Le Maroc français et la question indigène
La formidable « réclame » que l’opposition de l’Allemagne a faite au Maroc dans l’opinion française n’a guère laissé à la plupart de nos compatriotes la liberté d’esprit voulue pour se demander ce qu’était en lui-même ce pays si disputé et ce que notre nation doit en attendre. L’idée que la grande majorité des Français se fait encore du Maroc, deux ans après la signature du traité de protectorat, ressemble bien plus à un acte de foi qu’à un inventaire raisonné. Cet état d’esprit n’est pas sans inconvéniens. La note des frais de l’entreprise marocaine ne cesse de s’élever : quelque 63 millions en 1911, 132 en 1912, et des crédits respectivement de 212 et de 233 millions pour 1913 et 1914. Et il ne s’agit là que des dépenses militaires. Il apparaît clairement que le budget civil d’un pays où tout est à créer doit être en déficit pendant quelques, années et imposer des sacrifices à la métropole. En même temps se dissipent les illusions qu’une opinion, excitée par les crises d’Algésiras, de Casablanca et d’Agadir, se faisait des richesses du Maroc. On annonce qu’une disette causée par la sécheresse afflige la population de cette Normandie africaine. L’excès de la spéculation sur les terrains de certaines villes et l’incertitude dangereuse de la propriété rurale vont sûrement renvoyer bientôt en France un certain nombre de désenchantés. Beaucoup ne pardonneront pas à la réalité, encore très belle cependant, de prendre la place de leur rêve. Demain peut-être ils dénonceront l’entreprise marocaine comme une vaste imposture. Aussi est-il bon de rappeler que ce n’est pas dans le matérialisme colonial, en vogue en même temps que tous les autres, qu’il faut l’envisager. Sans doute, pour peu qu’on l’aborde avec la sagesse virile du laboureur de La Fontaine, le Maroc assurera une large existence ou même la fortune à bon nombre de.Français. Mais c’est pour la nation et non pour les individus que nous sommes allés au Maroc. La France devait empêcher que la réforme nécessaire, inévitable de ce pays, devenu une enclave dans son empire africain, se fit sans elle et contre elle. Non seulement elle prévient la formation de forces adverses, mais elle peut trouver au Maroc des élémens qui grossiront plus tard le faisceau des forces nationales. Ainsi envisagée, l’entreprise marocaine ne peut être atteinte par des déceptions d’affaires ; l’objet qui doit inspirer toutes ses tendances et déterminer ses méthodes se précise : le problème marocain apparaît essentiellement comme un problème de politique indigène.
Sans doute les premières statistiques approximatives qu’a pu dresser le corps d’occupation semblent à première vue diminuer l’importance de cette question indigène. Le Maroc n’est pas la « fourmilière d’hommes » que d’aucuns y avaient vu de loin, dans le mirage des indigènes. Les « bureaux de renseignemens » évaluent à 3 millions environ la population de la zone française ; la zone espagnole n’a que quelques centaines de mille habitans.
Mais le nombre des habitans signifie peu de chose par lui-même : il s’agit de savoir s’il répond aux « possibilités » du pays. Si celui-ci a de telles capacités que l’augmentation naturelle de sa population ne puisse le remplir, à mesure que la civilisation permettra de le mieux exploiter, l’élément indigène perd de l’importance pour l’avenir, car de nombreux immigrans viendront se fixer auprès de lui. Certes, le Maroc est vide : son aspect rend très vraisemblable la statistique dont nous venons de donner le résultat. Ce vide est même l’impression qui domine le voyageur en dehors de quelques régions très peuplées, jardins irrigués du Sud, et d’autres, assez habitées, comme les terres noires de l’Ouest et le Rharb au Nord du Sebou. Pendant les monotones étapes, la végétation vaine et maigre des palmiers nains, jujubiers épineux et asphodèles, l’accompagne le long des pistes qui s’allongent indéfiniment vers des horizons sans arbres, ne laissant voir que de rares douars de basses chaumines dans le Nord et de huttes coniques dans le Sud. Partout sans doute l’anarchie ou le gouvernement presque aussi désastreux dont nous parlerons plus loin, contribuent à la pauvreté de ce peuplement. Seules ces causes expliquent que, dans la magnifique plaine du Sebou, des kilomètres de terres excellentes soient abandonnés à une forêt de chardons. : C’est le sic vos non vobis que le régime barbare de Makhzen a toujours infligé au malheureux cultivateur du Moghreb qui fait comprendre cet abandon. D’autre part, dans la montagne insoumise, Siba, la vendetta, les guerres de groupes raréfient presque partout la population par la pauvreté où elles la font vivre et les coupes incessantes qu’elles lui font subir : plusieurs voyageurs ont constaté que les hommes âgés y sont en petit nombre : les dieux de l’anarchie font à la majorité des mâles la faveur de mourir jeunes.
Mais sur d’immenses étendues aussi, l’âpreté de la terre ajoute à celle du milieu social pour ne laisser vivre que des tribus clairsemées Dans l’Ouest, par le travers de Casablanca et de Mazagan, à moins de quatre-vingts kilomètres de la côte, on sort des fameuses terres noires pour monter dans une région de vaine pâture qui rappelle fort les hauts plateaux d’Algérie. Plus au Sud, la plaine de Merrâkech, avec sa tranche de pluies de 28 centimètres seulement, n’offre guère à la culture que les terres plus ou moins irriguées par les eaux ruisselant de la montagne. Celle-ci est bordée d’une bande de jardins magnifiques : son « poitrail, » comme disent les indigènes. Là les eaux, qui ne pouvaient s’épandre en amont dans des vallées trop étroites, trouvent, captées et réparties par les travaux de plusieurs générations, des surfaces à vivifier. Mais ces vergers et ces champs sont peu de chose en comparaison des espaces dont la nudité fauve s’étend sous le ciel trop constamment serein du Haouz. Plus au Sud encore, sur le versant saharien de l’Atlas, les cultures ne sont plus que des lignes suivant le lit des oueds, et le pays pourrait se comparer à une peau de tigre aux rayures espacées.
Si le Maroc n’a que trois millions d’habitans, il faut se rappeler encore qu’il n’est pas colossal, en dépit des hyperboles de la littérature à laquelle il a dernièrement donné naissance. La partie en gros utilisable, pendant du Tell et des plateaux d’Algérie, et qui s’étend du Grand Atlas et de la vallée de la Moulouya à la mer, peut avoir 200 000 kilomètres carrés, un peu plus du tiers de la France. Et nous venons de voir ce qu’il fallait en déduire de terres très légères, incapables d’appeler l’immigration européenne et destinées sans doute à ne jamais nourrir qu’une poussière de bergers indigènes. Les travaux du génie moderne en retenant les eaux de l’Atlas permettront sans aucun doute d’étendre les superficies cultivées du Haouz, œuvre nécessairement lente sans doute, dont les progrès seront suivis par l’augmentation naturelle de la population des horticulteurs du Sud, plus aptes d’ailleurs à utiliser les irrigations que la plupart des immigrans européens. Les terres noires de l’Ouest peuvent attirer ceux-ci, partout où leur épaisseur permet d’appliquer avec profit les méthodes et les instrumens plus forts de la culture européenne. Mais l’élément indigène y est déjà assez nombreux. Le recensement de la Chaouia a révélé 18 habitans au kilomètre carré, densité appréciable pour un pays purement agricole. C’est la plaine du Sebou et les régions de collines qui le bordent à l’Est, c’est le Rharb qui la continue au Nord jusqu’à la frontière espagnole qui seuls doivent appeler un contingent sérieux de cultivateurs immigrés. Mais la plaine du Sebou n’a que 400 000 hectares ; les belles régions qui l’entourent peuvent la doubler, la tripler même, lui ajouter 800 000 hectares d’une valeur du reste moins continue que celle de la plaine de grasses alluvions. Ce ne sera qu’un total de 1 200 000 hectares : le département de Seine-et-Oise en couvre 560 000. De son côté, la zone entière des tirs de l’Ouest, dont il faudrait déduire une appréciable proportion de bandes où le calcaire affleure, peut s’étendre sur 2 millions d’hectares environ. Ce n’est donc pas une immensité, ni un pays vide d’habitans, si peu nombreuse que soit sa population, que le Maroc ouvre à la colonisation européenne appelée à fournir beaucoup plus des états-majors que le gros des contingens agricoles.
L’agriculture ne sera certes pas tout dans le Maroc de demain. Il faudra beaucoup de bras, dont une partie viendra du dehors, à l’industrie et aux travaux publics. Et même ceux-ci, s’ils étaient poussés très vite et dans un souci de succès économique exclusif de toute préoccupation relative au peuplement futur, pourraient attirer de la péninsule voisine une immigration assez nombreuse que le partage du Maroc en deux zones rendrait peut-être difficile à assimiler. Mais, quels que soient les apports européens, la dimension et les caractères du pays nous assurent que son peuplement sera dû surtout à l’augmentation de l’élément indigène, qui cessera d’être fauché grâce aux ressources nouvelles, aux œuvres sanitaires qu’introduira le protectorat, grâce surtout à la paix française.
Un précédent, auquel il faut constamment ramener notre entreprise marocaine, confirme à cet égard les conclusions du raisonnement. L’Algérie, dont les parties utilisables sont sans doute un peu moins grandes et riches, contenait quelque 1 800 000 habitans au moment de la conquête. Aujourd’hui, ces indigènes sont 4 740 000 : à côté d’eux, quatre-vingts années de colonisation énergique n’ont implanté que 752 000 Européens (recensement de 1911). Et l’élément indigène continue à grandir. Aussi, alors qu’approche le centenaire de la prise d’Alger, les hommes dont le souci dépasse les statistiques évidemment flatteuses du commerce et du rendement des impôts, constatent-ils que le vrai problème algérien reste la conquête morale de la masse indigène. Le régime du protectorat se prête moins que la conquête algérienne à l’effort intensif de colonisation officielle qui a implanté en Algérie une grande partie de sa population française. De plus, la France du général Lyautey est moins capable que ne l’était celle du maréchal Bugeaud d’exporter des colons paysans. Tout concourt à montrer que l’essentiel de la question marocaine est dans l’évolution du peuple indigène dont les destinées nous incombent désormais.
