Le Mariage secret de madame la Duchesse de Berry

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Le Mariage secret de madame la Duchesse de Berry
Revue des Deux Mondes5e période, tome 45 (p. 869-907).
LE MARIAGE SECRET
DE
MADAME LA DUCHESSE DE BERRY
À PROPOS D’UNE PUBLICATION RÉCENTE[1]

On fait parfois d’heureuses rencontres. La première phrase qui me sautait aux yeux, l’autre jour, en ouvrant le quatrième volume de Mme de Boigne, est cette phrase qu’elle aurait dû donner pour épigraphe à ses Mémoires : « Je reprends ma spécialité, et retourne au commérage. »

De quel bon cœur elle y retourne ! Ce quatrième volume est le bouquet de son feu d’artifice : jamais elle n’a été si méchante, jamais son imagination ne s’est donné plus inventive carrière.

Rien ne l’embarrasse. La dame joue au « diable boiteux » avec une pertinence, une impertinence qu’Asmodée lui eût enviées. Ce ne sont, autour d’elle, que vertus fragiles, fêlées : eh ! mon Dieu ! bien excusables, de l’être ! N’est-il pas tout simple que Berryer, « qui n’est pas doué d’un cœur téméraire[2], » trahisse ses amis ? que la duchesse de Dino, qui est coquette, s’amuse « à faire tourner la tête de l’archevêque de Paris[3] ? »

Entre le bien possible et le mal incertain, Mme de Boigne n’hésite jamais ; pour vous amener à partager son opinion sur les gens, elle fait parler ceux qui ne disent rien et n’écoute pas ceux qui parlent.

Ce ne sera pas sa faute, si vous ne tenez pas Louis XVI pour un sot, Marie-Antoinette pour une coquette, le Comte d’Artois pour un poltron et sa femme, la mère du Duc de Berry, pour... je ne sais quoi[4].

Quels microbes enrageaient donc, à ce nom de Berry, dans l’encrier de Mme de Boigne, pour que sa plume ait aussi tant craché sur la prisonnière de Blaye ?

Certes, ce serait mal connaître la Duchesse de Berry, et la mal défendre, que de vouloir la canoniser ; elle tenait plus, en effet, de Mme de Longueville que de Jeanne d’Arc ; mais ses voix, pour n’être pas célestes, n’en étaient pas moins honnêtes.

Il faudrait une oreille terriblement fausse pour ne pas les réentendre telles, aujourd’hui que s’est éteint le brouhaha qui accueillait la princesse à sa sortie de prison.

Je dirais volontiers, — si ces deux mots ne hurlaient de voisiner, — que Mme la Duchesse de Berry, en Vendée, comme à Blaye, a été victime de son héroïque inconscience : rien ne l’avait préparée au rôle qu’elle jouait. Son inexpérience, autant que sa hardiesse, autant que sa franchise, autant que sa gaieté toute napolitaine, l’exposaient, dans ses propos, comme dans ses actes, à d’irréparables étourderies. Ses dispositions, quelles qu’elles fussent, s’envolaient avec la minute qui les avait vues naître. D’une sincérité aussi absolue que momentanée, femme par instans, politique, ambitieuse par intermittences, avec des chutes de volonté et des sursauts de colère, elle n’était, à toute heure, égale à elle-même que par sa vaillance et par son cœur.


I

Depuis son équipée vendéenne pour laquelle certains royalistes eussent volontiers, comme ils disaient, « pendu Walter Scott, » la Duchesse de Berry vivait, à Blaye, tenaillée par un secret qui, chaque jour, se trahissait davantage sous l’œil épouvanté des uns, sous l’œil moqueur des autres et que, dans l’intérêt de son fils, elle défendait contre tous.

Quoi qu’elle fit, on soupçonnait sa grossesse à Paris, et M. Thiers, désireux de parachever l’œuvre si heureusement entreprise, avec Deutz (la vérité est loin des légendaires pincettes)[5], ne rêvait que de faire accoucher publiquement Marie-Caroline. Mais encore fallait-il trouver le bénévole accoucheur.

Le colonel Chousserie, qui avait accompagné la Duchesse, de Nantes à Blaye, lui marquait trop d’égards pour n’être pas suspect de mystérieuses connivences. M. Thiers chercha un custode plus rassurant, et finit par le rencontrer en la personne du général Bugeaud.

La correspondance de cet extraordinaire ange gardien rapporte tout ce qui se dit, se fait, s’écrit, se mange[6] dans la citadelle de Blaye, et forme aux Archives Nationales un énorme dossier…

Bugeaud, bonhomme au fond, mais plus capable de conquérir l’Algérie que le cœur d’une jolie femme, s’y montre tour à tour loustic, justicier, gynécologue, moraliste. Rien n’est plaisant comme de le voir ainsi changer de livrée. Il n’est éternel que dans son amour, mais quel amour ! pour le trône de Juillet.

Pourtant faut-il lui rendre cette justice qu’il mettait, dès son arrivée à Blaye, le marché à la main de qui l’y avait envoyé.

[7] « Vos instructions, écrivait-il au maréchal Sébastiani, comme toutes celles qui sont rédigées loin des lieux de l’exécution, sont susceptibles de nombreuses modifications, à moins que l’on ne soit absolument décidé à ne garder plus aucun ménagement avec la Duchesse de Berry. Convaincu qu’une telle détermination ne serait ni dans l’intérêt du Roi, ni dans celui du pays, je vous prierais, s’il en devait être ainsi, de charger un autre que moi de l’application des mesures extrêmes…

« S’il est vrai que la Duchesse de Berry soit grosse, elle l’est tout au plus de six mois ; il n’y a donc pas urgence à employer tout de suite des moyens d’autorité, ni à lui imposer le docteur Ménière[8] et une sage-femme...

« Ne peut-on, par d’autres moyens, atteindre le même but ? Dans cet ordre d’idées, je propose, sans hésitation, une franchise entière avec Mme d’Hautefort[9] ; j’attendais d’être plus familier, car je n’en suis qu’à ma quatrième visite. Vos instructions me déterminent à m’en ouvrir avec elle dès aujourd’hui à neuf ou dix heures, afin de pouvoir vous en faire connaître le résultat. »

Mais Bugeaud se trompait de porte. La comtesse d’Hautefort était la femme du monde la moins faite pour laisser pénétrer le guerrier dans son intimité ; grande dame, infiniment spirituelle, elle horripilait au ton garnisonnier de Bugeaud. « Vous ne pouvez me sentir et je vous rends bien la pareille, » lui avait-elle dit, rompant avec le protocole dès leur première rencontre.

Comment, d’ailleurs, celle dont son dévouement à la Duchesse de Berry faisait une prisonnière, ne se fût-elle pas insurgée contre l’odieuse surveillance dont la couvait, nuit et jour, son geôlier ?

« ... J’ai demandé à M. le général Janin une brigade de gendarmerie, écrivait, en effet, Bugeaud, dans cette même dépêche où il annonçait à M. d’Argout son projet de séduire Mme d’Hautefort.

« J’ai donc trois hommes de cette arme, et j’en mets un, chaque nuit, à veiller dans l’appartement qui est directement au-dessous de la chambre à coucher de la Duchesse. Un sous-officier est de garde au-dessus.

« On ne peut voir du mouvement que jusqu’à l’heure du coucher des détenus, car alors, ils sont isolés par le moyen de crochets que l’on pose, sans bruit, à leur porte et qu’on enlève de même le matin de bonne heure.

« M. de Brissac[10], la Duchesse et Mme Hanseler[11] peuvent seuls communiquer, car ils sont dans le même appartement ;

« Je serais loin de vouloir isoler M. de Brissac ; je crois à cet homme l’âme si honnête, qu’il serait incapable de se prêter à un crime. Sa présence me paraît donc une garantie. Ses lettres à sa femme m’ont convaincu qu’il y a, dans ce couple, beaucoup de vertu. »

Ce disant, Bugeaud avait raison. Le comte Emmanuel de Brissac était le type accompli de l’homme de bien et du gentilhomme. Il n’est pas à parler de l’illustration de sa race ; mais on peut dire que nul de sa maison ne montra, en aucun temps, plus noble fidélité. Ne se plaignant jamais, acceptant avec une incomparable dignité sa position difficile, le comte de Brissac avait su en imposer à Bugeaud dès la première heure...

... « Il a servi. Il aime le militaire, » ajoutait le général, qui se promettait d’escompter, au profit de sa surveillance, la camaraderie de M. de Brissac avec le même sans-gêne qu’il mettait à charger Mme d’Hautefort des plus douloureuses commissions.

« J’ai fait demander Mme d’Hautefort, écrivait-il, comme s’il se fût agi d’une simple cantinière.

« — Madame, lui ai-je dit, le moment est venu d’employer avec vous la plus grande franchise. Chez les belles âmes, la franchise provoque la réciprocité, je compte là-dessus !

« Le gouvernement veut enfin sortir de l’incertitude où il est. Il veut s’assurer que l’événement qui doit être la suite de l’état qu’on suppose, ou plutôt dont on a la presque certitude, ne pourra pas lui. être dissimulé ; il m’ordonne des mesures qui doivent être prises à l’amiable, ou d’autorité. Je n’appliquerai pas ce dernier moyen. Vous allez le voir dans la première page de ma réponse, mais un autre l’appliquera. C’est à vous de juger, madame, s’il n’est pas plus avantageux pour Mme la Duchesse de Berry, pour vous, pour M. de Brissac, de porter Mme la Duchesse à prendre un parti ; il y en a deux : l’aveu de la grossesse, si elle existe ; la constatation de l’état, s’il n’y a pas de grossesse.

« Voyez, madame, si vous avez assez de force, assez d’attachement à la Duchesse pour aborder la question ; je pense qu’il faut le faire avec une entière franchise, et lui montrer la dépêche du gouvernement et les deux premières pages de ma réponse : Elle connaîtra mes sentimens ; elle jugera si elle doit me conserver auprès d’elle, en avouant son état, ou en souffrant à l’amiable qu’on prenne auprès d’elle toutes les mesures ordonnées par les ministres...

« Sur ce, elle (Mme d’Hautefort) a lu votre dépêche et partie de la mienne.

« — Vos sentimens sont, m’a-t-elle dit, on ne peut plus honorables. Votre franchise appelle la mienne... mais, appelons M. de Brissac pour tenir conseil.

« M. de Brissac s’est exprimé comme Mme d’Hautefort : il a juré plusieurs fois qu’il ne savait rien, mais qu’il soupçonnait.

« Il a été plus atterré que Mme d’Hautefort.

« Après un long silence, j’ai repris la parole.

« — Allons, du courage, il faut enfin prendre son parti. Qui de vous deux se charge d’aller dire tout à la Duchesse ? (Long silence.)

« Il me semble que cela convient mieux à Mme d’Hautefort.

« — Oh ! oui, a dit M. de Brissac ; car, pour moi, je n’en aurais pas la force.

« — Je vais me dévouer, a dit Mme d’Hautefort.

« — Eh bien ! madame, lui ai-je répondu, prenez la lettre des ministres et tâchez de vous rappeler les motifs que je fais valoir pour que Mme la Duchesse prenne un parti...

« Mme d’Hautefort est rentrée au bout d’une heure avec le visage très altéré, et m’a dit :

« — Général, j’ai tout dit à Madame, elle a lu la lettre des ministres. Elle est extrêmement touchée de vos procédés, de vos sentimens. Elle a beaucoup pleuré, mais elle n’avoue rien.

« — Eh bien ! madame, que ferons-nous ? Faut-il que je dise qu’on m’envoie un successeur ?

« — Général, donnez-nous quelques jours, je vous en supplie.

