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Le Mariage du trésorier/5

La bibliothèque libre.
E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 42-54).


V

Le hasard, qui se mêle beaucoup de nos affaires et embrouille malicieusement les trames les plus simples, avait voulu que, pendant la conversation des deux officiers, Valérie, allant et venant autour de ses invités, se fût trouvée tout à point derrière eux pour entendre le trésorier du 43e bataillon prononcer cette phrase énigmatique :

— Ah ! moi, je ne suis pas mariable.

Valérie, de surprise, en faillit laisser choir la pile de capuchons qu’elle apportait à ses amies. Pas mariable !… cet officier jeune, beau garçon, noble, distingué ? Pas mariable !… cet aimable causeur, ce musicien fantaisiste ? allons donc !… et que signifiait cela ?…

Cette phrase malencontreuse eut le pouvoir d’attirer vivement l’attention de mademoiselle Gilmérin et de la fixer sur le jeune homme un peu plus qu’il n’était naturel de le faire dès une première entrevue.

Retirée dans sa chambre, où tout l’invitait au sommeil, elle ne songea nullement à s’y livrer et s’abandonna à un examen rétrospectif des plus minutieux des faits, gestes, paroles et manières d’être du nouveau venu.

Elle ne s’était pas dit en l’apercevant, comme elle l’avait souvent rêvé dans ses méditations romanesques : « Voilà celui que je dois aimer. » Mais il était difficile de réunir un extérieur plus sympathique à des qualités morales plus apparentes ; sa conversation dénotait l’instruction, son sourire disait la bonté et ses yeux avaient des reflets d’or qui brillaient d’intelligence ; l’habitude du monde se décelait dans ses moindres mouvements ; la loyauté était largement peinte sur sa physionomie ouverte.

Et il se déclarait à lui-même ne pas être mariable ! D’où pouvait venir une sévérité de jugement si excessive et si peu motivée ?

Lorsque la jeune fille se fut posée cette question, son imagination surexcitée se mit à chevaucher en croupe des suppositions les plus variées. Avait-il des dettes énormes ? de celles qu’on ne saurait avouer ? Avait-il commis une de ces fautes que le monde ne pardonne pas ? Portait-il la peine imméritée de quelque déshonneur de vieille date ?

Rien de tout cela n’était admissible. Rien de tout cela ne concordait avec le caractère honorable, le nom estimé, la vie au grand jour du jeune officier.

Quoi donc, alors ? Avait-il quelque engagement secret ?… une liaison sérieuse ?

Dans les pensionnats à la mode, l’éducation mutuelle que les élèves se donnent entre elles est assez avancée pour qu’une jeune fille fasse un peu plus que soupçonner ce que peut bien être ce qu’on appelle dans le monde une liaison sérieuse.

Il n’est pas rare d’entendre sous les splendides ombrages de la maison en vogue des conversations mystérieusement échangées, dans le genre de celle-ci :

— « Tu sais, Antoinette ?… elle est mariée. Ah ! ma chère, quel courage ! cela frise l’imprudence qu’un mariage pareil. Imagine-toi que le vicomte avait une liaison qu’on ne peut pas dénouer en un jour. Antoinette l’a appris : elle s’est mariée quand même. Et maintenant, elle rencontre tous les soirs sa rivale dans le monde. Maman dit qu’elle s’en repentira tôt ou tard. »

Valérie soupçonna donc que, si M. de Maucler se reconnaissait indigne du mariage, c’est qu’il avait contracté quelqu’un de ces engagements imprudents que la passion dicte et que l’habitude resserre.

À cette pensée, on eût pu voir ses lèvres se contracter dans une moue dédaigneuse, tandis qu’une fugitive sensation de tristesse lui étreignait le cœur.

— C’est dommage ! murmura-t-elle en arrangeant coquettement sa tête sur les broderies de l’oreiller, comme une personne bien décidée à s’endormir.

Et pourtant le jour pénétrait déjà dans la jolie chambre, toute tendue de perse bleue semée de roses blanches, que les yeux de la rêveuse étaient encore grands ouverts.

Pour des motifs tout différents, la curiosité des officiers du 43e bataillon de chasseurs était également fort excitée par je ne sais quoi d’insolite qui se remarquait dans l’existence de M. de Maucler.

Sa tenue était soignée, son ordre extrême, son économie phénoménale. Il était logé convenablement, mais très-simplement, sans égard pour les facilités que pouvait lui fournir à cet égard son supplément de solde.

