Le Marquis Visconti Venosta

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Le Marquis Visconti Venosta
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 64-73).
LE
MARQUIS VISCONTI VENOSTA

La grande route qui remonte la Valteline se dirigeant vers le passage du Stelvio était parcourue dans la froide et limpide matinée d’hiver par un simple cortège. Quelques gendarmes à cheval dans leur uniforme flamboyant, des pelotons gris de la souple milice des Alpes, deux ou trois automobiles, et en plus une courte série de voitures remplies de fleurs entouraient le corbillard qui gravissait lentement les pentes abruptes. Mais, si l’escorte était fort peu nombreuse, de toutes les maisons dispersées le long de la vallée la population des montagnes sortait à la rencontre du convoi funèbre et les villages qu’il traversait regorgeaient d’une foule émue. Sur le seuil des églises et des municipalités, les drapeaux s’inclinaient comme un symbole de l’unanimité de cet hommage national. Lorsqu’on fut arrivé au coin de la vallée secondaire qui releva tout entière pendant des siècles de la grande maison féodale maîtresse et gardienne des passages des Alpes, un peuple immense arrêta les chevaux sous la longue muraille crénelée qui montre toujours les traces de l’attaque du Duc de Rohan. Cette robuste jeunesse montagnarde se relaya pour porter à bras la dépouille mortelle du descendant des anciens seigneurs de la vallée, jusque sous la voûte de la maison ancestrale et sur le parvis de la paroisse. Dans le concert des cloches des villages avoisinans qui se renvoyaient les échos multipliés de leurs dernières salutations, nous distinguions sur notre tête le son de la clochette pendue dans la chapelle du manoir. De là-haut, les Venosta du XIIe au XVIIe siècle avaient imposé leur autorité bien loin dans la plaine où devait les rejeter pour un temps une vaillante épée française, mise au service des Grisons protestans. Je n’aurais pu trouver d’autre signe plus éclatant que l’évocation de ce deuil populaire pour donner l’impression directe de la grandeur d’une race qui, avant l’an mille, domina l’Engadine inférieure, établit ensuite sa puissance dans le Tyrol occidental et prit en main la clef des Alpes Rhétiques.

Le marquis Visconti Venosta portait en lui l’empreinte de sa haute naissance. La taille imposante, la chevelure complétée par de larges favoris, que nous avons connus blancs et soyeux comme des flocons de neige, le teint délicat, les yeux singulièrement perçans, le port majestueux, la voix grave composaient un ensemble qui faisaient silencieux et timides les plus arrogans. Lorsqu’il se levait dans les congrès et dans les parlemens, dominant même physiquement l’assistance, une atmosphère de respect l’entourait aussitôt. Tel il apparut à notre génération, qui vit en lui le véritable président de la Conférence d’Algésiras. Or ce patriarche, ce doyen des hommes d’Etat de l’Europe, avait été le plus audacieux des jeunes hommes novateurs. Il n’avait pas vingt ans lorsqu’il prit part, presque comme un chef, à l’insurrection de 1848, par laquelle les Lombards secouèrent un instant le joug autrichien. Quand, quelques mois plus tard, le manque de préparation de la part des insurgés et de détestables levains de discorde laissèrent presque seule la vaillante armée du roi Charles-Albert en face des forces renaissantes de l’Autriche, il comprit que l’heure de se battre était revenue. Il revêtit une humble capote grise, prit un fusil et, à la veille de la reddition de Milan, se rendit à Bergame où le général Garibaldi, arrivé d’Amérique et alors assez peu connu, essayait d’organiser une légion. Garibaldi l’accompagna chez le capitaine Medici, le futur général, auquel il dit simplement : « Voici un jeune homme qui veut mourir avec nous. » Ce fut un effort soutenu avec beaucoup de vaillance, mais voué à l’insuccès par la situation générale de l’Europe. Bientôt Visconti Venosta se vit forcé, ainsi que ses camarades, de franchir la frontière du canton du Tessin et de se réfugier en Suisse.-

