Le Maroc et la guerre

La bibliothèque libre.
Le Maroc et la guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 189-203).
LE MAROC ET LA GUERRE

La question du Maroc, née le jour où les Français entrèrent à Alger, n’intéressa le public qu’après les traités anglo-franco-espagnols de 1904.

Inaugurant alors une politique plus active, nous venions de prêter 90 millions au Sultan, à qui notre plénipotentiaire, M. Saint-René Taillandier, présentait tout un programme de réformes. Certains pangermanistes faisaient, dans ce même moment, des efforts inutiles pour intéresser l’Allemagne à cette contrée située aux portes de l’Europe et qui, seule dans le monde, restait, en dépit de ses richesses naturelles, rebelle à toute pénétration.

La guerre russo-japonaise s’achevait. Nos discussions politiques faisant croire à notre propre faiblesse, l’empereur Guillaume II vint à Tanger, le 31 mars 1905, affirmer son attachement au principe de l’indépendance marocaine.

C’est sur ce terrain que l’antagonisme franco-allemand allait désormais se montrer en toute occasion.

Nos voisins de l’Est ont peut-être, dès ce moment, caressé le rêve d’une prise de possession au moins partielle de l’empire chérifien, mais l’Empereur et ses conseillers cherchaient surtout, en contrecarrant nos projets d’annexion, à nous imposer leurs propres vues sur la politique européenne.

La thèse allemande, telle que le chancelier von Bülow la présentait alors au Reichstag, pouvait se résumer ainsi. La France s’est entendue au sujet du Maroc avec l’Angleterre, l’Espagne et l’Italie ; elle a laissé systématiquement l’Allemagne en dehors de toute négociation ; l’Entente Cordiale, suscitée par elle, paraît de plus dirigée contre l’Empire. Le porte-parole du Kaiser ajoutait : « Nous eussions été d’accord en deux heures, on ne l’a pas voulu. Le conflit vient de là ! »

L’histoire des négociations franco-allemandes à propos du Maroc, commencées dès ce moment et continuées jusqu’à la veille de la déclaration de guerre, est encore présente à toutes les mémoires.

Tantôt la Wilhelmstrasse déclinait, comme avant la visite impériale à Tanger, tout intérêt d’ordre politique dans ce pays, pourvu qu’y fût proclamé le principe d’égalité économique. Tantôt, au contraire, elle exigeait impérieusement des compensations, sur place ou partout ailleurs. Mais, toujours, elle nous opposait une hypothèque prise sans titres réels et sans cesse renaissante, malgré les « levées » successives auxquelles nous consentions.

L’opposition allemande à nos premiers projets de protectorat conduisit l’Europe à la Conférence internationale d’Algésiras. Commencée le 15 janvier 1906, cette lutte diplomatique, prélude pacifique de la guerre actuelle, se termina le 7 avril de la même année.

L’Europe entière, faisant bloc contre l’hostilité et les prétentions allemandes, nous confia, conjointement avec l’Espagne, le mandat de la représenter dans l’œuvre reconnue nécessaire de la réforme marocaine.

Notre victoire était incontestable, comme le prouvait l’éviction de l’Allemagne. Nous devions toutefois payer si cher ce résultat que notre succès devenait négatif en quelque sorte. On reconnaissait en effet notre situation privilégiée au Maroc, sans nous y donner tous les titres de propriété que nous aurions souhaité obtenir de l’assentiment général.

Un diplomate a dit de l’Acte d’Algésiras qu’il serait un armistice de cinq ans. L’armistice n’eut pas même cette courte durée, et les escarmouches commencèrent bientôt entre les deux combattans.

Les attaques et les déprédations des tribus marocaines de la frontière oranaise nous contraignant à prendre des gages dans cette région, Oudjda fut occupé et les Beni-Snassen réduits par le général Lyautey en 1907. Le meurtre de neuf Européens, dont cinq Français, commis le 30 juillet de cette même année à Casablanca, nous obligeait à débarquer des troupes dans ce port de l’Atlantique.