On avait imaginé une solution élégante qui devait permettre de commencer cette évolution aux moindres frais, sans interventions directes, sans froissemens, c’est-à-dire en ménageant le mieux l’avenir à un rapprochement entre les deux races. Elle consistait à prendre en mains, avec toute la discrétion possible, le gouvernement du Sultan et à s’en servir pour réformer le pays par étapes prudemment calculées. C’est ce système qui, dans nos milieux coloniaux, a été appelé « la politique Makhzen. » Les circonstances diplomatiques imposaient d’ailleurs à la France son emploi au moins comme moyen principal. Le gouvernement du Sultan était l’expression du Maroc dans le droit international. Les accords que nous avons signés avec l’Angleterre, puis avec l’Allemagne, à partir de 1904, pour assurer notre prépondérance au Maroc, stipulaient que nous le respecterions. Il aurait fallu d’ailleurs une étude pénétrante, détaillée, pour découvrir dans ce pays d’autres forces utilisables que le pouvoir chérifien. La diplomatie était habituée à n’y considérer que lui. Elle le voyait grandi jusque par le protocole légèrement condescendant dont les fins matois du Makhzen imposaient les rites à tout ministre étranger venant à la Cour du Chérif couronné. Elle s’illusionnait elle-même sur l’autorité du Sultan, en le rendant par ses réclamations responsable de faits survenus dans des régions où il ne pouvait rien. C’est ainsi que tout contribuait à faire adopter, d’une manière trop exclusive, la politique d’action marocaine par le seul intermédiaire du Makhzen.
Ses critiques allant à l’autre extrême, et lui opposant un système différent, celui des influences locales, que l’on a appelé la « politique de tribus, » ont dit que le gouvernement chérifien n’était qu’une fiction diplomatique. Les déprédations auxquelles il a soumis les populations des régions soumises n’avaient cependant rien de fictif. La vérité, c’est que, réduit à son essence, le Makhzen est avant tout une machine à piller. Son développement historique contribue à expliquer que son organisme ne se soit pas élevé au-dessus de cette fonction brutale et rudimentaire. Si haut que l’on remonte dans l’histoire du Moghreb, son gouvernement semble n’avoir jamais été que la razzia par des groupes successivement victorieux. Lorsque le chérif Idris vint d’Arabie au second siècle de l’hégire, il échauffa le zèle des tribus berbères encore mal islamisées, en leur proposant comme idéal le pillage dans la guerre sainte contre leurs voisines restées fidèles au christianisme ou au judaïsme apportés au temps de l’Empire romain. Les Almohades, puis les Mérinides, et plus tard, mais avec plus de régularité, la dynastie chérifienne des Saadiens et enfin celle des Filalis, encore au pouvoir, conquièrent le gouvernement et l’exploitent avec des tribus privilégiées. C’est leur guich, leurs fourmis guerrières, superposées au vulgum des tribus dites de naïba, tribus qu’elles exploitent, masse des taillables à merci. Le guich est l’armature militaire du Makhzen, la base de la force qui l’impose au pays. Il est comme le clan du souverain qui vit sur le reste. L’avènement d’une dynastie change d’ailleurs les tribus qui composent ce clan : les soutiens du prétendant restent ceux du souverain après la victoire et constituent la clientèle qui domine et exploite avec lui.
La manière dont ce gouvernement, qui conserve toujours les caractères d’une conquête à l’intérieur, tire sa substance du pays, est d’ailleurs primitive et barbare. Le seul fonctionnaire qui représente le Sultan dans la tribu est le caïd et sa seule fonction est d’en extraire de l’argent, en échange duquel le gouvernement n’assure absolument aucun service au contribuable. Comme le dit, dans une formule qui résume admirablement cette situation, un des hommes qui ont vu fonctionner de plus près cette machine makhzénienne, « le budget d’une tribu ne comporte que des recettes[1]. »
L’arbitraire du régime fiscal ne fixe pas de limites à cette exploitation qui n’en a d’autres que celles de la patience du taillable. Si, parfois, on a tenté de régulariser la perception des impôts coraniques, l’achour et le zekkat, dîme religieuse due par les privilégiés du guich comme par tous les croyans, la naïba que paient toutes les autres tribus est un impôt informe, indéfini, aux exigences toujours renaissantes. Et comment le caïd ne serrerait-il pas à fond cette vis fiscale, alors que lui-même est toujours sous le pressoir du Makhzen ? Il a acheté sa charge dans ces enchères sournoises qui se mènent autour des grands de la Cour et du Sultan lui-même. Il doit la maintenir en s’achetant, quitte à recourir aux usuriers, les mêmes complaisances. Il est une manière de fermier général, mais dont les obligations n’auraient rien de ferme. Pressé de s’enrichir, il pille de son mieux ses administrés. De même que le Sultan s’appuie sur le groupe des tribus guich, le caïd s’appuie dans la tribu sur un parti, un çof. Avec son aide, il exploite le reste. Ses alliés de la veille ne sont d’ailleurs pas toujours ceux du lendemain : et l’histoire des gens du Bled est celle d’une politique dont le but est d’extorquer, de dépouiller, d’emprisonner un notable pour vendre à sa famille sa libération. Si le caïd devient trop insupportable, un parti fait une surenchère à la Cour, obtient sa destitution ; le Sultan le dépouille alors… au plus tard à sa mort, car le souverain est l’inévitable héritier de ses fonctionnaires dont la fortune est toujours, et jamais à tort, réputée mal acquise. Ce régime évoque l’image d’éponges posées sur le sol, se gorgeant de son humidité, et que le maître exprime violemment dès qu’il les juge assez gonflées. Il explique l’aspect misérable des campagnes marocaines, sans routes, sans ponts, abandonnées si souvent, même dans leurs meilleures parties, aux plantes parasites : la misère de cette terre qui contient cependant tant de richesse en puissance.
La barbarie du gouvernement fait comprendre aussi l’existence éternelle du pays insoumis, du bled es Siba. Nous avons vu que l’anarchie meurtrière du Siba n’a rien qui évoque l’Arcadie de la légende. Mais la sécurité y est à peine moindre que dans le bled el Makhzen, et beaucoup de tribus qui, lasses des guerres sans fin, s’étaient soumises au Makhzen, sont rentrées en Siba après une courte expérience du gouvernement paternel de S. M. chérifienne. Pour peu que le relief de son territoire ou son éloignement le lui permette, une tribu refuse toujours l’obéissance, c’est-à-dire l’impôt, à ce gouvernement qui n’est qu’un fisc impitoyable. Les limites entre le « pays du Siba » et le « pays du Makhzen » ne sont d’ailleurs ni fixes, ni nettes. Sous un sultan vigoureux comme Moulay el Hassan, sorte de percepteur couronné qui parcourut inlassablement son « Empire, » jusqu’à sa mort en 1894, levant l’impôt à la tête d’une armée et à coups de fusil, le Siba recula vers les montagnes les moins accessibles. En 1911, au contraire, lors de l’intervention française, les vagues du Siba battaient les murailles de Fez, seul îlot laissé au Makhzen de Moulay Hafid dans le pays révolté. D’autre part, entre les tribus pressurées à merci et celles qui n’obéissent jamais, se trouvent les nuances insensiblement dégradées des ménagemens qui s’imposent à la politique du Makhzen. Aussi pourrait-on dire, si l’on voulait résumer les choses dans une formule d’allure mathématique, qu’au Maroc l’impôt est directement proportionnel à la force du souverain et inversement proportionnel aux obstacles et à la distance qui séparent l’habitat du contribuable du siège du gouvernement.
Ce flottement perpétuel suppose une politique très souple. Si le gouvernement du Sultan est une conquête toujours renouvelée, il est en même temps une inlassable diplomatie à l’intérieur. L’une n’irait pas sans l’autre : les forces du Makhzen ne suffiraient pas à le maintenir, si un groupe nombreux de grosses tribus se formait solidement contre lui. Aussi le gouvernement chérifien, qui n’a rien qui ressemble à des administrateurs, abonde-t-il en hommes habiles à profiter de toutes les circonstances, négociateurs consommés comme on en trouve à tous les échelons sociaux des pays inorganiques, où la vie doit être une diplomatie perpétuelle, l’astuce et le savoir faire pouvant seuls y suppléer à la règle, à la justice, bref a toutes les garanties absentés. Si une tribu des régions indécises se révolte, le jeu du Makhzen est de la faire « manger » par ses voisines au lieu d’aventurer une méhalla, armée chérifienne, dans un pays difficile. On essaiera de ne faire intervenir la force du gouvernement que lorsque les coups les plus rudes auront été portés. Le Makhzen nourrit jalousement toutes les haines du bled. Lorsqu’une cristallisation se dessine, il en entretient les lignes de clivage ; si une influence monte, il lui en oppose une autre ou la sape. Le tyran antique n’abattait pas plus soigneusement les pavots qui élevaient trop la tête… Diviser pour régner était la tâche essentielle du petit groupe de secrétaires, accompagnés de quelques archives que pouvaient emporter deux ou trois mulets, léger gouvernement nomade, apte à suivre un maître toujours en campagne, et oscillant sans cesse entre Fez et Merrâkech, pour faire peser alternativement sa force sur les diverses parties de son empire. C’est ainsi que, pour se maintenir, le Makhzen lui-même est un des facteurs de l’anarchie éternelle du Moghreb.
Au milieu d’elle, si rudimentaire qu’il soit, il paraît quelque chose et il a du prestige. Il sait se donner un ton de supériorité, une distinction que lui apportent des vizirs et des secrétaires fournis par la bourgeoisie, très raffinée à sa manière, de Rabat, de Tétouan et surtout de Fez. En outre le Makhzen, qui est si vaguement un gouvernement, se résume en une cour imposante, complexe, dont les allures dissimulent la barbarie de l’exploitation qui la fait vivre sur le pays. La raison d’être de la machine makhzénienne est d’assurer la substance nécessaire à cette tête, qui comprend toute la famille du chérif couronné, gens nombreuse et coûteuse, et qui contraste par sa grosseur, mais aussi, par sa mine soignée, avec la maigreur sauvage du corps sur lequel elle vit. Si elle a réussi à faire illusion aux Européens, on comprend qu’elle en imposât aux indigènes. Seul l’organisme chérifien était quelque chose de cohérent et de suivi dans les sables mouvans de la société moghrebine. Seul il avait des traditions. Les pompes dont la cour chérifienne entoure Sidna, « notre seigneur, » aux jours de fêtes religieuses, ont une grandeur indéniable ; elles donnent un spectacle unique au Moghreb.