« — Madame, je ne peux vous donner que jusqu’à dimanche cinq heures du soir. Si un parti n’est pas pris à ce moment, si on ne souffre pas que j’applique toutes les mesures ordonnées par MM. les ministres, je demande mon déplacement.

« — Général, nous ferons ce que nous pourrons.

« L’expression de la physionomie de Mme d’Hautefort me donne l’espérance qu’un dénouement est prochain...

« J’ai la confiance que nous atteindrons le but par des moyens honorables ; mais, soyez bien convaincus qu’ayant pris toutes les mesures pour être averti, je n’hésiterai plus, au moment décisif, puisque je comprends toute l’importance politique d’une constatation bien formelle.

« Comptez sur mon patriotisme.


« Post-Scriptum. — A cinq heures du soir, on vient de m’appeler auprès de la Duchesse. Elle s’est presque jetée dans mes bras en pleurant. Elle me serrait les mains en m’avouant qu’elle est mariée secrètement, en Italie, et qu’elle est grosse ; quelle croit devoir à ses enfans, à ses amis, à elle-même, d’en faire l’aveu. Je l’en ai vivement félicitée et lui en ai demandé la déclaration écrite. Elle a un peu hésité ; mais enfin, elle y a consenti. J’attends cette déclaration pour la joindre à ma dépêche.

« J’ai trois cents livres de moins sur le cœur. Je suis heureux ! le but est atteint. L’honneur du Roi et du pays est sauvé, tout favorise le Trône de Juillet.

« BUGEAUD. »


Voici le texte de cette déclaration si allégeante, pour Bugeaud, si glorieuse pour le Trône de Juillet !

« Pressée par les circonstances et les mesures ordonnées par le gouvernement, quoique j’eusse les motifs les plus graves pour tenir mon mariage secret, je crois me devoir à moi-même, ainsi qu’à mes enfans, de déclarer m’être mariée secrètement pendant mon séjour en Italie. »

« Impossible de mieux faire que vous n’avez fait, mon cher général, écrivait aussitôt M. Thiers débordant de reconnaissance ministérielle. Vous avez conduit cette affaire avec toute l’habileté et la prudence imaginables ! Vos lettres sont très curieuses. Le Roi les lit avec un vif intérêt ; il m’a chargé de vous le dire. »

Le 26 février, le Moniteur annonçait que « le 22 février, à cinq heures et demie, Mme la Duchesse de Berry avait remis à M. le général Bugeaud, gouverneur de la citadelle de Blaye, la déclaration de son mariage tenu secret jusque-là. » Le Moniteur ajoutait que cette déclaration avait été immédiatement déposée aux archives de la Chancellerie.

De plus en plus grisé de son triomphe sur une malheureuse femme aux abois, Bugeaud mandait, entre temps, au préfet de la Dordogne :

« Les journaux vous auront appris l’aveu qu’a fait la Duchesse de Berry, et vos carlistes seront atterrés, indignés. Nous serons bientôt obligés de défendre, contre eux, la Duchesse de Berry ! l’héroïque captive ! la nouvelle Jeanne d’Arc ! la Marie-Thérèse, etc.

« La race des Metternich, des Talleyrand n’aurait peut-être pas aussi bien réussi. Souvent, les simples vous attrapent plus vite que les habiles. Enfin, j’ai réussi à obtenir un aveu qui va simplifier ma mission et celle du gouvernement. Cela n’a pas été sans peine. »

Mais le nom du mari restait à découvrir...

« Mme la Duchesse de Berry a gardé le lit aujourd’hui sans être plus malade, c’est pourquoi je ne l’ai pas vue, écrivait Bugeaud, deux jours après. A la première occasion, je tâcherai d’obtenir l’aveu du nom de son époux, du lieu et de la date de son mariage, toujours si mariage il y a. J’essaie de l’y faire préparer par M. de Brissac et Mme d’Hautefort[12]. »

Et l’habile homme s’informait, à l’antichambre, des raisons qu’avait la Duchesse de ne pas le recevoir.

« Je reconnais que la Duchesse exagérait son indisposition. Pour m’en assurer, j’ai fait questionner le valet de chambre qui a dit que c’était un projet entre elle et ses compagnons. Mes conversations avec Mme d’Hautefort ont achevé de m’en convaincre.

« J’ai fait prévenir le docteur Ménière, et je lui ai recommandé de préparer lui-même les médicamens qu’il ordonnerait, car le parti est capable de la faire empoisonner... »

Bugeaud voyait peut-être un testament dans ces quelques lignes si tristes qu’il transmettait à son ministre.

« M. de Brissac a montré à M. Lombard, mon aide de camp, une lettre de la Duchesse à sa famille, dont voici la substance :

« Je recommande mes enfans à Madame la Dauphine. Je crois avoir assez fait pour eux, pour ma famille. Il est temps que je pense à moi.

« Je désire aller passer, en Sicile, le peu de mois qui me restent à vivre, car je sens bien que je porte la même maladie que mes père et mère[13]. »

Mais à Paris, on était sans pitié[14].

« Dès que j’ai reçu votre dépêche du 6, répondait Bugeaud à de nouvelles instructions, je me suis rendu chez la Duchesse de Berry, et je lui ai dit :

« — Madame, le gouvernement, toujours prévoyant, pour vous entourer des secours que nécessite votre état, et pensant qu’il est possible, puisque c’est déjà arrivé, que vous accouchiez à sept mois, me charge de vous engager à désigner, par écrit, votre accoucheur. C’est une mesure de prudence qui ne préjuge rien sur les déterminations ultérieures du gouvernement.

« Elle m’a répondu (d’abord avec calme) :

« — Général, il n’y a rien qui presse ; j’ai encore près de trois mois. Je n’ai point accouché à sept mois, c’est une fausse couche, mais le gouvernement prétend donc me retenir encore en prison ? Ma déclaration devrait me faire mettre en liberté... C’est une infamie, une atrocité.

« — Madame, je vous l’ai déjà dit, vos partisans vous font le plus grand tort en niant votre déclaration, et en calomniant le gouvernement. Vous savez si je désire qu’on puisse vous mettre en liberté, eh bien ! dans l’état actuel des choses, je serais le premier à blâmer le gouvernement, s’il vous renvoyait ; il faut avant qu’on ne nie plus, ou qu’il y ait quelque chose de bien authentique.

« — Mais, dans ma prison, je ne puis imposer silence à ces fous. Quoi de plus authentique que ma déclaration ?

« — Voulez-vous que je vous le dise, madame ?

« — Oui, général.

« — Ce serait de déclarer toutes les circonstances de votre mariage ; avec qui, où et quand vous vous êtes mariée.

« — Je n’ai rien à déclarer ; je n’écrirai plus rien. Le gouvernement veut ma mort ; si j’accouche dans cette prison, j’en mourrai ; eh bien, soit ! mais je ne ferai aucune autre déclaration.

« — Soyez convaincue, madame, que le gouvernement est loin de vouloir votre mort. Il serait heureux de pouvoir vous rendre la liberté, mais il a des devoirs à remplir envers le pays, et il ne peut vous renvoyer, — tranchons le mot, — que lorsque vous ne serez plus un personnage politique.

« — Eh bien ! je vous le répète, j’en mourrai.

« — Non, madame, vous n’en mourrez pas ; la force de votre caractère vous fera surmonter cette contrariété, car, madame, ce n’est pas autre chose... Vous serez entourée ici de tous les soins désirables, et, j’ose le dire, de tout l’intérêt que vous pourriez trouver ailleurs.

« — C’est très bien, général, j’y suis sensible, mais ce n’est pas la liberté.

« — Eh bien ! madame, suivez un conseil d’ami, — je me permets ce titre, — et dites-nous les circonstances du mariage.

« — Général (avec une extrême vivacité) ne m’en parlez plus, je ne veux plus rien écrire ; le gouvernement est infâme ; il veut ma mort, il l’aura.

« Ce disant, elle s’est précipitée dans sa chambre et m’a jeté fortement la porte au nez. Une minute après, elle est ressortie et a dit :

« — Ma colère n’est pas contre le général, dont je n’ai qu’à me louer, mais contre le gouvernement, et elle est rentrée[15]... »

Bugeaud profita sans doute de l’accalmie pour reprendre dès le lendemain la conversation ; cette fois sur le ton d’un carabin folâtre !

« Puisque vous voilà enfin résignée à faire vos couches ici, vous saurez, madame, que je vous ai arrêté deux nourrices. Ce sont de bonnes, jeunes et belles paysannes ; aussi, je ne veux pas que ce soit Deneux (le médecin) qui goûte leur lait. Le gouverneur doit vérifier tout ce qui entre dans la citadelle !

« — Ah ! général, m’a-t-elle dit en riant aux éclats, vous m’avez l’air d’un égrillard ! Je crois que vous jouez de mauvais tours à votre femme. Je le lui dirai. C’est bien mal à vous ; car on dit que votre femme est belle et bonne. Je me passerai peut-être de nourrice ; mais, dans tous les cas, je veux une bonne paysanne.

« — Madame, je pense que vous ferez fort bien de nourrir, ne fût-ce que pendant deux mois. Conservez, comme vous le dites, une mère à vos enfans. Il vous reste encore une carrière de bonheur si, réunie en Sicile à vos trois enfans, vous renoncez irrévocablement, pour eux et pour vous, à l’honneur de gouverner les hommes. La vie civile offre de bien plus grandes chances de bonheur[16]. »

Outre le docteur Ménière, le gouvernement avait envoyé à Blaye le docteur Deneux chargé d’accoucher la princesse, et le docteur Dubois pour le contrôler.

Bugeaud, de son côté, prenait ses mesures pour que le scandale, voulu par le gouvernement, fût complet.

« D’après les instructions secrètes que vous m’avez données, à la date du 23 mars, il sera dressé procès-verbal de la naissance de l’enfant ; cet acte me paraît d’une haute importance, et nous ne saurions l’entourer de trop de précautions, afin de laisser le moins possible, au parti carliste, la ressource des dénégations.

« Il me sera donc adressé, signées par l’un des ministres, des lettres de convocation toutes faites, pour les personnes désignées ci-après :

« Le Président du Tribunal, le Procureur du Roi, le maire, l’adjoint, le commandant de la garde nationale, le marquis de Lamoignon, pair de France, membre du Conseil général, M. Régnier, juge de paix, le sous-préfet, un notaire de Blaye.

« La Cour de Bordeaux sera invitée, quinze jours à l’avance, à déléguer deux de ses membres pour venir assister à l’accouchement. Ces témoins solennels, étant dans le salon, à côté de la chambre de la Duchesse, voici comment je me propose de procéder :

« Les témoins susdésignés donneront à trois d’entre eux la mission de visiter, avec soin, la chambre à coucher de la Duchesse, pour s’assurer qu’il n’existe aucune issue autre que celle qui communique avec le salon ; qu’il n’y a aucun enfant dans sa chambre, et que c’est bien la Duchesse de Berry qui est dans son lit. Cette inspection terminée, les témoins ne quitteront plus le salon jusqu’après l’accouchement.

« L’événement étant arrivé, l’enfant leur sera présenté par les accoucheurs, lesquels déclareront à tous que cet enfant est né de Son Altesse Royale Marie-Caroline-Louise, princesse des Deux-Siciles, Duchesse de Berry. A l’instant, procès-verbal sera dressé.

« Peut-être jugerez-vous à propos de faire intervenir quelques autres témoins qui viendraient de la capitale. D’ailleurs, je me conformerai scrupuleusement à tout ce que vous croirez devoir ajouter aux mesures que je propose[17]. »

Le 5 mai, Bugeaud rebattait, une dernière fois, ses cartes, avec la satisfaction d’un joueur qui s’est donné tous les atouts.