Tel fut le début de notre intervention militaire au Maroc. Notre occupation s’étendait l’année suivante sur toute la Chaouïa, mais nos progrès militaires nous étaient imposés par les attaques des tribus voisines de nos postes, et nous n’avancions qu’à regret, en multipliant les assurances de notre désintéressement. Cet état d’esprit timoré nous fit commettre plusieurs erreurs. Le sultan Abd-El Aziz avec lequel nous avions traité, fut renversé par son frère Moulay Hafid, sans que nous tentions rien pour le maintenir au pouvoir. Nous prenions même, un peu plus tard, vis-à-vis de ce dernier, l’engagement de retirer nos troupes des diverses régions du territoire marocain alors occupé par nous.

La transformation, progressivement imposée par les événemens, de notre situation au Maroc n’en suscita pas moins de nouveaux efforts de l’Allemagne pour combattre notre influence grandissante. L’affaire des déserteurs de Casablanca, survenue en 1908, révéla des faits d’une extrême importance. Les consuls allemands eux-mêmes s’employaient par tous les moyens à faciliter la désertion de nos troupiers.

L’accord franco-allemand du 8 février 1909 fut la suite de la décision arbitrale qui trancha ce grave différend.

L’Allemagne abdiquait une fois de plus toute prétention politique au Maroc, mais elle exigeait en échange une collaboration économique tellement étroite entre elle et nous que l’éviction des autres Puissances s’ensuivrait fatalement.

L’accord boiteux ne pouvait durer, les deux parties ne le comprenaient pas de la même façon.

De nouveaux événemens se produisirent. La révolte menaçant le Sultan assiégé dans sa capitale, nous étions conviés par lui, le 27 avril 1911, à délivrer Fez où nous arrivions moins d’un mois plus tard.

Cet événement raviva sans doute les désirs d’expansion au Maroc naguère caressés par la Wilhelmstrasse. Celle-ci, toujours réaliste, n’a jamais dédaigné les profits de toute nature que pouvaient, dans leur désir de conciliation, lui abandonner ses partenaires.

L’envoi de la canonnière Panther à Agadir date du 1er juillet 1911. Les négociations reprirent tout de suite entre M. de Kiderlen-Waechter et notre ambassadeur M. Cambon. Mais le veto de l’Angleterre fit promptement abandonner une fois de plus aux Allemands la prétention qu’ils laissaient paraître de prendre pied au Maroc.

On connaît les péripéties de cette lutte diplomatique, souvent obscurcie par la duplicité allemande. La convention du 4 novembre 1911 en sortit. Elle consacrait le désintéressement territorial de l’Allemagne. Le gouvernement de Guillaume II reconnaissait notre protectorat sur l’empire chérifien où nous nous engagions à maintenir l’égalité économique entre toutes les nations. Nous cédions en échange à notre adversaire une notable partie du Congo.

La seule lecture des articles du nouveau traité suffit à prouver dans quel esprit peu amical l’Allemagne signa cet accord, cependant si profitable pour elle.

Elle voulait se ménager par les arrangemens précédens des occasions de peser sur notre politique générale et de la faire dévier. Mais, ses échecs successifs et la fermeté de nos alliances et de nos amitiés l’ayant contrainte à un changement de tactique, elle va dorénavant nous susciter dans notre Protectorat des difficultés telles que notre prise de possession définitive en sera retardée et sa mise en valeur compromise.

La diplomatie allemande sait prochaine l’heure de la grande conflagration voulue et préparée par elle. Elle estime que l’entreprise de conquête du Maroc, dans laquelle nous allons nous engager à fond, sera pour notre armée une cause de faiblesse.

Il semble qu’avec la patience, la science extraordinaire des détails qui caractérisent la race germanique, elle va s’employer par tous les moyens à nous rendre la tâche encore plus ardue.

Avant que sonne l’heure du grand duel, le Maroc deviendra donc pour nous, dans sa pensée, une plaie profonde, qu’elle saura entretenir et par laquelle un peu de notre sang et de notre force va s’écouler chaque jour.


L’accord de 1911 aurait dû ne laisser entre les Puissances contractantes aucun sujet de contestations nouvelles.

Il n’en a pas été ainsi, dès le premier moment, par l’évidente volonté de l’Allemagne. Si la question de notre protectorat n’était plus mise en cause par elle, chacune des matières dans lesquelles pouvait s’affirmer notre mainmise sur le gouvernement chérifien donnait lieu à des restrictions ou même à des refus catégoriques de sa part.