Une idée, qui rehausse cette majesté matérielle, est à la base de l’autorité du Sultan : ce gouvernement dont nous venons de résumer la misérable pratique a cependant un principe : son chef est le représentant de Dieu sur terre. Il est bien rare qu’on lui conteste ce titre, même dans les régions les plus reculées du Siba. La prière se fait en son nom sur toute l’étendue du Moghreb. Les tribus insoumises qui résisteraient à ses troupes venant les plier à l’impôt, lui envoient assez souvent une hédya, un cadeau d’obédience religieuse, lors de la célébration des grandes fêtes islamiques. Cette hédya, véritable impôt pour les taillables du bled el Makhzen, n’est d’ordinaire pour les gens du Siba qu’un don sans valeur matérielle, mais qui vaut comme symbole : c’est l’hommage des croyons au calife. L’autorité religieuse du Sultan vient à l’appui de la diplomatie à l’intérieur dont nous venons de parler. Elle rend moins faciles les coalitions contre le Makhzen. Elle l’aide à trouver des alliés, même parmi les groupes les plus insoumis, disposés à venir pieusement « gaigner » en razziant les ennemis de Sidna. Si le Sultan, usant de la plus essentielle de ses prérogatives, fait un appel à la Guerre sainte, il n’est pas une tribu qui ne lui répondra par l’envoi de deniers et de guerriers.
Le principe et la pratique d’un tel gouvernement concouraient à rendre son emploi difficile à une puissance européenne intervenant pour réformer le pays. Ses exploitans devaient répugner à accepter le contrôle d’étrangers méthodiques, appliqués à réorganiser, à moraliser l’administration. De plus, si, pour sortir d’un mauvais pas, ils l’acceptaient pour un temps et comme un pis aller, ils se discréditaient aux yeux des croyans. Le Sultan, mis dans une telle posture, perdait sa raison d’être. Pour le maintenir et encore plus pour faire accepter des innovations décrétées par lui sur l’avis de ses conseillers étrangers, il aurait donc fallu non seulement donner quelque cohésion à son armée, mais encore lui concilier les influences locales qui pouvaient soulever telle ou telle partie du pays. C’est-à-dire que la « politique makhzen » devait être accompagnée et aidée par la « politique de tribus. »
Ce chef-d’œuvre d’action indigène était particulièrement difficile à réaliser pour un pays qui a nos mœurs politiques : comment lui consacrer, lui laisser sans défaillances le personnel nécessaire et le libre usage de fonds dépensés en dehors de toutes les règles de la comptabilité publique ; comment avoir la patience et la suite que supposait une telle entreprise ? De fait, bien que tentante parce qu’économique et rassurante en comparaison- de l’intervention militaire, cette politique ne fut jamais vraiment tentée. Même aux heures où Abd el Aziz ou Moulay Hafid ; débordés par les événemens, s’abandonnaient entre nos mains, nous n’en eûmes que la velléité. Aussi, ne saurait-on dire que, au printemps 1911, alors que nous intervenions directement en marchant sur Fez, elle eût fait faillite : c’était notre volonté d’essayer sérieusement qui avait failli.
Mais qu’on le regrettât ou non, une fois que les circonstances eurent amené nos troupes au cœur du Maroc, le protectorat discret, progressif, si longtemps rêvé par notre diplomatie, était devenu impossible. Le Sultan continuait sans doute à s’imposer à notre respect comme entité consacrée par le droit international, mais il cessait d’en inspirer aux indigènes. Il ne pouvait mettre à notre service la seule autorité qu’il eût en dehors de la force de son guich et de ses tabors, sa qualité de calife de Dieu, parce que celle-ci s’évanouissait dès que le Sultan acceptait d’être subordonné aux Infidèles. Sans doute on a pu dire que le Sultan, souverain temporel accepté par une partie seulement du Moghreb, était une manière de pape reconnu comme tel par tout le pays, y compris le plus irréductible Siba. Mais il n’en résulte pas que son autorité religieuse pût s’employer à plier les croyans à notre domination. La loi d’où elle découle lui interdit de servir à un tel usage. Jamais le fondateur de la religion musulmane n’a prononcé le « rendez à César…, » formule qui autorisait un pouvoir temporel autre que celui des représentans de la religion et dans laquelle la possibilité de l’Etat laïque se trouvait en puissance. La loi de Mahomet n’admet qu’une théocratie, obligée à la guerre sainte, sauf pendant les trêves que peut imposer aux croyans leur manifeste état d’infériorité. Que le calife de leur dieu guerrier puisse devenir le grand prêtre pacifique d’un Etat gouverné par les Infidèles, voilà ce que les musulmans ne sauraient concevoir.
On comprend par-là le sentiment qu’ils éprouvent pour notre docile Moulay Youssef : ils le considèrent avec une ironie que réprime difficilement la crainte de déplaire au vainqueur. Comme je parlais de ce sultan pieux et rituel avec la componction de rigueur chez un représentant de la nation protectrice, des Fasi me répondirent en souriant : «… Moulay Youssef, un homme bien convenable… tout à fait ce qu’il fallait au général Lyautey. » Ailleurs, un paysan dont l’esprit simple, ignorant des fictions, allait droit aux réalités tangibles, s’écriait devant moi : « Sultan… général Lyautey ! » Comme la baudruche que tient debout l’air qu’on lui insuffle, l’autorité de Moulay Youssef n’a guère d’autre soutien que notre force. Seule celle-ci empêche de surgir du bled quelque inspiré prétendant au rôle de commandeur des Croyans tel que le veut la Loi, et dont le Sultan des Français ne peut donner que le simulacre. Sans doute Moulay Youssef nous sert à ce que la prière soit dite en son nom au lieu de celui d’un tel prédicateur de guerre sainte. Officiellement la religion se plie donc au concept du protectorat. En outre celui-ci maintient les formes auxquelles, comme le constate Montesquieu dans ses Considérations, les hommes sont souvent plus attachés qu’au fond même des choses. Il a encore l’avantage de permettre de gouverner le Maroc par dahirs chérifiens et non par lois, c’est-à-dire sans mettre en branle toute notre lourde et lente machine politique. Enfin et surtout, il est conforme aux exigences du droit international. Cela suffirait à le justifier. Mais on voit combien il serait injuste de reprocher à ceux qui ont charge de notre entreprise marocaine de ne pas savoir tirer parti de l’autorité du Sultan qu’ils ont dans leur main, puisqu’il leur faut employer près de 90000 soldats[2] à tenir et pacifier le Maroc.
Ni le nom ni l’aide du Makhzen ne sauraient nous aider à soumettre le Siba. Son concours ne peut, d’autre part, que très médiocrement servir à concilier, à organiser les populations des territoires déjà soumis. Il n’y a rien à attendre de sa collaboration dans l’une et presque rien dans l’autre des deux tâches qui partagent encore les efforts de notre politique indigène selon l’état de la pénétration française dans telle ou telle région du pays : la pacification et l’administration.
C’est le travail direct de nos officiers sur les influences locales et non l’intermédiaire du Makhzen qui a permis, sur certains points, de retarder ou d’atténuer par la politique l’effort militaire de la conquête. Dans le Sud, le général Lyautey et ses collaborateurs ont pu employer, à maintenir la paix dans le Grand Atlas et à pacifier une grande partie du Sous, de grands personnages locaux, le Glaoui, le Goundafi, le Mtougui, nommés jadis caïds par le Sultan parce que leur force propre les imposait à son investiture. Sans doute les autres régions, jadis à demi soumises au Makhzen ou complètement Siba, sont plus inorganiques que ces pays méridionaux. Le Moyen Atlas, en particulier, qui borde, de la banlieue de Demnat à celle de Taza, les pays que nous tenons déjà, ne présentait guère d’autorités sociales faciles à utiliser pour nous dispenser d’imposer la paix par l’usage exclusif de la force. Le Nord de cette zone montagneuse passe même pour complètement anarchique : « chacun est pour soi avec son fusil, » dit-on pour définir l’état social de la grosse tribu des Béni Ouaraïn. Cependant, en approchant, nos officiers discernent quelques points fixes dans cette poussière d’hommes. Des personnages, usant de l’autorité relative qu’ils ont, et désireux de la grossir et de la consolider en devenant les agens des maîtres de demain, s’emploient à rallier ce qu’ils peuvent des tribus que l’expérience a convaincues de l’inutilité de la lutte contre le Roumi et que la neige contraint à descendre l’hiver, avec leurs troupeaux, sur les pentes inférieures du Moyen Atlas déjà tenues par nos postes. Chez les Zaïan, des ambitieux sont entrés en relations avec les Français dans l’espoir de se faire donner plus tard tout ou partie du commandement de Hammou Zaiani ; de son côté, celui-ci a commencé à « causer » pour lutter contre les intrigues de ceux qui aspirent ainsi à ses dépouilles. Partout, en mêlant la politique à la démonstration de la force, on peut susciter et exploiter des rivalités de ce genre. Cette action suppose un service des renseignemens remarquablement organisé et actif. De fait, les officiers qu’il emploie s’ingénient dans les postes avancés à sonder le Siba, a y trouver des points d’appui, et les chefs qui sont chargés de centraliser, de coordonner leurs efforts à la Résidence générale ont un registre admirablement complet, nuancé, tenu à jour de tous les personnages qui peuvent être nuisibles ou utiles, c’est-à-dire qui doivent être continuellement suivis. Cette politique indigène exige encore la résistance à la tentation de brusquer les choses par un coup d’éclat, l’application à résoudre les questions avec un minimum de « casse, » à préparer chaque pas en avant par la négociation, avec une patience proportionnée à la lenteur orientale, dans des conversations indéfiniment reprises autour d’innombrables tasses de thé. Sans doute la soumission ne s’obtiendra pas sans un recours à la force. Le décorum d’une tribu ne lui permet de s’incliner que vaincue. « Nos femmes ne nous recevraient plus, » disent, pour expliquer leur résistance, les Berbères mêmes qui sont en pourparlers avec l’officier français. Mais, grâce à ce travail préparatoire, le jeu de la poudre ne sera pas une tragédie, sauf pour un noyau d’irréductibles ; il ne sera qu’un simulacre pour la plupart, une manifestation symbolique leur permettant de s’incliner aux moindres frais devant la fatalité que représente la loi du plus fort.