Il subissait en ce temps-là l’influence de Mazzini, et à l’école du conspirateur génois il se prenait, lui aussi, malgré sa forte empreinte aristocratique, à souhaiter l’établissement d’une démocratie populaire sous le nom de République italienne. Néanmoins, un instinct invincible de la réalité dirigeait ses démarches. Tandis que Mazzini prêchait l’insurrection dans les vallées qui surplombent le lac de Côme et se faisait fort de les entraîner en masse contre le dominateur étranger, l’homme d’Etat qui se manifestait déjà en Visconti Venosta voulut se rendre compte sur place du bien fondé de ces espérances. Il eut vite fait de constater, ayant passé hardiment la frontière pour rentrer dans la Valteline, que les Mazziniens se leurraient d’illusions. Incapable de les partager, il s’abstint de prendre part aux lamentables échauffourées de Chiavenna et de la vallée d’Intelvi. Il préféra se rendre en Toscane où il s’enrôla dans un corps de volontaires. Cette indépendance d’allure préludait à son émancipation de la lourde tutelle de Mazzini. Elle se fit toutefois attendre à peu près quatre ans pendant lesquels Visconti Venosta acheva, dans le recueillement, son éducation politique et littéraire, tout en gardant le contact avec le peuple. La séparation formelle entre cet esprit libre et positif et les aveugles sectateurs du célèbre utopiste révolutionnaire fut consommée à l’occasion de l’émeute sanglante que ce dernier provoqua à Milan en février 1853. Le disciple ne cacha nullement à son ancien chef les raisons profondes de ses dissentimens. Il lui adressa une lettre très claire dans laquelle il préconisait la fin de tout ce système de conjurations et de sociétés secrètes, qui multipliait les victimes sans parvenir à ébranler la domination étrangère.

Pour se soustraire au spectacle décourageant des représailles autrichiennes, Visconti Venosta employa une grande partie des années suivantes en de longs voyages. Il parcourut l’Italie jusqu’à l’extrémité méridionale de la Sicile et vint à Paris au moment de la guerre de Grimée. Ce fut un grand réconfort pour lui de voir un reflet des triomphes militaires du Second Empire s’étendre, avec la collaboration de la vaillante armée piémontaise, jusqu’au delà des Alpes. Le ci-devant républicain conçut alors un grand espoir en constatant l’intérêt passionné que l’empereur Napoléon III prenait visiblement aux destinées de l’Italie. Le séjour à Paris le confirma dans ses sentimens de sympathie, presque de tendresse, pour la civilisation française qui sont traditionnels en Lombardie depuis le XVIIIe siècle. A son retour en Italie, il dut bientôt faire face à une situation nouvelle, peut-être plus dangereuse pour la cause nationale que ne l’avaient été les rigueurs de l’état de siège. L’Autriche avait fini par comprendre que ses méthodes n’obtenaient d’autre résultat que de creuser un abîme toujours plus profond entre le gouvernement et le pays. On s’aperçut à Vienne que l’on faisait fausse route et on envoya à Milan, comme vice-roi, l’archiduc Maximilien, porteur tardif d’une branche d’olivier. En dépit de ses bonnes intentions et de ses mérites personnels, les patriotes crurent nécessaire de faire le vide autour du prince étranger. En même temps, ils entretinrent l’activité de l’esprit public par des manifestations courageuses et passablement effrontées, destinées à porter un défi formel à l’oppresseur et à lui signifier d’une manière non équivoque les vœux populaires. Ce fut le cas de la souscription pour les canons d’Alexandrie, de l’envoi à Turin d’un monument en l’honneur de l’armée piémontaise érigé aux frais des citoyens de Milan, enfin de la distribution de la médaille de Sainte-Hélène aux survivans du Premier Empire. Par les soins des frères Visconti Venosta, Emile et Jean, — ce dernier, le cadet, fut un littérateur de mérite, — cette médaille commémorative instituée par Napoléon III pour raviver le souvenir des exploits de son oncle, parvint jusque dans les hameaux perdus sur les Alpes. C’était une manifestation de haute vertu militaire, arrivant à point nommé pour réveiller les aptitudes guerrières d’un peuple qui avait fourni des contingens précieux à la Grande Armée. Et tous ces vétérans, qui recevaient avec émotion la médaille française, étaient instinctivement ramenés vers la France dont ils attendaient l’émancipation de leur patrie. Dans ces conditions, il est aisé de comprendre avec quelle confiance Visconti Venosta vit la politique du Piémont s’orienter et se développer dans le sens d’une collaboration intime avec le cabinet des Tuileries. Réfugié en Piémont dès l’hiver de 1859, il accourut au-devant des armées françaises qui franchissaient les Alpes au printemps de cette même année, pour coopérer puissamment à affranchir la Lombardie de la domination détestée de l’Autriche. Le souvenir de ces jours mémorables ne s’est jamais effacé de l’âme clairvoyante de l’homme d’Etat italien. Il devait y rester fidèle jusque sur son lit de mort.