Les ressortissans étrangers au Maroc avaient été, jusqu’ici, de par les traités eux-mêmes, soustraits à la justice marocaine trop sujette à caution. Leurs consuls nationaux tranchaient seuls leurs différends.

L’Allemagne avait déclaré que cette justice consulaire « pourrait » être remplacée par la noire, dès que nous aurions institué des tribunaux réguliers. Cette formule imprécise, volontairement employée, lui permit jusqu’au dernier jour de se refuser à tenir une promesse que nos négociateurs avaient cependant le droit de croire formelle.

La question des protégés, si importante pour notre protectorat, ne fut pas non plus résolue à notre avantage, malgré la netteté des engagemens pris.

Le dernier paragraphe de l’article 12 de l’accord était ainsi conçu : « Les deux gouvernemens conviennent de poursuivre, auprès des Puissances signataires, toutes modifications de la Convention de Madrid que comporterait, le moment venu, le changement de régime des protégés et associés agricoles. »

Ce texte prêtait peu à discussion honnête. La lettre explicative de M. de Kiderlen-Waechter à notre ambassadeur, M. Cambon, n’offrait non plus-aucune obscurité.

« J’ajoute que dans ma pensée, écrivait le ministre allemand, l’expression changement de régime des protégés implique l’abrogation, si elle est jugée nécessaire, de la partie de la convention qui concerne les protégés et associés agricoles. »

L’Allemagne s’engageait donc, si l’on s’en tenait au sens général du texte, à agir de concert avec nous auprès des Puissances intéressées pour amener la réforme de cette question. La lettre explicative du chancelier spécifiait que l’Empire soutiendrait même une demande d’abrogation présentée par nous. L’ambiguïté d’un ou deux membres de phrase permettait toutefois à un contradicteur, évidemment malintentionné, d’ergoter encore. Quand le moment serait-il venu ? Par qui l’abrogation devrait-elle être jugée nécessaire ?

Or, malgré ces engagemens antérieurs assimilés sans doute à des chiffons de papier, M. Zimmermann, sous-secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, déclarait devant le Reichstag, le 19 mai 1914, que l’Allemagne ne pensait pas à abandonner les droits conférés aux Puissances par la Convention de Madrid.

Nous avions cependant acheté en 1911, à l’Allemagne, la part qui pouvait lui revenir de ces droits et elle en avait touché d’avance le prix convenu !

Il en était ainsi de tout.

La règle des adjudications marocaines admettait la libre concurrence internationale. L’Allemagne prétendit nous imposer un régime analogue pour tous les travaux publics, ceux des villes comme ceux de l’État. Mais elle imagina une entrave plus étroite encore, afin de mieux retarder nos progrès dans le nouveau Protectorat.

Notre expérience coloniale, confirmée par celle des autres peuples, nous fit, dès les premiers jours, nous rendre compte de l’importance primordiale des chemins de fer au Maroc. La rapide pacification du pays, sa mise en valeur prochaine tenaient surtout à la création d’un réseau de voies ferrées permettant de faciles déplacemens de troupes et d’approvisionnemens, puis de marchandises.

Le développement du commerce, lié à celui de l’agriculture et de l’industrie, la mise en exploitation des mines sur la découverte desquelles les Allemands eux-mêmes fondaient de grandes espérances, tous ces progrès dépendaient également de ce même facteur. L’Allemagne avait proclamé sans cesse, en même temps que son désintéressement politique, sa volonté très ferme de maintenir la liberté commerciale au Maroc, et nous lui avions donné toute satisfaction sur ce sujet. Son intérêt le plus évident était donc attaché à ce que le Protectorat engageât rapidement les travaux de construction d’un vaste réseau ferré. Il eut semblé naturel qu’elle prît des précautions contre notre lenteur possible et qu’elle nous imposât un délai maximum pour l’ouverture des chantiers.

Ses capitalistes et ses entrepreneurs, admis à lutter contre les nôtres, auraient trouvé l’occasion d’appréciables bénéfices dans une politique de ce genre.

Elle aurait pu également nous proposer d’autres clauses par le moyen desquelles de nouvelles garanties d’égalité parfaite avec les nôtres seraient accordées à ses producteurs.