C’est ainsi que, peut-être plus vite que l’on ne pense, la jonction entre les territoires occupés à l’Est et à l’Ouest se fera sans bruit, mais d’une manière autrement utile que par l’effort, pour ainsi dire linéaire, de ce que l’on a appelé d’avance la colonne de Taza. Il n’y a pas 90 kilomètres à vol d’oiseau entre les postes fondés par les généraux Gouraud et Henrys au Sud de Fez et de Meknès et la plaine de la Moulouya ouverte, le jour où elles le voudront, à nos troupes du Maroc oriental. Au point où en sont les choses et le chiffre des effectifs engagés, on ne voit plus aucun intérêt à marquer indéfiniment le pas devant le Moyen Atlas. La jonction de l’Algérie et du Maroc pacifié se fera non par une ligne de postes jalonnant la « trouée » de Taza et toujours attaqués, mais par la soumission du pays sur toute la largeur qui sépare le versant septentrional du Grand Atlas de la Méditerranée.
Où serait-il question du Sultan dans cette progression ? Il ne nous économiserait pas un coup de fusil dans le Moyen Atlas. Si la « politique makhzen » fournit une façade à notre entreprise, c’est la « politique de tribus » qui lui donne ses moyens d’action. Et, sinon dans les formules, du moins dans la réalité des choses, ce n’est pas un seul protectorat que nous faisons au Maroc, mais autant de protectorats que nous y rencontrons d’autorités locales, capables de nous épargner, au moins dans une certaine mesure et pour un certain temps, l’effort de conquérir et d’administrer directement telle ou telle fraction de pays.
Ce morcellement, sous l’unité théorique, n’a pas seulement une utilité immédiate pour la pacification : il est en harmonie avec l’objet lointain de toute notre œuvre nord-africaine. A quoi servirait d’unifier sous la teinte makhzen la mosaïque si heureusement disparate que nous présente le Maroc ? L’institution chérifienne est d’essence contradictoire à la domination des Infidèles. Cette raison et beaucoup d’autres nous la rendraient hostile dès que le Makhzen croirait pouvoir se permettre quelque indépendance et devenir un centre de ralliement pour les mécontens du régime français. Si l’unité du Maroc doit se faire, ce sera dans des cadres, des idées et des intérêts nouveaux apportés du dehors sous des espèces françaises.
Le parti pris de différencier les groupes indigènes doit être ferme, surtout lorsque nous avons à travailler des tribus conservant encore leur langue et leurs coutumes berbères. La barrière qui nous en sépare est moins haute que celle des tribus arabisées. Leur islamisation est superficielle ; la littérature coranique exclusivement arabe leur est fermée ; leurs coutumes et institutions restent étrangères à la loi de Mahomet. Elles n’ont pas de langue écrite, pas de culture qui se suffise et puisse s’opposer à la nôtre. Elles sont encore une matière première à ouvrer au mieux des intérêts de notre politique.
Cette politique ne saurait donc être de renouveler l’erreur commise en Algérie, par inattention, paresse et manie de l’uniformité, et qui a fait travailler notre administration à transformer les Berbères en hommes de civilisation arabe. Il s’agit de ne pas continuer aussi étrangement au Maroc l’œuvre d’arabisation lentement poursuivie par l’effet des siècles qui se sont écoulés depuis la conquête musulmane d’Okba. Arabiser, c’est islamiser. C’est donc approfondir l’emprise d’une religion de guerre sainte et répandre une langue qui peut être le véhicule d’idées hostiles, même sous des formes étrangères au vieux fanatisme musulman, comme le prouve l’exemple des journaux de la « jeune Egypte » ou de la « jeune Tunisie. : » C’est dire quelle erreur ce serait d’étendre aux tribus berbères l’administration d’un Makhzen d’institution arabe, de culture arabe, et dont l’influence a toujours été une force aggravant l’arabisation du pays. Les tribus berbères doivent être administrées à part, confiées à des hommes qui leur parleront exclusivement leur langue, s’attacheront à reconnaître, à consolider leurs coutumes, à leur donner le sentiment de leur individualité qui existe déjà d’une manière confuse. Les historiens du Maroc relèvent quelques manifestations de solidarité berbère. « Arbi Roumi ! » s’écrient parfois les Berbères pour rapprocher naïvement l’arabe du peuple légendaire dont le nom servait dans ces pays à désigner tout le monde étranger. Les Berbères auront sans doute une idée plus haute et plus nette d’eux-mêmes, s’ils voient les nouveaux maîtres se donner la peine d’acquérir leur langue, au lieu de la tenir pour un patois de rustres, comme l’ont fait les fonctionnaires chérifiens et tous les moghrebins qui se piquaient de raffinement.
A vrai dire, la politique herborisante est difficile au point où en est déjà l’arabisation du pays, alors que beaucoup de familles influentes et de zaouia sont des centres arabes en plein pays berbère. En outre, demain, la vie économique plus intense que nous introduirons dans le pays, va brasser les hommes plus énergiquement qu’ils ne l’ont jamais été au Moghreb, favoriser l’expansion de la langue des régions les plus riches, les plus avancées, qui attireront à elles les émigrans temporaires de la montagne. Enfin une difficulté est en nous-mêmes : les officiers, les fonctionnaires, habitués à parler arabe à leurs administrés d’ici, auront quelque peine à parler berbère à ceux de là-bas : l’indolence et la force de l’habitude tendent à l’uniformité.
Le Résident Général a heureusement compris le haut intérêt de l’entreprise. L’enseignement du berbère a été organisé à Rabat dès le début du protectorat. La connaissance de cette langue sera obligatoire pour les agens appelés dans le pays encore berbère. Reste à espérer que les textes seront appliqués et que le jeu des clientèles politiques ne fera pas que les fonctionnaires soient aptes, quelles que soient leurs connaissances linguistiques, à toute place désirée par eux. Il s’agit d’une discipline si suivie que nous avons des doutes sur la possibilité de l’imposer avec la constance voulue pour obtenir un résultat. Mais l’objet à atteindre, faire arriver une partie de la population à la civilisation sans qu’elle la prenne sous une forme arabe, la laisser par conséquent plus apte à entrer plus tard dans la cité française, vaut cet effort. C’est une intéressante épreuve de notre capacité de plier notre tempérament administratif jacobin et niveleur à ces nuances et à ces variétés dont le respect est la base de toute bonne politique coloniale.
Mais on peut être assuré que, même si l’action du protectorat ne s’applique pas assez à éviter d’arabiser les Berbères, ce ne sera pas pour le plaisir singulièrement vain et gratuit de leur appliquer une politique makhzen. L’inexistence du gouvernement chérifien dans les pays que nos officiers ont encore à soumettre est trop évidente pour qu’ils s’embarrassent de ce fantôme, quelle que soit la formule du régime français au Maroc. La possibilité d’une politique trop scrupuleusement makhzen existe au contraire d’une manière très réelle dans les pays anciennement soumis au gouvernement du chérif. On cite des faits qui le prouvent. Ils posent une question d’autant plus sérieuse que l’on peut dire, malgré la place presque exclusive donnée par les journaux aux nouvelles de la progression militaire, que ce qui se passe devant nos soldats est moins intéressant aujourd’hui que ce qui s’organise derrière eux. Personne ne peut douter qu’ils triompheront, quand on en trouvera l’heure opportune, des dernières résistances du Siba ; mais même alors, l’organisation à laquelle leurs victoires ouvrent le terrain sera encore à peine commencée. Et les premières régions pacifiées sont comme la matrice où va s’élaborer et s’éprouver l’organisation qui sera peu à peu étendue à tout le Maroc. C’est là que va se former l’opinion indigène sur notre œuvre.
Déjà elle nous guette, parce qu’elle attend beaucoup de nous. Les croyans du Maroc nous ont assurément accueillis sans joie, comme il sied à des musulmans imbus de l’idée que la paix avec l’Infidèle ne doit jamais être qu’une trêve. Mais un espoir manifeste leur facilitait la résignation, celui de voir les Roumis réformer les abus qui les accablent. Le voyageur qui, il y a quelques mois, campait chaque soir près d’un douar à la fin de l’étape, entendait souvent des plaintes et les prières qu’elles inspiraient : « Jamais les caïds ne nous ont tant volés ; si une veuve n’a plus qu’une poule ils la lui prennent, quand viendrez-vous réprimer leurs pilleries ? » Et un peu plus tard, lorsque le pays était occupé, les indigènes, s’efforçant de passer à travers la barrière fictive du Makhzen que la théorie du protectorat veut interposer entre eux et l’autorité française, venaient se plaindre du caïd au bureau des renseignemens, allant droit à ceux qui, ayant la force et la réalité du pouvoir, en avaient aussi la responsabilité. Pendant un temps, même après l’accord franco-allemand, nos officiers eurent l’ordre de ne pas intervenir dans le fonctionnement du gouvernement chérifien. ! C’était décevoir la seule espérance qui rendît notre présence tolérable. Mais on craignait de violer les formes du protectorat, de faire de l’administration directe : défense de toucher à un Makhzen considéré comme tabou ; c’était s’interdire toute œuvre sérieuse et honnête.
Les rouages de cette machine à piller étaient pourtant inaptes, non seulement à exécuter, mais même à concevoir la tâche qu’ils auraient à accomplir sous la responsabilité d’une nation civilisée. Ce que l’on devait prévoir à cet égard a été confirmé par l’expérience. C’est une vérité admise par les coloris français capables de pénétrer un peu la société indigène que jamais les déprédations des caïds n’ont été plus violentes, ni la justice des cadis plus lamentablement boiteuse que pendant les premiers temps de l’occupation française. A cela il y avait bien des raisons. La présence de nos troupes libérait les gouverneurs de tribus de la crainte des révoltes qui contenait un peu jadis leurs exactions. Les agens du Makhzen profitaient d’autant plus de cette sécurité qu’ils jugeaient sage de mettre les bouchées doubles pendant que la table était encore servie, en attendant que la discipline administrative des Roumis vînt les rationner ! La graisse qu’ils pouvaient se faire ainsi était d’autant plus désirable que le Sultan ne resterait pas libre d’en dépouiller, comme autrefois, les caïds ayant cessé de plaire. Enfin, il n’y avait pas plus à se préoccuper de rendre gorge dans l’autre monde que dans celui-ci : quelle loi fallait-il encore respecter sur cette terre d’Islam livrée à l’Infidèle et dont toutes les institutions perdaient par-là même leur base et leur principe ? Il serait injuste de ne pas faire la part de cette incontestable crise morale dans la recrudescence de pilleries et de malhonnêtetés qui a suivi l’effondrement du vieux Moghreb et le viol de tous ses concepts. Et, de plus, ce serait, à en croire les nouvelles que nous recevons du Maroc, se laisser aller à un optimisme prématuré que de croire ces abus dès à présent abolis.