L’Italie, qui avait eu tant à souffrir du principe d’intervention appliqué à tort et à travers par l’Autriche gardienne des traités de 1815, assistait alors au spectacle nouveau et réconfortant d’un peuple ami, qui s’exposait à tous les risques de la guerre pour refréner les prétentions et les empiétemens du Cabinet de Vienne. Les troupes françaises descendaient des Alpes, accouraient hâtives et joyeuses sur la rivière de Gènes pour accomplir un exploit qui restait vraiment chevaleresque, même si la France devait en recueillir quelques augmentations de territoire. Visconti Venosta n’assista point aux scènes les plus grandioses qui marquèrent la brillante coopération de l’armée française et de l’élite de la jeunesse italienne accourue sous les drapeaux du roi Victor-Emmanuel. Il devança les troupes régulières, en franchissant le Tessin en qualité de commissaire royal auprès des bandes réunies par Garibaldi, qui, sous le nom de chasseurs des Alpes, se jetèrent dans le haut de la Lombardie pour l’insurger sur le flanc des Autrichiens. Malgré sa rupture avec les exaltés, le gentilhomme vite assagi qui alliait si bien son grand nom à une solide popularité était tout indiqué pour devenir l’interprète du pouvoir responsable auprès d’une armée plus ou moins révolutionnaire. Il y réussit à merveille et développa son activité dans les anciens duchés de l’Italie centrale lorsque M. Farini, acclamé dictateur à Parme, à Modène et à Bologne, eut recours à sa collaboration. Il fit ainsi son apprentissage de ministre des Affaires étrangères dans des conditions particulièrement difficiles, car cet Etat, tout récent et éphémère, constitué à l’encontre des stipulations de Villafranca et de Zurich, n’avait pas droit de cité dans l’Europe officielle. Farini dépêcha ensuite le diplomate improvisé, auprès de l’empereur Napoléon III pour le rendre plus favorable aux aspirations bien déterminées des populations émiliennes, qui n’acceptaient d’autre arrangement que l’annexion à la monarchie de Savoie. Visconti Venosta, reparaissant dans les salons et dans les bureaux du Second Empire, donnait la sensation très nette de l’adhésion des classes dirigeantes au nouvel état de choses issu de la révolution. Les sympathies des Français qui n’avaient pas de parti pris furent vite acquises à cet envoyé qui parlait si bien leur langue et se montrait initié à tous les raffinemens de leur culture. Quant à ceux qui regrettaient les représentans d’autres régimes, ils soupiraient en voyant un gentilhomme de si grandes espérances rallié à la révolution. Ils n’allèrent pourtant pas jusqu’à imiter ce colonel autrichien qui, s’étant risqué à proposer à Visconti Venosta de revêtir l’uniforme seyant des armées impériales, avait reçu cette verte réponse : « Je respecte profondément votre uniforme, mais avant de le revêtir je me ferais sauter la cervelle. »