« Mes précautions sont prises pour être averti des premières douleurs... J’ai, sous le plancher, un sous-officier aux écoutes sur une échelle à siège, et, dans la nuit, un officier ira plusieurs fois à sa porte.

« Le jour, nous la visitons cinq fois : Ménière de 9 heures du matin à 10 heures ; mon aide de camp de 11 heures à midi ; Ménière de 1 heure à 2 heures après-midi ; moi, de 2 heures à 4 heures ; Ménière de 7 heures à 11 heures du soir. Dans les intervalles, l’officier de service y entre sous un prétexte, ou sous un autre. »

L’espionnage finit par devenir si indécent qu’il faillit amener une rencontre entre le comte de Brissac et Bugeaud.

« J’étais exaspéré, écrivait celui-ci, des scènes qu’on me faisait à la Cour.

« — Que me diriez-vous, m’avait dit M. de Brissac, si dans de pareils momens, j’allais visiter la chambre de votre femme et tâter son lit ?

« Comme son geste et son ton étaient impertinens, je lui répondis :

« — Je vous donnerais un soufflet et un coup d’épée... Mais ma femme n’a pas fait la guerre civile. Elle n’a pas non plus accouché devant un nombreux public, ni montré à vingt grenadiers et à un maréchal de France que son enfant tenait à elle...

« Ces gens-là parlent et argumentent comme s’ils étaient encore aux Tuileries. Je suis bien décidé à ne plus leur parler de rien, jusqu’au moment de l’exécution...

« ... Je reconnais que nous devons passer outre, parce que toute opposition ne serait qu’affaire de tactique. J’ai aujourd’hui la conviction complète que les attaques de la Duchesse sont simulées, au moins pour les trois quarts.

« A compter du 10, mes témoins coucheront à la citadelle ; le jour, je les préviendrai par trois coups de canon tirés du bastion du fort[18]. »

Louis-Philippe, Deutz, M. Thiers, Mme de Boigne respiraient enfin le 10 mai.

« Nos incertitudes, nos appréhensions sont terminées ; les choses se sont passées à notre satisfaction. J’espère que le gouvernement et le pays seront contens ! écrivait Bugeaud.

« J’étais resté avec Mme la Duchesse de Berry, depuis deux heures de l’après-midi jusqu’à l’heure de son dîner. Je la vis se mettre à table. Les docteurs Ménière et Deneux passèrent la soirée avec elle jusqu’à dix heures ; rien n’annonçait un prochain accouchement.

« A trois heures du matin, le lieutenant de gendarmerie, qui observait le bas, entendit tomber de l’eau dans les commodités. Il est bien vite venu frapper à ma porte. Dans le même moment, Mme Hanseler sortait dans le salon pour appeler les accoucheurs. J’ai fait, à l’instant, tirer les trois coups de canon, qui étaient chargés à l’avance, pour avertir mes témoins. Ils sont arrivés successivement. M. Dubois, arrivé des premiers avec le commandant de la place, a pu voir parfaitement accoucher la Duchesse. Il s’est tenu dans l’appartement jusqu’à la délivrance de l’enfant. Rien n’empêchait de voir le lit en plein. Le commandant de la place et moi regardions de la porte. La mère a crié plusieurs fois, et ensuite l’enfant...

« Si l ‘accouchement avait eu lieu seulement la nuit prochaine, j’aurais eu tous les témoins sous la main ; malheureusement, le maire et le juge de paix étaient allés à la campagne...


« P.-S. — Je suis enchanté d’avoir amené le curé de Blaye à signer le procès-verbal ; je l’ai gardé à vue pour qu’il ne pût être endoctriné par M. de Brissac et Mme d’Hautefort qui ont montré, dans toute cette affaire, comme toujours, l’esprit de parti le plus outré. Je les exècre...

« Je me suis tenu à quatre, ce malin, pour ne pas maltraiter M. de Brissac. Je me suis contenté de lui dire :

« — Il ne vous reste plus qu’à aller protester...

« J’enverrai ce soir, par le courrier, l’acte d’état civil qu’on ne peut dresser en ce moment parce que la Duchesse dort ainsi que l’enfant[19]. »

Peut-être convient-il d’ajouter quelques détails à ceux que donnait le général Bugeaud.

La princesse avait fort tranquillement dormi jusqu’à trois heures du matin, où elle fut réveillée par les premières douleurs.

Sa femme de chambre accourut.

— Appelez ces messieurs, — puis, fort étonnée des trois coups de canon : — Qu’est-ce ? dit-elle.

— Calmez-vous, madame, répond Ménière, arrivé avec son confrère Deneux ; vous devez y être habituée : l’enfant d’une Altesse Royale ne peut naître sans qu’on tire le canon en son honneur.

Le bon docteur, ce disant, masque de son mieux la porte béante, d’où Bugeaud et ses témoins suivent les mouvemens de l’autre médecin.

Le procureur du Roi, le président du Tribunal, le commandant de la garde nationale, le commissaire civil, et l’abbé Descrambes, curé de Blaye, « toutes les autorités du coin, » ainsi que disait Chateaubriand, se carrent là, en effet, comme au spectacle ; puis ils entrent dès que Deneux a fini et le président du Tribunal, s’approchant du lit :

— Est-ce à Madame la Duchesse de Berry que j’ai l’honneur de parler ?

— Oui, monsieur.

— L’enfant nouveau-né, qui est près de vous, est le vôtre ?

— Oui, monsieur, cet enfant est de moi.

— De quel sexe est-il ?

— C’est une fille.

Le docteur Deneux prend alors la parole.

— Je viens, dit-il, d’accoucher Mme la Duchesse de Berry ici présente, épouse en légitime mariage du comte Lucchesi-Palli, prince de Campo-Franco, gentilhomme de la Chambre du Roi des Deux-Siciles, domicilié à Palerme.

Le procès-verbal, qu’au grand mécontentement de Bugeaud, le comte de Brissac et la comtesse d’Hautefort refusent de signer, est rédigé séance tenante. Après quoi, le curé ondoie la petite Anne-Marie Rosalie[20], et la pauvre mère s’endort d’un sommeil tranquille.

Seule, hélas ! elle ne se doute pas de l’effroyable scandale que vont causer ses couches, de l’universelle incrédulité qui accueillera l’annonce de son mariage et de l’étonnement enfin que provoquera ce nom de Lucchesi-Palli jeté tout à coup en pâture à la méchanceté publique.

Chose inouïe, amis et ennemis s’entendront, certes par des motifs bien différens, pour déshonorer l’accouchée.

Ah ! le premier moment sera rude à la pauvre femme.

« La Duchesse de Berry a beaucoup pleuré après la lecture d’une lettre de M. Mesnard, écrit, en effet, Bugeaud, au ministre d’Argout à la date du 18 mai.

« Elle prévoit qu’elle sera abandonnée de tous, et qu’elle rentrera à Palerme avec Hanseler et Mlle  Le Beschu. Un retour de fierté lui a fait jeter la lettre avec indignation.

« — Je suis trop fière, a-t-elle dit, pour répondre à de pareilles impertinences[21].

« Je voudrais pour beaucoup, ajoute Bugeaud, que M. de Mesnard et le prince Lucchesi-Palli vinssent ici ; cela ne pourrait qu’achever de vaincre l’incrédulité et ça nous amuserait[22]… »


II

Il était assez naturel que le nom de Lucchesi fût aussi inconnu à Bugeaud qu’aurait pu l’être celui du premier « pifferaro » venu. Ce qui l’était moins, c’est que ce nom produisît à Paris le même effet qu’à Blaye.

Les Lucchesi, ducs en Sicile, étaient d’assez bonne maison[23] cependant, pour qu’on ne les reniât pas au Faubourg Saint-Germain.

Mais, ainsi va le monde, depuis les Animaux malades de la peste, que chacun criait haro sur Lucchesi, « ce pelé, ce galeux d’où venait tout le mal. » Jamais chute de rideau où le nom de l’auteur ait été salué d’une telle bordée de sifflets. On en peut juger aux strideurs de Mme de Boigne.

Après s’être étonnée que la Duchesse ne se soit pas jetée dans un puits, ainsi que n’eût pas manqué de le faire une servante d’auberge[24], Mme de Boigne ne s’explique pas mieux comment la prisonnière a pu connaître le nom de ce mari « postiche »[25], découvert par Mme du Cayla et qu’Ouvrard a payé cent mille écus[26].

Bien simple était pourtant la vérité ; plus simple à coup sûr que le picaresque roman imaginé par le « juste milieu !... »

Au mois de juillet 1831, la Duchesse de Berry quittait l’Angleterre et partait pour l’Italie, un peu à l’aventure, sous le nom de comtesse de Sagana. Elle s’arrêtait d’abord à Massa, puis, vers la fin de l’automne, arrivait à Naples, pour y retrouver un bien cher ami d’enfance, le comte Hector Lucchesi-Palli.

On ne badine pas longtemps avec l’amour, sous le beau ciel d’Italie, et bientôt l’amour de la Duchesse pour Lucchesi était béni, à Rome, par le Père Rosaven, muni, ainsi qu’en témoigne un document authentique[27], de « toutes les facultés nécessaires pour procéder à un mariage sans témoins. »

Le soir même, mari et femme partaient pour Massa, sans avoir mis âme qui vive dans la confidence de leur bonheur.

Il importait grandement, en effet, que, même pour ses plus fidèles, Marie-Caroline demeurât et Duchesse de Berry et tutrice du prochain Roi de France. Mais elle n’avait malheureusement, pour justifier cette double ambition, ni le calcul, ni la clairvoyance de Jeanne d’Albret, ou de Marie-Thérèse : d’où l’imbroglio de son roman d’amour et de son roman politique. Celui-ci est connu ; celui-là l’étant moins, j’en veux raconter un épisode intéressant parce qu’il précéda juste de neuf mois bien comptés l’aventure de Blaye…

De la mansarde où elle s’était réfugiée à Nantes, chez Mme du Guiny, la Duchesse écrivait à ses amis, et ses amis lui répondaient. Or, parmi les papiers saisis, lors de son arrestation, et que l’on retrouve aux Archives nationales, figure une sorte de registre de correspondance où le nom de Lucchesi est inscrit de la main même de la Duchesse, à la date de 1832. Le comte Lucchesi représentait, à cette époque, le roi de Naples comme chargé d’affaires à La Haye. Une course en Hollande n’était pas pour effrayer l’audacieuse et amoureuse princesse.

Je sais bien que ce voyage, en dépit de la très claire allusion qu’y a faite le comte de Mesnard dans ses Mémoires[28], a été contesté, mais vraiment il ne saurait plus l’être depuis la publication de deux lettres que je transcrirai tout à l’heure ; il est confirmé, d’ailleurs, par ce curieux détail qu’en donnait la Duchesse elle-même.

Déguisée en paysanne, suivie d’une seule femme vêtue comme elle, Marie-Caroline était arrivée à Montmédy lorsqu’un officier, dînant dans la même auberge, la reconnut. Elle demeurait là fort troublée, quand lui la prit gaiement par la taille et lui souffla tout bas à l’oreille : « Rassurez-vous, madame, il n’est personne dans l’armée pour trahir une proscrite. » La princesse ajoutait qu’elle avait, à la grande joie de l’assistance, embrassé l’officier.

Mais j’en reviens aux lettres dont je parlais. Elles étaient ignorées de tous à Brunnsée, de M. le duc de la Grazia[29] lui-même, quand le vicomte de Reiset eut la fortune de les découvrir sous un monceau de vieux papiers auxquels personne n’avait regardé depuis la mort de Mme la Duchesse de Berry.

