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Le Mariage du trésorier/18

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E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 186-195).

XVIII

Trois jours après, un convoi de vivres, de cordiaux et de médicaments, envoyé de Suisse à Pontarlier, détachait vers Chaffois un de ses fourgons rempli de tout ce qui pouvait soulager et fortifier nos blessés.

Sur ce fourgon, au milieu des provisions empilées, une femme était assise sur les sacs branlants, enveloppée d’un manteau, insouciante du grand vent qui battait son visage.

Elle était blanche comme une marguerite d’automne et triste comme une des saintes femmes au Calvaire. Son calvaire, à elle, était douloureux aussi à gravir ! Valérie, chrétienne et forte, venait voir mourir son fiancé et lui verser de douces espérances à l’heure du terrible passage.

Périllas, à travers mille périls, était arrivé jusqu’à elle, demi-mort de fatigue, la tête enflée, les yeux fiévreux.

— Il veut vous revoir ! avait-il dit en terminant sa lamentable odyssée.

— Je pars ! avait répondu Valérie.

M. Gilmérin avait prié, supplié sa fille de renoncer à l’imprudent projet d’aller affronter en France les Allemands, les privations et la douleur. Peine inutile, Valérie voulait se rendre au désir de l’infortuné capitaine, dont les réticences inhabiles du lieutenant Périllas ne lui laissaient que trop entrevoir le suprême danger. C’était donc là le couronnement de ce pur amour si fidèlement gardé !… Elle n’avait même pas le loisir des larmes !… il fallait agir.

L’admirable charité de la Suisse vint à leur aide. La Société de secours, inépuisable dans sa générosité, organisa rapidement des convois de provisions pour soulager, non-seulement les malheureux soldats qui avaient déjà franchi la frontière, mais les malades, les affamés, les blessés restant encore en France.

M. Gilmérin, sa fille et le courageux Périllas, auquel un bon lit eût été infiniment plus nécessaire, obtinrent de se joindre aux membres de la Société qui escortaient le convoi.

Périllas, sous des habits bourgeois, la croix de Genève au bras, le front enveloppé de bandes, essaya d’abord de suivre les voitures. Bientôt il dut accepter d’y monter, ses jambes brisées ne le portaient plus, sa blessure enflammée le faisait atrocement souffrir.

— Pauvre ami ! que vous êtes dévoué et bon ! lui disait Valérie de sa voix caressante.

Et Périllas oubliait ses souffrances. Tarasque ! cette voix-là était bien capable de le guérir tout à fait.

L’impatience dévorait Valérie. Arriverait-on enfin dans ces montagnes ? et n’arriverait-on pas trop tard ?

Retrouverait-elle vivant celui qu’elle avait si chèrement aimé et auquel elle apportait l’immense joie de sa présence ? Il lui prenait envie de se lever et de crier à travers la campagne glacée :

— Attends-moi ! me voilà ! me voilà !

Le fourgon s’arrêta devant l’ambulance. La jeune fille sauta à terre sans attendre la main de son père, ni l’aide du conducteur.

Au moment d’entrer, son cœur se brisa, un flot de larmes vint à ses yeux.

— Est-il encore vivant ? demanda-t-elle au médecin qui venait joyeusement au-devant des provisions.

Celui-ci ne l’avait jamais vue ; mais il avait entendu le désir du blessé, et ce bon regard noyé ne pouvait être que celui d’une fiancée sublime !… et puis enfin, l’étrange figure boursouflée de Périllas se montrait entre les sacs de farine. Il comprit et s’inclina.

— Venez, mademoiselle, dit-il respectueusement en lui offrant son bras,

Elle le prit et s’y appuya pour marcher avec fermeté au milieu de ces deux rangées de lits de paille, de ces visages hâves et de cette atmosphère de sang, de larmes et de fièvre.

Le docteur s’arrêta près du seul lit de l’ambulance, et quel lit !… Georges reposait de ce sommeil agité qui précède les convulsions dernières. Son grand front, renversé sur le manteau qui lui servait d’oreiller, était perlé de gouttes de sueur… une de ses mains, d’où le sang s’était retiré, pendait le long du grabat.

Silencieusement, Valérie s’agenouilla et prit cette main dans les siennes.

Il ouvrit les yeux, la reconnut !… une joie surhumaine éclaira ses traits livides. Il voulut parler, mais ce fut si bas, si bas, qu’en se penchant sur lui, à peine saisit-elle ce souffle d’ardente gratitude.

Elle aussi lui parlait avec douceur et passion. Tous s’étaient écartés avec respect. On voyait peu à peu les yeux éteints du capitaine se ranimer, s’humecter et sourire. Que lui disait-elle ? Une chose simple et grande qui devait transformer ce jour de deuil en un jour de soleil.