En effet, la place de Visconti Venosta était désormais fixée dans les rangs des champions du principe des nationalités et l’enthousiasme avec lequel il considérait le rôle de la France dans la civilisation européenne dérivait de ce qu’il la considérait à bon droit comme le rempart vivant de la liberté des peuples. L’année suivante, Cavour l’envoya à Londres pour appuyer le Gouvernement anglais, dans lequel il se plaisait à reconnaître un élément non moins indispensable au progrès de l’Europe, dans ce libéralisme éclairé qui, depuis les lettres de Gladstone à Lord Aberdeen, avait constamment inspiré la politique du Cabinet de Saint-James dans les affaires de Naples et de Sicile. Visconti Venosta avait été chargé de missions délicates dans les provinces méridionales qui venaient de se soustraire à la déplorable administration de cette branche des Bourbons. Le procédé avait été forcément brusque et n’avait pas pu échapper aux apparences d’une attaque violente contre un voisin inoffensif de la part des troupes du roi Victor-Emmanuel. Il appartenait à Visconti Venosta, si intimement convaincu de la légitimité des revendications nationales, de percer à jour les sophismes des défenseurs d’un régime écroulé sous le poids de ses fautes. Les ministres anglais n’eurent pas de peine à comprendre à qui ils avaient affaire et, dans ce diplomate de trente ans, plaidant hardiment une cause calomniée, ils reconnurent d’emblée les plus hautes qualités politiques. Les honneurs et les responsabilités venaient à Visconti Venosta. Entré au Parlement et au Ministère, il n’avait pas trente-cinq ans lorsque la confiance du ministre Minghetti lui valut le portefeuille des Affaires étrangères, au moment où la révolution polonaise troublait tous les esprits. On pouvait voir surgir une certaine mésintelligence entre la France et l’Angleterre. Le jeune ministre italien, anxieux de conserver au nouveau royaume le patronage des deux puissances libérales, s’appliqua à dissiper les malentendus entre elles, grâce surtout à deux missions extraordinaires du comte Pasolini. Ce fut Visconti Venosta qui prit sur lui de négocier et de conclure, avec la collaboration du marquis Popoli et du chevalier Nigra, la convention de septembre 1864. Son collègue français, Drouyn de Lhuys, se flattait de lier ainsi les mains de l’Italie. Visconti Venosta appréciait avant tout l’avantage de faire sortir de Rome les troupes françaises et attendait du temps la réalisation complète de l’unité nationale.

Les troubles douloureux provoqués au Piémont par le transfert de la capitale de Turin à Florence firent tomber Visconti Venosta avec tout le ministère. Mais, après un séjour diplomatique sur le Bosphore, il fut rappelé au pouvoir par le baron Ricasoli à l’instant même de la déclaration de guerre à l’Autriche, au printemps de 1866. En arrivant à Florence, il recevait des mains du général La Marmora, chef du Cabinet précédent, un traité d’alliance avec la Prusse, qui fut interprété à Nikolsbourg bien autrement que l’avaient imaginé les négociateurs italiens. Mais l’armée de l’archiduc Albert et l’escadre de Tegethof avaient tenu trop longtemps en échec les troupes du royaume d’Italie. Les limites de fait du royaume se trouvèrent, sauf les forteresses encore occupées par l’Autriche, reculées lors de l’armistice au delà des circonscriptions administratives des provinces vénitiennes. Néanmoins, la Vénétie ne fut point considérée comme une conquête de l’Italie, mais bien comme un cadeau que son vieil ami l’empereur Napoléon lui transmettait après l’avoir reçu de l’Autriche. L’embarras se mêlait à la reconnaissance au sujet d’une acquisition revêtue de formes que l’on considéra comme un peu humiliantes. Il fallut toute l’habileté et surtout la dignité de maintien de Visconti Venosta pour empêcher l’Italie de sortir amoindrie de cette impasse. Revenu une troisième fois au ministère en 1869, il put constater que la place du royaume dans les assises européennes était désormais digne de ses traditions et de ses espérances. La politique courageusement conservatrice que Visconti Venosta avait suivie en faisant, en 1867, une bonne paix avec l’Autriche et que le général Menabrea avait fermement maintenue après les tristesses de Mentana, portait donc ses fruits. Réconciliée avec la Hongrie, et dirigée par un ministre de l’envergure du comte de Beust, l’Autriche était devenue pour l’Italie une amie qu’elle n’a plus retrouvée depuis. La France, inquiète des desseins ambitieux de Bismarck, s’adressait à son tour au Cabinet de Florence pour sceller des pactes qui répondaient aux désirs intimes des deux souverains et pour lesquels on pouvait escompter l’adhésion de Vienne. On sait que son projet de triple alliance échoua en septembre 1869 devant les hésitations de Napoléon III, qui reculait de jour en jour la date de l’évacuation de Rome impliquée par la signature du pacte.

