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Le Mariage du trésorier/15

La bibliothèque libre.
E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 151-164).

XV

Bien jeune encore, Georges de Maucler avait accepté la charge d’un devoir de famille que des circonstances exceptionnelles avaient remplie d’intimes amertumes. Sa mère était morte en le mettant au monde. Son père s’était remarié quelques années après, et, de ce second mariage, était née une petite fille chétive que le vieux soldat adorait d’autant plus qu’il tremblait chaque jour de la perdre.

L’enfant vécut pourtant plus que sa mère. M. de Maucler, déjà âgé, accablé par ces deuils successifs, ne traîna plus qu’une existence décolorée, qui s’éteignit alors que Georges n’avait encore que seize ans et Albertine dix.

Les dernières paroles du père furent de touchantes recommandations au jeune homme de veiller sur sa sœur, de lui tenir lieu de la famille disparue, de la fortune absente, des tendresses qu’elle ne connaîtrait jamais.

Georges le jura et tint parole. Il fit deux parts de l’héritage plus que modeste de son père, l’une pour les besoins éventuels de la jeune fille, l’autre pour lui faire donner, dans une institution de Paris, une éducation excellente, afin qu’elle pût acquérir cette richesse inaliénable : l’amour du travail en face des difficultés de la vie.

Lui-même, travailleur assidu, passa des examens brillants, fut reçu à Saint-Cyr et en sortit, deux ans après, dans son arme favorite, celle des chasseurs à pied.

Quelques années s’écoulèrent. Albertine acheva son éducation, malgré les obstacles d’une santé très-délicate, et devint sous-maîtresse dans la maison même où l’on avait pu apprécier son aimable caractère.

C’était une jeune fille frêle, distinguée, remarquablement jolie, et d’une vivacité d’imagination qui inquiétait souvent son jeune mentor.

Toutefois, dans la vie sérieuse qu’elle menait et que variaient seules les visites de son frère, mademoiselle de Maucler n’avait aucune occasion d’exercer cette impressionnabilité de sensations et de sentiments qui formait le côté vulnérable de sa nature.

L’expédition du Mexique sépara fatalement le frère et la sœur. Jusqu’alors Albertine de Maucler avait passé ses vacances avec Georges, qui obtenait d’ordinaire à cette époque un congé de six semaines, et le consacrait à faire jouir sa chère recluse des plaisirs parisiens accessibles à la bourse commune d’un sous-lieutenant et d’une sous-maîtresse.

C’était l’époque rêvée chaque année par Albertine, attendue par Georges ; c’était le repos pour l’une, la récompense de ses sacrifices pour l’autre ; c’était pour tous deux la famille un instant retrouvée et l’affection partagée sincèrement.

Il fut convenu, au départ, que, pendant l’absence de l’officier de chasseurs, Albertine ne quitterait pas l’institution. Cette résolution, quelque sévère qu’elle fût, était pourtant la seule possible ; car, dans leur fierté un peu sauvage, les deux jeunes gens n’avaient contracté au dehors aucune relation.

La première quinzaine des vacances universitaires s’écoula tristement pour Albertine, dont l’unique distraction était une correspondance incessante avec le Mexique. Elle écrivait beaucoup, ne se plaignait pas de son isolement forcé, mais en souffrait cruellement.

Maladive, exaltée, dévorée d’ennui, elle contemplait de loin, par-dessus les murs du jardin, le mouvement fébrile de la vie parisienne, et pleurait de s’en sentir exclue.

Ce fut dans une de ces heures dangereuses pour les têtes bouillantes qu’une de ses anciennes élèves, demeurée son amie, lui apporta la tentation suprême ; une invitation toute cordiale à venir passer quelques jours à la campagne chez ses parents.

Albertine se souvint de sa promesse et refusa, le cœur gros. Mais l’amie était pressante, l’offre gracieuse et le frère si loin !

Les deux jeunes filles s’envolèrent vers Fontainebleau avec l’insouciante gaieté des petits oiseaux qui quittent le nid pour la première fois. L’une était toute heureuse de ramener sa chère compagne ; l’autre, — l’imprudente ! — ne savait rien de la famille qui lui donnait asile, famille médiocrement fortunée, mais appartenant à cette classe de Parisiens vaniteux qui sacrifient beaucoup à l’apparence et jettent follement au vent d’une journée de plaisir le fruit d’une année de travail.

Peu de solidité dans le fond, beaucoup de brillant dans la forme, une élégante habitation, un service confortable, table ouverte, rien ne manquait pour faire du petit castel de la famille Gastès un lieu de réunion des plus recherchés.

MM. Gastès père et fils y avaient amené des chasseurs et des canotiers. Mesdames Gastès, l’une encore jeune, l’autre assez jolie, s’y créaient une petite cour d’adorateurs.

L’arrivée d’Albertine y fut chaleureusement fêtée. C’était un milieu bien différent de celui où elle avait vécu jusqu’alors, mais dont les usages élégants répondaient infiniment mieux à ses aspirations secrètes que les austérités du pensionnat.