On ne le voyait jamais au café. Il semblait ignorer les attraits de l’absinthe et le charme de la bière fraîche ; le cigare lui-même, cet inséparable compagnon du désœuvrement militaire, approchait rarement de ses lèvres.

Il s’était avoué pauvre, hautement, sans fausse honte, avec cette simplicité fière qui impose le respect. Il devait l’être, en effet, à moins d’une invraisemblable avarice que sa jeunesse et son visage ne permettaient guère de supposer.

Nourrissait-il sa famille ? On apprit qu’il était orphelin depuis nombre d’années. Avait-il à sa charge quelque ménage interlope, lourd fardeau que quelques-uns traînent après eux de garnison en garnison, en en souffrant, en en gémissant, sans avoir l’adresse de glisser hors des liens, ou la force de rompre la chaîne ? Non pas, il vivait seul, sobre comme un trappiste, rangé comme un anachorète.

Son secrétaire, fourrier d’avenir qui étudiait la vie en même temps que la comptabilité, et faisait in petto sa petite enquête sur son chef direct, ne voyait jamais arriver de visite suspecte ni de lettre mignonne ou parfumée.

Jamais, en quittant le bureau à l’heure du courrier, le jeune scribe ne portait à la poste que des lettres de service militaire. Jamais il ne remarqua de démarches douteuses, ni de griffonnages dissimulés à son approche. C’était à n’y rien comprendre.

Le trésorier était donc un sage ou un désillusionné C’était un être mystérieux surtout. MM. les officiers, qui vivent beaucoup au dehors, sur les banquettes d’un café ou sous les arbres d’une promenade, n’aiment guère les exceptions. Les anciennes préventions ne se réveillaient pas, il est vrai, Georges de Maucler ayant affirmé de mille manières sa loyauté et son indépendance, mais il était plus estimé qu’aimé de ses camarades.

Le lieutenant Périllas et le capitaine Lanternie lui témoignaient, en revanche, une chaude affection et le défendaient contre tout venant. Du reste, pas plus que les autres, ces deux champions n’avaient percé le nuage de réserve dont s’enveloppait le trésorier. Ils ne comprenaient pas et n’interrogeaient jamais, conduite prudente qui permettait aux trois officiers d’être les meilleurs amis du monde.

Un jour pourtant, tant de précautions d’un côté et de discrétion de l’autre faillirent devenir inutiles.

M. Périllas, dont l’exubérante nature trouvait des excitants un peu partout et n’en dédaignait aucun, s’était constitué le chevalier servant des dames Boinvilliers, qu’il avait rencontrées errant, avec la mélancolie d’une mère et d’une fille en quête d’un épouseur, dans le parc de Saint-Mandé, qui touche celui de Vincennes.

Galamment, il avait offert le bras à la mère, tout en débitant des madrigaux à la fille, sans beaucoup de conviction, il est vrai, mais dans l’intention louable de ne pas se rouiller.

Mademoiselle Eudoxie n’était pas médiocrement flattée, non pas qu’elle se fît positivement illusion sur la valeur de ces improvisations plus littéraires que concluantes, mais c’est si bon d’entendre un langage adulateur quand on n’y est point accoutumée ! Et puis n’avait-on pas la chance de rencontrer, peut-être, quelque bonne amie de Paris ou de Vincennes qui mourrait de jalousie en la voyant si belliqueusement entourée ?

On fit deux fois le tour de ce joli lac de Saint-Mandé, où le soleil couchant incendiait les petites vagues soulevées par les cygnes majestueux. Ils s’avançaient, les ailes gonflées comme des voiles, la tête élevée comme la proue d’un navire, fendant l’eau avec la magistrale envergure d’un bâtiment de guerre.

Les promeneurs, les bonnes d’enfants, les militaires, tous les badauds enfin les regardaient avec admiration et leur jetaient du pain qu’une bande de canards, plus agiles, enlevaient au passage.

Eudoxie, qui ne voulait pas laisser s’égarer sur des objets extérieurs l’amoureuse attention dont elle se croyait l’objet, entraîna sa mère et l’inflammable lieutenant vers une partie de bois moins fréquentée, où rien ne viendrait les distraire d’eux-mêmes, ni se jeter au travers des jolis riens qu’elle écoutait avec tant de vaniteux plaisir.

Ils suivirent donc un adorable petit chemin, juste assez large pour y passer deux de front, vrai sentier d’amoureux ou de poète, qui forçait la coquette à marcher un peu en avant, retournée à demi dans une attitude enfantine qu’elle jugeait devoir lui aller à merveille.

