrer bien complètement.



Scène VII

ANTOINE, VANDERKE, FULGENGE.
ANTOINE, rentrant par le jardin.

Eh bien, monsieur ?

VANDERKE.

Eh bien, Antoine, je crois qu’il faut retarder ce mariage.

ANTOINE.

Pardon, pardon, monsieur Vanderke, vous faites tout pour le mieux, mais vous ne savez pas bien les choses… Victorine, avec qui je viens de causer sérieusement, a entendu raison… Elle aime assez Fulgence pour consentir à tout ; elle l’épousera dimanche prochain, elle partira avec lui dans la huitaine d’après. Je lui ai promis de la suivre et de l’installer où il conviendra à son mari de se fixer, et je reviendrai régler vos affaires pour aller ensuite vivre auprès de ma fille et de mon gendre.

FULGENCE.

Mon Dieu !… est-ce vrai, monsieur Antoine ?

VANDERKE.

Fulgence, retournez au travail. Soyons calmes, soyons maîtres de nos émotions. Nous nous reverrons tantôt.

Fulgence sort par l’antichambre.



Scène VIII

VANDERKE, ANTOINE.
VANDERKE, ému.

Antoine, tu veux donc me quitter, toi aussi ?

ANTOINE.

Vous quitter, moi ? Jamais ! à moins que vous ne me chassiez.

VANDERKE.

Tu trompes donc ta fille ?

ANTOINE.

Il le faut bien ! si je ne lui promettais pas d’aller vivre auprès d’elle, jamais elle ne voudrait suivre son mari.

VANDERKE.

Ainsi sa plus grande, sa véritable douleur eût été celle de se séparer de son père ?

ANTOINE.

Sans doute, puisque, après ma promesse, elle n’a plus fait de résistance.

VANDERKE.

Mais as-tu bien pesé les raisons que Fulgence croit avoir pour s’éloigner de nous ? les connais-tu ?

ANTOINE, soucieux.

Non.

VANDERKE.

Tu as eu cependant bien l’air de les comprendre, puisque tu y as cédé sans même les demander.

ANTOINE, embarrassé.

Que sais-je ? si c’est son idée ! vous le ferez entrer dans quelque bonne maison de commerce où il gagnera bien sa vie ; il y sera moins libre, moins heureux qu’ici, mais puisque c’est son idée !

VANDERKE, l’observant.

Tu prends ton parti bien aisément sur cette séparation, sur l’absence de ta fille.

ANTOINE, triste.

Bah ! si c’est l’idée de Victorine !

VANDERKE.

Oh ! ce n’est pas l’idée de Victorine, c’est la tienne, Antoine.

ANTOINE, un peu impatienté.

Eh bien, si c’est mon idée, à moi !

VANDERKE.

Antoine, tu ne veux rien me dire, mais je sais tout.

ANTOINE, troublé.

Vous savez, vous savez… Qu’est-ce que vous savez ? Il n’y a rien à savoir, que diable ! Il n’y a rien, rien !…

VANDERKE.

Il y a que Fulgence est jaloux. N’est-ce rien, cela ?

ANTOINE.

Il vous a dit qu’il était jaloux ? Il ne sait ce qu’il dit ! Il ne peut pas être jaloux ! Et de qui le serait-il ? qu’est-ce qu’il a dit ?

VANDERKE.

Il n’a rien dit, mais j’ai compris ; j’aurais dû comprendre plus tôt, deviner, prévoir. Tu aurais dû prévoir et deviner aussi, toi ! Antoine, tu m’aimes trop !

ANTOINE.

Comment ? comment cela ?

VANDERKE.

Oui, plutôt que d’éclairer ma conscience, tu me laisserais devenir ingrat envers toi !

ANTOINE, chagrin.

Je ne vous entends pas, mais je vois que vous me grondez parce que je vous aime plus que tout au monde, et ce n’est pas bien de votre part.

VANDERKE.

Tu ne dois pas m’aimer plus que ta fille ; tu as envers elle des devoirs plus sacrés qu’envers moi ; tu dois compte à Dieu de ses vertus et de son bonheur, beaucoup plus que de mes intérêts et de mon repos.