Elle se jeta avec ivresse dans ce tourbillon de plaisirs inconnus, fêtes, bals, parties sur l’herbe, promenades en canot, courses à cheval, excursions dans la forêt. Ardente, spirituelle et encensée, elle voyait quelques spécimens des mieux réussis de la jeunesse dorée rendre hommage à ses saillies autant qu’à sa beauté.

Dans ce concert d’adulations, une voix se détachait plus tendre, plus accessible à son cœur, celle de Jules Gastès, le fils de la maison, un gandin de la plus belle eau, dont les séductions boulevardières paraissaient chaque jour plus irrésistibles à son inexpérience.

Sa nature sensible, irréfléchie, prime-sautière, s’éveilla subitement au contact de ce luxe, de ces hommages, de cette tendresse nouvelle qui, d’abord murmurée à son oreille, lui parla bientôt sans contrainte un langage enivrant.

Ce fut un éblouissement absolu dont les physiologistes auraient peut-être cherché la cause première dans la faiblesse de sa santé et l’irritation maladive de ses nerfs.

Où était Georges ? Hélas ! elle l’avait oublié… Elle l’avait oublié si bien que lorsque sonna l’heure de la rentrée des classes, la jeune sous-maîtresse, aveuglée, fuyait en Italie, où Jules Gastès la rejoignait pour l’unir à lui par un mariage religieux. Sa conscience satisfaite son cœur joyeux oublièrent dans une sécurité fatale que les lois françaises n’avaient point ratifié leur double promesse.

Les lettres de Georges restèrent dès lors sans réponse. Au bivouac, le soir, brisé de fatigue, manquant de tout, il griffonnait encore quelques mots suppliants pour obtenir des nouvelles de France.

À la veille d’un combat sérieux, le pauvre jeune homme reçut de la directrice du pensionnat de Paris une foudroyante nouvelle : depuis trois mois mademoiselle de Maucler n’avait pas reparu.

Le lendemain, Georges, désespéré, chercha la mort dans la bataille mais la mort, qui le savait destiné à de nouveaux dévouements, épargna ce brave cœur.

Il ne pouvait déserter son poste, il ne pouvait solliciter de congé en temps de guerre ; il resta, morne, sombre, dévorant sa douleur, irrité des suspensions d’armes, et se battant comme un lion quand l’occasion lui en était offerte.

L’année suivante, son bataillon rentra en France, et sa première action en touchant terre fut, un semestre en poche, de courir à Paris… à Paris, où il saurait enfin !

À l’institution qu’avait abandonnée sa sœur, il apprit qu’elle en était sortie vers le milieu des vacances dernières, emmenée par mademoiselle Gastès ; depuis lors, même dans cette maison, on n’avait pu en avoir de nouvelles.

Un quart d’heure après, Georges se faisait conduire au petit hôtel des Gastès, rue Fontaine. Une femme de charge, qui le reçut, répondit que mademoiselle de Maucler n’avait fait que passer quelques semaines à la campagne chez ses maîtres, qu’elle n’en avait plus entendu parler.

Mais ses maîtres, où étaient-ils ? Eux, du moins, seraient certainement mieux instruits. La femme de charge expliqua que monsieur était mort l’hiver précédent, que madame et mademoiselle étaient à Bade, que M. Jules Gastès, après la bruyante rupture de son mariage avec la fille d’un banquier, voyageait en Amérique.

Georges partit pour Bade. Il n’eut aucune peine à découvrir les dames qu’il y cherchait, mais infiniment de difficultés à s’en faire recevoir. Lorsqu’il prononça le nom de sa sœur, mademoiselle Gastès rougit, se leva et sortit d’un air prude. Restée seule avec lui, la mère expliqua sèchement qu’elle avait eu beaucoup à se plaindre de l’ingratitude de mademoiselle de Maucler, qui avait payé son hospitalité affectueuse du plus inconcevable abandon, et fait rompre le mariage de son fils.

L’officier essaya d’amener dans le débat, ne fût-ce qu’à titre d’éclaircissement, le rôle joué par M. Jules Gastès. Mais à la première allusion, la veuve hautaine et méprisante déclara que son fils était au-dessus de tout soupçon de détournement de sous-maîtresse en rupture de pensionnat.

Elle avait bien entendu parler de quelque sotte histoire de mariage secret, d’une façon d’opéra-comique sentimental et niais dont mademoiselle de Maucler avait voulu farder son coup de tête.

Mais en sa qualité de mère offensée, elle avait mis bon ordre à des folies de cette nature, qui compromettaient l’avenir de son fils, et obtenu qu’il partît pour l’Amérique.

Quoique cette attitude confirmât ses doutes, le malheureux frère, humilié et navré, ne tenta pas en ce moment une démarche douloureuse et inutile près d’un homme que son éloignement mettait à l’abri de sa légitime indignation. Ne pouvant pas obtenir encore de réparation pour l’imprudente Albertine, il renonça à la venger, mais non à la découvrir.