Et, de fait, le lieutenant Périllas, qui en était à ce moment à sa troisième brouille de la semaine avec une capricieuse et fantastique personne, Palmyre, Fraisinette ou Belles-Menottes, je ne sais au juste, prenait un certain plaisir à suivre du regard les mignardises de mademoiselle Boinvilliers.

Ce chemin aboutissait à la chaussée de l’Étang, sur laquelle s’ouvrent de charmantes propriétés particulières. L’une d’elles, toute petite et protégée par un rideau de peupliers, montrait discrètement à l’angle de la chaussée son parterre tout emmosaïqué de géraniums multicolores.

Au delà, s’élevait un pavillon très-modeste, très-gracieusement aménagé dans sa rustique simplicité ; un étage seulement, trois fenêtres de façade, un perron enguirlandé de vignes grimpantes, c’était tout et c’était ravissant.

— Ah ! le joli nid ! s’écria Eudoxie, qui chantonna aussitôt, d’une voix aigrelette, le refrain d’une romance à la mode :

Fleur et verdure, nid charmant,
Frais, épanoui, sous la feuillée, etc., etc.

— Il n’y manque que la fauvette ! ajouta Périllas avec un regard expressif qui commentait éloquemment l’allusion.

Eudoxie crut devoir rougir, résultat qu’elle obtint immédiatement par une habile contraction de l’appareil respiratoire, sur lequel elle s’était livrée à des expériences approfondies.

Comme la « fauvette » approchait, curieusement, en sautillant, de la grille, un promeneur, qui débouchait du côté opposé de la chaussée, y sonna vivement, comme un homme habitué à s’y faire entendre en maître.

À peine le timbre eut-il retenti, que le promeneur eût voulu l’arrêter, car ses yeux venaient de rencontrer le regard perçant de mademoiselle Boinvilliers, fort occupé à le dévisager.

— Tiens ! Maucler ! murmura M. Périllas, tout étonné en reconnaissant son ami.

Un embarras prononcé se manifesta sur la mobile physionomie du trésorier à cette double rencontre. Il salua en ébauchant un sourire et fit quelques pas dans la direction des nouveaux venus, avec la visible intention de les éloigner le plus possible de la villa.

Il était déjà trop tard. La petite porte venait de s’ouvrir, et une jeune femme avait surgi sur le seuil avec une promptitude inquiète, qui révélait au moins clairvoyant qu’elle était bien près de là, en faction peut-être.

En voyant M. de Maucler le chapeau à la main, l’attitude guindée, en face de gens qu’il ne paraissait pas charmé d’avoir rencontrés, l’inconnue lui jeta un regard vif, fit prestement quelques pas en arrière, et la porte, repoussée par sa main, — très-fine et très-blanche, — retomba avec un petit bruit sec.

Quelque rapide qu’eût été cette apparition, Eudoxie avait eu le temps de constater qu’elle était jeune, — vingt-deux ans à peine, — fort jolie, très-pâle, avec des tresses brunes aux reflets bleuâtres qui formaient à sa tête expressive une couronne opulente.

L’examen furtif auquel, de son côté, se livra le lieutenant Périllas, sans avoir toute la netteté de celui d’Eudoxie, confirma le Méridional dans le soupçon, qu’il avait secrètement accueilli parfois, que Georges-Caton, que Maucler-Scipion était peut-être moins sage au fond qu’à la surface.

Involontairement, sans doute, quelque reflet de cette impression narquoise courut sur son visage, car le sourcil de Georges se fronça, mais sa bouche resta souriante. Il s’informa de la santé des dames Boinvilliers avec un peu plus d’intérêt que n’en exigeait une relation si récente et se mit à les accompagner à pas lents, comme un flâneur enchanté d’avoir rencontré l’occasion de perdre une heure.

Personne ne fut dupe de cet excès de politesse, qui alluma une mesquine colère dans le cœur étroit d’Eudoxie. En effet, la présence du trésorier distrayait le lieutenant Périllas de l’attention qu’il lui accordait auparavant, sans qu’elle pût raisonnablement attribuer à ses charmes personnels l’empressement de ce cavalier d’extra.

Toujours causant, toujours rageant, on regagna Vincennes. Ce ne fut que devant la porte qui, du fort, débouche sur le polygone, que M. de Maucler prit congé. Il s’engagea dans le chemin tournant du fort et disparut.

— La dame de Saint-Mandé va bien nous en vouloir de l’avoir privée de la visite de votre ami, murmura Eudoxie d’une voix suave.

M. Périllas sourit discrètement.