L’article IV de l’accord franco-anglais du 8 avril 1904 spécifiait par exemple que le commerce des deux nations jouirait des mêmes avantages pour le transit à travers les possessions africaines de l’un et l’autre contractant. L’Angleterre s’assurait ainsi tous les avantages que nous donnait la possession de l’Algérie, limitrophe du Maroc.

Or, l’Allemagne nous imposa une obligation qui ne pouvait que retarder la création du réseau ferré si utile à ses propres nationaux.

Nous nous engageâmes vis-à-vis d’elle, qui ne devait y trouver aucun avantage, à n’accorder la concession d’aucune ligne marocaine avant celle de la voie ferrée internationale devant réunir Fez à Tanger.

Ce chemin de fer effectuerait un parcours de près de 200 kilomètres chez nous, puis de 100 kilomètres en protectorat espagnol. Il traverserait également 15 kilomètres du territoire internationalisé de Tanger. Cette ville n’était pas encore pourvue de son statut politique dont la rédaction s’annonçait comme devant être excessivement longue et difficile. Les négociations nécessaires entre nous, l’Espagne et les diverses Puissances intéressées à la question de Tanger devaient donc immanquablement exiger de nombreuses années. La concession du premier chemin de fer marocain était par conséquent et sciemment rejetée, du fait des exigences allemandes, à une date indéterminée.

Du même coup, notre protectorat tout entier se trouvait dans l’impossibilité de construire le réseau ferré dont il avait tant besoin pour hâter sa pacification d’abord, mais aussi pour rendre possible son essor économique.

La volonté allemande de combattre, ou du moins de retarder notre œuvre marocaine, était donc évidente dès le premier jour. Elle paraît du moins telle à la lueur des événemens actuels. Bien des faits postérieurs la démontrèrent encore. Nous avions, par exemple, tourné l’interdiction de commencer un réseau ferré en construisant des Decauville, uniquement destinés aux besoins de nos troupes.

L’Allemagne protesta d’abord, puis, n’ayant pu faire prévaloir son opinion, elle tint la main à ce que la destination ou l’organisation de ces Decauville ne fût pas transformée peu à peu.

Les calculs allemands semblèrent se réaliser dans les premiers temps. Nous avions, au début de l’expédition, envoyé 7 000 hommes à Casablanca. Ce chiffre doubla dès l’année 1909, puis il diminua et nos troupes ne comptèrent plus que 6 000 hommes. Mais la marche sur Fez nous contraignit à faire venir 27 000 hommes de France et d’Algérie, sans parler des contingens coloniaux. Le dernier accord franco-allemand nous permettant de supposer que nous avions dorénavant les mains libres, l’importance de notre corps expéditionnaire s’accrut rapidement au point d’atteindre 75 000 hommes, en y comptant 12 000 hommes de troupes auxiliaires marocaines.

On pouvait donc penser alors que la conquête du Maroc exigerait, pendant un certain nombre d’années, l’emploi d’une très notable partie de nos forces métropolitaines. Mais, grâce au chef dont nous avions doté le Protectorat, les zones pacifiées s’étendirent rapidement. Il était toutefois d’autant moins possible de songer à réduire nos effectifs avant longtemps, que l’œuvre devenait de plus en plus difficile, à mesure qu’on pénétrait davantage vers l’intérieur.

Nous avions à peine abordé le Moyen-Atlas. Les crêtes les plus élevées, les régions les plus sauvages restaient à conquérir. Notre prise de possession de Kénifra, que 200 kilomètres séparent à vol d’oiseau de l’Océan, date du 12 juin 1914. Il nous fallait encore traverser une zone d’égale largeur où les altitudes atteignent 4 000 mètres, pour tenir le pays tout entier, de l’Ouest à l’Est.

Aussi beaucoup estimaient-ils, chez nous comme en Allemagne, que le Maroc serait pour notre armée, en cas de guerre européenne, une cause de véritable faiblesse. Cet argument avait longtemps été utilisé à Paris par les adversaires de toute intervention dans l’Empire chérifien. Et dès que la tension diplomatique fit prévoir aux plus optimistes de graves événemens prochains, le gouvernement dut naturellement envisager l’éventualité d’une évacuation au moins partielle du Protectorat. Le bruit de l’adoption d’une détermination de ce genre courut du moins avec persistance dans divers milieux français du Maroc, pendant les quelques jours d’incertitude qui précédèrent le début des hostilités.

