Le Mariage de l’adolescent/2

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Bernard Grasset (p. 12-34).


II


Au milieu de la vie ordinaire, passe l’ouragan.

Dix peuples vont s’entr’égorger ; les villes s’effondrent, les cathédrales flambent ; un souffle de dévastation enveloppe la terre : la mort tombe du ciel, surgit de l’océan, monte des champs ravagés où les cadavres exhalent leurs miasmes putrides, coule avec l’eau des fleuves et pique avec l’aiguillon des insectes.

Les vieillards, les femmes, les enfants épouvantés se rassemblent, cherchant le coin de l’univers échappé au fléau où l’on puisse se réfugier sans heurter des cercueils. Les conventions s’abolissent : le civilisé cesse de jouer son rôle de singe policé ; mais chacun se rapproche de son voisin, sans avoir besoin de le connaître, car les êtres humains éprouvent le désir de se serrer les uns contre les autres ainsi que les survivants d’un naufrage. Il n’est plus d’ordre social pour séparer ces malheureux.

J’ai vu cela ; j’ai cru que le spectacle de la mort nous enseignait la science de vivre.

Mais l’ouragan s’apaise… et les mœurs reprennent comme par le passé.

La force même du souvenir ne peut lutter contre les vieilles coutumes. Où est le temps où il suffisait d’être compatriotes pour s’aborder sur les places publiques ?

Les naufragés d’hier ont desserré leur étreinte dès que le ciel se fut éclairci. Les barrières se sont doucement refermées. De nouveau, les frères se donnent l’apparence d’être étrangers les uns aux autres.

Je suis un jeune homme de bonne naissance ; notre famille est une des plus anciennes du pays ; et grâce aux honnêtes gens qui l’ont successivement porté, mon nom semble l’étiquette de la probité. Pourtant, il ne me suffirait pas de dire : « Je m’appelle Philippe de Laval » pour être admis dans la société de mes semblables. Il faudrait que j’y fusse introduit par un tiers qui répondit de moi et fût connu d’eux.

Or, mon bonheur se trouve peut-être entre les mains d’un être unique, parmi les millions d’êtres qui m’entourent. À le poursuivre librement, je rencontrerais déjà les difficultés du plongeur qui cherche une coupe d’or dans le gouffre de Charybde. Mois ce n’est pas assez : nos préjugés absurdes ont pris soin de compliquer encore l’entreprise en inventant ces bornes artificielles qui divisent le monde en plusieurs classes et chaque classe en groupes dissidents, sans qu’une des créatures parquées au hasard ait la possibilité de choisir ses compagnons.

Si cet inconnu qui passe a les qualités d’un ami d’élection, je suis condamné à l’ignorer.

Ainsi notre cœur avide d’aimer est réduit à tourner indéfiniment dans le même cercle pour se créer l’illusion de découvrir l’univers : et ce sort d’écureuil captif est le résultat de la morale humaine.


Je me désole, à l’idée de vivre plusieurs mois auprès d’elle sans rencontrer une occasion convenable d’entrer en relations.

Qui pourrait me présenter ? Elles ne fréquentent personne et sont étrangères.

Je me suis informé, un peu partout. en questionnant chacun : Mme Renaud mène une vie solitaire qui paraît de son goût ; et nul ne s’occupe d’elle : sa conduite et ses dépenses sont trop modestes pour attirer l’attention.

Comment parviendrai-je à pénétrer dans l’intimité de ces deux femmes si proches et si distantes ?

Si je m’abandonnais à mon étourderie, j’invoquerais n’importe quel prétexte pour leur adresser la parole. Mais, déjà profonds, mes sentiments naissants me rendent prévoyant : je préfère ne jamais les aborder, plutôt que d’être mal jugé au premier abord.