Seul un contrôle rigoureux y mettra fin. Certains craignent, en le rendant trop visible, de heurter la conscience musulmane. Du seul fait de la conquête des Infidèles, celle-ci « en a vu bien d’autres. » Ce n’est pas en traitant le Makhzen comme un bibelot précieux au goût de certains islamisans, que nous guérirons les blessures de la conscience musulmane, et que nous rallierons le peuple conquis ; ce n’est pas non plus en laissant la bride sur le cou à une autorité indigène, quelle qu’elle soit, — toutes nous compromettaient par leurs rapines, — c’est par la création d’intérêts nouveaux, capables de distraire nos protégés de leurs idées traditionnelles et de les faire sortir de leurs vieux cadres.
Notre présence seule suffit sans doute à commencer de créer de tels intérêts, chers à un peuple très sensible aux avantages matériels. Sous mille formes elle lui répète l’invite : « Enrichissez-vous. » La paix française assure le milieu nécessaire à un si heureux changement. Le bienfait qu’elle apporte par elle-même à des gens obligés naguère de défendre sans trêve leurs moissons et de ne jamais dormir que d’un œil pour garder leur bétail contre les voleurs qui foisonnaient dans l’anarchie marocaine, se résume dans ce mot d’un notable de la Chaouia à un de nos officiers : « Depuis votre arrivée, nous sommes saouls du sommeil ! » De plus, nous apportons beaucoup d’argent à ce pays. C’est le bon côté de la charge très lourde, — on a pu en voir plus haut le montant année par année, — que son occupation fait peser sur le contribuable français. On estime qu’une soixantaine de millions sont dépensés chaque année par l’armée au Maroc même. Avec les achats et frais d’installation des particuliers, ce serait un total de 3 à 400 millions tombés depuis quatre ans dans ce pays naguère sans activité économique[3]. Pour apprécier cette manne, il faut la comparer au commerce du Maroc pendant ces dernières années. Voici les chiffres pour 1909, 1910, 1911 et 1912 : 130, 125, 177, 227 millions. Les importations fournissent la plus grosse part de ce mouvement : leur prépondérance sur les exportations est énorme : 77 millions, en 1912, malgré la sortie de la magnifique récolte de 1911 et les statistiques de 1913 montreront un écart encore plus considérable. C’est que la production n’a encore pu être influencée que d’une manière insensible par le nouveau régime qui n’a pas commencé l’outillage économique du pays. La richesse qui y circule ne vient pas encore d’une augmentation des ventes à l’étranger donnant les moyens de solder les achats sans précédens faits par le Maroc au dehors. Ce sont les dépenses d’installation des colons et celles de l’armée qui ont payé le formidable excédent des importations ; c’est uniquement l’intervention française qui a versé sur le Maroc une quantité d’argent qu’on n’y avait jamais vue, et dont une partie est tombée entre les mains des indigènes, augmentant beaucoup leur puissance d’achat. Ceci est une contre-partie heureuse aux charges très lourdes imposées à la métropole et qu’aggravera le déficit certain du budget civil du protectorat pendant les premières années, avant que les travaux payés sur le fonds d’emprunt ne deviennent rémunérateurs. Cette coûteuse semaille a mieux que des effets matériels, et ce n’est pas seulement en entretenant des forces irrésistibles que la dépense du corps d’occupation est une prime payée à la pacification.
Bientôt le Pactole coulera plus abondant encore pour l’indigène dont l’horizon économique était naguère si rétréci. Le Maroc va emprunter 170 millions. Une fois payés 30 millions pour indemnités et dettes flottantes de l’ancien Makhzen, — qui nous a transmis le pays avec un passif de 194 millions ne représentant aucun travail utile, — on pourra consacrer 140 millions au premier outillage du pays. Ce sera le salaire assuré à beaucoup de meskine, de pauvres gens, et à un moment où la disette sévit sur une partie du Maroc à la suite de deux années de sécheresse. En outre, l’effet économique de ces travaux doit profiter à toute la population. Et ce premier appel du Maroc français au crédit doit nécessairement être à bref délai suivi d’un autre : il ne prévoit rien pour les chemins de fer alors que chacun sait que l’on reliera aussitôt que possible, par d’autres voies ferrées que le réseau militaire léger dont la construction se poursuit, non seulement Tanger a Fez, mais encore un point de cette première ligne à Kenitra, Rabat, Casablanca et ce port à Merràkech. La voie de jonction avec l’Algérie sera certainement commencée du côté algérien en même temps que le reste du réseau et du côté marocain aussitôt que le rail atteindra Fez. La prospérité résultant des dépenses de premier établissement n’est donc pas près de finir pour les gens du Moghreb, et on peut espérer que cette richesse, d’abord artificielle, sera pour une bonne part consolidée ensuite par la mise en valeur du pays.
Toute l’ambiance du milieu nouveau va donc être pour apaiser les indigènes, leur faire oublier leurs rancunes dans le soin de leurs nouveaux intérêts. Les Marocains sont âpres au gain, — plus que les Algériens, assurent ceux qui ont pratiqué les deux peuples ; — de fait, on ne peut jamais les écouter parler sans remarquer que le mot flouss (argent) revient continuellement dans leur conversation. Ils sont donc aptes à se laisser entraîner dans le mouvement qui va secouer leur société, hier figée, émanciper l’individu du groupe, remplacer lentement devant nous les épis barbelés que nous présentait le vieux Moghreb par des grains qui s’en détachent et deviennent plus assimilables.
L’optimisme de certains matérialistes coloniaux se contenterait même facilement du développement économique pour nous assurer les sympathies des indigènes. Trop souvent, lorsque l’on veut y ajouter d’autres moyens, on se borne à parler d’écoles, d’hôpitaux et de dispensaires. Il est à peine nécessaire de prêcher pour de telles œuvres ; jamais le Parlement ne leur marchandera les crédits, qu’il s’agisse de les prendre sur des emprunts marocains ou des subsides de la métropole : 20 millions leur sont réservés sur le produit du premier emprunt du Protectorat. Leur efficacité est d’ailleurs certaine. L’école et aussi le dispensaire ajouteront certainement des suggestions heureuses à celles de l’argent dépensé par les Roumis. Sans partager l’attendrissement un peu candide de ceux qui escomptent la reconnaissance du peuple conquis, on ne saurait nier que les 312 000 consultations gratuites qui avaient été données à la fin de septembre (leur nombre a dû s’accroître beaucoup depuis : elles dépassaient 40 000 par mois) ne peuvent manquer d’atténuer nombre de malveillances. Les écoles surtout doivent renouveler l’air du vieux Moghreb. Leur enseignement est fort recherché, puisque les classes ouvertes encore en petit nombre aux enfans indigènes comptaient déjà 3 000 élèves, il y a quelques semaines.
Il ne faut pas oublier cependant l’exemple de l’Algérie française qui montre que le développement économique, si magnifique soit-il, peut ne pas suffire à rallier les indigènes. C’est l’opinion de tous les hommes soucieux de l’avenir de la nation : ils reconnaissent que la question est moins résolue que jamais en Algérie. Les écoles elles-mêmes que l’on n’a, à vrai dire, développées qu’avec une parcimonie craintive, n’en ont pas atténué la gravité ; l’instruction française a formé des hommes capables de formuler dans des formes plus modernes des griefs qui n’ont pas disparu. Sans doute notre entreprise algérienne conserve la marque de tares originelles que bien des raisons, entre autres l’expérience acquise dans le pays voisin, épargneront à notre œuvre marocaine. Son caractère de conquête longue, brutale, destructrice, parce que longtemps aveugle, coupée de révoltes suivies de nouvelles rigueurs, persiste dans le régime fait aux indigènes algériens : l’inégalité devant l’impôt, son emploi au bénéfice d’une oligarchie de conquérans. Mais après avoir fait cette rude école, nous n’abordons pas le Maroc à tâtons, munis que nous sommes aujourd’hui d’une méthode et de moyens beaucoup plus décisifs. Nous savons que certaines fautes doivent y être évitées et certaines conditions remplies, si nous voulons que les bienfaits matériels apportés par nous aient les conséquences morales espérées comme la meilleure justification et consolidation de notre entreprise.
La première de ces conditions est de donner à ce pays une administration qui ne le « mange » pas comme le vieux Makhzen, dont l’empreinte est partout dans la misère de la terre marocaine. Si, dans le Maroc de demain, chacun n’est pas assuré des fruits de son travail, tout l’argent que nous apporterons au pays ne suffira pas à nous y concilier les esprits. Et nous avons vu que notre présence n’est pas à elle seule capable d’assurer le changement, puisqu’elle a commencé par déterminer une recrudescence des pilleries des caïds. Toutes nos demandes, si l’exécution n’est pas surveillée de très près, seront même l’occasion d’exactions nouvelles. On assure que les caïds ont su jouer agréablement du tertib, l’impôt nouveau appliqué cette année ; quel bon prétexte pour « faire suer le burnous, » plus fort que jamais, tout en gémissant sur des rigueurs ordonnées par les chiens d’Infidèles. L’établissement du contrôle s’impose donc et presse parce qu’il doit accompagner, pour les rendre supportables, toutes les innovations introduites par le régime français. Et il s’agit là d’un travail énergique, serré, et non pas de quelques directions données à la tête du gouvernement indigène, selon la formule d’un protectorat plein de ménagemens. En se bornant à cela, on ne réussirait qu’à inspirer une vertueuse littérature administrative sans aucun effet sur le gouvernement des tribus. Pour que le contrôle soit efficace, il faut qu’il mette non seulement auprès des vizirs, mais encore auprès des caïds, un filtre européen qui épure un peu les eaux boueuses de l’administration chérifienne.