« Combien de temps me laisserez-vous en cet état, mon angélique épouse ? écrivait Lucchesi. Votre course rapide, qui vous a exposée à tant de dangers, a été pour moi un tourment de plus ; bien que je lui doive le bonheur de vous avoir revue.

« Je dois au monde et à vous de rester indifférent à tout ce qui vous touche ; et, même si vous étiez obligée de déclarer mon bonheur, vous voulez que mon nom reste ignoré. Quel sort est le mien ! vous, toute à votre devoir, moi, tout à mon désespoir !

« Déliez-moi, je vous en conjure, de cette parole qui fait le malheur de chaque instant de ma vie, et comptez sur ma prudence. Croyez-vous que mon cœur ne veillerait pas sur vous[30] ? »

Mais elle, légère, imprévoyante, n’avait pas songé aux conséquences de ce voyage. Pouvait-elle prévoir la captivité de Blaye, l’odieuse surveillance qui trahirait son secret ? Et puis... comme ses camarades vendéennes, ne pourrait-elle, s’il le fallait, accoucher dans un fossé et remonter à cheval ?

« Je suis bien impatiente, comme vous pouvez le croire, mon cher Hector, de vous revoir, répondait Marie-Caroline. Mais je craindrais trop pour votre sûreté, si je vous faisais venir dans un pays où je suis en prison, et où peut-être on vous ferait subir le même sort.

« Ma seule consolation a été d’avoir reçu de vos chères nouvelles et de celles de mes enfans. Mais, comme tout cela est rare ! Comme il me tarde de déposer dans le sein de mon Hector, de mon meilleur ami, tous les détails de ce que j’ai souffert.

« Vous ne pouvez vous en faire une juste idée. Mais, ce qui me console, c’est que vous n’en avez pas été le témoin.

« Avec votre cœur si tendre et si sensible, vous auriez subi un cruel supplice, »

Et cette lettre s’achève sur ces mots qui, sans rien dire, diront tout :

« Je vous rends votre parole, vous pouvez parler de notre mariage à nos parens, puis à nos amis. Les conséquences de ma course rapide m’obligent à divulguer sous peu notre union.

« Adieu, cher mari, que le Seigneur veuille bientôt vous réunir à votre affectionnée

« Caroline[31]. »


III

Le rideau tombait à Blaye, pour se relever bientôt à Naples et à Prague, sur d’autres scènes, à coup sûr moins odieuses, mais presque aussi tragiques. La princesse semblait les pressentir sans en être découragée : elle escomptait sa liberté prochaine. Elle escomptait les dévouemens qui n’avaient pas attendu sa sortie de prison pour s’affirmer fidèles envers et contre tous[32].

On ne saurait plus vilainement calomnier ces dévouemens que ne l’a fait Mme de Boigne, quand elle dit que le comte de Brissac, que Mme d’Hautefort prétextèrent des affaires pour ne pas suivre la Duchesse en Sicile ; quand elle raconte que le prince et la princesse de Bauffremont n’avaient, qu’après bien des hésitations, consenti à les remplacer ; quand enfin, elle ajoute que M. de Mesnard lui-même, ce plus vieil ami de Marie-Caroline, ne s’était, qu’à grand’peine, décidé à affronter, avec elle, de nouvelles aventures. Car c’était bien au-devant de nouvelles aventures que l’Agathe, toutes voiles dehors, allait emporter Mme la Duchesse de Berry.

« ... Demain, j’embarque la comtesse Lucchesi et sa fille Anne-Marie-Rosalie. Il y aura un nombreux public ; chacun la verra. La mère et l’enfant seront seules avec moi dans un canot, » écrit, le 7 juin, Bugeaud, avec une triomphale inconscience de son rôle.

Tels sont, en effet, les ordres venus de Paris, que, le lendemain, au moment où la Duchesse va faire voile vers la Sicile, le sous-préfet, le juge de paix, le président du Tribunal lui infligent ce dernier outrage de l’arrêter une fois encore, pour constater l’identité de son enfant.

Et Bugeaud, qui accompagne la princesse, s’étonne qu’entourée du respect de tous, à bord de l’Agathe, sa prisonnière d’hier prenne enfin sa revanche des familiarités de Blaye. Jamais vanité blessée ne s’est plus naïvement et plus crûment épanchée, que dans cette lettre où le général rend compte à son ami d’Argout des incidens de la traversée.


« Je viens d’écrire[33] à M. le président du Conseil, en lui envoyant la lettre que m’a écrite M. de Campo-Franco, ministre-dirigeant de la Sicile, et beau-père de la comtesse Lucchesi.

« Cette lettre, du style rampant de l’Italie, est de nature à vous satisfaire et à convaincre complètement ceux des Carlistes qui pourraient encore douter de l’accouchement. Comment douter des paroles du papa beau-père ?...

« Dès son entrée sur l’Agathe, la Duchesse a complètement changé ses manières avec moi. Elle a voulu me traiter comme si j’avais été, pour elle, sir Hudson Lowe. Elle affectait de s’éloigner de moi et de cesser la conversation dès que j’approchais. En revanche, elle était affectueuse et accueillante à l’excès avec les officiers de l’Agathe. Il s’est établi, entre eux, une intimité qui allait jusqu’au chuchotement. Je ne pouvais rien dire. Il m’était impossible de tracer la limite des soins recommandés par M. de Rigny[34] ; mais, il est évident qu’on les poussait de manière à faire croire à la sympathie. — Je me bornai à me renfermer dans une froide dignité, et à demander à la Duchesse de Berry, une fois par jour, de ses nouvelles...

« Nous sommes arrivés dans la rade de Palerme, le 5, dans la matinée.

« On y était instruit de l’arrivée de la Duchesse par l’Actéon, arrivé la veille à Toulon. Le commandant du brick est venu le premier à notre bord. Il nous a appris que le comte Lucchesi était arrivé la veille et qu’on n’avait entendu parler de son mariage que par les journaux.

« Bientôt après arrivèrent le commandant du port et l’autorité sanitaire. Nous les avons questionnés. Leurs réponses étaient embarrassées et annonçaient, quant au mariage, presque l’incrédulité.

« Peu après arrivèrent un chambellan et un amiral pour complimenter la Duchesse. Leur air et leurs réponses étaient aussi fort embarrassés. Ils avaient l’air peu enchantés de cette visite, et disaient que rien n’était préparé pour recevoir et loger la Duchesse. Celle-ci paraissait inquiète de ne pas voir arriver Lucchesi. Il se présenta enfin à trois heures environ, après-midi.

« Personne ne put voir cette entrevue. Ils s’enfermèrent jusqu’au dîner... On remarqua que la petite fille n’avait pas été appelée, et que plus tard, les époux s’étant présentés sur le pont, où étaient la nourrice et l’enfant, M. de Lucchesi n’avait fait aucune caresse à la petite Rosalie. Cependant, la Duchesse nous avait dit : « M. de Lucchesi sera bien enchanté, car il désirait une fille... »

« La physionomie de M. de Lucchesi était embarrassée. C’est un beau brun de trente-quatre ans, bien planté, solidement construit : cinq pieds six pouces ! Le contraste affligeant qu’il forme avec la Duchesse provoqua bien des réflexions malignes...

« Toutefois, le parfum de cour fit hennir et redresser les oreilles à MM. de Mesnard et de Bauffremont. Il ne fallait pas se présenter au triste et orgueilleux descendant de Tancrède dans le simple appareil d’un bourgeois de Paris.

« M. de Mesnard fit surgir deux grands cordons, l’un rouge et l’autre noir. Puis il plaça sur son sein deux énormes crachats. Tout cela était surmonté d’un énorme chapeau gris. Il aurait fait pâlir le héros de la Manche. M. de Bauffremont s’était aussi décoré de plusieurs ordres.

« Tant de grandeurs, et les cris d’un peuple déguenillé qui entourait la frégate, dans une multitude de sales canots, ne permettaient plus qu’on fit la moindre attention aux hôtes de Blaye[35]. Aussi débarqua-t-on sans leur adresser un mot...

« Cependant, je fus à la Duchesse, et je lui dis devant ses nobles compagnons :

« — Madame, je vous fais mes adieux. Soyez convaincue que nul plus que moine désire votre bonheur... en Sicile.

« — Il est certain. Général, que je ne puis m’empêcher de vous estimer ; mais je ne peux concevoir comment un homme comme vous a voulu se charger d’une pareille mission.

« — Il est aisé de vous l’expliquer, madame. Je veux maintenir la monarchie de Juillet, et je sais qu’on ne fonde une nouvelle dynastie qu’avec un énergique dévouement et de la sincérité. C’est par patriotisme, dans l’intérêt bien entendu du pays, que je sers la famille que nous avons adoptée. Quand on est dirigé par ces sentimens, quand il n’y a rien de l’intérêt personnel, toutes les missions sont honorables.

« — C’est très bien : (en ricanant) Louis-Philippe a-t-il beaucoup de serviteurs comme cela ?

« — J’aime à le croire, madame, mais il a, en outre, autour de lui, tous les intérêts matériels ; cela le rend bien fort.

« Peu de momens après, elle est entrée dans un canot de l’Agathe qu’elle a préféré, quoique moins beau, à celui qu’on lui avait envoyé de Palerme. La nourrice et la petite fille ont été laissées en arrière pour un autre canot.

« Ainsi s’est opérée la remise de l’illustre aventurière. C’était d’un mesquin, d’un abandon vraiment attristans. Il n’y avait autour d’elle que des hommes de la dernière classe de Palerme... »

Là-dessus Bugeaud annonce au ministre qu’il a profité du retour de l’Actéon pour regagner Toulon. Puis, après avoir une dernière fois brocardé Lucchesi et la Sicile, il entonne son Nunc dimittis sur le mode de Joseph Prudhomme.

« La vue de ce pays (la Sicile) est bien faite pour nous faire aimer notre France, pour nous faire bénir les réformes opérées par la Révolution, et chérir la monarchie constitutionnelle. Je suis heureux d’avoir aperçu le tableau des misères que traîne à sa suite le despotisme. Les exagérations de la liberté m’avaient un peu refroidi ; la vue d’un peuple esclave rajeunit mon amour pour la liberté !... »

………………………..

La Duchesse qui, le 5 juillet 1833, vient de débarquer à Palerme, a trente-quatre ans. C’est une jolie laide, avec l’air encore d’une petite fille éveillée. Ses cheveux sont blonds ; sa taille est frêle, son regard incertain. On ne lui trouve pas grand air... elle ne cherche pas à l’avoir, mais elle est charmante. Lestement, franchement, gentiment elle va, vient, parle à chacun. « Les vénérables de Prague, » comme disait Chateaubriand, eussent été bien étonnés de retrouver ainsi la petite échappée « des flammes et de la geôle. »

Elle a pris, en abordant le quai, le bras du comte Lucchesi[36] ; elle est montée avec lui dans une voiture qui l’attend. Elle va au Palais où son frère, le comte de Syracuse, la reçoit en grande cérémonie ; puis, bien vite, comme une amoureuse, elle se réfugie à Abbevazza, à un mille de Palerme, où on a loué pour elle une maison de campagne proche de celle qu’habite la duchesse de Monteleone, sœur de son mari.

A la voir ainsi, on la pourrait croire sans autre ambition que d’achever sa vie dans ce pays de son enfance. Non ! Jamais, au contraire, sa petite tête à l’évent n’a roulé de plus vastes projets.