Je ne sais si Mme Renaud m’a remarqué, mais sa fille me voit trop souvent sous ses fenêtres pour que j’ose risquer une démarche maladroite qui me ferait taxer d’effronterie. Ma présence silencieuse lui adresse chaque jour une déclaration qu’elle entend. M’écouterait-elle aussi bien, si je cessais de me taire ?

J’ai plus d’intérêt à ses yeux en restant l’inconnu qu’en devenant l’importun.

Et pourtant, cela s’est fait… La force mystérieuse qui lutte en nous-même contre notre propre volonté vient d’agir à ma place…

J’ai suffisamment étudié leurs habitudes pour deviner assez exactement l’heure de leur sortie quotidienne, et celle de leur retour — souvent, lorsque je le peux, je les accompagne de loin dans leur promenade.

Hier, je m’arrangeai de manière à me trouver devant leur villa, quand elles rentreraient. Je les vis paraître à l’instant que j’avais prévu.

Tout en feignant d’allumer une cigarette, embusqué derrière un arbre, je savourais la joie de prendre un peu possession d’elle par le regard. Une femme peut nous demeurer étrangère ; qu’importe ! tant que subsiste la faculté de la contempler : le magnétisme qui rayonne de son être, de sa grâce, nous fait vibrer comme à la sensation d’une caresse ; sa démarche, son air, la beauté de son visage, l’énigme de sa robe excitent nos battements de cœur. Sa personnalité nous échappe, mais sa forme charmante ne peut se soustraire à notre désir. Toute la volupté se concentre dans la vue… merci, mes yeux !

Cette jeune fille n’est pas coquette, car elle ne parvient jamais à se composer un maintien indifférent en ma présence. Dès qu’elle m’aperçoit, ses joues s’empourprent et ses mouvements s’embarrassent ; je crois, qu’en attirant son attention, je n’ai obtenu jusqu’ici que le piètre avantage de la mettre ou supplice.

Cette fois encore, elle se déconcerta en se sentant observée. Sa mère était déjà dans le jardin ; elle s’empressa de la rejoindre et, dans sa hâte, oublia de refermer la grille.

Pourrais-je expliquer ce qui me poussa tout à coup ?

Je m’avançai comme un somnambule, sans avoir conscience de mes gestes ; j’entrai derrière elle par cette grille entrouverte ; je fis quelques pas incertains et je m’arrêtai au milieu de la pelouse : ce fut là seulement que je repris l’usage de ma volonté, pour me sentir consterné par l’acte stupide que je venais de commettre.

Les deux femmes s’étaient retournées en m’entendant.

La jeune fille devint fort rouge et resta à l’écart, tandis que sa mère s’approchait de moi et me demandait naturellement ce que je désirais.

Mme Renaud m’examinait : je compris aussitôt, à l’expression candide de son visage, qu’elle ne s’était jamais aperçue de mon assiduité à suivre sa fille. J’avais la mine d’un jeune homme assez distingué pour qu’elle reçût sans malveillance préalable ce visiteur inconnu. Son regard interrogateur ne m’était nullement hostile.

Et cette attitude encourageante m’inspira soudain une audace qui n’est point dans ma nature. J’eus la présence d’esprit d’imaginer séance tenante le motif très plausible qui allait me servir d’introduction.

Je me présentai tout simplement à Mme Renaud comme le fils de son propriétaire ; je lui dis que mon père m’avait chargé d’examiner la villa en vue d’y effectuer des travaux d’entretien, et que je venais m’informer de l’heure à laquelle je pourrais visiter les lieux sans la déranger.

Je ne mentais pas absolument : il est vrai que mon père, afin de m’apprendre à administrer nos biens, me confie souvent des missions analogues.

Mme Renaud marqua un vif mécontentement : elle était malade ; elle ne sortait qu’une heure par jour et, le reste du temps, se cloîtrait dans sa maison ; allait-on bouleverser sa tranquillité en lui imposant les ouvriers ?

Et elle m’interrogea brusquement :

— En quoi consistent ces réparations ? Qu’est-ce que vous voulez examiner ?