ANTOINE.

Mais enfin, me direz-vous ?…

VANDERKE.

Je ne te dirai rien, puisque tu as des secrets pour moi ! je parlerai à…

ANTOINE.

À ma fille ? Oh ! non pas ! je vous en prie ! Pas un mot qui puisse faire croire à Victorine que vous ou moi pouvons nous occuper de cela.

VANDERKE, étonné.

Je n’avais pas l’intention de m’adresser à Victorine. C’est mon fils que je veux interroger sévèrement.

ANTOINE.

Votre fils !… y songez-vous ? Vous voulez donc lui dire… lui donner à penser… lui faire deviner… ? Mais non ! mais non ! il ne faut pas qu’il ait la moindre idée…

VANDERKE.

De quoi donc ?…

ANTOINE, embarrassé.

De… de ce que vous pensez !

VANDERKE.

De la jalousie de Fulgence ?

ANTOINE, vivement.

Oui, oui, c’est cela, la jalousie de Fulgence. C’est une folie, une pure folie, et, si on s’en occupe, ce sera pire.

VANDERKE.

Mon fils ne s’en est donc pas aperçu ?

ANTOINE.

Comment s’en serait-il aperçu ? Est-ce sa faute, à lui, si M. Fulgence est jaloux ?

VANDERKE.

Et Victorine ?

ANTOINE, avec effort.

Victorine ne s’en doute pas non plus.

VANDERKE.

C’est bien la preuve que mon fils ne lui a jamais dit un mot qui pût faire croire qu’il la voyait avec d’autres yeux que ceux d’un frère… Cependant Victorine a beaucoup de chagrin !…

ANTOINE, allant reporter au fond, à droite, le fauteuil qui était sur le devant du même côté.

Oh ! si elle a du chagrin, tant pis ! on ne meurt pas de cela ! vous me la gâteriez, vous, si je vous laissais faire !… Il faut qu’elle parte, il le faut !

VANDERKE

Il faut ? Un moment ! Cela ne m’est pas encore bien démontré… Va me chercher Alexis.

ANTOINE.

Que voulez-vous faire ?

VANDERKE.

Tu le verras ! Allons, va !

Antoine sort en hésitant par le jardin.



Scène IX

VANDERKE, seul.

Non, mon fils n’est pas coupable, mais peut-être… des sentiments dont ni lui ni Victorine ne se rendent compte… Si Antoine était aveugle !… cet excellent homme m’est dévoué comme un chien fidèle !… C’est beau, c’est bon, mais c’est plus que l’homme ne doit à son semblable ; trop d’affection peut égarer le jugement, et je ne dois ici m’en rapporter qu’à moi-même…



Scène X

VANDERKE, ANTOINE, puis ALEXIS.
ANTOINE, entrant le premier par le jardin.

Voilà votre fils… Est-ce que je dois… ?

VANDERKE, debout, appuyé contre la console.

Tu dois entendre ce que j’ai à lui dire. (Antoine se tient au fond, appuyé contre la cheminée, observant avec une sorte de stupeur Vanderke et Alexis. — À Alexis qui entre.) Mon ami, l’affaire dont je vous ai parlé tantôt aurait des conséquences graves, et je crois que vous pourriez m’aider à les conjurer.

ALEXIS.

Commandez, mon père ! me voilà prêt.

VANDERKE.

Partez donc pour Paris à l’instant même.

ALEXIS, tressaillant.

À l’instant même ?

VANDERKE, avec douceur et gravité.

Vous hésitez ? c’est un déplaisir pour vous ?

ALEXIS.

Hésiter à vous obéir ? Jamais ! mais je n’étais pas préparé à vous quitter aujourd’hui, si brusquement !… Je vais faire mes préparatifs.

VANDERKE, avec intention.

Ne prenez qu’une valise ; on vous enverra ce dont vous aurez besoin pour tout le temps de votre séjour à Paris.

ALEXIS.

Pour tout le temps ? Exigez-vous que j’y reste longtemps, mon père ?

VANDERKE.

Mes affaires et vos plaisirs prendront bien deux mois. N’y comptiez-vous pas rester deux mois ?