Il est moins généralement connu, car les preuves en demeurent encore en partie secrètes, que Visconti Venosta, après avoir conseillé à l’Espagne de renoncer à la candidature Hohenzollern, mit toute sa bonne volonté au service du nouvel essai d’alliance fait vers le 20 juillet 1870 par le comte Vimercati. Ce gentilhomme lombard, ami et concitoyen du ministre des Affaires étrangères, se signalait par un amour passionné pour son pays, un dévouement sans bornes au roi Victor-Emmanuel et à l’empereur Napoléon III, et une promptitude de résolution qui fit merveille en plusieurs cas. Dirigé par la clairvoyance de ses affections, Vimercati avait compris que le véritable moyen d’entraîner l’Italie à la guerre, de rendre celle-ci par ricochet populaire en Hongrie et de l’imposer par là à l’Autriche, consistait dans la levée de l’interdiction par laquelle la France éloignait les Italiens des murs de Rome. Visconti Venosta demandait seulement que l’éventualité de l’entrée des troupes italiennes dans le territoire pontifical fût admise comme base d’un traité entre l’Italie et l’Autriche en vue d’une médiation armée dont la France aurait bénéficié. Mais le duc de Gramont s’opposa résolument à ce que la Convention de Septembre « fit les frais de l’accord entre Vienne et Florence, » pour employer les termes d’une dépêche du ministre français. Visconti Venosta se prêta encore dans les premiers jours d’août à des négociations reprises en grande hâte par Vimercati, Arese et le diplomate autrichien Vitzthum, en vue d’un accord austro-italien prévoyant l’entrée en campagne à côté de la France, et cela sans le moindre engagement pour la suppression du pouvoir temporel. Les scrupules de l’Empereur retardèrent une fois de plus la conclusion de cette alliance jusqu’au moment où les victoires des Prussiens la rendirent impossible et rejetèrent Visconti Venosta vers l’Angleterre et la ligue des neutres. Sa fidélité à ses souvenirs et à ses sympathies ne pouvait pas aller jusqu’à risquer l’existence même du nouveau royaume. Il se déroba, le 9 août, aux ouvertures de Bismarck, qui lui offrait Rome et le Tyrol sans marchander, et, après le 20 août, ne se refusa pas, quoique sans espoir, à esquisser, par la mission de Minghetti à Vienne, une tentative d’intervention in extremis dictée à l’âme chevaleresque du roi Victor-Emmanuel par l’infortune de son allié de 1859.