Et tel fut le rôle de l’Empire chérifien dans cette période de l’histoire qu’on a pu appeler « l’avant-guerre. »


Que furent les instructions précises données au Résident général dans ces momens critiques ? Ceci est encore le secret des bureaux, mais on en dévoilera bien quelque jour tous les détails.

On peut du moins supposer a priori que l’idée d’une évacuation totale de la zone française n’a jamais dû effleurer l’esprit d’aucun de ceux qui avaient charge de nos destinées. L’importance de nos sacrifices précédens plaidait trop en faveur du maintien de notre autorité dans tout ou partie du Protectorat. Nous avions déjà dépensé un demi-milliard pour l’entretien du corps expéditionnaire au cours des années précédentes. Des travaux publics importans avaient été entrepris un peu partout. Plusieurs ports s’organisaient à grands frais. Celui de Casablanca avait absorbé de gros capitaux. Rabat, Kénitra, port très sûr, récemment créé à l’embouchure du Sebou, s’équipaient aussi. Les pistes d’hier se transformaient en routes. Enfin tout un réseau de tramways militaires, de 60 centimètres d’écartement de voies, joignait entre elles les grandes agglomérations de la Côte, atteignait Meknès, aux portes de Fez, reliait Oudjda et la frontière algérienne à Mçoun, poste voisin de Taza, s’avançait vers le Sud dans la direction de Marrakech [1].

L’exemple de l’administration avait été suivi par les particuliers. Nos nationaux, beaucoup d’Européens à leur suite, s’étaient fixés dans les villes de la Côte et même jusque dans les derniers postes de l’intérieur occupés par nos troupes. On pouvait estimer leur nombre à 50 000. Les capitaux engagés par cette colonie active et entreprenante se chiffraient par centaines de millions. Plusieurs grandes villes européennes étaient nées et se développaient avec une rapidité tout américaine. Nombreux même étaient les colons acquéreurs de domaines ruraux plus ou moins vastes qui se livraient à la culture dans des régions pacifiées de la veille.

La valeur totale de l’effort réalisé par nous pouvait donc s’estimera près d’un milliard que ferait perdre immanquablement l’évacuation du pays.

Restaient deux solutions en dehors de celle-ci. Nous pouvions chercher à conserver tout le terrain conquis ou bien abandonner une partie plus ou moins considérable de l’intérieur pour nous rapprocher de nos deux bases d’opérations, l’Algérie à l’Est et l’Océan vers l’Ouest.

Mais comment tout conserver, alors que la patrie, menacée dans son existence, avait besoin de l’ensemble de ses ressources ? Le Maroc nous échapperait certainement si la France était vaincue en Europe, et nous éprouverions alors la suprême tristesse d’avoir conservé, au prix de coûteux sacrifices, une magnifique proie pour nos ennemis.

La dernière solution n’offrait pas des dangers moins considérables. L’histoire nous apprend en effet, qu’on n’a jamais fortifié sa situation dans un pays mal soumis, en se cantonnant passivement sur les positions conquises, moins encore en cédant du terrain. Tout recul ne produit-il pas une recrudescence de la révolte ?

On n’a pas perdu le souvenir de la première expédition de Constantine et de la désastreuse retraite qui la suivit. Or, nos troupes de Taza devraient, pour rallier Oudjda et la frontière oranaise, couvrir plusieurs étapes dans une région terriblement accidentée, défendue par des montagnards bien armés, exaltés par ce qu’ils appelleraient notre fuite. Parvenues au petit chemin de fer militaire qui se soude au réseau algérien, il leur faudrait encore retraiter sur une distance de 150 kilomètres environ pour atteindre la frontière ; mais celle-ci n’est qu’une ligne idéale !