ALEXIS.

J’ai réfléchi que ce serait bien long, loin de ma mère et loin de vous !

VANDERKE.

Avez-vous quelque raison particulière pour modifier ainsi vos projets ? (Avec intention, et allant à lui.) Si cela était, vous m’en feriez part, à moi le premier ?… à moi qui suis, qui veux être toujours votre meilleur ami ?

ALEXIS.

Oh ! certainement, mon père ; ce serait à vous seul !…

VANDERKE.

Pensez-y. Je vais préparer vos lettres de créance, et, si vous avez quelque chose à me dire, vous viendrez me trouver tout à l’heure.

Il sort lentement par le fond à gauche, et se retourne avant de disparaître pour regarder Alexis et Antoine.



Scène XI

ANTOINE, ALEXIS.
ANTOINE, voulant suivre Vanderke.

Moi, je vas faire votre valise.

ALEXIS, l’arrêtant.

Antoine, qu’a donc Victorine ?

ANTOINE.

Pourquoi ça, monsieur ?

ALEXIS.

Parce que je viens de la voir passer dans le jardin avec ma sœur ; elle avait les yeux gros de larmes, et elle n’a voulu me rien dire.

ANTOINE.

Bah ! Victorine est comme toutes les jeunes filles. Ne la voyez-vous pas pleurer pour la moindre chose ? pour une petite impatience que j’aurai eue avec elle, pour un baiser que votre sœur oubliera de lui donner, pour un oiseau envolé, pour un ruban perdu ; que sais-je, moi ? elle est si enfant !

ALEXIS.

Oui, elle a pleuré l’autre jour pour un ruban que je lui avais apporté et que tu lui as pris, à ce qu’elle assure.

ANTOINE, contrarié.

Pardieu ! oui, tenez ! Un ruban à frange, comme si elle devait porter des franges ! Elle est si coquette ! Il fait un pas pour sortir ; Alexis se place devant lui et le retient.

ALEXIS.

Mais non, Antoine, Victorine n’est pas du tout coquette.

ANTOINE, avec intention, et redescendant la scène.

Elle l’est devenue, depuis qu’elle a un amoureux.

ALEXIS, venant à Antoine.

Elle l’aime donc bien ?

ANTOINE.

Mais… il est bien permis à une fille sage d’aimer son amoureux !

ALEXIS.

Si tu te trompais… si…

ANTOINE.

Ça ne regarde que moi, ça, monsieur Alexis !

ALEXIS.

C’est vrai… mais l’intérêt que je te porte…

ANTOINE.

Bien, bien, monsieur ; je vous en remercie.

ALEXIS.

Tu n’as pas à m’en remercier ; c’est mon devoir. Tu nous es si dévoué ! Ta famille et la mienne, c’est une seule, une même famille ! Le malheur de Victorine ferait le tien, le nôtre à tous, par conséquent !

ANTOINE.

Mais Victorine ne sera pas malheureuse, monsieur ; c’est moi qui vous en réponds.

ALEXIS.

Sans doute, si elle aime Fulgence… Tu le connais bien, lui ?…

ANTOINE.

Vous savez aussi bien que moi que c’est un parfait honnête homme.

ALEXIS.

J’étais absent lorsqu’il est entré ici… Est-ce que… est-ce qu’il y a longtemps que Victorine a de l’affection pour lui ?

ANTOINE.

Monsieur Alexis !… les sentiments d’une jeune fille… c’est si délicat, que, moi qui suis son père, je n’oserais pas lui faire les questions que vous me faites. C’est mon devoir de les deviner… et de les encourager quand je les trouve bien placés. Victorine est plus sûre d’elle-même qu’elle ne paraît, et je sais bien, moi, qu’elle ne veut pas d’autre mari que celui à qui j’ai donné ma parole.

ALEXIS.

À la bonne heure ! Pardonne-moi, Antoine, si j’ai été indiscret. Au moment de te quitter, moi qui n’assisterai pas au mariage de Victorine… moi qui ne serai plus là pour prendre ma part des joies ou des tristesses de la famille… il m’était peut-être permis de te témoigner ma sollicitude…

ANTOINE.