Alors il organisa dans Paris, avec l’aide des milliers d’yeux de la police, un système de recherches actives, dévorantes, désespérées, qui n’amenèrent aucun résultat. Il rejoignit son corps dans un état d’abattement moral dont sa délicatesse ombrageuse doublait l’intensité.

Une lettre de sa sœur l’y attendait. Une lettre ! une confession !… L’infortunée, trompée, désabusée, abandonnée, mère d’un pauvre petit être, abaissait son orgueil, implorait son pardon.

Elle n’avait point osé le faire tant qu’elle avait espéré triompher de l’indifférence de Jules Gastès et des refus humiliants de sa mère. Elle avait tant espéré conquérir le nom qui lui était dû et que les lois françaises lui refusaient !…

Mais une dépêche d’Amérique avait apporté soudainement la nouvelle de la mort de M. Jules Gastès.

Elle s’était alors réfugiée, sous un nom d’emprunt, dans un taudis malsain de la banlieue, où les battues de la police et les recherches fraternelles ne l’avaient cependant pas découverte, tant elle cachait avec soin sa honte et ses regrets.

Georges repartit aussitôt le cœur plein d’une sombre colère. Jeune, honnête, rigide, il avait assez souffert depuis quelques mois dans ses affections et dans son honneur pour avoir le droit de se montrer sévère.

Il trouva une jeune femme flétrie, souffrante, éplorée, un petit enfant nourri de larmes, privé de lumière et d’air. Son cœur se fondit dans une immense pitié. Il pardonna. Il prit l’enfant et la mère, les adopta une fois encore, jura de ne plus les quitter et de porter vaillamment le double poids de ce secret et de cette honte.

Ce n’est pas en campagne seulement qu’on peut avoir du courage.

Pour mettre plus absolument à exécution son nouveau plan d’existence, il fit sans bruit et sans phrases le sacrifice le plus douloureux au cœur d’un officier français plein de jeunesse et d’avenir. Il sollicita des fonctions bureaucratiques, sédentaires, bien rétribuées, incompatibles avec ses goûts, mais qui lui offraient l’avantage de ne point se séparer du cher dépôt qu’on lui avait soustrait une fois.

Nommé trésorier du 43e bataillon de chasseurs à pied, en garnison à Vincennes, il s’en réjouit dans la générosité de son âme, car la solde de Paris lui permettait d’offrir à la triste Albertine les soins recherchés et les douceurs coûteuses que sa santé compromise réclamait impérieusement.

Les secousses qu’elle avait subies, la misère qu’elle avait affrontée avaient développé en elle les germes d’une maladie de poitrine dont elle étudiait, sans se plaindre, les progrès incessants.

À l’enfant, il fallait la campagne, l’espace, la liberté. Georges installa la mère et le fils dans un pavillon de Saint-Mandé, à portée de sa présence, de sa protection, de son admirable dévouement, aussi grand après qu’avant la faute ; il entourait Albertine des soins les plus attentifs, de l’oubli le plus généreux. Les meilleurs médecins spécialistes de Paris la visitaient. Sa retraite était ornée de tous les jolis riens intimes qui pouvaient embellir sa réclusion Elle vivait paisible, ignorée, entre les caresses de son enfant, l’amour de son frère et les fleurs de son jardin.

Et pourtant elle ne guérissait pas. C’est que la plaie était profonde, le remords toujours vivant dans le cœur tendre, qu’une passion trahie avait brutalement brisé. N’eût été le petit ange qui devait porter le poids des imprudences maternelles, elle eût supplié Georges de la laisser mourir de sa douleur. Pour le pauvre innocent, elle essayait de vivre.

Elle ne soupçonnait pas, du reste, tant elle croyait son existence bien murée, qu’elle pût être un obstacle à l’avenir de son frère, dont la délicatesse infinie écartait soigneusement toute supposition de cette nature. Il se disait heureux, elle le croyait à peu près ; gardant l’espoir secret qu’une femme aimante, bonne et belle récompenserait un jour ce noble cœur de tout son dévouement.

L’apparition de Valérie au seuil du pavillon, l’amère réflexion échappée au désespoir de Georges furent pour la pauvre femme un jet de lumière foudroyant.

Elle comprit que coupable, inutile, perdue, elle s’attachait encore comme une fatalité vivante à celui qui l’avait retirée de l’abîme. Elle comprit que, plutôt que d’avouer le déshonneur de son nom, la flétrissure de sa sœur, il se condamnait à l’isolement, à la privation de la famille.

— Dieu me permettra de mourir bientôt pour le rendre libre ! se dit-elle avec une joie sombre.

Mais ses yeux étant tombés sur le petit Georges, qui jouait au milieu des fleurs, la pauvre jeune mère éclata en sanglots et laissa la maladie faire son œuvre sans lui opposer désormais d’autre obstacle qu’une pieuse résignation.