C’est bien ainsi que l’a compris la Résidence générale, mais l’œuvre est fort délicate. L’accomplissement d’une telle tâche, dans un tel milieu, suppose chez le contrôleur européen les plus rares vertus : le don peu commun de la curiosité sympathique, le goût de la responsabilité, la volonté d’agir qui donnent un effet aux bonnes intentions. C’est la réunion de bien grandes qualités de cœur et d’esprit. Si elles s’émoussent au contact d’une réalité décevante, si le sentiment du devoir se décourage de rechercher indéfiniment une vérité cachée, dans un tissu d’impostures contradictoires, si en même temps le corps se lasse de parcourir le bled monotone dans les boues de l’hiver ou la poussière chaude de l’été ; en un mot si, physiquement et moralement le contrôleur se « met en pantoufles, » il deviendra la chose d’indigènes prompts à s’emparer de son pouvoir et à l’exploiter. Un caïd souple, ne corrompant certes pas d’une manière grossière son contrôleur, mais l’enveloppant par des services continuels rendus à son indolence, flatteur par l’attitude d’un homme déférent qui sait « venir à la botte, » régentera le pays sous la responsabilité de l’Européen. D’autres fois, plus rarement sans doute, un indigène subalterne, un interprète, un chaouch par exemple, saura s’interposer entre son maître et la population. Malheur à ceux qui voudront résister à l’exploitation de ce caïd toujours cru ou de ce favori ! Leurs plaintes seront présentées comme une manifestation de rébellion. Elles les désigneront à des rigueurs qui les obligeront à s’éloigner. Et les indigènes, qui n’ont pas l’habitude de réclamer leur droit, mais de composer avec les abus, trouveront bon de se concilier le personnage par les moyens que l’on devine. De telles histoires ne sont pas un roman de vie coloniale ; l’expérience de l’Algérie montre trop que c’en est le pain quotidien. Combien de caïds n’ont-ils pas fait tout ce qu’ils voulaient sous le couvert d’un administrateur ou d’un bureau arabe qu’ils savaient flatter et endormir ? Tel chaouch algérien, habile homme qui sut « chambrer » ses chefs, devenir le subordonné indispensable se chargeant de régler toutes les affaires, mais qui vendait le droit de pénétrer jusqu’au maître et ses bons offices auprès de lui, s’est retiré, dit-on, avec une fortune de 300 000 francs gagnée en exploitant ainsi les antichambres. Sans une véritable élite chargée du contrôle, des iniquités sans nombre se commettront en notre nom au Maroc, et cette élite est difficile à recruter et encore plus à tenir en haleine. Rien n’est plus capable d’émousser les énergies et les bonnes volontés que l’isolement au contact d’un milieu dont la démoralisation fait peu à peu douter de la possibilité du bien, et de l’utilité de l’effort.
Notre œuvre marocaine, par l’effet des circonstances et de notre imprévoyance, a dû être une improvisation. L’occupation française, précipitée, en 1911, a étendu plus vite nos responsabilités que nos moyens d’y faire face. C’est ce qui explique que, malgré des efforts louables et souvent heureux, le travail du contrôle soit à peine commencé et qu’il ne se soit pas fait sentir aussi vite que l’attendait la population pressurée.
La Résidence générale, qui concevait toutes les nécessités de sa tâche, n’en avait pas tous les moyens. Elle a commencé par essayer de former, pour ménager les transitions et assurer la continuité de notre action sur les indigènes, les premiers agens civils dans les bureaux militaires. Puis elle s’est appliquée à forger dans son ensemble l’instrument du contrôle. Son arrêté du 2 août 1913 manifeste la volonté de le créer avec des hommes qui lui apportent un esprit cultivé et qui soient obligés à faire, pendant une période d’essai, preuve d’aptitudes professionnelles et de caractère.
L’arrêté « réglant les conditions d’organisation et de fonctionnement du corps du contrôle civil » s’inspire des meilleurs modèles, et notamment des règles adoptées pour le recrutement du Civil Service de l’Inde anglaise. Très large en ce qui concerne les titres des candidats, de manière à donner au recrutement du contrôle une grande richesse d’apports et une grande variété de nuances, il veut éprouver et fondre ces élémens divers par un stage. Celui-ci est, comme il convient, éliminatoire. Le « contrôleur stagiaire » qui, au bout de deux ans, n’aura pas acquis la connaissance de l’arabe ou du berbère et prouvé à l’usage ses aptitudes, pourra être casé dans une des administrations du protectorat, mais il ne saurait être admis dans la plus haute : le contrôle.
Comme tous les textes réglementant notre nouveau protectorat, celui-ci est supérieur à tout ce qui a été fait ailleurs dans notre empire colonial pour régir la même matière. On peut seulement trouver, malgré le préjugé de notre démocratie contre les gros traitemens et en s’inspirant de l’exemple des colonies anglaises, que la perspective d’arriver au sommet de la carrière à une rémunération de 48 000 francs, en partant de 7 000 pendant le stage, n’est pas suffisante pour attirer les hommes de première valeur, et d’ailleurs peu nombreux, que demande le corps du contrôle. La retraite même des hauts fonctionnaires du civil service de l’Inde est plus tentante que ce bâton de maréchal : elle s’élève à 25 000 francs.
Le règlement du 2 août ne pouvait s’appliquer immédiatement en entier : les besoins pressans du protectorat ne permettent pas d’attendre que le stage ait fourni des sujets sélectionnés et, de plus, on ne saurait confier des régions entières à des hommes très jeunes et sans expérience, quoi que l’on soit en droit d’attendre d’eux dans l’avenir. Ainsi l’article 7 permet-il à titre transitoire au gouvernement du protectorat de nommer contrôleurs « tous candidats dont les titres, services et diplômes auront été jugés suffisans. » Bien que les influences politiques n’aient pas été admises à les imposer, l’expérience ne permet pas de juger encore de ces choix : ils sont graves, puisqu’ils vont constituer le moule où se formeront les traditions et le personnel du corps de contrôle, la cellule mère dont la multiplication va donner naissance à l’organisme d’où dépendra essentiellement la valeur de notre politique indigène.
Défendus par le contrôle contre les abus des maîtres d’hier, nos protégés doivent l’être encore contre ceux qui peuvent résulter de la conquête. A vrai dire, le danger est, à cet égard, beaucoup moins grand au Maroc qu’il n’a été dans telle ou telle de nos autres entreprises coloniales. Nos débuts y sont tout autres qu’en Algérie ; pour une foule de raisons, ils assurent aux indigènes l’égalité avec les Européens devant l’impôt. La forme du protectorat est pour eux, dans une certaine mesure, une garantie. La tradition qui s’établit dès les commencemens du régime français en est une meilleure. Partout où c’est possible, nos protégés sont dès à présent invités à collaborer à notre œuvre ; la preuve en est l’institution du Medjliss, l’assemblée municipale, où les représentans de la bourgeoisie policée de Fez sont appelés à participer à l’administration de leur ville. La politique adoptée dès l’origine au Maroc ne fera pas des indigènes des parias sur lesquels se concentrent les charges. ! Malheureusement, les hypothèques internationales qui pèsent sur les débuts du protectorat ne nous permettent pas de délivrer immédiatement les Marocains de tous les abus que les étrangers avaient ajoutés à ceux du Makhzen : le régime des capitulations maintient pour un temps, avec l’exterritorialité dont bénéficient les étrangers et leurs protégés, une caste qui perpétue encore dans une certaine mesure les inégalités et les dénis de justice du vieux Maroc.
Les origines de l’exterritorialité des étrangers et de son corollaire, la protection, sont faciles à comprendre : c’est conformément à une conception très ancienne qu’un régime à part est fait à l’étranger. Dans le monde antique, ne participant pas au culte des dieux de la Cité, il était exclu du bénéfice de ses lois. Un tel sort devait tout naturellement être fait aux chrétiens dans les pays musulmans où toute loi est religieuse. Cette « exterritorialité » devenue un privilège était plutôt à l’origine une infériorité : les sultans l’accordèrent sans doute au début aux petites « nations » européennes, vivant sous l’autorité de leur consul, parquées dans un quartier spécial des ports, avec ce même libéralisme méprisant qui leur a fait tolérer, jusqu’à nos jours, l’autonomie intérieure des Mellah, ces ghettos où sont confinés les Juifs marocains. Mais peu à peu ces étrangers allaient s’efforcer de transformer cette exception en une supériorité. Marchands et consuls voulurent soustraire leurs domestiques et courtiers à l’arbitraire d’un gouvernement sans règles et, après le bombardement des repaires de corsaires de Larache et de Salé par une escadre française, le traité du 28 mai 1767, conclu entre le Sultan et la cour de Versailles, stipulait que les serviteurs indigènes des Français « ne seraient pas empêchés dans leurs fonctions et seraient libres de toute imposition et charge personnelle. »
Ce texte ne faisait certes pas prévoir la protection telle que nous la connaissons, régime qui soustrait complètement à la juridiction du Sultan tous les indigènes associés à un titre quelconque aux affaires des étrangers. Il n’admettait pas qu’aucun musulman fût enlevé à l’autorité du Commandeur des Croyans. Aucun acte diplomatique n’a institué rien de pareil : c’est par l’usage, ou plutôt par l’abus, que la protection s’est peu à peu développée, hypertrophiée pourrait-on dire. Les seuls textes qui l’aient sanctionnée, les règlemens de 1863 et la Convention de Madrid de 1880, sont ceux qui ont été négociés par le gouvernement chérifien pour la ramener dans des limites raisonnables. Si bien que les traités ne reconnaissent la protection que d’une manière négative : elle n’est qu’un fait de droit coutumier.
Mais au contact de puissances toujours plus fortes par rapport à un Makhzen qui restait toujours aussi désordonné, il était naturel que les immunités très limitées, d’abord prévues, grandissent et se transformassent. Les consuls, poussés par leurs nationaux qui craignaient de perdre les avances ou les marchandises confiées à des gens soumis aux exactions des caïds et à la justice boiteuse des cadis, devaient tendre irrésistiblement à soustraire tous ces indigènes à la juridiction territoriale. C’est ainsi que la protection naquit de la force des choses : domestiques, courtiers de négocians, simples associés agricoles d’Européens, toutes ces catégories, soigneusement distinguées dans les traités qui leur accordaient des immunités inégales, se confondirent dans la classe des protégés mis au-dessus des lois qui pouvaient narguer toute autorité, sauf celle du consul de leur patron.
Légitime pour garantir les intérêts des marchands qui faisaient vraiment des affaires, la protection devint bientôt l’industrie des étrangers qui n’avaient pas d’autre capital à exploiter. Ainsi il se constitua au Maroc une variété nouvelle de féodaux : les étrangers vivant sur une clientèle qui leur payait le droit de se réclamer de leur consul. Comme bien on pense, les protégés se remboursaient de ces exigences avec usure sur le reste de la population. Ils constituèrent une classe de privilégiés se refusant à toutes obligations envers le Makhzen. Ils échappèrent à l’impôt, en violation formelle de la Convention de Madrid. Aussi, tandis que le Makhzen était appauvri, privé de ses plus riches contribuables, les charges se concentraient sur les maigres épaules des pauvres hères, clientèle trop peu lucrative pour trouver un patron étranger. Mais, de plus, les protégés pouvaient prendre des libertés avec le bien d’autrui, d’autant qu’ils en faisaient profiter le protecteur. Et les consuls, stimulés par la rivalité des petites « nations » des ports, appliqués à ne pas prendre moins d’autorité que le plus envahissant de leurs collègues, parfois même défendant leurs intérêts personnels, tendaient à soutenir, dans les cas les plus et même les moins douteux, les protégés de leurs ressortissans. Les tribunaux consulaires étaient devenus une justice de clan.