Après avoir hésité, je balbutiai que la toiture était en mauvais état et que je désirais me rendre compte si des infiltrations n’auraient point détérioré les plafonds de l’étage supérieur. Je donnai des détails techniques sur le ton d’un coupable qui fait une fausse déposition.

Mme Renaud sourit malgré elle : je devais avoir l’air bien sot. Elle attribuait sans doute ma gêne à la crainte de lui être désagréable ; car ce fut d’une manière plus engageante qu’elle me proposa de voir ces choses immédiatement, ce qui m’épargnerait la peine de revenir.

Nous entrâmes dans la villa. Aussitôt que nous fûmes au salon, elle s’écroula sur un fauteuil en soupirant ; et me dit d’une voix lasse :

— Ma fille vous conduira ; moi, je ne peux pas remuer quand j’ai mes douleurs… Va, Geneviève.

L’espoir de ce tête-à-tête inattendu aurait dû me réjouir : il m’intimida. Je fus presque irrité contre cette mère sans méfiance qui me traitait comme quantité négligeable et me parlait avec une nuance de familiarité. Mais soudain, j’aperçus mes dix-huit ans dans le reflet d’un miroir : à l’aspect de ma figure imberbe et blonde, je compris que je ne comptais pas encore pour un homme aux yeux de cette digne quinquagénaire.

Je suivis la jeune fille qui m’indiquait le chemin, en montant l’escalier devant moi. Nous gardions tous deux le silence. J’étais assez confus, appréhendant que l’entregent qui m’avait si bien réussi auprès de la mère ne m’eût nui dans l’esprit de la fille.

Elle pensait sans doute — connaissant la raison véritable de ma présence ici — que je savais mentir avec un grand sang-froid. Au moment où j’allais pouvoir enfin lui parler, je restais paralysé par la crainte d’avoir produit une mauvaise impression sur elle.

Néanmoins, je me fis une réflexion qui me rassura un peu sur ses sentiments : elle n’avait point signalé mon manège quotidien d’amoureux à sa mère ; garder le secret de l’aventure, n’était-ce pas l’accepter tacitement ?

Mlle Geneviève me témoignait, il est vrai, une réserve pleine de froideur ; mais ne me montrais-je pas contraint et glacé moi-même, durant cette première entrevue ? Et devais-je interpréter à mon détriment la modestie de son attitude ?

Cette pensée ne m’enhardit guère, pourtant. Je demeurais aussi troublé ; et j’affectais gauchement d’examiner les plafonds des pièces que nous traversions, sans y découvrir trace d’humidité. C’étaient des petites chambres à lucarne dans lesquelles entraient le soleil, les odeurs champêtres, les mouches bourdonnantes. Je me rappellerai toujours ce décor pittoresque où s’agitaient mes émotions : les murs peints au lait de chaux ; les carreaux rouges du plancher ; une table en bois blanc sur laquelle traînait un fer à repasser ; et, tombant d’une tabatière, un grand rai de lumière dans quoi dansaient des poussières blondes.

Tous ces détails me sont restés au fond des yeux ; car, tremblant et embarrassé, je n’osais regarder Geneviève Renaud et j’attachais mon attention aux objets indifférents afin d’avoir une contenance.

Mon malaise devint tel à me sentir seul avec elle que je fus positivement soulagé lorsque, pénétrant dans la dernière chambre, nous y trouvâmes une domestique qui cousait auprès de la fenêtre. Je murmurai alors très rapidement une phrase que je ne parvins pas à achever, pour dire à Mlle Renaud que ma visite était terminée et que j’avais vu suffisamment l’état des lieux. Nous descendîmes rejoindre sa mère, tandis que je me raillais tout bas du beau résultat de ma supercherie : dix minutes de tête-à-tête sans avoir su prononcer un mot !

