Le Mariage de l’adolescent/1

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Bernard Grasset (p. 1-11).

I

J’aime.

Je suis éperdu de joie et de crainte. Je sens que je viens de renoncer à la quiétude de mon enfance.

Ne dites pas que je suis trop jeune pour reconnaître ma passion. Je souris toujours aux propos des gens âgés qui prétendent régler les mouvements de notre cœur au nom de l’expérience.

Ô vieillards ! Le cœur est une horloge qu’on ne remonte pas avec une clé rouillée.

Discourez sur les dangers de la galanterie, du libertinage, de la débauche : c’est là le domaine où votre sagesse nous est précieuse. Mais les années n’ont pu vous instruire dans la science qui ne s’apprend pas.

Ne parlez point de l’amour : vous êtes trop savants. Pour le pénétrer, il faut avoir l’instinct de l’ignorance, l’enthousiasme d’une âme neuve, le feu d’un sang pur…

L’amour est le fruit de la jeunesse, il meurt avec elle. El c’est l’arbre desséché qui crie au bouton de rose : « Tu ne sais pas fleurir ! »

Dérision.

Je veux aimer, parce que l’amour est le salut de notre race.

Je suis le fils d’une époque qui nous enseigna la haine de la guerre pour finir dans l’horreur d’une boucherie mondiale.

Jadis, les enfants élevés dans l’odeur du sang, aux échos du canon, rêvaient de grandir pour combattre à leur tour.

L’éducation moderne m’a formé à l’idéal d’une gloire plus élevée ; et le drame auquel assista mon adolescence impuissante ne m’a pas donné le goût du meurtre.

Au lendemain du cauchemar, je me réveille — non point avec le but de tuer lorsque j’aurai vingt ans — mais avec l’ambition de contribuer à la renaissance du monde. Mon cœur ne peut aspirer à la destruction, alors que l’avenir nous fait signe de repeupler la cité déserte…

Quand le devoir des pères fut de semer la mort, la tâche des fils est de créer la vie.

À peine ai-je vu cette jeune fille, que je me suis senti lié à elle comme par une chaîne invisible.

Je l’ai croisée dans la campagne, sur la route de Saint-Menoux, au sortir de Bourbon-l’Archambault. J’ai éprouvé une commotion singulière en l’apercevant : elle était belle de santé, de jeunesse et de vivacité d’être. Sa fraîcheur s’épanouissait sous la luminosité du ciel ardent. Sa physionomie rayonnait d’intelligence.

Autour de nous, le printemps épandait sa vie intense ; les arbres chargés de feuillage, la terre chaude, les herbes hautes étalaient leur surabondance comme avides de produire encore. Des cris aigus d’oiseaux dominaient le cricri continuel des insectes. Des désirs, des appels, des joies vibraient dans l’air tiède…

J’ai cru défaillir, les nerfs trépidants, le sang bouillonnant : ivre de cette sève nouvelle qui débordait de la nature et de la femme.

Elle était accompagnée par une dame âgée, sa mère sans doute, qui marchait péniblement en maudissant tout haut le soleil de midi.

J’ai imité nos paysans : je les ai saluées au passage : et ces deux étrangères ont répondu à mon geste en inclinant la tête, avec un étonnement visible.

Un homme rencontre une femme. À l’émotion indéfinissable qui le possède, il a l’intuition soudaine de sa destinée ; le trouble qui l’a envahi est plus violent qu’une admiration passagère. Son regard éloquent traduit ces sentiments ; et l’inconnue comprend : car, dès qu’elle a fixé ses yeux sur lui, elle les détourne avec embarras.

Ainsi, le voilà qui s’est déclaré silencieusement. Elle est si près de lui qu’il respire son parfum et pourrait la toucher ; il lui suffirait même de parler à voix basse pour être entendu d’elle… Et cependant, deux êtres ne seront jamais plus loin l’un de l’autre que ces amants d’une minute dont les gestes et les pensées se frôlent.

S’il se découvre seulement devant elle, il excite la surprise que cause une manifestation inusitée.

Elle disparaît déjà, emportant la moitié de lui-même ; sans qu’il ose retenir ce hasard qui fuit…

Ce sont deux passants anonymes qui ne se reverront plus.

Bien que j’aie l’âge de le goûter, mes rêveries n’ont point coutume de paraphraser Musset.

J’étais étonné par mes pensées mêmes en égrenant ces réflexions mélancoliques, tandis que les deux promeneuses s’éloignaient.

Je n’ai pu m’empêcher de rebrousser chemin, afin de les suivre.

On éprouve un plaisir tout particulier à marcher derrière une inconnue attirante, sans savoir où elle vous conduit. J’avais l’impression de renoncer à ma personnalité pour m’identifier à la sienne ; j’eusse été incapable de tourner à droite où à gauche, de mon propre mouvement ; mais je posais docilement les pieds sur les traces que ses pas avaient laissées, en savourant la volupté d’être devenu une chose sans impulsion. Si les ombres avaient une âme, je pourrais dire que je passais par toutes les sensations de l’ombre immobile ou mouvante dont l’inertie double chaque forme.

Les deux dames se sont arrêtées devant la grille d’une propriété qui appartient à mon père et qu’il loue à l’année. Tandis que la mère fouillait dans son sac, cherchant ses clés, la jeune fille s’est retournée par hasard de mon côté, m’a vu, m’a reconnu, a deviné que je l’avais suivie : j’ai compris tout cela, devant sa contenance troublée. Elle a mis trop de précipitation à considérer ostensiblement quelque chose dans une direction opposée à la mienne ; et c’est à cet instant où elle me dérobait ses yeux que j’ai senti son regard m’examiner.

Rentré chez moi, j’ai demandé à mon père quelles sont ses nouvelles locataires.

Nos curiosités provinciales s’attachent à tous les étrangers : il m’a dit aussitôt ce qu’il savait d’elles avec la satisfaction d’un homme avisé qui ne prêterait pas sa maison sans se renseigner.

Mme Renaud est une parisienne, veuve, de santé débile et de fortune moyenne.

Elle est venue habiter Bourbon depuis un mois, pour s’y soigner ; et mène une vie retirée, plus compatible avec ses ressources pécuniaires que l’existence dispendieuse de Paris. Ces dames sont correctes, convenables, réservées ; elles ont une bonne réputation.

Mais mon père ne m’a guère parlé de la jeune fille, et je suis sûr qu’il ignore son prénom : ce sont là des choses qui n’intéressent point les propriétaires.