De la moralité de la protection, les voyageurs entendaient raconter à chaque étape des histoires caractéristiques. Ici un agent consulaire soutenait avec d’autant plus de zèle les rapines de ses propres protégés qu’il s’arrangeait à leur mort pour s’approprier une partie de leur héritage. Là un Européen vendait aux exactions du caïd son client devenu gras à souhait à l’abri de la justice consulaire. La protection était un des ornemens de ce régime sous lequel les Marocains se sont fermement convaincus que la destinée de l’homme est d’être toujours voleur ou volé, que tout l’art de la vie consiste à passer du second état au premier, parce qu’il n’y a aucune équité à attendre. Cette mentalité s’exprime avec candeur ; un Français qui annonce à un pauvre hère l’avènement prochain de la justice égale du protectorat ne lui inspire que cette réflexion : « Alors ce ne sera jamais mon tour ! » L’existence de 6 à 8 000 protégés aidant les Européens à faire leurs affaires sur la base malsaine de l’intimidation et de la force, moyens habituels à trop d’étrangers en contact avec le désordre marocain, était aussi incompatible avec l’œuvre du protectorat que les libres pilleries des caïds.
Tout effort de réforme devait se heurter à cet obstacle, rencontrer des exceptions infirmant les nouvelles règles édictées pour introduire un peu d’ordre et d’équité au Moghreb. Aussi un des premiers soins du protectorat a-t-il été de doter le pays d’une justice pour retirer toute raison d’être à l’exterritorialité des étrangers et de leur clientèle indigène. Des codes, s’inspirant des derniers modèles, les dépassant même, ont été rapidement rédigés et promulgués. Nulle part ne s’est mieux affirmée la supériorité des textes élaborés pour servir de base au nouveau régime. Des tribunaux français donnant beaucoup plus de garanties que les justices consulaires ont été ouverts. S’il ne s’agissait que de garantir les intérêts de leurs nationaux, toutes les puissances renonceraient sans délai à ces juridictions. Mais quelques-unes y voient peut-être encore un objet d’échange. D’autres prennent l’avis de leurs agens locaux et on se doute de ce que doivent être des réponses conçues dans l’ambiance de leurs petites colonies où tant de gens déplorent, pour des raisons beaucoup moins touchantes que le regret anticipé de la couleur locale, la fin de leur « bon vieux Maroc. » Si nos codes et nos tribunaux sont la condition nécessaire de la suppression de l’exterritorialité des étrangers, il ne dépend pas de nous seuls qu’ils en soient la condition suffisante : sauf dans notre traité avec l’Espagne, nous n’avons pas de texte à invoquer pour réclamer l’abolition des tribunaux consulaires, moyennant des conditions et dans un délai déterminés. Nous ne pouvons que solliciter une mesure de bonne foi et nous avons fait ce qu’il fallait pour qu’on ne pût nous la refuser longtemps.
De même aucun traité, sauf l’accord franco-allemand de 1914, et avec l’imprécision qui caractérise plusieurs de ses articles, ne nous promet l’abrogation de la protection. Mais, ici encore, nous ne laisserons bientôt aucune raison d’être à une institution née du désordre marocain et qui doit mourir avec lui : la réforme de la justice des cadis est commencée. De plus, si nous ne pouvons immédiatement en finir avec l’existence même de la protection, nous sommes armés pour en restreindre les abus qui portaient à la fois sur les prérogatives des protégés et sur leur nombre. Les textes de 1869 et 1880 limitaient très strictement les unes et l’autre. Honnêtement appliqués, ils auraient réduit la protection à bien peu de chose. Ils n’autorisaient sans doute pas le dixième du nombre des protégés que le régime français a trouvés au Maroc. Nous avons commencé à en exiger l’application, ce dont était incapable l’ancien Makhzen. Les protégés doivent maintenant payer l’impôt comme d’ailleurs les étrangers eux-mêmes. La prime à la protection diminue de ce chef en même temps qu’un milieu administratif plus probe et aussi plus ferme la réduit de toutes manières. D’autre part, conformément à la Convention de Madrid, on procède, d’accord avec la plupart des puissances, à la révision des listes de protégés, c’est-à-dire, vu leur excès, à de larges réductions. Si un gouvernement étranger se refusait à cette opération, le gouvernement chérifîen pourrait d’autant mieux se refuser de son côté à reconnaître telle ou telle protection abusive que l’article 9 de l’accord franco-allemand, auquel toutes les puissances ont adhéré, prévoit une procédure d’arbitrage pour régler les difficultés de ce genre comme toutes celles qui peuvent surgir entre un ressortissant étranger et les autorités marocaines.
La protection ainsi comprimée de toutes parts n’aura plus grand prix. Elle apparaîtra aux membres des colonies étrangères eux-mêmes telle qu’elle est : un anachronisme choquant dans le Maroc nouveau. Et l’opération finale nécessaire pour extirper complètement ce mal, naguère si virulent, deviendra bien peu de chose après le traitement qui le réduit. Ainsi, par une compensation heureuse, notre conquête du Maroc aura délivré les indigènes d’un abus qui permettait à beaucoup d’étrangers de prendre à leur égard des allures de conquérans.
La fin de l’exterritorialité des étrangers et de la protection est d’autant plus désirable qu’elles aggravent un des pires dangers que courent les indigènes, la difficulté la plus redoutable pour la bonne orientation de notre œuvre marocaine : le désordre immobilier résultant de l’afflux des acheteurs étrangers dans un pays où on peut dire, en exagérant à peine, que la propriété rurale n’existait pas. Une telle affirmation étonnera sans doute ceux qui ont lu de consciencieuses études sur le régime foncier du Maroc. Qu’ils réfléchissent cependant que des principes juridiques, qu’ils soient tirés du Coran, de ses commentateurs ou de toute autre source, ont en fait tout juste la valeur que leur donnent la capacité et la volonté des pouvoirs publics qui les appliquent. C’est dire l’efficacité que la loi et ses gloses pouvaient avoir au Maroc.
En dehors des villes et de leurs ceintures de jardins, où un certain ordre régnait et assurait le respect de propriétés matériellement limitées et faciles à constater, le droit de propriété ne pouvait guère, dans le vague et l’insécurité des campagnes marocaines, se distinguer du fait de la possession. Une foule de raisons contribuaient à ce que l’un ne pût pas exister, ou du moins se maintenir longtemps sans l’autre. L’effet des guerres fréquentes autrefois dans le bled et plus encore la volonté du prince avaient souvent transplanté les tribus des plaines marocaines, seules régions qui intéressent les acheteurs européens. Ainsi s’attachaient mal à la terre des groupes dont l’industrie préférée était d’ailleurs pastorale et dont la mobilité apparaît encore à la légèreté de leurs demeures, chaumines sans substance, huttes, très souvent même simples tentes posées sur un bourrelet d’épines sèches.
Cependant, après plusieurs générations, l’usage partageait assez nettement entre les familles le territoire où la tribu séjournait depuis longtemps. A la mort du chef de tente, ses parens continuaient à gratter de leurs labours légers ce qu’il leur fallait de la terre que le temps rendait peu à peu héréditaire. Mais on se contentait de vivre sur ce sol : le milieu empêchait cette possession de donner naissance au droit de propriété tel que nous le concevons, individuel et indépendant du fait d’usage. A quoi aurait-il servi ? Qui en aurait assuré le respect dans l’anarchie marocaine ? Ce n’était pas la loi, mais la force de la tribu, d’un patron, ou la protection religieuse d’un chérif qui permettaient de labourer et de moissonner en paix. Lorsque l’on demandait aux gens d’un douar à quel titre ils cultivaient la campagne voisine, ils répondaient non qu’ils en étaient propriétaires, mais : « Le pays est à notre tribu, » ou encore : « Nous sommes les serviteurs de tel seigneur, » et ils nommaient quelque gros personnage, fréquemment un membre de la noblesse religieuse des Cheurfa.
Très souvent, pendant plusieurs générations, après la mort du chef de famille, l’indivision se maintenait sous l’autorité du personnage le plus vigoureux de la gens, qui dirigeait ses consanguins dans la défense du bien commun. Ainsi le bled semblait partagé entre des féodaux, autour desquels se groupaient des laboureurs : parlant au nom de ceux-ci, ils agissaient comme propriétaires de tout le sol cultivé par eux ; ils pouvaient paraître tels à l’Européen de passage qu’ils recevaient ; mais si, pour une raison quelconque, on avait fait sortir de ce sol tous les droits qui y dormaient, on se serait perdu dans l’inextricable écheveau que peut créer, surtout après la succession de plusieurs générations sans partage régulier, la loi musulmane en matière d’héritage.
Ce n’est pas l’espoir de vendre qui pouvait tenter l’individu de dégager sa part. Il n’y avait pas de marché immobilier ; les rares transactions se faisaient à l’intérieur de la tribu ou de la fraction, entre gens se connaissant tous et pouvant se céder leur droit d’usage sur la seule base d’une possession qui était notoire. Les partages, les ventes, comme les mariages et les répudiations, avaient pour consécration une déclaration orale devant le Djémaa, la réunion des notables du douar. Si d’aventure on dressait un écrit pour comparaître devant le cadi, la rédaction ne faisait que constater ces faits de notoriété publique. La propriété n’avait guère d’autre base. C’était celle des très rares titres se rencontrant dans le bled, rédigés souvent pour confirmer la situation d’une famille qui avait étendu son emprise sur un vaste domaine et était devenue assez riche pour avoir fait instruire quelques-uns des siens qui la servaient ensuite comme scribes ou même comme cadis. Et ces papiers n’avaient d’ordinaire pas plus de suite que la fortune dont ils témoignaient ; ils n’étaient pas enregistrés. Bientôt les vicissitudes de la vie du bled créaient sur la terre des faits et des droits nouveaux qui effaçaient ceux dont témoignaient ces écrits sans lendemain, éclaircie fugitive dans un brouillard mouvant.