Le recul vers l’Ouest des troupes de Fez serait au moins aussi difficile. Et quels dangers courraient ceux de nos bataillons qui gardaient la ligne de l’Atlas ! Jusqu’où n’iraient pas, a la suite de nos colonnes alourdies par tous les impedimenta de la retraite, les partisans que Moha ou Hamou savait naguère maintenir devant notre avance victorieuse ? Ne serions-nous pas acculés un peu plus tard à nous réfugier dans certaines villes littorales, comme ont fait si longtemps les Espagnols dans leurs Présides ?

De graves difficultés pouvaient d’autant mieux se produire que les intrigues allemandes travaillaient depuis longtemps les milieux indigènes marocains. Des rapports diplomatiques secrets, récemment publiés, ont fait connaître que nos ennemis escomptaient des troubles dans l’Afrique du Nord et en Russie. Ils avaient particulièrement multiplié les efforts et les sacrifices pour les faire naître au Maroc.

Nous avions été jusque là à peu près désarmés dans ce pays contre les étrangers. L’Acte d’Algésiras, la crainte d’incidens diplomatiques faciles à soulever, arrêtaient le plus souvent notre action coercitive, même contre les élémens les moins recommandables. La guerre changea heureusement tout cela. La saisie des correspondances des consuls et des sujets allemands, les perquisitions opérées chez les uns et les autres, dès le début des hostilités, prouvèrent aux indigènes que l’Empire germanique ne nous inspirait aucune crainte. Elles amenèrent de plus la découverte de dépôts d’armes et de munitions, celle également de l’organisation de tout un système d’espionnage et de préparation à la révolte. La justice condamna à mort plusieurs des coupables pris sur le fait. Les uns furent fusillés au commencement de novembre, d’autres en janvier suivant.

Les intrigues allemandes ne furent certainement pas étrangères aux incidens qui se multiplièrent dans le courant du mois d’août sur tout notre front. Les premiers départs de troupes de l’active ramenées des avant-postes vers la Côte pour s’embarquer semblèrent donner raison aux rumeurs propagées par nos ennemis. Et de même, les difficultés éprouvées par quelques-uns de ces corps pour traverser les régions où elles opéraient, ont démontré à quel point une évacuation totale de l’intérieur eût présenté de dangers.

Le Maroc paraissait donc bien le terrible guêpier prévu par les Allemands. Nous risquions, en y demeurant, de priver notre armée métropolitaine de l’incomparable élément de forces constitué par nos contingens d’Afrique. Si nous décidions de l’abandonner, même en partie, nous devions craindre de voir notre retraite se transformer en désastre.

Le succès de l’expédition de Madagascar, préparée, trop exclusivement peut-être, dans les bureaux de la rue Saint-Dominique, nous coûta naguère un prix trop élevé. Il est certain qu’on voulut à tout prix éviter en 1914 les erreurs de 1895 !

Avant de prendre la résolution définitive, le gouvernement sut entendre en effet les conseils de l’homme qui connaissait le mieux la question marocaine, le général Lyautey.

On peut le dire aujourd’hui puisque le fait a déjà été dévoilé au public, la première intention du ministère aurait été d’évacuer l’intérieur du Protectorat. Le Résident général qui lui fit abandonner cette décision donna, en assumant une telle responsabilité dans un pareil moment, un bel exemple de courage civique en même temps que de clairvoyance militaire. Mais le gouvernement eut la sagesse de l’écouter.

Distribuer l’éloge aux uns et aux autres serait certainement inutile dans les circonstances présentes ; l’Histoire le fera mieux plus tard.


Les troupes du Maroc, pouvaient être considérées comme les meilleures de notre armée. Elles étaient en effet entraînées par plusieurs années d’une campagne pénible. Toutes avaient vu le feu. Elles représentaient une importante fraction, la dixième partie environ, de l’ensemble de notre armée active, et c’est pourquoi on ne pouvait songer à les conserver sur place. Mais leur nombre ne présentait plus qu’une importance secondaire, si on le comparait à celui que le recrutement général de la nation armée pouvait mettre à la disposition des autorités militaires.

Le remplacement de ces magnifiques troupes de choc par des contingens de seconde ou de troisième ligne, en nombre égal ou inférieur, pouvait donc permettre, sans nuire à la sécurité du Protectorat, de donner à la Défense nationale tout ce qu’elle était en droit d’espérer de l’armée d’Afrique. Il est possible que ce raisonnement ait influé sur les décisions prises.