Marie-Caroline est convaincue qu’elle sort de Blaye avec tout son prestige ; elle croit que son mariage, que ses couches ne l’ont point amoindrie ; qu’elle va pouvoir « régenter » du haut de ce piédestal que lui ont valu son courage, sa constance, voire sa prison. L’abdication de Charles X, celle du Dauphin ne lui laissent-elles pas l’exclusive direction du parti légitimiste ? A elle, à elle seule, il appartient de défendre la couronne de son fils. Il faut qu’elle aille à Prague, car la majorité de son fils est prochaine.

Charles X ne veut pas la recevoir ; qu’importe ? Il n’est plus Roi !

Qu’importent les mauvaises dispositions de Vienne, les intrigues de Paris ? Qu’importent les querelles qui divisent le parti royaliste ? Elle ira à Prague...

Il y a deux ans qu’elle n’a embrassé celui qui sera Roi demain. Mais elle compte, hélas ! sans ce berceau qui lui sera un obstacle plus infranchissable que le loyalisme du duc de Blacas, que les intrigues de M. Thiers, que le mauvais vouloir du prince de Metternich.


IV

Il n’est guère de page plus poignante que cette page où Chateaubriand peint l’existence des rois en exil : « Leurs jours ne sont qu’un tissu de réalités et de fictions. Demeurés souverains à leur foyer, parmi leurs gens et leurs souvenirs, ils n’ont pas plutôt franchi le seuil de leur maison qu’ils trouvent l’ironique vérité à leur porte. Ils ont le double inconvénient de la vie de cour et de la vie privée : les flatteurs, les favoris, les intrigues, les ambitions de l’une, les affronts, les détresses, les commérages de l’autre. C’est une mascarade continue de valets, de ministres changeant d’habits. L’humeur s’aigrit de cette situation ; les espérances s’affaiblissent ; les regrets s’augmentent ; on rappelle le passé. On récrimine. On devient vulgaire par la souffrance vulgaire. Les souffrances d’un trône perdu dégénèrent en tracasseries de ménage. »

Il en était ainsi à Prague, à Bulsturad[37] plutôt, cette dernière étape du vieux Roi sur le chemin de Goritz, où il allait mourir.

Charles X était arrivé d’Angleterre le 22 octobre 1833, suivi de son fils, de son petit-fils et de quelques fidèles associés à sa douloureuse fortune. Frappés du même coup, souffrant pour la même cause, ceux-ci, comme il arrive des passagers d’un navire, après une longue et orageuse traversée, ne s’entendaient sur rien.

Il y avait à Bulsturad une droite et une gauche. Ces royalistes se demandaient à qui, de Charles X, du Dauphin ou de M. le Duc de Bordeaux, appartenait la couronne.

On peut juger du désarroi par cette conversation entre le marquis de Villeneuve et le duc de Blacas :

« Le Roi légitime, c’est donc M. le Dauphin ? C’est donc Louis XIX, puisqu’il n’a pas, comme son père, renouvelé, en Angleterre, l’abdication de Rambouillet ? demandait le marquis.

— En droit, oui.

— Et en fait ?

— Non.

— Pourquoi ces nuances ?

— Parce qu’elles sont essentielles, répondait Blacas, pour écarter de M. le duc de Bordeaux la légion d’ambitieux qui pourrait l’entourer avant qu’il soit l’âge et de force à tenir les rênes de l’État[38]... »

Telle était, en effet, la raison qui avait fait éconduire Chateaubriand, alors qu’à la veille de ses couches, la Duchesse l’avait envoyé à Prague revendiquer pour elle, en dépit de son remariage, et son rang de princesse et la tutelle de son fils.

A Bulsturad, elle n’était plus que la comtesse Lucchesi. Encore l’était-elle ? Nul n’y avait la preuve de ce mariage qu’elle affichait.

Aux raisons politiques que donnait l’entourage du vieux Roi pour refuser à la Duchesse la tutelle de son fils, s’ajoutait donc pour Charles X une question de conscience. Il n’entendrait à rien tant que l’honneur de sa belle-fille serait en cause[39].

Or, c’était là ce que, mal conseillée, et grisée par les protestations qui lui venaient de France, la Duchesse se refusait à comprendre.

« La position de Votre Altesse Royale n’est nullement modifiée, lui écrivait-on. Ses droits restent aujourd’hui entiers, indiscutables. En serait-il ainsi demain, si quelque preuve authentique pouvait être invoquée contre eux ?... »

« Si Madame n’eût pas fait de déclaration, disait de son côté Chateaubriand ; si, même après sa déclaration, elle en eût nié les suites ; bien plus, si, arrivée en Sicile, elle eût protesté contre le rôle qu’elle avait été contrainte de jouer pour échapper à ses geôliers, la France et l’Europe auraient cru à son dire, tant le gouvernement de Louis-Philippe est suspect à tous. »

Comment ne pas trouver dans ces lignes, au moins une excuse à l’humeur batailleuse de Marie-Caroline qu’exaspéraient les nouvelles reçues pendant son séjour en Sicile ?

« ... Les rapports sur ce qui se passe à Prague ne sont pas de nature à diminuer mon désir de m’y rendre, — écrivait-elle de Naples le 10 août à Chateaubriand, — ... que cela va-t-il devenir ? Combien il me tarde d’être à mon poste ! Mais, comme rien n’est sûr en ce monde, si, contre ma volonté, mon arrivée à Prague était retardée, je compte bien sur vous à l’endroit où je serais obligée de m’arrêter[40]. »

…………………………..

Marie-Caroline allait heureusement rencontrer sur sa route un conseiller, un ami plus sage que celui dont elle invoquait si ardemment l’assistance.

Le comte Auguste de La Ferronnays ne clamait pas, comme Chateaubriand : « Madame, votre fils est mon Roi ! » Son dévouement ne s’exhalait pas en tumultueux actes de foi et d’amour. Nul moins que lui ne songeait à escompter « le loyer de sa fidélité. »

Depuis sa démission d’ambassadeur à Rome si noblement donnée, en 1830, il vivait à Naples dans cette sorte de sérénité résignée que met, au bout d’une vie déçue comme la sienne, l’expérience des hommes... et des femmes. Son seul étonnement eût été de les voir raisonnables. Il trouvait donc tout naturel que l’année d’avant, malgré ses conseils. Mme la Duchesse de Berry se fût jetée en Vendée ; et non moins naturel qu’en revenant à Naples, après la catastrophe, elle voulût, en dépit du Roi, en dépit de l’Empereur, en dépit de sa petite fille, aller à Prague.

Le scepticisme du comte de La Ferronnays n’était pas cependant pour lui faire oublier les vingt ans d’exil qu’il avait traversés avec M. le Duc de Berry. Au premier appel de sa veuve, on le voyait donc accourir au palais Chiatamone[41], où l’avait mandé Marie-Caroline.

Il n’était que temps : le ministre d’Autriche[42] venait de refuser à la princesse son passeport pour Prague... La Ferronnays la trouvait hors de tout sang-froid.

— Vous voyez, s’écriait-elle, à quelle humiliation on ne craint pas de m’exposer. Elle me fait prévoir toutes celles qu’on me réserve encore. Lorsque tout le monde me témoigne de l’intérêt, lorsque mon malheur au moins devrait me valoir quelque pitié, ma famille seule me les refuse. Louis-Philippe me remet en liberté, Charles X me retient en exil ; car, soyez sûr que les ordres reçus par M. de Lebzelstern ne viennent pas de l’Empereur. Il fait ce que demande le Roi. Je suis fâchée de vous parler avec si peu de ménagemens. Mais, il faut bien que je vous dise tout ce que je pense, puisque j’ai l’intention de vous demander un grand service. La franchise avec laquelle vous m’avez parlé dans d’autres temps ne me permet pas de douter de votre dévouement.

« Eh bien ! j’écris à l’Empereur, non pas pour me plaindre de son ministre, ni des rigoureuses mesures dont je suis l’objet, cette plainte serait au-dessous de moi ; mais je lui écris pour le prévenir que je pars, et qu’après m’être arrêtée quelques jours à Rome, je me rendrai directement à Prague. Je n’écris qu’à l’Empereur. Pouvez-vous, voulez-vous vous charger de ma lettre ? »

Quel douloureux spectacle que celui de cette colère ! Si la princesse oubliait, comment la femme pouvait-elle oublier les raisons qu’avaient le Roi et l’Empereur de se montrer inflexibles ? Cependant, l’interversion des rôles était complète. Marie-Caroline accusait. Elle menaçait de faire imprimer toutes les lettres qu’elle avait reçues en Vendée, et qui compromettraient jusqu’à l’Empereur lui-même. Madame finit par déclarer qu’elle irait à Prague ; qu’en dépit de toutes les oppositions, elle embrasserait ses enfans.

« Que pouvais-je répondre, a écrit La Ferronnays, sinon que, pour prouver mon dévouement à Son Altesse Royale, j’étais prêt à aller au bout du monde ? Puis, avec tout le respect qui était dans mon cœur, j’essayai de lui prouver que vouloir m’envoyer à Prague avec une lettre pour l’Empereur, sans m’en donner une pour Charles X, c’était me mettre dans l’impossibilité d’aller présenter mes hommages au Roi, ce qui, de ma part, serait ingrat et lâche. J’ajoutai que si, comme Madame le croyait, l’Empereur ne s’opposait à son voyage que sur la demande formelle du Roi, le meilleur moyen de faire tomber l’obstacle était de donner les explications que l’on désirait à Prague. Pour être déguisé, mon refus n’en était pas moins formel de me charger d’un message pour l’Empereur, si je n’en emportais pas, en même temps, un autre pour le Roi. »

Pendant que La Ferronnays parlait, la Duchesse se promenait à grands pas dans le salon. Elle paraissait contrariée, fort étonnée surtout de trouver quelqu’un qui envisageât la situation autrement qu’elle ne la voyait elle-même. Cependant, après un long silence, elle reprit la conversation, cette fois presque souriante :

— Ah ! sans doute, vous me prenez pour une mauvaise tête. Vous croyez que je suis incapable d’entendre la raison. Je veux vous prouver le contraire. Je conviens que je suis frappée de vos observations. Je vous donnerai donc une lettre pour le Roi, pour la Dauphine et pour mes enfans. Quant aux explications que demande Charles X, je les lui ai fait donner[43]. Vous le trouverez parfaitement informé de ma position. Elle est telle qu’aucun motif ne peut et ne doit plus s’opposer à mon arrivée à Prague. D’ailleurs, la Dauphine, qui a toujours été pour moi, si bonne, m’a écrit pour me prier d’arriver en m’assurant que j’étais impatiemment attendue.

Quoiqu’un peu sceptique à l’endroit de cette dernière assertion, le comte de La Ferronnays, qui, d’ailleurs, venait d’avoir gain de cause, n’insista pas et se mit aux ordres de la princesse...

Le lendemain, 14 août, chargé de toutes les lettres promises, il partait pour Prague et, d’une traite, arrivait à Lintz où le hasard lui faisait rencontrer M. de Metternich.

Hélas ! les pronostics du prince n’étaient guère encourageans.

« Nous passâmes deux heures ensemble, pendant lesquelles il me prédit que les volontés du Roi seraient inébranlables. Quant à l’Empereur, je devais le trouver personnellement assez favorablement disposé pour la Duchesse, mais cependant fermement résolu à n’agir que selon les volontés de Charles X, à qui il reconnaissait, comme chef de famille, le droit d’imposer à sa belle-fille, avant de la recevoir, telles conditions qu’il jugeait convenables. J’en vins ensuite à demander au prince ce qu’il pensait des abdications de Rambouillet, dont la validité était, parmi nous, le sujet de si douloureuses querelles. Il trancha la question de la façon la plus catégorique. L’acte d’abdication du Roi et du Dauphin, entériné à la Chambre des pairs, était, pour lui, un fait irrévocablement accompli.