Un tel état de choses s’harmonisait avec un régime patriarcal, sans activité économique. Il ne contredisait d’ailleurs guère le droit musulman qui fait beaucoup plus promptement que le nôtre de l’occupant un propriétaire, qui admet la prescription décennale, et ne prévoit pas la vente par celui qui ne possède pas l’objet vendu, puisqu’il prohibe les contrats aléatoires et exige, d’après de bons auteurs, pour que l’acte soit valable, que le vendeur puisse mettre l’acheteur en possession. Mais ce régime immobilier dont le désordre, conforme au milieu, était inoffensif dans le vieux Maroc, donna naissance à un mal virulent au contact des acheteurs européens.
Ceux-ci se précipitèrent sur le bled quand les querelles diplomatiques mirent le Maroc à la mode et donnèrent tout à coup aux terres une valeur vénale. Les vendeurs surgirent de partout. Les étrangers imbus de leurs idées d’Europe voulaient des titres, on leur en trouva en dehors des rares vieux actes qui dormaient dans les sacoches : l’industrie des faux fit répondre l’offre à la demande. « Quand je vois un titre, me disait un vieux résident européen du Maroc, je pense qu’on vient de le fabriquer à l’usage des Roumis. » Une crasse vénérable, mais improvisée, s’ajoutait au mensonge de ces papiers, affirmant d’ordinaire la possession décennale du vendeur, faux sciemment commis par les adoul, scribes de la justice musulmane, et acceptés avec un aveuglement lucratif par les cadis. La crise morale déterminée par la conquête sévissait sur ces magistrats en même temps que des tentations sans précédens. Et, grâce à ces complicités, on se mît à vendre avec ardeur le bien d’autrui, de consanguins, de cliens, d’administrés, de voisins. Souvent l’Européen achetait de bonne foi, talonné par la crainte de manquer la belle affaire qu’on lui offrait « pour rien, » — ce qui était encore beaucoup pour l’indigène qui trafiquait de ce qui ne lui appartenait pas. L’étranger novice ne se doutait guère qu’il achetait seulement un motif à procès. Les malins le savaient bien, eux, mais avec cette vieille idée, si répandue dans les petites colonies des ports, que les affaires se font grâce à la peur du consul, ils achetaient toujours, se disant que le papier prendrait une valeur entre leurs mains, même s’il n’en avait aucune entre celles de l’indigène vendeur. Et certains, usant de vigueur, prenant possession, installaient un protégé, jouaient des coudes pour élargir de problématiques limites. D’autres attendaient, parfois dans l’idée de faire chanter quelque autre acheteur lorsqu’il voudrait exploiter : la vente d’un même bien à plusieurs acquéreurs était, en effet, un cas fréquent. Ainsi un contentieux énorme, déclaré ou en puissance, pèse sur la terre marocaine ; il ne s’y trouve dans la région accessible pour ainsi dire aucun bien non litigieux.
Cet imbroglio foncier menace les indigènes d’être dépossédés de terres sur lesquelles, et pour cause, les pauvres gens n’ont pas de titres, mais où, de père en fils, ils poussaient leurs troupeaux et traînaient leurs charrues et qu’ils considèrent de bonne foi comme leur patrimoine. S’ils devaient rester comme prolétaires, comme domestiques des conquérans sur ces champs héréditaires, notre politique indigène serait faussée dès l’origine.
Pour parer à ce danger, il faut d’abord empêcher la confusion de s’aggraver à l’avenir, puis défricher le maquis que nous lègue le passé. Le premier objet serait atteint par la réglementation des conditions des ventes. Le Sultan conserve, aux termes de l’article 2 de la Convention de Madrid et de l’article 60 de l’Acte d’Algésiras, plein droit de légiférer en cette matière. Il l’a d’autant plus que les achats de propriété par les étrangers, en dehors d’un rayon de dix kilomètres autour des ports ouverts, restent subordonnés à son autorisation : il peut donc mettre des conditions à celle-ci. La première doit être de ne permettre, conformément à l’esprit du droit musulman, la vente d’un terrain que par celui qui le possède actuellement et au moins depuis dix années. Avec certaines obligations imposées aux cadis et adoul, entre autres celle de constater la prise de possession, d’instruire les protestations qu’elle susciterait, et d’enregistrer les actes, cette réglementation arrêterait le trafic éhonté qui se fait du bien d’autrui.
La liquidation du passé est plus difficile, bien que tout aussi nécessaire. Disons, sans entrer dans les détails juridiques, que l’exterritorialité lui oppose un obstacle très grave. Les traités réservent bien à la juridiction locale, c’est-à-dire au tribunal du cadi, au Chrâa, le règlement des litiges immobiliers, mais comment fera-t-on pour obliger à comparaître l’étranger ou le protégé qui se serait assuré par une occupation la position de défendeur, si son consul ne voulait pas l’y contraindre ? Et comment, même si on instituait une procédure par défaut, encore inconnue de la justice indigène, pourrait-on exécuter le jugement rendu grâce à elle contre un étranger, si son consul ne s’y prêtait pas ? On voit la difficulté : jusqu’ici rien n’a été fait pour la résoudre.
Sans doute les progrès introduits par le protectorat dans la justice et l’administration ne laisseront bientôt aux étrangers aucun prétexte honnête pour refuser leurs droits immobiliers à toute vérification en les abritant derrière les impedimenta de l’exterritorialité : on annonce un prochain contrôle qui remédiera aux lenteurs et à la corruption du Chrâa. Déjà, d’autre part, une procédure d’immatriculation des terres par les tribunaux français, copiée, avec des améliorations, sur celle de la Tunisie, a été instituée. A vrai dire, jusqu’à présent, aucun propriétaire ne peut y recourir, faute de l’organisation des services voulus : regrettons même en passant que le Parlement ait réduit à 1 500 000 francs le crédit prévu sur les fonds d’emprunt pour le commencement du cadastre et qui devait d’abord s’élever à la somme, elle-même insuffisante, de 2 500 000 francs. Le service de la propriété foncière doit être créé aussi rapidement que possible et largement doté, quitte même à en atténuer les frais par un droit perçu sur les propriétés reconnues et qu’indigènes et acheteurs sérieux acquitteraient volontiers pour sortir de l’état précaire actuel. C’est une dépense à faire, même si on ne veut pas dresser le cadastre systématique et complet des régions les plus contaminées ou menacées par le désordre. On peut d’ailleurs observer que la tâche de cadastrer les trois ou quatre millions d’hectares des zones capables de tenter les acheteurs étrangers n’est pas disproportionnée à l’intérêt que présente une telle mesure pour l’assiette équitable de l’impôt et la sécurité de la mise en valeur.
Mais une juridiction et une procédure instituées par le protectorat, si capables qu’elles soient de liquider honnêtement le désordre immobilier, ne peuvent être imposées qu’aux Français et indigènes non soustraits à la juridiction locale. Tant qu’existent les justices consulaires, tout cas intéressant un étranger leur devient insoluble. C’est-à-dire que pour débrouiller sans retards fâcheux l’imbroglio foncier, il serait bon d’obtenir le concours des puissances, responsables d’ailleurs, par l’exterritorialité, d’une grande partie de la confusion actuelle. La forme la plus pratique à donner à ce concours serait sans doute l’institution d’une commission internationale qui devrait siéger et régler les cas litigieux pendant un délai nettement déterminé, après quoi toutes les affaires immobilières deviendraient justiciables des tribunaux français. On doit souhaiter que toutes les puissances soient représentées dans l’examen de chaque affaire, quelle que soit la nationalité de l’intéressé, pour décourager cet esprit de clan qui a si souvent donné raison aux étrangers dans les cas les plus douteux et contribué si fort au désordre qu’il s’agit maintenant de mettre au net. Il serait sage aussi de décider que, en principe, la possession décennale serait la base de la reconnaissance des droits immobiliers dans cette liquidation : en chercher une autre serait mentir à la réalité marocaine ; demander, malgré l’évidence de celle-ci, des titres anciens et certains serait rémunérer l’industrie des faussaires qui s’est appliquée à répondre aux exigences du summum jus ; c’est-à-dire que, dans une large mesure, la liquidation de l’imbroglio foncier doit être une décision d’administration honnête plus encore que de justice pure, un arbitrage en équité, un jugement de Salomon.
On dira qu’une telle procédure confirmerait l’hypothèque internationale sur le Maroc. Elle en faciliterait au contraire la levée : la crainte d’une liquidation immobilière par les seuls tribunaux français attache encore beaucoup d’intérêts à l’exterritorialité. Nous avons dit que l’institution de la Commission pour un délai strictement déterminé devrait avoir pour condition la reconnaissance, à l’expiration de celui-ci, de la compétence des tribunaux français dans tous les litiges immobiliers. Et d’ailleurs, ceux qui ont bien voulu adopter l’idée générale qui inspire cette étude admettront que noire intérêt le plus essentiel est de prendre tous les moyens pour éviter la spoliation de nombreux indigènes et ne pas encombrer notre avenir d’une Irlande marocaine.
Ainsi réglée en confirmant autant que possible aux paysans marocains le sol qu’ils utilisent, la liquidation immobilière laisserait une certaine place à la petite colonisation française qui est désirable. Sans doute, une bonne politique indigène peut contribuer à limiter comme il convient l’afflux de travailleurs européens : ceux-ci viendraient surtout de la péninsule voisine ; ils seraient en contact avec la zone espagnole et il faudrait les contre-balancer par l’introduction, au besoin artificielle comme en Algérie, d’élémens français assez nombreux. Il est bon de signaler à cet égard que le gouvernement du Protectorat se prépare à organiser très pratiquement l’enseignement professionnel de façon à dispenser le plus possible le Maroc d’aller chercher au dehors la main-d’œuvre nécessaire à sa transformation. C’est agir selon les nécessités d’une œuvre qui dépendra de ce que nous saurons tirer de l’élément indigène, composant de beaucoup le plus important de l’alliage humain qui va se faire dans le creuset marocain. L’évolution non seulement des 3 millions de Marocains, mais de l’ensemble des 10 millions de Berbéro-Arabes de notre Afrique du Nord, dont le nombre augmente chaque jour dans la paix française et atteindra, peu de temps sans doute après le centenaire d’Alger, la moitié de l’effectif de notre population métropolitaine, est un des plus grands problèmes nationaux de l’heure actuelle. L’entreprise coûteuse commencée en Algérie et continuée en Tunisie, puis au Maroc, ne sera inscrite définitivement à l’actif de notre nation que s’il est heureusement résolu.
ROBERT DE CAIX.