J’en suis reconnaissant, monsieur, très-reconnaissant. Je vous aime bien, vous, vous le savez !… Je suis fâché que vous partiez si vite, mais… il faut que ce soit bien nécessaire puisque votre père le dit, et… vous serez bientôt distrait de nous, Dieu merci !

ALEXIS.

Pas tant que tu crois, peut-être !

ANTOINE.

Bah ! bah ! vous allez voir tant de belles choses, et des personnes de haute volée ! Vous irez aux spectacles, aux promenades ; vous aurez vos gens, vos chevaux !… Ah ! vous serez remarqué, allez ! Et il n’y a pas déjà tant de jeunes gens d’aussi bonne mine que vous, là-bas !

ALEXIS

Bon Antoine ! Allons ! je vais prendre les ordres de mon père, puisqu’il faut partir.

Alexis sort par le fond à gauche.



Scène XII

ANTOINE, seul.

Et monsieur qui l’aurait encouragé à rester ! monsieur qui consentirait… — Ah ! mon maître, quel homme vous êtes ! Ça ne me fera pas vous aimer davantage, ce n’est pas possible, mais ça me rendra encore plus ferme dans mon devoir ! Abuser de tant de bonté !… J’aimerais mieux… j’aimerais mieux mourir de chagrin !



Scène XIII

ANTOINE, SOPHIE, VICTORINE.
SOPHIE, entrant par le jardin.

Ah ! je te cherchais, Antoine ! Je ne sais ce qu’a Victorine, je ne peux pas la consoler. Elle a du chagrin, vois ! beaucoup de chagrin. Allons, Victorine, dis donc à ton père pourquoi tu pleures.

ANTOINE, bas, à Victorine, et l’amenant au premier plan.

Est-ce que vous avez dit que nous partions ? Je vous l’avais défendu !

VICTORINE.

Non, non, je n’ai rien dit !

ANTOINE.

Ne le dites pas encore, demain !

SOPHIE.

Eh bien, Antoine, tu la grondes, au lieu de la consoler ?

ANTOINE.

Des folies, des enfantillages ! Pardon, madame, je n’ai pas le temps… Monsieur a besoin de moi. (À part, en s’en allant.) Ah ! tout le monde faiblit, et je ne sais à qui entendre.

Il sort par le fond à gauche.



Scène XIV

SOPHIE, VICTORINE.
SOPHIE.

Eh bien, tu n’insistes pas ? Ah ! j’admire ta soumission, je devrais plutôt dire ta faiblesse, ton indifférence !

VICTORINE.

Ah ! mademoiselle !…

SOPHIE.

D’abord je ne suis plus mademoiselle, et je ne veux jamais être madame pour toi. Je suis Sophie, Sophie que tu n’aimes guère, que tu n’aimes plus, depuis que tu aimes tant ce Fulgence !

VICTORINE.

Mon Dieu, je fais mon possible pour l’aimer, et vous savez bien que…

SOPHIE.

Que quoi ? Réponds donc ! Si tu ne l’aimes pas, il ne faut pas l’épouser. Ah ! si je n’avais pas aimé mon mari, je n’aurais pas laissé prendre le change, moi ; trop de soumission envers nos parents peut nous conduire à faire leur propre malheur. Crois-tu que ton père sera bien content s’il te voit désespérée, coupable peut-être ?

VICTORINE.

Coupable ! moi, coupable ?

SOPHIE.

Oui, on peut le devenir quand on n’aime pas son mari… On peut, malgré soi, en aimer un autre.

VICTORINE.

Un autre… un autre ! mais je n’en aimerai pas un autre… qu’est-ce que vous me dites là, Sophie !

SOPHIE.

Je veux que tu ne te laisses pas sacrifier, et, toi, tu ne te défends pas !

VICTORINE.

Mais puisque mon père dit qu’il le faut !…



Scène XV

VANDERKE, MADAME VANDERKE, SOPHIE, ALEXIS, ANTOINE, VICTORINE.
MADAME VANDERKE, à son mari, entrant par le fond à gauche.