« — Il est inadmissible, me dit-il, que les souverains puissent, à volonté, déposer et reprendre la couronne, comme on ôte et remet son chapeau. Un souverain de fait, représenté par Louis-Philippe d’Orléans, aujourd’hui reconnu Roi des Français par toutes les puissances, et un prétendant, par droit de naissance, représenté par Henri, duc de Bordeaux, voilà, ajouta M. de Metternich, l’état précis de la question.

« Cette définition était nette, claire, correcte, et se trouvait entièrement d’accord avec mes convictions personnelles.

« Il me promit de m’annoncer à l’Empereur, car lui aussi se rendait à Prague, et là-dessus, nous nous séparâmes.

« — Si je puis vous être utile, me dit le prince en montant en voiture, je m’y emploierai avec plaisir, car, comme vous, je pense qu’il faut mettre un terme à ces tristes dissensions de famille.

« Je quittai Metternich à onze heures du soir. J’arrivai à destination le lendemain, 29 août, à huit heures du matin. »

En débarquant à Prague, et comme il se disposait à repartir pour Bulsturad, La Ferronnays apprit par le comte de Mailly que le Roi venait, ce jour-là même, dîner chez l’Empereur, au Hradschin ; il se borna donc à annoncer son arrivée au duc de Blacas par un billet qu’il donna l’ordre de lui remettre à sa descente de voiture, et attendit fort ému la réponse de son beau-frère[44]. Cette réponse arrivait enfin, et fixait à quatre heures l’audience demandée.

Comme La Ferronnays entrait, à l’heure dite, dans la pièce précédant le cabinet du Roi, les sept ou huit personnes qui s’y trouvaient se sauvèrent, à sa vue, avec une telle précipitation qu’il n’en put reconnaître aucune.

C’était de mauvais augure. M. de Blacas survint. Son dire n’était guère plus rassurant que la fuite éperdue des gens de l’antichambre.

Le malentendu entre le Roi et la Duchesse s’aggravait. Le Roi était souffrant, sa santé fort affaiblie. Toute émotion l’irritait à l’extrême.

Enfin, comme quatre heures sonnaient, Blacas introduisit son beau-frère.

Charles X était seul avec la Dauphine, et se promenait dans la chambre dont il parcourut deux fois la longueur sans rien dire, sans même regarder l’arrivant. La Dauphine assise dans l’embrasure d’une fenêtre tournait le dos.

— Vous êtes porteur d’une lettre pour moi, dit enfin le Roi, où est-elle ?

La Ferronnays présente sa lettre. i

Le Roi en fait sauter le cachet, la parcourt...

— Si c’est pour m’apporter cela que vous avez fait un si long voyage, votre mission est remplie. Vous pouvez repartir et dire à la Duchesse de Berry que je ne la recevrai que lorsque j’aurai entre les mains les pièces que je lui ai demandées[45]. Il me faut la preuve positive de son mariage. Elle ne mettra jusque-là les pieds ni chez moi, ni dans les États Autrichiens. L’Empereur vous le dira lui-même, puisque vous avez aussi une lettre pour lui. Voilà ma seule réponse à la lettre dont vous vous êtes chargé.

Le Roi, d’une extrême pâleur en commençant son algarade, était devenu cramoisi ; son corps tremblait, sa voix était rauque... Il se laissa tomber dans un fauteuil...

— Votre Majesté, dit alors La Ferronnays, voudra bien remarquer que je n’ai pas prononcé une parole qui puisse lui faire supposer que mon intention soit de défendre, de justifier, ni même d’expliquer la conduite de Mme la Duchesse de Berry. J’estime qu’elle seule en a le droit et le pouvoir... Mais, Sire, lorsque la mère de M. le Duc de Bordeaux, à peine sortie de prison, a fait appela mon dévouement, n’aurais-je pas été ingrat de le lui refuser ?

Je n’ai fait à Madame aucune question. Je ne sais rien du contenu de sa lettre. Ma seule faute est d’avoir cru que je pourrais être l’aveugle instrument d’un rapprochement que je voudrais voir s’accomplir au prix de mon sang. Si cette présomption est un tort, Sire, j’en suis coupable, et j’en suis bien cruellement puni...

J’avoue d’ailleurs que j’ai craint que, dans un moment de désespoir, Mme la Duchesse de Berry, bravant toutes les conséquences d’un éclat, ne parvînt jusqu’ici sous un déguisement quelconque.

Si le Roi l’ordonne, je retournerai près d’elle. Madame regrettera l’erreur qui lui a fait supposer que je pourrais, mieux qu’un autre, intercéder en sa faveur. J’aurais peut-être pu donner à Votre Majesté quelques explications encore ; mais je n’en ai, aujourd’hui, ni la force, ni le courage. Si Votre Majesté me permettait de me représenter devant elle, peut-être parviendrais-je à obtenir de sa bonté d’être chargé, pour la Duchesse de Berry, de paroles moins désespérantes.

Mme la Dauphine qui, pendant toute cette explication, était restée dans l’embrasure de la fenêtre, s’approcha alors du Roi.

— Mon père, cette conversation vous a fatigué. Il est tard. Il fera nuit avant que vous soyez à Bulsturad, Vous pourriez peut-être autoriser M. de La Ferronnays à venir vous y retrouver.

Le Roi se leva et dit d’un ton un peu moins rude :

— Cette affaire m’a fortement agité. Depuis longtemps, tout ce qui m’arrive de la Duchesse de Berry me fait mal. Cependant, je veux bien encore vous revoir. Il est trop tard aujourd’hui pour continuer cette conversation. Venez dîner après-demain à Bulsturad, je vous donnerai mes derniers ordres.

Puis il se leva et se dirigea vers la porte. La Dauphine, qui le suivait, murmura à l’oreille de La Ferronnays : « Maintenant que l’orage a éclaté, le Roi se calmera, il sera bien mieux disposé après-demain. »

… En rentrant chez lui, le malheureux ambassadeur trouvait un billet du prince de Metternich, qui fixait au lendemain à sept heures l’audience de l’Empereur.

Mais qu’importait maintenant l’audience ? la cause de la Duchesse de Berry semblait irrémédiablement perdue.


V

La Ferronnays en était à se désoler, dans sa triste chambre d’auberge, quand on lui annonça M. de Montbel, l’ancien ministre du Cabinet Polignac. — Il ne le connaissait que de vue, mais prisait très haut sa loyauté et son courage. Toute diplomatie eût été, avec lui, hors de saison. — La Ferronnays l’avait si bien compris qu’il tenait, deux heures après, pour son meilleur ami, celui que, deux heures avant, il ne connaissait pas. — Que de douleurs, que de craintes aussi, leur étaient communes !

La façon dont La Ferronnays venait d’être reçu avait causé plus de chagrin que de surprise à son interlocuteur : « — Vous n’êtes ici que depuis peu d’heures, disait Montbel, et déjà vous pouvez juger du changement qui s’est fait dans le caractère du Roi. Il supporte, cependant, son malheur personnel avec une grande force d’âme et une religieuse résignation ; mais il n’entend plus rien dès qu’il s’agit de ses petits-enfans. Du reste, on peut encore s’étonner que son âge n’ait pas plus ébranlé ses facultés. L’exil, pour un autre, serait au moins le repos. Il ne l’est pas pour lui. Si vous pouviez lire les lettres que reçoit le Roi, voir les projets qu’on lui propose, et dont les auteurs évincés deviennent des ennemis, vous comprendriez que ce nouveau malheur l’ait écrasé. Ces sortes de crises sont heureusement d’autant plus courtes chez lui, qu’elles ont été plus vives. Soyez sûr, qu’après-demain, le Roi ne s’occupera qu’à détruire l’impression pénible qu’à dû vous laisser la scène d’aujourd’hui. »

La Ferronnays, se trouvant en si parfait accord sur toutes choses avec M. de Montbel, se risqua enfin à lui demander s’il serait prêt à venir avec lui en Italie, dans le cas où sa prochaine conversation avec le Roi rendrait possible un suprême effort auprès de la Duchesse de Berry.

Montbel n’hésita pas à promettre son concours, ne mettant pour condition à son départ immédiat que l’approbation du Roi Là-dessus ils se quittèrent et La Ferronnays se rendit chez l’Empereur.

François II en vint tout de suite au fait : « J’ai reçu, dit-il, la lettre que vous m’avez apportée ; ma réponse est écrite. Metternich vous la remettra. Je n’ai du reste rien à ajouter à ce que le prince vous a fait connaître. J’aime beaucoup la Duchesse de Berry ; mais, moi aussi, je suis chef de famille. Les volontés du Roi me semblent donc parfaitement justes. Tant que sa belle-fille ne se sera pas soumise, elle trouvera mes frontières fermées. On a encore, chez moi, des habitudes d’obéissance. Je serais fâché que la Duchesse de Berry se mît dans le cas d’en avoir la preuve. Et encore, ajouta l’Empereur, je mets une condition à l’entrée de la Duchesse dans mes États, c’est qu’elle s’y conduise de façon à ne pas gêner mon action politique.

« Je serai très heureux, ainsi que je le lui ai écrit, de la voir tranquille au milieu de sa famille, mais je ne veux pas ici de chef politique. »

Tout cela fut dit du ton d’un maître habitué à être obéi ; après quoi l’Empereur congédia La Ferronnays avec quelques mots obligeans, mais en répétant, une fois encore, que tout dépendait du Roi, et du Roi seul.

Le duc de Blacas s’en vint le lendemain, comme il était convenu, chercher son beau-frère pour le conduire à Bulsturad et mit, pendant les quatre lieues qu’il y avait à franchir, le plus affectueux empressement à le rassurer sur les dispositions du Roi, et sur ses propres sentimens à l’égard de Mme la Duchesse de Berry.

C’était, disait Blacas, par ordre qu’il lui avait, avant le départ de la princesse pour la Vendée, donné des conseils qui contrariaient ses projets. Madame lui rendrait tôt ou tard justice. Il était prêt, quant à lui, à aider de tout son pouvoir une réconciliation qu’il désirait. L’horizon se désembrunissait ainsi peu à peu pour La Ferronnays quand la voiture s’arrêta.

Le château de Bulsturad se dressait là, au milieu d’une plaine immense, dépouillée, triste. La grande maison sans architecture, sans entrée, sans parc, sans même un jardin pour l’égayer, ressemblait bien plus à une ferme qu’à une demeure seigneuriale. Des grenadiers autrichiens montaient leur faction, comme devant une prison...

Dix minutes après, La Ferronnays était introduit chez le Roi, qui venait à lui le visage souriant.

— Avoue, dit-il, après l’avoir embrassé, et reprenant le tutoiement du bon vieux temps, — avoue que tu t’es chargé d’une bien sotte commission.

— Mais, qui pourrait être bien heureuse pour moi, si Votre Majesté consentait à montrer quelque indulgence.

— Eh bien ! comment le puis-je ? Que veux-tu que je fasse ? Je te le répète, elle me refuse la preuve de son mariage. Dans ces conditions, est-il possible qu’elle vienne à Prague ?

C’est autant par égard pour elle, que par respect pour moi-même, et pour ses enfans, que je m’y refuse. Si elle est mariée, ce sera toujours une sottise, mais il y aura moyen d’expliquer tant bien que mal. à ses enfans, cette nouvelle position.

— La volonté du Roi est trop juste pour n’être pas comprise de tous les gens raisonnables, répondit La Ferronnays, qui sentait l’heure enfin venue de jouer sa dernière carte.