Le Second Empire tomba sur ces entrefaites et tous les efforts de M. Visconti Venosta se concentrèrent dans des négociations rapides, que l’opinion publique italienne s’impatientait néanmoins de trouver si longues, pour obtenir du Gouvernement de la défense nationale la renonciation à la Convention de Septembre. Tant que cet abandon, prononcé enfin par M. Sénart dans la seconde décade de septembre, ne l’eut pas mis à l’abri du reproche de profiter des malheurs de la France, Visconti Venosta brava toutes les clameurs de la foule ameutée contre lui. Grâce à sa fermeté, que son collègue M. Castagnola eut l’air de dénoncer encore après trente ans, le couronnement de l’unité italienne se fit de l’aveu de la France. MM. de Choiseul et Fournier, qui représentèrent le Gouvernement de M. Thiers auprès du roi Victor-Emmanuel, reconnurent dans son ministre des Affaires étrangères un ami sincère de leur pays, profondément ému de ses malheurs. Si le souci des intérêts italiens obligea, après la guerre, le Cabinet de Rome à suivre l’évolution du comte de Beust vers l’Allemagne, il le fit avec une bien plus grande réserve. Les paroles définitives ne furent prononcées que plus tard, lorsque la chute de la Droite, consommée en 1876, avait mis fin au troisième ministère de Visconti Venosta. Revenu au pouvoir en 1896, il trouva l’Italie engagée à fond dans la voie des alliances avec les Empires de l’Europe centrale, doublée alors d’une entente avec l’Angleterre. Homme d’honneur et de patriotisme, ennemi des décisions précipitées, Visconti Venosta, ministre des Affaires étrangères dans les Cabinets présidés par le marquis de Rudini, le général Pelloux et le sénateur Saracco, respecta la lettre et l’esprit de ces engagemens ; mais il crut plus conforme aux origines et aux traditions de l’Italie, à ses intérêts aussi, de joindre à cette alliance essentiellement défensive et sans vue d’avenir des accords méditerranéens qui garantiraient les aspirations coloniales de la péninsule. Il commença par renouer patiemment le fil des négociations commerciales si douloureusement rompues à l’époque de Crispi. Il parvint à régler pour un temps la situation si délicate des nationaux italiens dans la régence de Tunis. Le couronnement de cette œuvre de rapprochement fut la signature du pacte réciproque par lequel l’Italie et la France reconnaissaient mutuellement la légitimité de leurs vues sur la Tripolitaine et sur le Maroc. Le marquis Visconti Venosta n’avait qu’une parole ; il n’entendait pas qu’on put l’interpréter ou la discuter ; tous les actes qui portaient sa signature et qu’il avait mûrement réfléchis, dans l’intérêt de sa patrie, devaient recevoir leur exécution entière. Il racontait naguère encore à ses intimes qu’il avait hésité de longs mois avant d’admettre les aspirations marocaines de la France, car il savait quelles convoitises existaient sur ce point de la terre d’Afrique ; mais le prix ne lui avait pas paru trop cher, si l’Italie devait rejoindre les rivages de Tripoli et de Cyrène, qui font face à ses côtes Ioniennes, sans se heurter à une escadre française. Une fois le pacte conclu, il ne crut pas trop faire en intervenant de tout le poids de son autorité dans la Conférence d’Algésiras pour empêcher la moindre atteinte d’être portée aux clauses de l’accord. Cette fidélité de l’Italie, qu’elle maintint au risque d’encourir l’humeur d’alliés puissans, contribua sérieusement au succès de la politique française au Maroc. De même, il y a cinq mois, la prompte approbation du grand octogénaire vint confirmer M. Salandra dans une attitude de neutralité qui maintenait rigoureusement l’Italie sur le terrain des traités défensifs et la retranchait de la Triple Alliance dès que celle-ci devenait agressive. Pour tout dire, la pensée ferme et profonde, l’art consommé dans la connaissance et le maniement des hommes, servirent, chez Visconti Venosta, une faculté maîtresse qui les domina toutes : le caractère.

L’Italie, qui était fière de le conserver comme un vestige vivant de la génération à laquelle elle doit son existence politique, a entouré de regrets universels sa fin digne d’un sage et d’un chrétien. Tous les partis se sont associés au deuil national plus vivement ressenti par les montagnards des vallées que les ancêtres de M. Visconti Venosta avaient dominées et défendues. Et l’écho de ces hommages se propagea même au delà, des Alpes dans cette France où le grand diplomate avait puisé bien des élémens de son éducation politique, et qu’il aimait comme une seconde patrie des esprits libres.


GlUSEPPE GALLAVRESI.