Le Mariage de l’adolescent/14

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Bernard Grasset (p. 179-185).



XIV


Une lettre de Geneviève. Une lettre affolante, angoissante, qui me bouleverse de son émotion encore accrue par la distance : la peine de mon amie a franchi tant d’espace pour venir me frapper que le choc m’en semble plus rude… Ah ! Pourquoi sommes-nous séparés !

Chère correspondance qui, depuis trois mois que je suis parti, m’apportait chaque semaine le réconfort qui m’aidait à passer les sept jours suivants… voilà la première fois qu’elle me blesse au lieu de m’apaiser. Et cependant…

C’est la douleur de Geneviève qui m’est douloureuse… Mais moi, moi seul, pour mon propre compte, qu’est-ce que j’éprouve ?… Qu’est-ce que j’éprouve, en relisant ces lignes qui chevauchent nerveusement le papier, ces caractères tremblés qui sont les bégaiements de l’écriture :

« Mon cher Philippe,

« J’ai cru que je n’oserais jamais vous écrire, et vous êtes pourtant le premier à qui je dois confier ma détresse. Il m’arrive un malheur dont je reste stupide et que je n’ai pu tenir secret, faute de l’avoir soupçonné moi-même. Est-ce possible… Il suffisait donc qu’une fois… Je rougis doublement d’être demeurée si naïve en étant si coupable… Ah ! Grand Dieu ! Penser que l’on a commis le mal en conservant l’ignorance… Dire que j’ai subi la pire surprise de me faire instruire et découvrir par ma mère elle-même à qui, par souci de ma santé, je posai une question innocente à propos de ce qui aurait dû être et qui ne se produisait pas… Et maintenant, je sombre dans une honte et dans un désespoir insondables dont je ne me relèverai plus… Que lui dire pour m’excuser ? Je souffre de la voir souffrir ; et je ne peux que pleurer en face d’elle… C’est ma plus grande expiation que la joie suprême de la femme se présente à moi comme le pire tourment… Ah ! Ç’aurait pu être si divin, cet instant où je viens de sentir que, quoi qu’il arrive (car, en amour, on doute toujours un peu l’un de l’autre) en dépit de vos sentiments, même si vous vous détachiez de moi, il reste en mon être une petite réalité de vous. La joie humaine m’est révélée pour devenir aussitôt un effroi et un remords… Philippe, n’est-ce pas injuste ?… J’ai beau m’interroger et me tourmenter éperdument, je ne parviens pas à éprouver, de mes pensées et de mes actions, une horreur suffisante pour croire mériter le châtiment qui m’accable. La peine me semble si disproportionnée au mal que je me juge moins coupable à force d’être tant punie… J’ai peur… Je ne sais à quoi me raccrocher. Je n’ai, devant les yeux, que des éventualités plus redoutables les unes que les autres. Je me fais l’effet d’une bête prise au piège qui se débat et se meurtrit en vain, sans pouvoir s’arracher à l’embûche… Si, seulement, vous étiez là, mon ami…

« Mais non, jusqu’au bout, mon sort aura je ne sais quelle ironie lugubre ; et vous — vous qui êtes tant pour moi, tout : le triste bonheur et le cher malheur de ma vie — vous voilà forcé par les conventions sociales de me laisser souffrir, de loin, sans paraître y compatir : tandis que, dans mon grand cri d’appel, je ne sais pas comment vous appeler… je garde, malgré moi, envers vous, une retenue inconcevable — hélas ! nous avons été unis avant d’être intimes ; — et ces lèvres qui se sont données n’oseraient même pas vous tutoyer, vous, mon seul ami… »

Et sa lettre reste inachevée ; elle a négligé de signer ; tout exprime sa hâte et son désarroi.

Moi, qu’est-ce que j’éprouve ?… Une sorte de confusion indicible à ne pouvoir partager son chagrin : je veux m’apitoyer avec elle, j’essaye d’être anxieux, atterré, désolé… Je veux me forcer… Je ne peux pas.

Une fierté vague monte, grandit peu à peu en moi : l’orgueil obscur et tout-puissant d’avoir acquis un titre de plus au droit de vivre.

J’aperçois, sur mon bureau, les bouquins sévères que je compulsais studieusement, ce matin… et je souris doucement.

Écolier, les hommes t’ont désigné ta tâche ; mais la nature te baise au front en te montrant un autre devoir… Je sens, qu’à défaut des êtres, sa grande loi m’absout.

Je bourre hâtivement ma valise et je cours à la gare de Lyon. Ce que je vais faire là-bas ? Je n’en sais rien. J’obéis au besoin impérieux de la revoir ; et je pars.