— Si Madame ne s’est pas encore rendue aux volontés du Roi, c’est que ses conseils l’ont effrayée sur les conséquences que pourrait avoir la publicité donnée à son mariage. Votre Majesté ne sera satisfaite que lorsqu’elle aura entre les mains l’acte original de ce mariage. Madame, je le crains, ne se dessaisira pas de cette pièce. Mais, peut-être existe-t-il un autre moyen, pour Votre Majesté, d’acquérir la certitude qu’elle veut avoir. Si un homme honoré de toute la confiance du Roi, comme M. de Montbel, par exemple, pouvait, sur sa parole d’honneur, garantir l’existence et la parfaite régularité de l’acte de mariage, Votre Majesté serait-elle satisfaite ?

— Oui, certainement, répondit vivement le Roi. Je ne demande qu’à être convaincu. Mais tu y perdras ta peine...

— Je répète à Votre Majesté que je ne sais rien, qu’aucune confidence ne m’a été faite, mais, après avoir vu, à Naples, Son Altesse Royale, logée par son frère dans un des palais royaux, il m’est presque impossible de douter de la réalité du mariage.

— Enfin, j’approuve ton idée, Montbel m’en avait parlé ; puisqu’il consent à faire ce grand voyage, c’est lui qui sera porteur de ma lettre à la Duchesse.

Cette lettre ne sera ni dure ni sévère ; seulement, comme je crains quelque coup de tête de ma belle-fille, je désire que ma lettre lui parvienne le plus tôt possible. Montbel m’a assuré qu’il pourrait partir demain.

— Je partirai moi aussi demain, dit La Ferronnays en baisant la main de Charles X.

— Allez, et réussissez, fit le vieux Roi, redevenu tout à fait paternel ; mettez-moi en mesure de traiter ma fille avec autant d’indulgence et d’amitié que je le désire[46]...

La Ferronnays trouva, en revenant à Prague, M, de Montbel qui l’attendait ; sa voiture était devant la porte. Il partait pour Vienne, où il avait à se munir de certains papiers utiles. Ces messieurs devaient se rejoindre en Toscane, où ils pensaient retrouver la Duchesse de Berry.


VI

Ainsi fut fait. La Ferronnays, arrivé à Florence vingt-quatre heures après M. de Montbel, courut à son hôtel.

Il était six heures du matin ; M. de Montbel le rejoignit presque aussitôt, dans le petit salon attenant à sa chambre à coucher.

— Nous avons fait un voyage inutile, je regrette de l’avoir entrepris, furent ses premières paroles. J’ai vu la Duchesse hier, une heure après mon arrivée. Je l’ai trouvée plus montée que jamais. Elle est décidée à ne céder en rien, à risquer toutes les conséquences d’un éclat, en arrivant à Prague, en dépit des mesures prises pour lui barrer la route.

Mes raisonnemens, mes explications ont été inutiles. Elle a fini par s’emporter contre ce qu’elle appelait la partialité de ma conduite. Je ne puis plus rien. Quant à vous, elle vous attend avec impatience. Elle se persuade que la lettre que vous lui apportez de l’Empereur, lui donnera la liberté de continuer son voyage. Cette lettre, si différente de ce qu’elle espère, va redoubler son irritation ; vous allez avoir une scène pénible. Il me paraît impossible que vous parveniez à lui faire entendre raison. »

Comme la Duchesse ne devait recevoir La Ferronnays qu’à onze heures, La Ferronnays se rendit chez le comte de Saint-Priest, en quittant M. de Montbel. Le comte de Saint-Priest était le conseil le plus autorisé de la Duchesse. L’accueil fut parfait, enveloppé, cependant, de toutes les réserves imaginables.

— Au fond, disait M. de Saint-Priest, la question demeure la même, si affectueuse que soit la lettre du Roi, apportée par Montbel. Elle ne change rien aux exigences premières, ni aux raisons, par conséquent, qu’a la Duchesse de les repousser.

Le seul fait, concluait-il, le seul fait de la délivrance de son acte de mariage suffirait à la déposséder de ses droits de mère, de princesse du sang et de régente. Elle se refuse et se refusera toujours à le livrer.

C’était aborder la question que La Ferronnays n’entendait traiter qu’avec la Duchesse elle-même. Il quitta donc M. de Saint-Priest sans la discuter, mais non, cependant, sans avoir obtenu de lui la promesse d’une complète neutralité.

A l’heure dite, il se présentait au « Poggio-Imperial, » où logeait la Duchesse. Elle était seule dans son petit salon, avec le comte de Lucchesi qui se retira aussitôt.

La première phrase de Marie-Caroline fut un remerciement ; la seconde fut pour demander la lettre de l’Empereur, qu’elle lut et relut avec une émotion croissante.

« Cette lettre, dit-elle enfin, est dictée par le Roi. On veut me pousser à bout. On veut pouvoir dire qu’il n’y a plus de Duchesse de Berry, qu’il n’y a plus qu’une étrangère. On veut que je m’attache au pilori. On me connaît mal, si on m’en croit capable. Puisqu’on veut la guerre, je l’accepte. Je ferai tout imprimer, tout publier. Je forcerai à reconnaître mes droits, à me rendre mes enfans. »

Sa parole était vibrante, son geste saccadé. La Ferronnays qui s’attendait à cette explosion ne disait rien.

— Ne trouvez-vous pas que j’ai raison ? fit-elle enfin étonnée de ce silence.

— J’oserai tout vous dire, Madame, parce que les raisons que j’ai d’être absolument sincère me justifieront. Ce que Votre Altesse vient de me dire me fait craindre qu’elle soit mal informée, mal conseillée, ou mal inspirée. J’ai écouté Madame avec une grande attention, et je suis obligé de lui dire qu’elle se trompe sur les intentions du Roi, malheureusement aussi sur sa position personnelle.

Le Roi doute du mariage de Votre Altesse, parce que Votre Altesse se refuse à lui en donner la preuve. Il importe pourtant que la vérité, à cet égard, soit connue. On en a trop dit ou pas assez. La présence du comte Lucchesi auprès de Votre Altesse n’est plus explicable. Tant qu’il en sera ainsi, le Roi, ayant avec lui ses petits-enfans, ne peut admettre Madame dans l’intérieur de la famille. Le droit, la justice, la raison sont du côté de Sa Majesté.

La Duchesse dont l’agitation était extrême, s’écria :

— Mais, monsieur, je vous donne ma parole d’honneur que je suis mariée. L’acte de mon mariage, parfaitement en règle, existe. Il est déposé entre des mains sûres !...

— Je prie Votre Altesse de remarquer que c’est la première fois qu’elle daigne me parler ainsi. Une telle déclaration, faite avec cet accent de vérité, avant mon départ de Naples, m’eût suffi, j’ose le croire, pour remplir d’une façon entièrement satisfaisante la mission qu’il a plu à Votre Altesse de me confier. Mais, que pouvais-je opposer aux doutes du Roi ? Rien, Madame, car vous ne m’aviez rien dit. Ma conviction personnelle ne pouvait être d’aucun poids. J’ai été forcé de laisser le Roi dans la plénitude de son doute.

Ne croyez pas cependant, Madame, qu’il soit dans l’intérêt de Charles X de flétrir la veuve de son fils, la mère de son petit-fils ; non, il ne se montre jaloux que de votre honneur de veuve, et de mère. Le Roi a pu désapprouver ce mariage fait à son insu, et a pu même s’en irriter, mais, aujourd’hui, il ne demande qu’à mettre sa conscience en repos et votre honneur à l’abri.

Tandis qu’il parlait, La Ferronnays voyait la princesse pâlir, rougir, pleurer, mais elle ne l’interrompait pas. Il put remplir son devoir jusqu’au bout.

— Que voulez-vous que je fasse ? dit-elle enfin. Puis-je envoyer ce titre original qui, devant les tribunaux, serait ma condamnation[47] ?

— Non, Madame, je suis le premier à dire à Votre Altesse qu’elle ne doit, en aucun cas, s’en dessaisir. Seule la conscience du Roi veut être rassurée. Il n’y a à sa demande aucun autre mobile. Si le Roi pouvait acquérir la certitude du mariage de Votre Altesse, sans qu’elle se dessaisît de l’acte original, sans même qu’elle en donnât une copie. Votre Altesse verrait-elle quelque danger pour elle, ou pour ses intérêts, à satisfaire le Roi ?

— Quel moyen pouvez-vous donc imaginer, puisqu’on se refuse à croire à ma parole ? dit-elle, cherchant à deviner la pensée de La Ferronnays.

— Le Roi ne croit pas à votre parole, Madame, parce que vous ne la lui avez pas donnée.

— Mais je vous répète que je suis mariée. L’acte est à Rome entre les mains du Pape.

— Eh bien ! Madame, si un homme honoré de votre confiance et de celle du Roi, si M. de Montbel se rendait à Rome, vous refuseriez-vous à ce que le dépositaire de votre acte de mariage lui en donnât communication, ou du moins, lui en certifiât l’existence ? J’ai la certitude que la déclaration de M. de Montbel serait immédiatement suivie de l’envoi des passeports, que Votre Altesse désire si impatiemment.

La minute fut longue, entre la question et la réponse.

— Je ne vois aucun inconvénient à ce que vous proposez, mais vous comprenez que je ne puis décider seule. Le consentement du comte Lucchesi est aussi nécessaire que le mien.

Le comte Lucchesi était dans le salon voisin avec MM. de Montbel et de Saint-Priest. La Ferronnays l’appela. Madame lui répéta ce que La Ferronnays venait de proposer. Lucchesi n’hésita pas à y donner sa pleine approbation.

Madame fit alors entrer Saint-Priest et Montbel. Tout le monde s’assit, et la Duchesse pria La Ferronnays de rendre compte de ce qui venait d’être convenu entre elle et lui.

— Et maintenant, monsieur, dit La Ferronnays, quand il eut achevé son exposé et s’adressant à M. de Montbel, maintenant monsieur, c’est à vous seul qui connaissez la pensée du Roi, à vous qui, pour ainsi dire, le représentez ici, qu’il appartient de juger et de déclarer si le moyen que je propose pourra satisfaire Sa Majesté, et faire ainsi cesser l’opposition qu’Elle met à l’arrivée de Madame, à Prague.

— J’en prends l’engagement formel, s’écria Montbel. Madame, que de reconnaissance nous vous devrons, et combien je serai heureux si je puis contribuer à un rapprochement que je désire de toute mon âme !...

M. de Montbel rédigea, séance tenante, la minute d’une lettre qui, signée de la princesse et du comte Lucchesi, l’accréditerait au Vatican.

Le lendemain, la Duchesse montrait à ses fidèles la lettre convenue. Sa signature et celle du comte Lucchesi y étaient certifiées authentiques par le grand-duc de Toscane et par son ministre Fossombroni.

M. de Montbel partait le soir même pour Rome.

Le Cardinal-vicaire, après avoir pris les ordres du Pape, s’empressait non seulement de lui donner une déclaration écrite du mariage de Mme la Duchesse de Berry avec le comte Lucchesi, mais encore lui montrait l’acte lui-même, parfaitement en règle.

Et maintenant, comme épilogue à ce trop long récit, voici la lettre, qu’à la date du 25 septembre, le roi Charles X écrivait à Mme la Duchesse de Berry :

« Ma chère petite,

« D’après ce que le comte de Montbel m’a mandé de Florence, et d’après vos ordres qu’il a été remplir à Rome, je n’hésite plus à instruire vos enfans de votre nouveau mariage, et je m’empresse, en même temps, de vous les conduire. En conséquence, ma belle-fille partira après-demain avec Louise. Et moi, je pars le 24 avec Bordeaux. C’est à Léoben que nous nous rendons, et c’est à cet endroit que nous aurons le plaisir de vous voir. Je fais partir M. de Milange pour vous instruire de cette résolution. Je pense que vous passez par le Tyrol, et, comme vous allez à petites journées, il vous rencontrera sûrement en route.