Nous étions revenus dans le salon. Je me disposais à prendre congé de Mme Renaud ; j’avais peine à m’en aller ; je jetais des regards furtifs autour de moi, — car la villa de mon père était louée non meublée — et l’aspect d’un intérieur est le miroir d’une existence. Je cherchais à lire sur celui-ci le caractère de mes hôtesses quand, tout à coup, parmi les tableaux assez nombreux qui ornaient les murs, j’aperçus un portrait de Geneviève Renaud — si ressemblant, qu’à sa vue je perdis tout souci des convenances et l’allai contempler avec ravissement.

J’osai beaucoup mieux détailler les charmes de la jeune fille en les retrouvant sur cette toile : c’étaient ses yeux profonds dont l’expression m’avait frappé du premier jour ; ses traits réguliers ; sa physionomie sérieuse et douce : elle porte bien le nom grave de Geneviève. Et plus je la considérais plus je me sentais épris.

Cette peinture devait dater de quelques années : Geneviève Renaud parait aujourd’hui dix-sept ou dix-huit ans ; et c’était une fillette aux cheveux dénoués qui souriait sur ce tableau.

Mme Renaud me rappela à moi en me disant d’une voix pénétrée :

— Vous regardez le portrait de ma fille : son père avait un grand talent, n’est-ce pas ?

Je m’avisai seulement de remarquer la signature du tableau : Théophile Renaud.

Un mouvement de surprise m’échappa : Mme Renaud était la veuve du peintre apprécié dont mon père possède quelques esquisses ! Sans le prénom, ce nom de Renaud n’aurait éveillé en moi aucun souvenir. Et la personnalité de ces deux femmes m’était révélée par hasard ! Je fus saisi d’une respectueuse sympathie à l’égard de Mme Renaud, devant le tact discret, la délicatesse de son attitude — si rare chez les veuves d’artiste !

Mes idées prirent un autre cours : je venais d’entrevoir la possibilité de continuer cette connaissance qui me tenait tant à cœur.

Je dis avec empressement :

— Mon père, qui admire fort le talent de Théophile Renaud, a chez lui une collection de dessins de votre mari… Vous plairait-il de venir la regarder ? Mon père se ferait un plaisir de vous la montrer. Si je vous propose cela, Madame, c’est que — pour la plupart — ce sont des ébauches inachevées, brèves, rapides, fugaces comme la vie même… l’amusement des doigts dans les instants d’hésitation qui précèdent l’heure du travail, le coup de griffe du lion en deux traits de crayon… Et il me semble qu’à revoir ces dessins de premier jet, vous éprouverez la douce émotion de retrouver l’intimité de l’atelier…

Mme Renaud me jeta un regard expressif ; nos pensées se pénétraient, avec une surprise charmée à se sentir semblables. Elle accepta très simplement l’invitation.

Nous ne pensions plus guère aux plafonds, à la toiture, aux réparations. Le divin prestige de l’art venait d’éveiller nos affinités. Maintenant, elle me conduisait devant chaque tableau du maître et me parlait amicalement, sans se souvenir qu’elle ne me connaissait pas la veille. Elle retraçait l’existence de son mari, artiste convaincu et raffiné ; trop consciencieux pour se faire valoir, trop sincère pour être habile : qui obtint du succès auprès de l’élite sans savoir conquérir la vogue qui enrichit.

Et lorsque je quittai la villa, elle me serra la main comme à un ami ; sa fille souriait doucement ; j’emportais de ma visite une impression réconfortante et délicieuse.

J’étais enfiévré d’espoir, grisé d’amour ; une surexcitation extraordinaire me bouleversait.

Je me sauvais comme un voleur ; en effet, j’avais volé quelque chose : une part de félicité trop belle pour un seul être. Mon bonheur était violent à m’en faire mal : je le tenais serré en moi-même ; et il me dévorait le cœur, ainsi que le renard du Spartiate, sans me donner l’idée de lâcher prise.

À un moment, la respiration me manqua… Et je m’enfuis, comprimant ma poitrine haletante où grondait ma joie douloureuse.