Il refusait pourtant, mais elle avait des mots irrésistibles pour le convaincre. On entendit les noms d’Albertine et du petit Georges.

Quand le blessé eut dit « oui » des yeux et des lèvres, elle courut au docteur qui causait tristement, sans espoir pour son malade, avec Périllas et M. Gilmérin.

— Vite, vite, docteur ! dit-elle, le maire et le curé de Chaffois.

— Le maire ? répéta le médecin surpris.

— Pour notre mariage, expliqua la courageuse enfant avec un regard de martyre.

Le docteur salua très-bas et sortit aussitôt.

Périllas et le blessé se dirent en un serrement de main ce que leur bouche ne pouvait exprimer de compassion et de reconnaissance.

M. Gilmérin laissait couler, sans les sentir, de grosses larmes sur son visage. Valérie s’était remise à genoux près du lit, sanctifiant par la prière cette heure d’agonie et d’amour.

Le docteur avait fait un miracle de célérité. Il ramenait le maire, un cultivateur peu lettré, et le curé, un vieillard que rien n’étonnait plus.

Il avait dû dire pour quel motif inusité il réclamait leur ministère. Le maire avait pris le registre de l’état civil sous son bras, le prêtre la boîte aux saintes huiles, et tous trois hâtèrent le pas vers l’ambulance.

Le maire marchait tout inquiet de la validité de l’acte qu’il allait faire. Le curé avançait tout songeur en face des insondables voies de la Providence.

En les voyant entrer, le blessé fit un effort pour se soulever, mais il ne put. Alors eut lieu, près de ce lit de mort, une scène saisissante, dont le côté chrétien absorbait le côté bizarre.

Ce paysan troublé tournant d’une main hésitante les feuillets de son registre ; ce vieillard, dont les paroles d’absolution tombaient sur le mourant ; cette jeune fille qui s’apprêtait, vaillante, à consommer sa belle action ; ces blessés aux yeux mornes ; ces Prussiens stupides n’osant pas rire et se poussant pour mieux voir. Et cela dans un humble réduit, au milieu des vainqueurs, pendant que les vaincus gémissaient tout bas ; c’était fantastique !

Sur un signe du curé de Chaffois, Valérie se plaça près de Georges, la main dans sa main. Le maire s’approcha, plus gauche, plus ému qu’il ne l’avait été de sa vie, même quand les Allemands l’avaient sommé, en le couchant en joue, de leur livrer les provisions qu’il n’avait pas.

Sa conscience était tranquille, mais ses idées administratives étaient singulièrement alarmées. Il s’arrêta tout à coup dans ses préliminaires.

— Je ne crois pas du tout que ce que je fais là soit légal, monsieur le curé, dit-il.

— Hâtez-vous, souffla le docteur.

— Faites, faites, père Grévois, répondit doucement le curé : Dieu régularisera le reste.

Et le maire, tâtonnant et balbutiant, maria Georges de Maucler à Valérie Gilmérin.

Le prêtre ensuite, son bon regard humide et sa voix paternellement radoucie, prononça les paroles sacramentelles.

— Mes chers enfants, vous êtes unis pour le ciel ! conclut-il avec une dernière bénédiction.

— Votre cher petit Georges a une mère ! dit Valérie en inclinant la tête sur sa main.

— Que vous me faites la mort belle ! répondit le mourant.

Il eut encore la force de passer cette main diaphane sur les cheveux de la noble fille ; mais son regard resta levé vers un coin du ciel qu’on entrevoyait par la fenêtre.

— Adieu ! mon camarade ! murmurait Périllas en se mordant le poing pour ne pas éclater.

— Priez pour nous ! sanglota M. Gilmérin, parlant à ce martyr du devoir comme on parle aux saints.

— Dieu vous réunira dans son infinie douceur ! dit la voix grave du prêtre.

On n’entendit plus que le souffle pénible du capitaine qui devenait un râle, et que les larmes de Valérie qui tombaient, pressées, sur la pierre.

Un immense respect, une sincère pitié pétrifiaient les assistants de cette cérémonie imposante dans son cadre étroit. Au bout d’un quart d’heure de solennel silence, la respiration du mourant s’était éteinte, les larmes de Valérie étaient taries.

Le ministre de Dieu étendit une dernière fois sa main tremblante. Le docteur enleva la jeune femme évanouie pour la porter au dehors.

Le fourgon déchargé allait se remettre en route. On l’y déposa sur des sacs vides, on l’entoura d’une couverture, et comme le docteur, avant de la quitter, essayait de lui faire respirer des sels :

— Oh ! par pitié ! laissez-la oublier ! supplia Périllas.

Et le docteur eut la charité suprême de ne pas lui donner de secours.

FIN DU MARIAGE DU TRÉSORIER.

PARIS TYPOGRAPHIE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.