« Léoben est le lieu le plus convenable pour notre réunion. Vous nous y attendrez, si vous y arrivez avant nous ; nous ferons de même, si nous vous y précédons.

« A nous revoir bientôt, ma chère petite, je vous aime et vous embrasse de tout mon cœur.

« Je vous prie de dire de ma part au comte Lucchesi que je serai fort aise d’avoir le plaisir de le voir[48]. »

…………………………………

Mme de Boigne, qui a longuement vécu en Angleterre, s’est sans doute souvenue, quand elle s’est mise à écrire, et de Sheridan et de son Ecole de la médisance. Elle avait fait provi- sion de bons mots et de vilaines choses ; il fallait qu’elle les employât… Ah ! je comprends « les colères d’Alceste[49] » du vieux chancelier Pasquier devant le débridé de son amie. Ne les partagez-vous pas en prenant congé d’elle ?


COSTA DE BEAUREGARD.

  1. Mémoires de la comtesse de Boigne, née d’Osmond (Plon). — Mémoires d’Outre-Tombe. — Marie-Caroline, Duchesse de Berry, par le vicomte de Reiset. — La Duchesse de Berry, par M. Thirria. — Intermédiaire des Chercheurs et des Curieux ; Souvenirs de M. le comte de Mesnard : — Rivista Araldica. — Archives nationales ; Papiers du comte Auguste de La Ferronnays (La Duchesse de Berry et Saint-Amand).
  2. P. 59.
  3. P. 204.
  4. Mémoires, t. I, p. 36.
  5. La légende veut que M. Thiers ait offert, avec des pincettes, à Deutz, le prix de sa trahison. On verra au contraire (Arch. Nat., f7 12177-193 ; Confession de Deutz) en quelle reconnaissante affection le personnage tenait son ministre.
  6. Le relevé des menus quotidiens se trouve aux Archives (f7, 12174).
  7. 22 février 1833 (Archives Nationales, F7, 12173, dossier 13, p. 23).
  8. Le docteur Ménière avait été proposé pour visiter d’office la Duchesse de Berry.
  9. La comtesse d’Hautefort avait, le 22 décembre 1833, remplacé auprès de la Duchesse de Berry Mlle de Kersabiec traduite, pour l’affaire du Carlo-Alberto, devant les assises de Montbrison.
  10. Le comte Emmanuel de Brissac avait, le 28 décembre 1833, remplacé à Blaye M. de Mesnard, traduit comme Mlle de Kersabiec devant les assises de Montbrison.
  11. Femme de chambre de la Duchesse.
  12. 2 mars 1833. Archives Nationales, f7, 12171, dossier 5, p. 16.
  13. Archives Nationales, f7, 12171, dossier 5, p. 19.
  14. M. Thiers disait, en effet, à Mme de Soigne : « Les larmes et même le sang royal n’ont plus aujourd’hui le prix que vous leur supposez, » t. IV, p. 79.
  15. Archives Nationales, F7 12171, dossier 5, p. 23.
  16. Id., ibid., n° 63.
  17. Archives Nationales, F7, 12171, dossier 5, p. 33.
  18. Archives Nationales, f7 12171, dossier 5 ; p. 69.
  19. Archives Nationales, F7, 12171, dossier 5, p. 84.
  20. Anna-Marie-Rosalie n’a vécu que six mois. Elle est morte à Livourne le 19 novembre 1833.
  21. Peut-il être une preuve plus incontestable de la parfaite innocence de M. de Mesnard ?
  22. Archives Nationales.
  23. « Mon mari, le comte Lucchesi, est descendant d’une des quatre plus anciennes familles de Sicile. Les seuls qui restent des vingt-deux compagnons de Tancrède… Le prince de Campo-Franco, père de Lucchesi, était premier gentilhomme de la Chambre de mon père… » (Lettre de la Duchesse de Berry à Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, tome V, p. 517). Hector-Charles Lucchesi-Palli, né le 18 juillet 1806, mort le 1er  avril 1864.
  24. Mémoires, p. 125, t. 4.
  25. Mémoires, p. 126.
  26. Ibid., p. 129.
  27. Le 14 décembre 1831, je soussigné certifie que Son Altesse royale Marie-Caroline-Ferdinande-Louise, Madame duchesse veuve de Berry et M. Hector-Charles comte Lucchesi-Palli de Campo-Franco s’étant adressés à moi confesseur, afin de s’unir secrètement par les liens du mariage, des raisons de la plus haute importance les empêchant de le faire publiquement, muni de toutes les facultés spéciales nécessaires pour procéder à cette union dans le plus grand secret, je les ai conjoints en mariage légitime sans présence de témoins, comme j’en avais le pouvoir. En foi de quoi trois copies du présent acte ont été écrites de ma main dont deux pour les parties contractantes, la troisième devant rester déposée dans les archives secrètes du vicariat de Rome, en témoignage de vérité. A Rome 14 décembre 1831. Jean-Louis Rosaven. — Soussignés, certifions la vérité de l’acte ci-dessus. Rome ce 14 décembre mil huit cent trente et un. — Marie-Caroline — Hector-Charles Lucchesi-Palli.
    Cette pièce que M. Thirria a été le premier, je crois, à signaler à la p. 234 de son beau livre : La Duchesse de Berry, est inscrite à Rome à son rang de date le 14 décembre 1831 sur un registre spécial in libro primo matrimoniorum, p. 117 aux archives secrètes du vicariat au Vatican, ainsi que M. le vicomte de Reiset a pu le constater. Voyez p. 379 de son livre : Marie-Caroline Duchesse de Berry.
  28. Souvenirs du comte de Mesnard, t. II, p. 335.
  29. Adenollo, duc de Grazia, prince de Campo Franco, fils aîné de Mme la Duchesse de Berry et du comte Lucchesi, a épousé Lucrezia Ruffo, des ducs de Bagnara, dont Il a eu sept enfans.
  30. Vicomte de Reiset, Marie-Caroline Duchesse de Berry, p. 382.
  31. Id., ibid., p. 386.
  32. Malgré la minutie des précautions prises, Mme la Duchesse de Berry communiquait assez facilement avec ses amis, grâce au curé, qui était son inconscient complice.
    Au moment où il revêtait les ornemens apportés par lui, la bourse qui renferme le linge appelé « Corporal » était adroitement enlevée et remplacée par une autre bourse toute pareille ; elles renfermaient, sous la soie de leur enveloppe, la correspondance qui arrivait et celle qui partait.
  33. Archives Nationales, f7, 12171, dossier 5, pièce 122.
  34. Ministre de la Marine.
  35. Bugeaud parle évidemment de lui-même et de sa suite.
  36. Le comte Lucchesi avait alors vingt-sept ans. Il était grand, brun, de tournure un peu anglaise et portant la barbe en collier. Il était d’un caractère aimable, ouvert, avait de l’esprit et de la gaieté. Il était généreux, désintéressé, quoique fort mal payé par son gouvernement et sans fortune personnelle. (Marquis d’Eyragues, Mémoires pour mes fils.)
  37. A quatre lieues de Prague sur la route de Carlsbad, vieux château mis à la disposition de Charles X par le grand-duc de Toscane.
  38. Charles X et Louis XIX en exil, par le marquis de Villeneuve.
  39. Cette lettre de Charles X, découverte par M. le vicomte de Reiset aux Archives de Brunnsée, et citée par lui incomplètement dans son livre Marie-Caroline, Duchesse de Berry, p. 388, en témoigne :
    « M. de Chateaubriand s’est acquitté de toutes les commissions que vous lui avez données pour moi. Je lui avais répondu avec franchise sur les objets qui vous concernent, et particulièrement sur votre dessein de profiter de votre liberté, pour venir nous voir à Prague. Mais, comme il parait, d’après votre lettre, que vous ne connaissez pas encore ce que M. de Chateaubriand était chargé de vous transmettre, il faut que je vous explique clairement tout ce que je puis faire relativement à votre dessein de venir momentanément nous voir.
    « Je ne parlerai point ici, ni du Roi, ni de son fils, ni de ma belle-fille, mais de ce qui regarde vos enfans.
    « Henry et Louise ne savent rien de ce qui vous concerne depuis votre arrestation à Nantes, sauf votre longue captivité, votre départ de Blaye, et votre arrivée à Palerme.
    « A présent, il faut, avant qu’ils puissent vous revoir, qu’ils soient instruits des nouveaux liens que vous avez formés, et de la naissance de l’enfant qui en est résultée.
    « Mais, avant que je puisse leur parler de la situation où vous êtes maintenant, il est indispensable que j’aie entre les mains l’acte de votre mariage avec le comte Lucchesi, ou du moins une copie de cet acte authentique et légalisée.
    « Hâtez-vous de m’envoyer cette pièce qui m’est absolument nécessaire, et, lorsque je l’aurai reçue, je verrai, d’après votre véritable intérêt, les démarches que je pourrai faire auprès du roi de Naples et de l’empereur d’Autriche pour assurer votre voyage jusqu’à Prague.
    « Croyez, ma chère petite, à ma tendresse pour vous, et à la peine profonde que m’ont causée vos malheurs.
    « Je vous embrasse de tout mon cœur (Vicomte de Reiset, Marie-Caroline Duchesse de Berry.) »
  40. Mémoires d’Outre-Tombe, t. VI, p. 157.
  41. Le 8 août, la princesse, après avoir passé un mois à Palerme, était arrivée à Naples à bord du Francesco-Primo, navire sur lequel le prince de Bavière, qui revenait d’Orient, lui avait offert l’hospitalité. Le roi de Naples, en dépit des protestations du ministre de France, avait traité Marie-Caroline en princesse du sang et lui avait assigné le palais Chiatamone comme résidence.
  42. Le comte de Lebzelstern.
  43. Par le comte de Choulot que la princesse avait envoyé à Prague après M. de Chateaubriand et qui, comme lui, avait été éconduit.
  44. Le comte de La Ferronnays et le duc de Blacas avaient épouse Mme de Montsoreau.
  45. Le Roi avait déjà deux fois, et par Chateaubriand et par M. de Choulot, fait inutilement cette demande, d’où sa méchante humeur d’avoir à la renouveler à La Ferronnays.
  46. A la date du 1er septembre 1833, Charles X écrivait à la Duchesse : « M. de La Ferronnays est arrivé ce matin et m’a remis celle que vous m’avez écrite de Naples du 14 août et, n’ayant rien à changer ni à ajouter à ce que je vous écrivais le 23 août, je m’empresse de faire partir le comte de Montbel, et je vous demande, avec la plus vive insistance, d’écouter avec une sérieuse attention tout ce qu’il vous dira en mon nom. Il y va de votre intérêt et de celui de vos enfans. Je désire vivement pouvoir vous donner bientôt des preuves de ma sincère affection, mais je ne puis, ni ne sais m’écarter en rien de la condition qui m’est indispensable. »
  47. Le ministre des Finances avait dans ses archives les titres de propriété de plusieurs forêts appartenant à la succession du Duc de Berry. La princesse comme tutrice de ses enfans réclamait ces titres que le gouvernement refusait de lui rendre sous prétexte qu’elle était remariée. — Voyez Thirria, p. 246.
  48. Vicomte de Reiset, Marie-Caroline Duchesse de Berry, p. 3 et s.
  49. Mémoires de la comtesse de Boigne, t. IV, p. 345.