Comment ! mon ami, vous hâtez le départ de notre fils ? Il n’assistera pas au mariage de Victorine, lui qui s’en faisait une fête ?

VANDERKE.

Pardonnez-moi de vous causer ce chagrin, mais il est des affaires où l’honneur est engagé.

SOPHIE, stupéfaite.

Mon frère part ?

Victorine est pétrifiée.
ALEXIS.

Oui, ma chère sœur… oui, ma bonne mère, je pars. Mon père le désire, et je ne dois rien regretter quand j’ai le bonheur de pouvoir lui être utile.

MADAME VANDERKE.

Allons, viens donc m’embrasser ! Tu es un bon fils !

SOPHIE.

Mais tu ne resteras pas longtemps absent ?

VANDERKE.

Il restera peut-être deux mois.

VICTORINE.

Deux mois !

ALEXIS, voyant Antoine qui entre, portant une valise, le manteau et le chapeau d’Alexis.

Tout est prêt, mon père : vous n’avez plus rien à m’ordonner ?

VANDERKE.

Vous vous arrêterez un jour à Beauvais chez M. Surmont, qui vous renseignera sur l’affaire dont je vous ai parlé, et, s’il le faut, vous m’enverrez un exprès, un homme sûr.

ALEXIS.

Adieu, mon père ! (Il se jette dans ses bras et va ensuite aux autres.) Ma bonne mère !… ma chère Sophie !…

MADAME VANDERKE.

Nous te suivons jusqu’à ta chaise de poste.

ALEXIS.

Eh bien, Victorine, tu ne me dis rien, toi ? Est-ce que tu me boudes ? Ah ! si je manque de parole, c’est bien malgré moi. Allons, donne-moi la main. Je te retrouverai mariée.

VICTORINE.

Ah ! monsieur, je n’y serai plus, je ne vous reverrai plus, moi !

ALEXIS.

Que dis-tu ? Tu rêves !

ANTOINE.

Vous savez bien qu’elle est folle !

ALEXIS.

Ah ! tu es folle, décidément, Victorine ? Réponds-moi donc, voyons ! vas-tu me faire cette mine-là ? Crois-tu qu’il ne me faut pas du courage, chaque fois que je quitte de si bons parents, et notre chère maison où l’on est si bien… et toi-même qui es si gentille quand tu ne boudes pas ? — Adieu encore, ma mère… (Vanderke lui fait signe.) Oui, oui, mon père, je pars. Tu m’écriras, Sophie ? Antoine, tu me feras part du mariage ?… Allons ! (À Victorine.) Allons, souris-moi. Tu vois bien que je me bats les flancs pour me donner la force de partir ! sois un peu gaie pour moi… que je me console en me disant que tu es contente. (Prenant avec préoccupation son manteau, qu’Antoine, inquiet et impatient, lui offre depuis quelques instants.) Tiens, pense à ta robe de moire, à ton collier, à ta montre !… et, le jour de tes noces, tu penseras à ma tante la marquise, tu feras porter ta robe par le petit négrillon que j’ai ramené… Ris donc… ris donc un peu… la !… tout à fait !

VICTORINE, avec un rire nerveux.

Oui, oui, je rirai bien fort… je me ferai bien belle… je penserai à vous… à votre tante… je me donnerai des airs… j’aurai un nègre !… mademoiselle Sophie vous écrira tout cela… et vous rirez là-bas… vous rirez, n’est-ce pas ?

ALEXIS.

La voilà qui rit ! c’est bien. Merci, Victorine. Adieu, adieu, tous !

MADAME VANDERKE.

Nous te suivons !

Ils sortent tous, excepté Victorine et Sophie qui reviennent en scène.



Scène XVI

VICTORINE, puis SOPHIE.
Victorine continue à rire d’un air égaré, puis elle sanglote, crie et tombe évanouie, sur le fauteuil, à gauche près du guéridon. Sophie revient aussitôt et court à elle.
SOPHIE.

Qu’est-ce donc, mon Dieu ? Victorine ! ah ! je ne m’étais donc pas trompée ! Et lui qui part !

Elle soutient Victorine.