Nous possédions lors de la déclaration de guerre, comme l’indique une note parue le 14 septembre au Bulletin officiel du Protectorat, 48 bataillons dans le Maroc Occidental : 17 seulement furent maintenus sur place. Ils se composaient en majeure partie de contingens recrutés en Algérie, en Tunisie et au Sénégal. La répartition de ces troupes d’activé se fit uniquement à la limite des divers fronts occupés par nous avant l’agression allemande. La partie la plus importante de ces effectifs fut distribuée le long des frontières Zaïan. C’est là que le danger était le plus pressant. Lias, Kénifra, Kasba-Tadla, nos divers postes édifiés le long de l’Oum el Rbia jalonnaient cette ligne sans cesse parcourue au moyen de fortes colonnes mobiles.

Derrière ce réseau de troupes d’activé, assez solide pour maintenir les positions acquises, un certain nombre de bataillons formés des réservistes et des territoriaux recrutés sur place garnisonnaient dans les divers postes de l’intérieur. Enfin, les bataillons de territoriaux envoyés de France dès le début du mois de septembre furent répartis sur la côte, le long de la frontière espagnole du Gharb et auprès des voies ferrées, dans les régions entièrement pacifiées.

Ces dernières troupes ont acquis elles-mêmes, au bout de quelques mois, assez de cohésion pour pouvoir prendre part, fort honorablement, à des colonnes de police. Elles ont vu l’ennemi, et les pertes excessivement minimes qu’elles ont subies démontrent seulement l’excellence de leur commandement et l’ascendant qu’elles ont su prendre sur leurs adversaires.

On opéra exactement de la même façon dans le Maroc oriental où douze bataillons se trouvaient rassemblés avant la guerre. Une bonne moitié de ces effectifs fut également envoyée en France et remplacée par des territoriaux !

La répression sévère des menées allemandes, les entraves apportées du même coup à la contrebande des armes ont facilité l’œuvre de la pacification.

Grâce aux mesures militaires précédemment énumérées, la sécurité a été maintenue sur toute la surface du Maroc soumis à notre autorité.

Cependant, dès la fin du mois de septembre, une note officielle [2] pouvait affirmer avec un patriotique orgueil : « Il a été envoyé en France l’effectif de plus de trois divisions d’infanterie avec une brigade de cavalerie, deux groupes de cavalerie montée, la plupart des troupes du génie et tous les services afférens à ces formations, effort supérieur à celui que demandait le gouvernement et qui ne semblait pas, au début, pouvoir être donné ni avec cette importance, ni dans ce délai.

Le télégramme n° 1511 G (daté du 29 septembre) du ministre de la Guerre, dont le texte a été publié remerciait donc à juste titre le commissaire résident général de ce magnifique effort.

Mais les avantages militaires que nous avons retirés de l’adoption de ce programme ne se sont pas bornés là. Personne n’ignore l’héroïsme déployé en France par ceux de nos effectifs recrutés au Maroc. Ils se sont révélés de beaucoup comme nos meilleurs auxiliaires. Rien ne les étonne, rien ne les effraie et, par exemple, ils pratiquent d’eux-mêmes la tactique moderne du défilement qu’on apprend aux tirailleurs sénégalais avec assez de peine.

Or, le réservoir de ces troupes incomparables reste toujours à notre disposition. Des engagemens nombreux sont journellement recueillis dans le Maroc loyaliste. Ils nous permettent de combler les vides, faits en Belgique et ailleurs, dans ces corps d’élite.

Il convient également de faire entrer en ligne de compte les nombreux approvisionnemens que la sécurité des mers, garantie par notre alliance avec la Grande-Bretagne, nous a permis de tirer des riches provinces marocaines.

Des chevaux, une quantité considérable de grains nous ont été ainsi envoyés ; des milliers de peaux de moutons achetées sur place ont servi à préserver nos troupiers du froid et de la neige. L’automne pluvieux de 1914 faisait présager pour l’année suivante une abondante récolte. Cet espoir n’a pas été trompé, et l’approvisionnement en céréales de la métropole s’en est ressenti favorablement.

Peut-on craindre de voir se transformer à notre détriment cette situation si favorable ? L’avenir n’est à personne, a dit le poète, mais la victoire qui nous a donné tant de gages en Europe peut moins encore nous abandonner au Maroc !

Un incident qu’on eût qualifié de désastre, il y a quelques années, s’est produit auprès de Kénifra le 13 novembre 1914. Une colonne attaquée par Moha ou Hamou dans le voisinage du camp, perdit presque tous ses officiers et plusieurs centaines d’hommes. Cinq jours après, Kénifra était secouru et ravitaillé. Une autre semaine ne s’était pas écoulée que le général Henrys avec une forte colonne parcourait la région tout entière et pourchassait les rebelles. Cette surprise militaire n’a donc pas eu, grâce aux mesures prises, la moindre répercussion sur l’état politique du Protectorat.

L’événement malheureux de Kénifra aura seulement fourni la preuve décisive de la solidité de notre autorité. Car derrière la ligne ténue, mais suffisamment forte de nos postes-frontières, le pays continue non pas à végéter en attendant des jours meilleurs, mais à vivre, à progresser comme un jeune organisme sain.

Les grandes cités côtières ont en effet poursuivi, par ordre exprès du commissaire Résident général, l’exécution de leurs travaux, comme si la paix régnait encore. Rabat, Casablanca construisent leurs ports, leurs égouts, leurs adductions d’eaux. ; Elles se dotent de tout un réseau de rues larges et macadamisées. Les petites villes comme Kénitra suivent cet exemple. Le Protectorat a maintenu également ses chantiers de construction de routes, il en a même ouvert de nouveaux. Son réseau de tramways se complète : il dessert Fez depuis le mois de février 1915 et il se soudera bientôt à celui de l’Algérie.

Le Protectorat a même osé concevoir et pu mener à bien le projet d’une Exposition à Casablanca. Près de 200 000 personnes ont visité cette œuvre de paix réalisée en pleine guerre, dont le succès aura une heureuse influence sur le prochain avenir économique du Maroc.

Nous donnons ainsi aux indigènes l’impression d’une force tranquille et sûre, gage unique, mais certain, de leur fidélité.

Mais il est encore un autre profit que nous tirons, dès aujourd’hui, de la politique suivie par nous dans l’Empire chérifien. Pour être purement moral, ce profit n’en est pas moins inappréciable.

Le monde admire la magnifique résistance que notre pays sut opposer à l’agression allemande. Il s’étonnera bientôt, quand le temps de la réflexion sera venu, que nous ayons pu trouver, dans les circonstances tragiques où nous étions, la force matérielle et l’impassibilité d’âme nécessaires pour continuer la grande œuvre de pacification et de civilisation si récemment entamée par nous dans le Maroc barbare.

Et pour rester dans le domaine des faits pratiques, quand viendra le jour inéluctable du règlement des comptes, nous pourrons montrer aux belligérans le Protectorat indemne de tous dommages. Nous ne l’aurons pas abandonné un seul instant, aucun des intérêts qui s’y étaient engagés sous notre garantie n’aura souffert des événemens.

Nous n’aurons donc, désormais, plus rien à solliciter dans cette terre devenue française, nous pourrons au contraire nous y prévaloir de droits nouveaux à la gratitude de l’Europe.

Or, nous aurons obtenu au prix de risques insignifians ces magnifiques résultats matériels et moraux. Aussi le pays devra-t-il se souvenir avec reconnaissance de ceux de ses bons serviteurs qui lui ont conservé le Maroc.

Leur destin les tenait éloignés de la frontière envahie. Ils ont su accomplir ce qui était leur devoir, sans hésiter et sans faiblir. Leur rôle fut toujours pénible et souvent périlleux. Le ministre de la Guerre avait donc raison d’écrire à leur chef : « Dites à celles de vos admirables troupes qui restent que le pays comprend toute l’étendue du sacrifice qu’il leur demande. »

S’il fut considérable, personne ne peut ignorer combien aussi fut fécond ce sacrifice, et c’est la meilleure récompense de ceux qui l’ont consenti. !


D’ANFREVILLE DE LA SALLE.

  1. La ligne de l’Ouest a été poussée depuis lors jusqu’à Fez, et Taza se trouve également relié au réseau de l’Est.
  2. Parue au Bulletin officiel.